Anthologie des poètes français contemporains/Cazalis Henry

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 282-297).



HENRY CAZALIS

(JEAN LAHOR)





Bibliographie. — Les Chants populaires de l’Italie, texte et traduction, ouvrage publié sous le pseudonyme de Jean Caselli (Bruxelles, 1865) ; — Melancholia, poésies (Lemerre, Paris, 1860) ; — Le Livre du Néant, prose (Lemerre, Paris, 1868) ; — Etude sur Henry Regnault, sa vie et son œuvre (Paris, 1872). — Ouvrages publiés sous le pseudonyme de Jean Lahor : L’Illusion, poésies (Lemerre, Paris, 1875) ; — Le Cantique des Cantiques, traduction en vers d’après la version de M. Reuss (Lemerre, Paris, 1885) ; — L’Illusion, poésies complètes, ouvrage couronné par l’Académie française (Lemerre, Paris, 1888) ; — Les Grands Poèmes religieux et philosophiques, 1re série de L’Histoire de la littérature hindoue (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1888) ; — Les Quatrains d’Al-Ghazali, poésies (Lemerre, Paris, 1896) ; — La Gloire du néant, prose (Lemerre, Paris, 1896) ; — William Morris et le Mouvement nouveau de l’art décoratif (Eggimann, Genève, 1897) ; — L’Art nouveau, son Histoire, L’Art nouveau à l’Exposition, L’Art nouveau au point de vue social (Lemerre, Paris) ; — L’Art pour le peuple à défaut de l’Art par le peuple, brochure (librairie Larousse, Paris) ; — Une Société à créer pour la protection des paysages, brochure (Lemerre, Paris) ; — Les Habitations à bon marché et un Art nouveau pour le peuple, brochure (Larousse, Paris, 1903). — Ouvrages publiés par le docteur Henry Cazalis : Contributions à la pathogénie de l’arthritisme (Doin, Paris) ; — Science et Mariage, ouvrage couronné par l’Académie de médecine (Doin, Paris) ; — Les Risques pathologiques du mariage, Les Hérédités morbides et un Examen médical avant le mariage, conférence à la Société médico-chirurgicale de Bradant, brochure (épuisée) ; — Quelques Mesures très simples protectrices de la santé de la race, communication à l’Académie de médecine (Doin, Paris, 1904).

En préparation : Essai de zootechnie humaine ; Le Végétarisme aux points de vue thérapeutique, hygiénique et social.

M. Henry Cazalis a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux quotidiens et périodiques.

M. Henry Cazalis (Jean Lahor), né à Cormeilles-en-Parisis (Seine-et-Oise), le 9 mars 1840, fit ses études littéraires à Paria. « L’esprit de curiosité scientifique dont la trace se retrouve dans quelques-uns de ses meilleurs poèmes le poussa dans des directions variées. Étudiant en droit, puis en médecine, passionnément épris et profondément instruit des littératures orientales, il a joint à cette riche et multiple expérience intellectuelle celle des grands voyages et de la vie cosmopolite. C’est dire que peu d’écrivains de ce temps-ci ont coulé plus de métaux et de plus précieux dans le moule de leurs vers. Un goût souverain de l’art, un amour à la fois religieux et mélancolique de la beauté, une sorte de mysticisme nihiliste, de désenchantement enthousiaste et comme un vertige de mystère, donnent à sa poésie un charme composite, inquiétant et pénétrant, comme celui des tableaux de Burne Jones et de la musique tzigane, des romans de Tolstoï et des lieds de Heine. » (Paul Bourget.)

Ayant manifesté de bonne heure un goût très vif pour la poésie populaire, M. Henry Cazalis publia tout jeune, sous le pseudonyme de Jean Caselli, ses Chants populaires de l’Italie, livre délicieux, aujourd’hui introuvable. C’est lui d’ailleurs qui indiqua au regretté Gabriel Vicaire le chemin de cette source intarissable de vraie poésie. Mais — bien qu’il n’ait jamais cessé d’aimer cet art naïf et spontané où abonde l’imprévu lyrique — l’étude de Schopenhauer, du bouddhisme, des littératures orientales, le jeta dans une autre voie, et, ayant sondé le néant des choses, il chanta dans des poèmes d’une ampleur majestueuse l’éternelle Illusion de la vie.

