Anthologie des poètes français contemporains/Catulle Mendès

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 244-263).







Bibliographie. — Le Roman d’une nuit (1863) ; — Philoméla, livre lyrique (1864) ; — Histoires d’amour, nouvelles (1868) ; — Hespérus, poème, avec un dessin de G. Doré (1869) ; — Sterntose Naechte (Nuits sans étoiles), de E. Glaser, traduction (1869) ; — Contes épiques, avec un dessin de Claudius Popelin (1870) ; — La Colère d’un franc-tireur, poème (1871) ; — Odelette guerrière (1871) ; — Les Soixante-Treize Journées de la Commune (1871) ; — La Part du roi, comédie en un acte et en vers (1872) ; — Les Frères d’armes, drame (1873) ; — Poésies, 1re série : Le Soleil de minuit, Soirs moroses, Contes épiques, Intermède, Hespérus, Philoméla, Sonnets, Panteleïa, Pagode, Sérénades, avec portrait (1876) ; — Justice, drame en trois actes, en prose (1877) ; — Le Capitaine Fracasse, opéra-comique en trois actes et six tableaux, d’après le roman de Th. Gautier, musique de Pessard (1878) ; — La Vie et la Mort d’un clown : la Demoiselle en or, roman (1879) ; — La Vie et la Mort d’un clown : La Petite Impératrice, roman (1879) ; — Les Mères ennemies, roman (1880) ; — La Divine Aventure, en collaboration avec Richard Lesclide (1881) ; — Le Roi vierge, roman contemporain (1881) ; — Le Crime du vieux Blas, nouvelle (1882) ; — Monstres parisiens, 1re série (1882) ; — L’Amour qui pleure et L’Amour qui rit, nouvelles (1883) ; — Les Folies amoureuses, nouvelles, réédition (1883) ; — Le Roman d’une nuit, réédition (1883) ; — Les Boudoirs de verre, contes (1884) ; — Jeunes Filles, nouvelles (1884) ; — Jupe courte, contes (1884) ; — La Légende du Parnasse Contemporain (1884) ; — Les Mères ennemies, drame en trois parties (1883) ; — Les Contes du rouet (1885) ; — Le Fin du fin ou Conseils à un jeune homme qui se destine à l’amour (1885) ; — Les Iles d’amour (1885) ; — Lila et Colette, contes (1885) ; — Poésies, nouvelle édition en sept volumes, augmentée de soixante-douze poésies nouvelles (1885) ; — Le Rose et le Noir (1885) ; — Tous les baisers, 4e volume (1884-1885) ; — Contes choisis (1886) ; — Gwendoline, opéra en deux actes et trois tableaux, musique d’Emmanuel Chabrier ; — Lesbia, nouvelle (1886) ; — Un Miracle de Notre-Dame, conte de Noël (1886) ; — Pour les belles personnes, nouvelles (1886) ; — Richard Wagner (1886) ; — Toutes les amoureuses, nouvelles (1886) ; — Les Trois Chansons : la Chanson qui rit, la Chanson qui pleure, la Chanson qui rêve (1885) ; — Zo’har, roman contemporain (1886) ; — Le Châtiment, drame en une scène, en vers (1887) ; — L’Homme tout nu, roman (1887), — Pour lire au couvent, contes (1887) ; — La Première Maîtresse, roman contemporain (1887) ; — Robe montante, nouvelles (1887) ; — Le Roman rouge (1887) ; — Tendrement, nouvelles (1887) ; — L’Envers des feuilles, contes (1888) ; — Grande Maguet, roman contemporain (1888) ; — Les Oiseaux bleus, contes (1888) ; — Les Plus Jolies Chansons du pays de France, chansons tendres, choisies par Catulle Mendès, notées par Chabrier et Gouziea (1888) ; — Pour lire au bain, contes (1888) ; — Le Souper des Pleureuses, contes (1888) ; — Les Belles du monde : Gitanas, Javanaises, Égyptiennes, Sénégalaises, avec R. Darzens (1889) ; — Le Bonheur des autres, nouvelles (1889) ; — Le Calendrier républicain, avec Richard Lesclide (1889-1890) ; — L’infidèle, nouvelle (1889) ; — Isoline, conte de fées en dix tableaux, musique de Messager (1889) ; — Le Cruel Berceau, nouvelle (1889) ; — La Vie sérieuse, contes (1889) ; — Le Confessionnal, contes chuchotés (1890) ; — Méphistophéla, roman contemporain (1890) ; — Pierre le Véridique, roman (189o) ; — La Princesse nue, nouvelles (1890) ; — La Femme enfant, roman contemporain (1891) ; — Lu Petites Fées en l’air, contes (1891) ; — Pour dire devant le monde, monologues et poésies (1891) ; — Jeunes Filles, réédition (1892) ; — Les Poésies de Catulle Mendès, trois volumes (1892) ; — La Messe rose, contes (1892) ; — Lieds de France (1892) ; — Luscignole, roman (1892) ; — Les Joyeuses Commères de Paris, scènes de la vie moderne, avec G. Gourtelîne (1892) ; — Les Meilleurs Contes (1892) ; — Isoline-Isolin, contes (1893) ; — Le Docteur Blanc, mimodrame fantastique (1893) ; — Le Soleil de Paris, nouvelles (1893) ; — Nouveaux Contes de jadis (1893) ; — Poésies nouvelles (1893) ; — Ghéa, poème dramatique de Von Goldschmidt, mis en français par Catulle Mendès (1893) ; — L’Art d’aimer (1894) ; — La Maison de la vieille, roman contemporain (1894) ; — Verger fleuri, roman (1894) ; — L’Enfant amoureux, nouvelles (1895) ; — La Grive des vignes, poésies (1895) ; — Le Chemin du cœur, contes (1895) ; — Rue des Filles-Dieu, 56, ou l’Heautonparatéroumène, nouvelle (1895) ; — L’Art au théâtre (1896) ; — Chand d’habits, pantomime (1896) ; — Gog, roman contemporain (1897) ; — Arc-en-ciel et Sourcil rouge, nouvelle (1897) ; — L’Art au théâtre (1897) ; — Le Procès des roses, pantomime (1897) ; — Petits Poèmes russes mis en vers français (1897) ; — L’Évangile de l’enfance de N.-S. J.-C. (1897) ; — Le Chercheur de tares, roman contemporain (1898) ; — Les Idylles galantes, contes (1898) ; — Mêdée, drame antique, en trois actes (1898) ; — La Reine Fiarnette, conte dramatique en six actes, en vers (1898) ; — Le Cygne, ballet-pantomime (1898) ; — Briséis, drame musical, avec E. Mikhaël et Emm. Chabrier (1899) — Farces (1899) ; — Les Braises du cendrier, poésies (1900) ; — L’Art au théâtre, troisième volume (1900) ; — La Carmélite, drame lyrique, musique de Reynaldo Hahn (1902) ; — La Reine Fiamette, drame lyrique, musique de Xavier Leroux (1903) ; — Le Fils de l’Etoile, drame lyrique, musique de Camille Erlanger (1904) ; — Scarron, comédie tragique en cinq actes, en vers (1905) ; — Glatigny, drame funambulesque, en cinq actes et six tableaux et en vers (1906) ; — Ariane, opéra, musique de Massenet (1906) ; — La Vierge d’Avila, drame en cinq actes et un épilogue, en vers (1906). Les œuvres complètes de M. Catulle Mendès se trouvent chez Fasquelle.

