Anthologie des humoristes français contemporains/Au feu d’artifice

La bibliothèque libre.
Anthologie des humoristes français contemporainsLibrairie Delagrave (p. 122-124).

AU FEU D’ARTIFICE

Un moutard (sur un arbre). — Attention ! ça commence.

La foule. — Ah ! ah !

Un moutard. — Vous dérangez pas, je me suis trompé : c’est un m’sieu qui allume sa pipe.

Un calicot (à ses amis). — Par la géhenne ! messires, il y a dans ce pertuis grande affluence de populaire.

Un monsieur en casquette. — Le populaire vous vaut bien, je pense… Faut pas ici avoir des airs…

Le calicot. — Permettez, monsieur, mon intention n’est point d’offenser personne ; j’emploie pour désigner la foule une expression ancienne dont on se servait jadis pour parler de la multitude.

Le monsieur en casquette. — Eh bien, de quoi ! qu’est-ce qu’elle vous doit, la multitude ?

Le calicot. — Absolument rien, mais…

Le monsieur en casquette. — Eh bien, alors, mettez un cadenas à vos gencives ; c’est pas trop tôt.

Une dame. — Monsieur, monsieur ! mais vous me marchez sur le pied.

Un monsieur. — Je ne l’ai pas fait exprès.

Un moutard. — Il ne manquerait plus que ça.

Une jeune fille. — Maman, qu’est-ce que c’est là-bas, c’te illumination ?

La maman. — C’est la tour Saint-Jacques… ou Saint-Sulpice… peut-être bien le Panthéon.

Le moutard. — Le Panthéon ? Oh ! la la ! c’est le robinet d’eau chaude des bains à quat’sous !

Une voix. — Ah çà ! mais ça ne va donc pas commencer ?

Autre voix. — On étouffe.

Autre voix. — C’est fatigant d’attendre ainsi.

Le moutard. — Ne vous gênez pas, asseyez-vous. Quand ça commencera, je frapperai les trois coups.

La dame. — Voulez-vous bien vous taire, insolent !

Le moutard. — Puisqu’il vous dit qu’il ne l’a pas fait exprès, faut pas lui en vouloir, à cet homme.

Une voix. — Vas pas te taire, méchant gamin !

Le moutard. — Qu’est-ce qu’il a à gémir, cet Espagnol de Batignolles ? — Accusé, taisez-vous.

La foule. — Ah ! ah ! ah !

Plusieurs voix. — Ne poussez donc pas comme ça.

Le monsieur en casquette. — Comment donc voulez-vous que je pousse, alors ?

Une voix. — Ne poussez pas du tout.

Autre voix. — Oh ! comme les fusées filent, on dirait qu’elles vont plus haut que la lune.

Le moutard. — Elles passent à travers, il y a des trous.

Une voix. — Voici la grande pièce.

Le moutard. — Minute ! je vas prendre ma longue-vue. (Il place devant ses yeux sa main arrondie en cornet.) Attention ! j’vas faire l’explication : Ça représente la prise de Sébastopol. Je vois Edmond Galland habillé en général…

La dame. — Mais, monsieur, vous me… poussez !

Le moutard. — C’est le bouquet.

Une voix. — Il doit y avoir encore d’autres choses.

Le moutard. — N, i, ni, c’est fini. Vu ma longue-vue, je n’ai rien vu.

Un monsieur (à sa femme). — Très joli ; allons-nous-en avant que la foule devienne plus compacte.

Le moutard. — Un instant, que personne ne sorte ! En v’là pour nos cinquante mille francs ; nous sommes ici un million, ça fait cinq centimes pour chacun ; ceux qui voudront payer pour les Polonais n’ont qu’à le dire.

Le monsieur. — Jeune homme, vous comptez très bien : voici dix centimes pour mon épouse et pour moi, plus dix sous pour la malheureuse Pologne.

Le moutard. — Dieu, mon bourgeois, vous donne un beau trépas !

(Le 101e Régiment ; Calmann-Lévy édit.)