Qu’on ne croie pas cependant que le poète se soit contenté de ce rôle de contemplateur et que ses spéculations philosophiques lui aient servi de prétexte à s’isoler de nos luttes. Bien au contraire, agissant comme si les apparences étaient des réalités, cet idéaliste quand même s’est montré un lutteur infatigable, s’est fait l’apôtre de l’action, de l’action humanitaire, esthétique, morale. Nous ne saurions, bien entendu, songer à analyser ici, même sommairement, l’œuvre complexe et variée, scientifique, philosophique, littéraire et sociale de ce très grand et très pur artiste, l’égal, par l’envergure de l’esprit, par la vigueur de la pensée, par la noblesse de l’effort, des maîtres de la pensée. Il suffira de dire que l’unité de cette œuvre ressort de sa complexité même, que toujours une haute pensée philosophique et humanitaire, le culte souverain de l’Art, de la Beauté, ont présidé à la conception de chacune de ses parties, et que l’ensemble constitue un magnifique effort vers l’Idéal.

Rappelons, pour clore cette notice, que dans les Quatrains d’Al-Ghazali, œuvre peu connue, peu comprise, M. Cazalis a fait un usage très original du quatrain. Il a vu que celui-ci, comme le sonnet, pouvait être une forme assez complète pour pleinement contenir toute une émotion, toute une vision ou toute une philosophie. « Ayant un jour rencontré, dit-il dans sa préface, d’un certain Ghazali ou Al-Ghazali, une pensée singulièrement conforme à mes idées philosophiques, j’avais été frappé par cette pensée et aussi par le nom si semblable au mien. Je sus, ce qui ne me surprit pas moins, que la vie d’Al-Ghazali, sa vie intellectuelle et morale, avait été à très peu près la mienne. Il vécut au temps de Kheyam, dont j’adorais les quatrains, si peu connus en France… J’écrivis mes quatrains, et, comme la forme et aussi la pensée en étaient quelque peu orientales, je les signai du nom d’Al-Ghazali. »

M. Henry Cazalis est chevalier de la Légion d’honneur, président de la Société internationale d’Art populaire et d’Hygiène, et vice-président du Comité directeur de la Société pour la protection des paysages de France.



BRAHM


Je suis l’Ancien, je suis le Mâle et la Femelle,
L’Océan d’où tout sort, où tout rentre et se mêle ;
Je suis le Dieu sans nom, aux visages divers ;
Je suis l’Illusion qui trouble l’univers.
Mon âme illimitée est le palais des êtres ;
Je suis l’antique Aïeul qui n’a pas eu d’ancêtres.
Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux ;
Je vois naître en mon sein et mourir tous les dieux.
C’est mon sang qui coula dans la première aurore ;
Les nuits et les matins n’existaient pas encore,
J’étais déjà, planant sur l’Océan obscur.
Et je suis le Passé, le Présent, le Futur ;
Je suis la large et vague et profonde Substance
Où tout retourne et tombe, où tout reprend naissance,
Le grand corps immortel qui contient tous les corps :
Je suis tous les vivants et je suis tous les morts.
Ces mondes infinis, que mon rêve a fait naître,
— Néant, offrant pour vous l’apparence de l’être,
— Sont, lueur passagère et vision qui fuit,
Les fulgurations dont s’éclaire ma nuit.
— Et si vous demandez pourquoi tant de mensonges,
Je vous réponds : « Mon âme avait besoin de songes,
D’étoiles fleurissant sa morne immensité,
Pour distraire l’horreur de son éternité !


(L’Illusion : Chants panthéistes.)


RÉMINISCENCES


À Darwin.


Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,

Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe ;
Et mon cœur reverdit, quand tout redevient vert.

Certains jours, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a grandi lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l’ombre des Dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui me tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle ;
Pour atteindre le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur : la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme,
Et les siècles très longs que tu mis à grandir.

Mais c’est en vain • toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;

Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre,
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !


(L’Illusion : Heures sombres.)


LE SAGE


Le vieux Viçvamétra dans les austérités
Avait vécu cent ans, et le farouche ascète
Assombrissait parfois de regards irrités
Le ciel clair, où les Dieux anciens menaient leur fête.


Le peuple entier du ciel redoutait ce géant,
Car le vieillard pouvait d’une seule parole,
S’il les méprisait trop, renvoyer au néant
Tous ces amants divins dont la terre était folle.

Il avait si longtemps, du fond de ses forêts,
Jugé les vanités du ciel et son mystère ;
Il avait pénétré d’effroyables secrets :
Mais, comme il était bon, il préférait les taire.

Il savait qu’eux aussi les Dieux devaient périr,
Que tous étaient encor plus vains que nous ne sommes,
Et qu’un mot suffirait pour faire évanouir
Ces fantômes créés par le songe des hommes.

Et, proche de la mort, le Sage dit un jour :
« Tous ces Dieux, mon dédain les a trop laissés vivre.
J’élargirai le cœur des hommes par l’amour ;
Mais il est temps qu’enfin mon esprit les délivre ! »

Alors il aperçut, sanglotante, étouffant,
S’affaissant sous le poids trop lourd de sa souffrance,
Une femme qui, près du cercueil d’un enfant,
Les yeux au ciel, cherchait sa dernière espérance.

Et le vieillard pensa : « Le silence vaut mieux…
Quel mot consolerait cette âme qui succombe ? »
Et, n’osant pas encor faire écrouler les cieux,
Les deux doigts sur la bouche, il entra dans sa tombe.


(L’Illusion : Heures sombres.)


L’ÉPERVIER D’ALLAH


O mon âme, épervier d’Allah, d’un vol altier
Viens et monte, et planant sur l’univers entier,
Embrassant d’un regard toutes les créatures,
Les formes d’autrefois et les formes futures,
Ces apparitions, ces visions d’un jour,
Qui font trembler les cœurs de terreur ou d’amour,
Contemple l’océan des effets et des causes,
Et médite devant le spectacle des choses.
Comme la mer qu’agite et que pousse le vent,
Vois-tu rouler au loin dans l’infini vivant

Les générations qui naissent et qui meurent ?
Parmi les bruits confus entends-tu ceux qui pleurent ?
Entends-tu se mêler le rire et les sanglots,
Pareils à la clameur monotone des flots ?
Mortel, as-tu compris que tout n’est qu’apparence,
Et ton orgueil encor garde-t-il l’espérance
De remplir tous les temps futurs de son néant ?
— Pourtant, plonge sans peur en ce gouffre béant,
Ainsi que l’épervier plongeant dans la tempête :
Car ce grand rêve une heure a passé dans ta tête ;
Tu fus la goutte d’eau qui reflète les cieux,
Et l’univers entier est entré dans tes yeux :
— Et bénis donc Allah, qui t’a pendant cette heure
Laissé, comme un oiseau, traverser sa demeure.


(L’Illusion : La Gloire du Néant.)


LA PASSION DE SIVA


Siva, Dieu de la mort, est beau comme une femme.


Siva survivra seul, un soir, à tous les Dieux :
Leurs têtes, ce soir-là, pareront sa poitrine,
Et, la paix du néant souriant dans ses yeux,
Siva se chantera sa passion divine :

« J’étais, aux temps passés, l’Ame de l’univers,
J’étais le jour, j’étais la nuit, j’étais l’aurore,
J’étais le printemps clair, les étés, les hivers,
L’immense vie ardente et l’Amour qui dévore.

« Illusoire splendeur, j’habitais mon palais,
Ainsi que l’Araignée au centre de ses toiles :
Les âmes tour a tour tombaient dans mes filets,
Et j’ai fait dans mon sein s’éteindre les étoiles.

« Oh ! les morts, dormez donc et rêvez dans ma nuit,
En attendant qu’un jour je vous laisse renaître,
Si j’ai besoin encor de lumière et de bruit,
Pour de nouveau combler l’abîme de mon être :

« Car l’abîme est profond et mon cœur plein d’ennui,
Et seul dans l’infini, debout, sombre, livide.