M. Catulle Mendès a collaboré aux trois Parnasses et à tous les grands quotidiens et périodiques de Paris.

Né en 1842 à Bordeaux, M. Catulle Mendès arriva à Paris en 1860 et fonda presque aussitôt la Revue fantaisiste, où on put voir les noms de Théophile Gautier, Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Vacquerie, Sully Prudhomme, Arsène Houssaye, Villiers de L’Isle-Adam, Daudet, Champtleury, Gozlan, etc.

En 1863, des relations s’établirent entre M. Catulle Mendès et M. Louis-Xavier de Ricard. M. Catulle Mondes vint aux soirées dans lesquelles les amis de M. Xavier de Ricard se réunissaient chez les parents de celui-ci, quelques-uns de ses amis l’y suivirent, plusieurs des amis de M. Xavier de Ricard le suivirent chez M. Mendès, et c’est ainsi qu’en ce va-et-vient s’opéra, par sélection, la formation du groupe qui allait devenir tout à l’heure le Parnasse.

A une époque où le public s’intéressait peu aux lettres, qu’il ignorait et qu’il dédaignait, tandis que les chroniqueurs pullulaient, et que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, M. Catulle Mendès était donc de ceux qui tenaient à honneur d’ouvrir un asile à cette fille des dieux : la Poésie. Ce fut lui qui conseilla à M. Xavier de Ricard de transformer son nouveau journal l’Art en un recueil hebdomadaire ne donnant que des poésies. La publication des fascicules fut bientôt résolue ; et c’est ainsi que fut fondé le Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux, dont M. Mendès, depuis, a raconté si spirituellement et si poétiquement la Légende.

