Anthélia Mélincourt/La Maison abandonnée

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Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 101-108).


LA MAISON ABANDONNÉE.


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Les voyageurs se levèrent, suivant leur usage, à la pointe du jour, dans l’intention de poursuivre leurs recherches. Ils trouvèrent sir Mystic préparant du thé devant une table chargée de viandes froides ; Cimmerian, leur dit-il, est renommé pour les oies qui en viennent, et je n’ai point voulu vous laisser partir sans vous faire connaître ce mets, dont je fais le plus de cas. Le déjeûner eut bientôt disparu ; sir Mystic se hâta de faire embarquer ses hôtes, pour les avoir déposés aux confins de ses possessions, avant le lever du soleil.

Après qu’ils eurent marché pendant quelques milles, ils aperçurent une maison ruinée, noblement annoncée par une allée d’ormeaux ; ils résolurent de la visiter. Il y avait un tel caractère de grandeur dans cette solitude, en même temps elle présentait une scène si déplorable de désolation, qu’ils désirèrent connaître le secret de son abandon. Les ronces croissaient au milieu de la cour ; les herbes sauvages avaient pris racine dans les fentes des murs, et recouvraient en tombant, les glaces à demi brisées des fenêtres : la porte était rompue ; l’horloge de la tour était silencieuse ; rien n’indiquait que cette demeure eut été habitée depuis longues années, et le silence de ce théâtre de l’ancienne hospitalité anglaise, n’était interrompu que par le croassement des corbeaux qui habitaient les ormeaux de l’allée. Un cadran solaire était placé au milieu de la cour ; les rayons du soleil l’éclairaient, l’aiguille marquait midi.

Rien ne m’inspire plus de tristesse, parmi les ruines, dit sir Fax, que le contraste qui se trouve entre le cadran solaire et l’horloge ; l’horloge se tait, il est l’œuyre de l’homme ; mais le cadran dit que le temps passe et ne finit jamais.

Un vieillard s’approcha d’eux, on pouvait juger, à sa santé et à sa gaieté, que le temps et non la peine ou la misère, était la cause des rides, dont son front était sillonné. Sir Forester lui demanda s’il pouvait leur donner des nouvelles d’Anthélia ; sa réponse fut négative. Sir Fax lui fit quelques questions sur la maison qu’ils avaient devant eux.

Cette habitation, répondit le vieillard, appartient à l’écuyer Openhaud ; mais il a été forcé d’aller vivre sur le continent ; sa demeure est abandonnée. Je me souviens qu’enfant j’ai joué sur cette pelouse ; je me rappelle le jour où ce cadran a été posé, et il y a bien long-temps ; il n’y avait pas de gentilhomme comme l’écuyer : son bonheur etait de voir ses vassaux heureux ; ils l’entouraient comme des amis. Il disait ordinairement que s’il y avait quelque chose qu’il ne put souffrir, c’était de voir des visages affligés. Il vécut ainsi pendant long-temps, et quand le temps devint mauvais, quand les taxes s’accrurent, quand le papier-monnaie arriva, comme l’écuyer le disait plus orgueilleux que l’argent, il eut moins de chevaux dans son écurie, moins de vin dans sa cave, et diminua progressivement sa dépense. Il vendit une de ses terres pour une poignée de papier ; celui qui l’acheta y bâtit une chaumière, ainsi qu’il l’appelait. Il planta des arbrisseaux, au lieu des chênes que les seigneurs aimaient à voir croître. Il n’avait rien de commun avec le peuple, ni le peuple avec lui ; sa seule occupation était de boire et de manger. Cependant notre bon maître l’écuyer perdait toujours davantage : toutes les années il fermait une ou deux fenêtres ; ses chevaux furent vendus, les chiens les suivirent, et les vieux serviteurs partirent. Celui qui ne pouvait voir un visage triste autrefois, le devint lui-même, et il me disait souvent : avec cette émission de papier-monnaie, maître Hawthorp, celui qui avait une grande fortune, n’a plus rien et peut à peine trouver de quoi vivre. À la fin ne pouvant plus, supporter la dépense d’une grande maison, il s’est réfugié sur le continent où il a de la peine à en soutenir une bien petite.

— Vous nous racontez là une histoire très-triste, dit sir Fax ; mais je crains qu’elle ne soit l’histoire de beaucoup de gens, et que les exemples n’en soient encore plus multipliés dans quelques années, si le système du papier-monnaie continue.

Assurément, dit le vieillard, on s’occupe très-peu, dans la chambre, des affaires de la nation. C’est une très-mauvaise chose, à mon avis, que cette indifférence pour les taxes, et de voir les gentilshommes quitter leurs terres, pour ne plus s’occuper de leurs vassaux.

— Comment faites vous vos affaires aujourd’hui, lui demanda sir Forester ?

Je vis très-bien, lui répondit le vieillard, j’ai une petite ferme qui est dans notre famille depuis sept cents ans ; elle suffit à nos besoins. Nous ne sommes jamais en arrière pour les taxes, comme les fermiers des gentilshommes. Mon fils a pris à bail une petite terre ; si je n’étais pas trop vieux, j’irais demeurer avec lui ; car c’est le plus honnête homme de la contrée, que mon fils, et qui nous aime bien. Ma vie est heureuse ; mais comme il faut finir tôt ou tard, je demande au ciel qu’il éloigne le plus possible, le moment où je dois faire mes adieux au monde.

— Ainsi vous êtes à votre aise, mon ami, dit sir Forester.

— Que le ciel vous protège, messieurs, je suis content de mon sort et ne demande rien de plus.

— C’est bien, dit sir Fax ; mais prenez en attendant mieux.

— Je vous remercie, répondit le vieux fermier, les choses vont assurément assez mal ; mais il vaut encore mieux les voir comme cela, que de ne pas les voir du tout ; et quand je mange mon Roosbiff, et que je bois mon ale, je vois encore tout en beau ; l’avenir m’appartient.