Je pense qu’autrefois mon sein comme aujourd’hui
Portait le ciel entier et restait toujours vide. »


(L’Illusion : la Gloire du Neant.)


DANS UNE FORÊT, LA NUIT


Silencieuse horreur des forêts sous la nuit !
Chênes, fantômes noirs qui Vous dressez dans l’ombre,
Bleus abimes du ciel, gouffre tranquille où luit
Le fourmillement clair des étoiles sans nombre,

J’erre terrifié, les yeux fixés sur Vous,
Voulant toujours percer le mystère où nous sommes,
Mais où Vous demeurez, interrogés par nous,
Sans réponse jamais aux questions des hommes !

Univers éternel, arbre à jamais vivant,
Ygdrasill, frêne énorme aux vibrantes ramures,
Quel esprit est en toi, quel souffle fort, quel vent
Vient t’agiter sans fin et t’emplir de murmures ?

Étoiles, floraison de cet arbre géant,
Qui ressemblez aux yeux terrestres de la femme,
Fleurs brûlantes du ciel, je songe à ce néant
Où Vous Vous éteindrez aussi, comme mon âme !

J’ai peur, mortel chétif, en cette immensité :
La ténébreuse horreur de ces bois me pénètre ;
J’ai peur, quand au travers de leur obscurité
J’aperçois l’infini qui menace mon être.

Pourquoi suis-je donc seul saisi d’un tel émoi,
Seul atome pensant parmi tous les atomes,
Devant ces arbres noirs qui font autour de moi
Ce grand cercle muet d’immobiles fantômes ?
Dans ce monde avec vous comment suis-je venu ?
O visions, avant que la mort ne nous fasse
Tous rouler pêle-mêle au fond de l’inconnu,
Regardons-nous, une heure encore, face à face !


(L’Illusion : Heures sombres.)
OURAGAN NOCTURNE


Les vagues se cabraient comme des étalons
Et dans l’air secouaient leur crinière sauvage,
Et mes yeux, fatigués du calme des vallons,
Voyaient enfin la mer dans une nuit d’orage.
Le vent criait, le vent roulait ses hurlements,
L’Océan bondissait le long de la falaise,
Et mon âme, devant ces épouvantements,
Et ces larges flots noirs, respirait plus à l’aise.
La lune semblait folle, et courait dans les cieux,
Illuminant la nuit d’une clarté brumeuse ;
Et ce n’était au loin qu’aboiements furieux,
Rugissements, clameurs de la mer écumeuse.
— O Nature éternelle, as-tu donc des douleurs ?
Ton âme a-t-elle aussi ses heures d’agonie ?
Et ces grands ouragans ne sont-ils pas des pleurs,
Et ces vents fous, tes cris de détresse infinie ?
Souffres-tu donc aussi, Mère qui nous a faits ?
Et nous, sombres souvent comme tes nuits d’orage,
Inconstants, tourmentés, et comme toi mauvais,
Nous sommes bien en tout créés à ton image.


(L’Illusion : Heures sombres.)


TOUJOURS


Tout est mensonge : aime pourtant,
Aime, rêve et désire encore ;
Présente ton cœur palpitant
A ces blessures qu’il adore.

Tout est vanité : crois toujours,
Aime sans fin, désire et rêve ;
Ne reste jamais sans amours,
Souviens-toi que la vie est brève.

De vertu, d’art, enivre-toi ;
Porte haut ton cœur et ta tête ;
Aime la pourpre, comme un roi,
Et, n’étant pas Dieu, sois poète !


Rêver, aimer, seul est réel :
Notre vie est l’éclair qui passe,
Flamboie un instant sur le ciel,
Et se va perdre dans l’espace.

Seule la passion qui luit
Illumine au moins de sa flamme
Nos yeux mortels avant la nuit
Éternelle, où disparait l’âme.

Consume-toi donc ; tout flambeau
Jette, en brûlant, de la lumière ;
Brûle ton cœur, songe au tombeau
Où tu redeviendras poussière.