Le premier volume de vers de M. Mendès date de 1864. Il s’intitule Philoméla, livre lyrique, et Théodore de Banville l’apprécia en ces termes : « Philomêla ! un nom, un mot si doux, si triste à la fois, qu’il donne presque l’idée, en effet, de ce chant poignant et délicieux dont les nuits d’été s’enivrent et dont le poète emprunte les notes enflammées pour faire parler l’ineffable et pour traduire la langue mystérieuse de l’amour :

Deux monts plus vastes que l’Hécla

Surplombent la pâle contrée
Où mon désespoir s’éveilla.

Solitude qu’un rêve crée !
Jamais l’aube n’étincela
Dans cette ombre démesurée.

La nuit ! la nuit ! rien au delà !
Seule une voir monte, éplorée ;
O ténèbres, écoutez-la.

C’est ton chant qu’emporte Borée,
Ton chant où mou cri se mêla,
Éternelle désespérée,
Philoméla ! Philoméla !

« Tel est l’excellent et charmant morceau par lequel s’ouvre le livre lyrique de M. Catulle Mendès. N’y reconnait-on pas tout de suite l’artiste savant et le poète de race ? » Une fois de plus l’éminent critique avait bien jugé, et l’avenir s’est chargé de confirmer son jugement.

L’œuvre de M. Catulle Mendès est trop universellement connue pour qu’il soit besoin de l’analyser ici. L’essai de bibliographie qui précède ces lignes donne d’ailleurs la liste des principaux ouvrages du poète et permet de juger de l’étonnante fécondité de son génie. On sait que, toujours jeune, toujours vaillant, toujours nouveau, le grand et pur artiste qu’est M. Mendès s’est transformé sans cesse ; que c’est à bon droit qu’on l’a appelé le Poéte-Protée ; que ce robuste qui considère comme un de ses plus beaux titres de gloire d’être un travailleur infatigable et consciencieux, est en même temps une des plus prodigieuses intelligences que le siècle ait produites ; que ses grandes qualités de poète se retrouvent dans ses contes, dans toute son œuvre en prose, et qu’enfin, si, poète, il possède cette rare perfection de la forme qui faisait dire récemment à M. Rostand.

Tu fais toujours, divin pervers,
Loucher tous les poètes vers
La perfection de ton vers,

il est aussi au premier rang des prosateurs du siècle. On sait qu’après dix volumes de vers, vingt drames et cinquante romans, il s’est renouvelé encore, et, tel Gautier, son maître, s’est révélé prince de la critique.

Or, quel est le secret du charme singulier et puissant qui émane de toute son œuvre ? Ne serait-ce point simplement que ce magicien du style possède le don de créer toujours et partout de l’harmonie et de la beauté ? qu’il transforme en visions de splendeur tout ce qu’il touche ? Si son verbe nous séduit irrésistiblement et nous grise comme un parfum subtil, n’est-ce point précisément, et pour tout dire en un mot, parce qu’il est partout et toujours poète ?

« La psychologie littéraire de M. Catulle Mondes, a dit fort bien M. Octave Mirbeau, malgré les apparentes complications que suppose la diversité de son œuvre, est aisée à fixer. Elle se résume en un mot et un fait, lesquels n’ont pas besoin d’être expliqués, parce qu’ils portent en eux une évidence et une certitude. M. Catulle Mondes est un poète. Depuis les Contes épiques aux largos envols ; depuis le mystérieux et métaphysique Hespèrus ; depuis les boréales splendeurs et les saignantes neiges du Soleil de minuit, depuis Pagode, évoquant l’immémoriale énigme des farouches divinités de l’Inde accroupies parmi les flammes, au fond des temples, et tout embrasées d’or, où les strophes ont des sonorités de gong et des rythmes inquiétants de danses sacrées ; depuis les rires ailés, les mélancoliques sourires et les grâces attendries de l’Intermède ; depuis les Soirs moroses, ou sont pleurés, — avec quelle magnifique et douloureuse tristesse ! — les lassitudes, les souffrances, les effrois de l’amour et du doute, jusqu’aux modernes paysages dans lesquels la Grande Maguet dresse sa terrible silhouette de sorcière sublime, M. Mendès a fait œuvre de poète. Poète en ses drames que gonfle un souffle énorme d’épopée ; poète en ses études de critique, où il dit l’âme et le prodigieux génie de Wagner ; poète en ses fantaisies légères d’au jour le jour, harmonieuses et composées ainsi que des sonnets, en ses contes galants où, sous les fleurs de perversité et les voluptés féeriques et précieuses des boudoirs, percent parfois le piquant d’une ironie et l’amer d’un désenchantement ; poète en ses romans, surtout avec Zo’har, aux baisers maudits, même avec la Première Maîtresse, et qui no craint pas do descendre jusque dans le sombre enfer contemporain de nos avilissements d’amour, tout arrive à son cerveau eu sensations, en visions do poète, tout, sous sa plume, se transforme en images de poète, exorbitées et glorieuses, la nature, l’homme, aussi bien que la légende et que le rêve.




LE ROSSIGNOL


C’était un soir du mois où les grappes sont mûres.
Et celle que je pleure était encore la.
Muette, elle écoutait ton chant sous les ramures,
Élégiaque oiseau des nuits, Philoméla !

Attentive, les yeux ravis, la bouche ouverte,
Comme sont les enfants au théâtre Guignol,
Elle écoutait le chant sous la frondaison verte,
Et moi je me sentis jaloux du rossignol.

« Belle âme en fleur, lilas où s’abrite mon rêve,
Disais-je, laisse là cet oiseau qui me nuit.
Ah ! méchant cœur, l’amour est long, la nuit est brève ! »
Mais elle n’écoutait qu’une voix dans la nuit.

Alors je crus subir une métamorphose !
Et ce fut un frisson dont je faillis mourir.
Dans un être nouveau ma vie était enclose,
Mais j’avais conservé mon âme pour souffrir.

Un autre était auprès de la seule qui m’aime,
Et tandis qu’ils allaient dans l’ombre en soupirant,
O désespoir, j’étais le rossignol lui-même
Qui sanglotait d’amour dans le bois odorant.

Puis elle s’éloigna lentement, forme blanche
Au bras de mon rival assoupie à moitié ;
Et rien qu’à me voir seul et triste sur ma branche,
Les étoiles du ciel s’émurent de pitié.

Ce fut tout ; seulement, dès l’aurore prochaine
(Je n’ai rien oublié : c’était un vendredi)
Des enfants qui passaient virent au pied du chêne
Un cadavre d’oiseau déjà sec et roidi.

« Il est mort ! » dirent-ils, et, de son doigt agile,
L’un d’eux creuse ma fosse à l’ombre d’un roseau,
Et tout en refermant mes plumes sous l’argile,
Il priait le bon Dieu pour le petit oiseau.


(Philomela ; 1864.)


PAYSAGE DE NEIGE


FRAGMENT


Déjà, car le Seigneur me fait cette largesse,
Je la vois.
Loin d’ici, sur la terre pourtant,
Une région morne et splendide s’étend,
Cieux glacés, sol durci, mer immobilisée.
Là, du soleil polaire éternelle épousée,
Mais après tant de jours immaculée encor,
La neige ne sait point l’ardeur des baisers d’or
Et livre sans péril de fonte ni de hâle
A l’impuissant époux sa virginité pâle.
Steppes développant leur blême immensité
Sous un ciel des candeurs de la terre teinté ;
Forêts, gorges, vallons, molles profondeurs blanches
Que parfois, sous le givre éblouissant des branches,
Traverse à pas pesants un carnassier rôdeur,
Muet dans le silence et mat sur la splendeur ;
Villes au loin, hameaux presque enfouis qu’assiège
L’épais grossissement onduleux de la neige ;
Larges fleuves étreints par les glaces, amas
D’avalanches, sommets éclatants de frimas,
Tout s’estompe et se fond dans la monotonie
D’une blancheur intense, immuable, infinie.
Forme sensible à peine en ce vaste unisson
Du ciel froid, du désert blafard et du glaçon,
S’élève, au flanc des monts, une antique demeure.
Son tranquille escalier que rarement effleure
Le pas d’un serviteur pensif qui disparait
Sous une voûte ainsi qu’un spectre s’en irait,
Ses arcades qu’au loin la neige continue,
Et le blêmissement de ses toits sous la nue,
Forment un édifice étrange et solennel
Semblable à ces palais que l’hiver éternel
Dresse et maçonne, ayant, sous la brume blanchâtre,
Pour pierre la banquise et le flocon pour plâtre.
Au dedans, le silence et la paix sont profonds ;
De froides pesanteurs descendent des plafonds,

Et, miroirs blanchissants, des parois colossales
Cernent de marbre nu l’isolement des salles.
De loin en loin, et dans les dalles enchâssé,
Un bassin de porphyre au rebord verglacé
Courbe sa profondeur polie, où l’onde gèle ;
Le froid durcissement a poussé la margelle,
Et le porphyre en plus d’un endroit est fendu ;
Un jet d’eau qui montait n’est point redescendu,
Roseau de diamant dont la cime évasée
Suspend une immobile ombelle de rosée.
Dans la vasque, pourtant, des fleurs, givre à demi,
Semblent les rêves frais du cristal endormi
Et sèment d’orbes blancs sa lucide surface,
Lotus de neige éclos sur un étang de glace,
Lys étranges, dans l’âme éveillant l’idéal
D on ne sait quel printemps farouche et boréal.


(Hespérus ; 1869.)


LE CONSENTEMENT


Ahod fut un pasteur opulent dans la plaine.
Sa femme, un jour d’été, posant sa cruche pleine,
Se coucha sous un arbre au pays de Béthel,
Et, s’endormant, elle eut un songe, qui fut tel :

D’abord il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve
Et qu’Ahod lui disait : « Femme, allons, qu’on se lève.
Aux marchands de Ségor, l’an dernier, j’ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame-leur trente sicles d’argent. »
Elle n’objecta point le désert, l’épouvante.
Les voleurs : « Vous parlez, maître, à votre servante. »
Et quand, montrant la droite, il eut dit : « C’est par là ! »
Elle prit un manteau de laine et s’en alla.
Les sentiers étaient durs et si pointus de pierres
Qu’elle eut du sang aux pieds et des pleurs aux paupières ;

Pourtant elle marcha tout le jour, et, le soir,
Elle marchait encor, sans entendre ni voir,
Quand tout à coup, de l’ombre, avec un cri farouche,
Quelqu’un bondit, lui mit une main sur la bouche,
D’un geste forcené lui vola son manteau
Et s’enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau !

A ce coup, le sursaut d’une transe mortelle
La réveilla.
L’époux se tenait devant elle.
« Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j’ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame-leur trente sicles d’argent. »

La femme dit : « Le maître a parlé, je suis prête. »
Elle appela ses fils, mit ses mains sur la tête
Du fier ainé, baisa le front du plus petit,
Et, prenant son manteau de laine, elle partit.


(Contes épiques.)


LE LION


Comme elle était chrétienne et n’avait pas voulu,
Pour de vains dieux d’argile ou de bois vermoulu,
Allumer de l’encens ni célébrer des fêtes,
Le préteur ordonna de la livrer aux bêtes ;
Et comme elle était jeune et vierge, et rougissait
Quand l’œil d’un juge impur sur elle se fixait,
Une clause formelle en l’édit contenue
Précisa qu’au supplice on la livrerait nue.
Nue, et le sein voilé de ses chastes cheveux,
Elle entra dans le cirque.
En quatre bonds nerveux
Un lion, famélique et rugissant de joie,
Jaillit de la carcère et vint flairer la proie.
Le peuple regardait, étrangement jaloux,
Palpiter ce corps blanc près de ce mufle roux,
Et montrait, allumé d’une affreuse luxure,

Des rictus de baiser, peut-être de morsure.
Elle, chaste, tirait ses cheveux sur son sein.

Cependant le lion, instinctif assassin,
Entre-bâillait déjà sa gueule carnassière.

« Lion ! » dit la chrétienne…
Alors, dans la poussière,
On le vit se coucher, doux et silencieux ;
Et, comme elle était nue, il ferma les deux yeux.


(Contes épiques ; 1870-1876.)


OUBLI


Allez, vieilles amours, chimères,
Caresses qui m’avez meurtri,
Tourments heureux, douceurs amères,
Abandonnez ce cœur flétri !

Sous l’azur sombre, à tire-d’ailes,
Dans l’espoir d’un gîte meilleur,
Fuyez, plaintives hirondelles,
Le nid désormais sans chaleur I

Tout s’éteint, grâce aux jours moroses,
Dans un tiède et terne unisson.
Où sont les épines des roses ?
Où sont les roses du buisson ?

Après l’angoisse et la folie,
Comme la nuit après le soir,
L’oubli m’est venu. Car j’oublie !
Et c’est mon dernier désespoir.

Et mon âme aux vagues pensées
N’a pas même su retenir
De toutes ses douleurs passées
La douleur de s’en souvenir.


(Soirs moroses.)

SOROR DOLOROSA


Reste. N’allume pas la lampe. Que nos yeux
S’emplissent pour longtemps de ténèbres, et laisse
Tes bruns cheveux verser la pesante mollesse
De leurs ondes sur nos baisers silencieux.

Nous sommes las autant l’un que l’autre. Les cieux
Pleins de soleil nous ont trompés. Le jour nous blesse.
Voluptueusement berçons notre faiblesse
Dans l’océan du soir morne et délicieux.

Lente extase, houleux sommeil exempt de songe,
Le flux funèbre roule et déroule et prolonge
Tes cheveux où mon front se pâme enseveli…

O calme soir, qui hais la vie et lui résistes,
Quel long fleuve de paix léthargique et d’oubli
Coule dans les cheveux profonds des brunes tristes !


(Soirs moroses.)


EXHORTATION


Être homme ? tu le peux. Va-t’en, guêtré de cuir,
L’arme au poing, sur les pics, dans la haute bourrasque,
Et suis le libre izard aussi loin qu’il peut fuir !

Fais-toi soldat ; le front s’assainit sous le casque.
Jeûnant pour avoir faim et peinant pour dormir,
Sois un contrebandier dans la montagne basque !

Mais, dans nos vils séjours, ne t’attends qu’à vieillir.
Les pleurs mentent ainsi que le rire est un masque ;
Tout est faux : glas du deuil et grelots du plaisir.

Et comme l’eau rechoit, par flaques, dans la vasque,
C’est notre vieux destin qu’en un lâche loisir
Se raffaisse toujours notre volonté flasque

Entre l’ennui de vivre et la peur de mourir.


(Soirs moroses.)

DOUCEUR DU SOUVENIR

Je suis de ces marins qui rêvent sur la mer
Au charme de revoir, plus tard, dans les demeures,
Les flots bleus et le vol des mouettes par l’air !

Triste sous le baiser plaintif dont tu m’effleures,
Oh ! combien ton baiser de jadis m’est plus cher !
Les choses du passé, ma sœur, sont les meilleures.

Souviens-toi. Le regret même n’est pas amer,
Le deuil des jours anciens sourit quand tu le pleures,
Et du plus sombre soir le souvenir est clair.

Mais je hais le présent avec ses fades leurres,
Et, le cœur débordant d’un mépris juste et fier,
Si je poursuis mes jours, c’est que dans quelques heures

Le morose aujourd’hui sera le doux hier.


(Soirs moroses.)


LA DERNIÈRE ÂME
A Gustave Flaubert.

Le ciel était sans dieux, la terre sans autels.
Nul réveil ne suivait les existences brèves.
L’homme ne connaissait, déchu des anciens rêves,
Que la Peur et l’Ennui qui fussent immortels.

Le seul chacal hantait le sépulcre de pierre
Où, mains jointes, dormit longtemps l’aïeul sculpté ;
Et, le marbre des doigts s’étant émietté,
Le tombeau même avait désappris la prière.

Qui donc se souvenait qu’une âme eût dit : « Je crois ! »
L’antique oubli couvrait les divines légendes.
Dans les marchés publics on suspendait les viandes
A des poteaux sanglants faits en forme de croix.

Le vieux Soleil errant dans l’espace incolore
Était las d’éclairer d’insipides destins…

Un homme qui venait de pays très lointains
Me dit : « Dans ma patrie il est un temple encore.

« Antique survivant des siècles révolus,
Il s’écroule parmi le roc, le lierre et l’herbe,
Et garde, encor sacré dans sa chute superbe,,
Le souvenir d’un Dieu de qui le nom n’est plus. »

Alors j’abandonnai les villes sans église
Et les cœurs sans élan d’espérance ou d’amour
En qui le Doute même était mort sans retour
Et que tranquillisait la Certitude acquise.

Les jours après les jours s’écoulèrent. J’allais.
Près de fleuves taris dormaient des cités mortes ;
Le vent seul visitait, engouffré sous les portes,
La Solitude assise au fond des vieux palais.

Ma jeunesse, au départ, marchait d’un pied robuste ;
Mais j’achevai la route avec des pas tremblants.
Ma tempe desséchée avait des cheveux blancs
Quand j’atteignis le seuil de la ruine auguste !

Déchiré, haletant, accablé, radieux,
Je dressai vers l’autel mon front que l’âge écrase,
Et mon âme exhalée en un grand cri d’extase
Monta, dernier encens, vers le dernier des dieux !

(Soirs moroses ; 1876.)


LES SŒURS MATINALES


Au fin brouillard levant des collines boisées
Les Grâces du matin, les sœurs, se sont posées.

Elles ont leur habit de charme, velouté
De brume, et de rosée, au bas, diamanté.

On ne voit pas leurs fronts voilés, que l’aube arrose
D’un fluide reflet de diadème rose ;

On ne voit pas leurs yeux voilés, on y pressent
Quelque chose de pur qui nous aime, et descend ;

Et des roses de neige à des rayons mêlées
Ruissellent de leurs mains qu’on ne voit pas, voilées !


Elles sont les petites sœurs du roi Destin
Né chaque jour. Ce sont les Grâces du matin.

Il viendra tout chargé de deuils et de trophées.
Le roi mage ; elles vont devant, petites fées.

Ville ou ferme, à travers le vif carreau vermeil,
Leur céleste retour rit à l’humain réveil.

A leur signe renaît sous la serge ou la moire
La douceur d’être, et pas encore la mémoire ;

Et l’homme, un instant, vit aussi pur, aussi fier
Que si son aujourd’hui n’avait pas eu d’hier.

De leurs voiles de charme, avec de la lumière
Ignorante des nuits comme l’aube première,

Glissent aux plus vieux cœurs nouveau-nés en dormant
La surprise et l’orgueil du premier battement ;

Ils ne savent, récents comme un nid de colombes,
Ni les haines, ni les abandons, ni les tombes ;

Et c’est le renouveau dans la virginité
Des anciens bonheurs qui n’ont jamais été.

L’une des sœurs, que plus d’apparat environne,
Offre d’un geste d’or aux vieux porte-couronne

L’espoir nouveau du sceptre et du chef triomphant,
Comme on met des jouets au berceau d’un enfant ;

L’autre, au front de la veuve, où la ride est creusée,
Eveille un rose effroi de nouvelle épousée ;

L’autre, d’un souffle d’âme, au ciel des jeunes fois,
Fait tinter l’angélus pour la première fois !

Elles versent, mystère et clarté, tremblant rêve
De limbes qui des nuits léthéennes se lève,

L’étonnement de tout, le sourire enfantin,
Le frais espoir. Ce sont les Grâces du matin.

Mais le Destin, splendeurs, désastres, chants, bruits d’armes.
Vers la terre éblouie et la vie en alarmes

S’avance avec le jour et le ressouvenir,
Et les petites sœurs, dont l’instant va finir,


Pâles, vagues, s’en vont, si loin, vaporisées
Dans le brouillard léger des collines boisées !


(Les Braises du cendrier.)


PIERROT FÂCHÉ A CAUSE DE LA LUNE


Bien qu’il ait l’âme sans rancune,
Pierrot dit en serrant le poing :
« Mais, sacrebleu, je n’ai nul point
De ressemblance avec la lune !

« O faux sosie aérien !
Mon nez s’effile, elle est camuse ;
Elle a l’air triste ! je m’amuse
De tout, un peu, beaucoup, de rien.

« On la dit pâle ! Allons donc ! jaune !
Moi seul suis blanc comme les miss.
Elle est chaste autant qu’Artémis,
Je le suis aussi, comme un faune.

(i N’importe ! Dès qu’elle a penché
Son front : « Bonsoir, Pierrot céleste ! »
Dit l’un ; un autre dit : « Ah ! peste !
« Pierrot, ce soir, a l’œil poché. »

« Et si, ronde, elle plane au faite
D’un cyprès par le vent tordu :
« Regardez donc Pierrot pendu !
(( Mais on ne lui voit que la tête. »

« Je me révolte enfin ! je suis
Moi ! non pas la lune. Moi, dis-je,
Et c’est assez. Par quel prodige
Serais-je astre, même en un puits ?

« Et pour fuir ceux — Dieu les confonde ! —
Qui m’ont, Lune, à toi comparé,
Dès patron-minette, j’irai
Vers la solitude profonde ! »

Il dit. L’aube n’avait pas lui
Qu’il s’exila d’un pas agile

Avec un bichon nommé Gille,
Chien de Pierrot, blanc comme lui.

Aux vallons déserts qu’un désastre
Combla de rocs et de sapins
Et que l’ombre des monts alpins
Surplombe d’une nuit sans astre,

Nul ne dirait : « Tiens, Séléné ! »
A sa blanche et ronde figure.
Mais Gille en la vallée obscure
Hurla trois fois, l’air consterné.

« Qu’est-ce, Gillot ? Dans l’herbe brune
Quelque épine au nez te blessa ? »
Dit Pierrot. Ce n’était pas ça :
Son chien le prenait pour la lune !


(Poésies nouvelles ; 1893.)


LE POÈTE SE SOUVIENT D’UNE FLEUR CUEILLIE AU PRINTEMPS


Une rose d’un mois d’avril
Sous une étoile qui regarde
Eveilla, malice ou mégarde,
Mon désir pas encor viril.

C’est ta bouche au rose grésil
Qui fut pour ton page, Hildegarde,
Une rose d’un mois d’avril
Sous une étoile qui regarde.

J’ai connu les deuils, le péril,
Depuis, et l’angoisse hagarde !
Mais qu’importe, puisque je garde
Fraîche en mon vieux cœur puéril
Une rose d’un mois d’avril !

(La Grive des Vignes.)
LE POÈTE NE SE PLAINT PAS DE LA MORT PROCHAINE
À CAUSE DU SOUVENIR DE SA PREMIÈRE CHANSON D’AMOUR


J’ai chanté comme Chérubin
Pour les beaux yeux de ma marraine !
Plus heureux qu’un page de reine
En mon émoi de coquebin,

N’espérant, ingénu bambin,
Que d’être frôlé de sa traine,
J’ai chanté comme Chérubin
Pour les beaux yeux de ma marraine.

Plus noir que diacre ou rabbin,
Qu’importe qu’en le pâle frêne
Près de ma couche souterraine
Croasse bientôt le corbin…
J’ai chanté comme Chérubin !


(La Grive des Vignes.)


LE POÈTE DOUTE SI LES JEUNES HOMMES ONT RAISON DE CHANGER D’AMOUR


Au brin d’herbe qu’elle a quitté
Songe la cigale infidèle ;
Meilleur exemple, l’hirondelle
N’a qu’un nid pour plus d’un été.

Vaudras-tu la réalité,
Bonheur rêvé qui fais fi d’elle ?
Au brin d’herbe qu’elle a quitté
Songe la cigale infidèle.

Pour fragile, hélas ! qu’ait été
L’amour qui fut notre tutelle,
Qui sait si notre âme, cette aile,
N’était pas plus en sûreté
Au brin d’herbe qu’elle a quitté ?


(La Grive des Vignes ; 1895.)
PRIÈRE DU MATIN


FRAGMENT


Seigneur favorable au cœur qui t’honore,
Féconde en ce jour mon labeur sonore.
Donne-moi d’avoir un Penser nouveau
Né sans souvenir en mon seul cerveau.
Veuille qu’il soit pur, fier, loyal, utile,
Comme l’eau de source et comme un beau style ;
Que sans rien de vil ni rien d’étranger
Il s’égale au lys qui vient d’émerger ;
Qu’éternel et neuf comme l’aube brève
Il soit fait d’amour et soit fait de rêve ;
Qu’il soit à la fois simple et triomphant
Comme un ange et comme un petit enfant ;
Et qu’il verse à tous sans feinte ni leurre
L’espoir de la vie en l’oubli de l’heure.
Dieu ! permets aussi que l’Art noble et sain
Et subtil achève en moi son dessein.
Dépars la vigueur à ma main d’artiste
De sertir dans l’or vierge l’améthyste ;
Puisque la splendeur d’un juste ornement
Aide à l’éclat du penser-diamant,
Accorde à mon vers les orfèvreries
Des rares métaux et des pierreries,
Afin qu’il soit l’un des joyaux de prix
Dont se parera l’orgueil des esprits !
Mais ne permets point que mes efforts lâches
Cèdent à l’attrait des faciles tâches ;
Car il n’est poème au parfait aloi
Qui ne soit la fleur d’une stricte loi,
Car même le vol infini de l’aigle
Suit à travers cieux l’orbe d’une règle !
Et je veux que l’œuvre où j’ai mis pour nous,
Frère, une fierté de rêve à genoux,

Offre aux pèlerins des parvis du temple
Un enchantement qui soit un exemple.
……………


(Les Braises du cendrier.)



BALLADE DE L’AME DE PAUL VERLAINE



Tous, dès que la mort les déleste,
Les rois, les prélats en rochet,
Les gueux, frappent a l’Huis céleste !
Notre-Dame ouvre le guichet.
De la colombe à l’émouchet,
Chaque âme est une Madeleine
Qui se souvient qu’elle péchait…
Et voici l’âme de Verlaine.

« Pleine de Grâce ! un propos leste
Souvent moussa dans mon pichet ;
Je vaux que me happe et moleste
L’âpre Iblis aux dents de brochet. »
Mais Elle : « Rien ne te tachait !
Je sens comme la pure haleine
D’un grain d’encens dans un sachet ;
Et voici l’âme de Verlaine.

« Tes fautes, dont plus rien ne reste,
Furent la boue et le souchet
Où la violette modeste
De ton doux rêve se cachait.
Ce qui naguère t’empêchait
De t’épanouir dans la plaine
N’est plus qu’ombre, cendre, déchet !
Et voici l’âme de Verlaine. »



ENVOI
A Notre-Seigneur Dieu.



Seigneur ! plus d’un banquier trichait !
Voici pour vous la marjolaine
Et le lys qui s’effarouchait,
Et voici l’âme de Verlaine.


(Les Braises du cendrier ; 1900.)