Près de nous est le trou béant ;
Avant de replonger au gouffre,
Fais donc flamboyer ton néant ;
Aime, rêve, désire et souffre !


(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


LA BÉNÉDICTION DU MARIAGE PERSAN


Soyez grands, soyez forts, soyez victorieux ;
Soyez aimants, marchez des flammes dans les yeux.
Soleil, Dieu des clartés, Dieu bon qui les pénètres,
Verse-leur ton amour brûlant pour tous les êtres.
— Comme le Ciel bénit la Terre nuit et jour,
Homme, sur cette femme épanche ton amour ;
O femme, quand sa main entr’ouvrira tes voiles,
Qu’il trouve en toi la paix sereine des étoiles.
La vie est un tragique et sublime combat :
Affrontez-la d’un cœur vaillant que rien n’abat
Soyez purs de pensée et purs en vos paroles,
Pour que vos actions ne soient vaines ni folles,
Craignez déjà les yeux futurs de vos enfants.
A travers les douleurs avancez triomphants,
Imitez les héros de l’époque première,
Luttez pour la justice et la sainte lumière,
Chassez le mal, chassez la nuit, semez le bien,
Resserrez toujours plus l’infrangible lien
Dont j’unis à jamais vos deux cœurs dans la vie.

Chaque soir, admirez l’assemblée infinie
Des astres, et songez, en les vovant si beaux,
Qu’il Vous faut être ainsi d’étincelants flambeaux.
— Au nom d’Ormuzd, je vous bénis, vivez prospères,
Et transmettez la gloire et le sang de vos pères.

(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


LES HARPES DE DAVID


La nuit se déroulait, splendide et pacifique ;
Nous écoutions chanter les vagues de la mer,
Et nos cœurs éperdus tremblaient dans la musique ;
Les harpes de David semblaient pleurer dans l’air.

La lune montait pâle, et je faisais un rêve :
Je rêvais qu’elle aussi chantait pour m’apaiser,
Et que les flots aimants ne venaient sur la grève
Que pour mourir sur tes pieds purs et les baiser ;

Que nous étions tous deux seuls dans ce vaste monde ;
Que j’étais autrefois sombre, errant, égaré ;
Mais que des harpes d’or en cette nuit profonde
M’avaient fait sangloter d’amour et délivré,

Et que tout devenait pacifique, splendide,
Pendant que je pleurais, le front sur tes genoux,
Et qu’ainsi que mon cœur le ciel n’était plus vide,
Mais que Fume d’un Dieu se répandait sur nous !


(L’Illusion : Chants de l’amour et de la mort.)


LE TSIGANE DANS LA LUNE


C’est un vieux conte de Bohême :
Sur un violon, à minuit,
Dans la lune un tsigane blême
Joue en faisant si peu de bruit,

Que cette musique très tendre,
Parmi le silence des bois,
Jusqu’ici ne s’est fait entendre
Qu’aux amoureux baissant la voix.

Mon amour, l’heure est opportune ;
La lune argenté le bois noir ;
Viens écouter si dans la lune
Le violon chante ce soir !


(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


QUATRAINS


A l’origine était le Rythme, et lorsque Dieu
Fit se cristalliser ces îles du ciel bleu,
Les étoiles, déjà le Rythme était en elles,
Et tout vibre et tout vit par ses lois éternelles.



Le grand vent sur moi passe et me chante les vers,
Les poèmes qu’Allah a créés gigantesques.
Le ciel n’est qu’un feuillet de l’immense univers,
Et les astres errants en sont les arabesques.



La nuit splendide et bleue est un paon étoilé
Aux milliers d’yeux brillants comme des étincelles,
Qui fait la roue et marche, ou vole et bat des ailes
Devant ton trône, Allah, à nos regards voilé.



Aspire en toi l’amour infini qui fermente
Par les brûlants étés au cœur fou du soleil,
Et qu’à ses baisers d’or ton amour soit pareil,
Quand tu rencontreras les yeux de ton amante.



Inconscients, parfois hallucinés et fous,
Les pauvres animaux sont avec leur folie
Le rêve obscur d’un Dieu qui se réveille en nous,
Et s’épouvante alors de son œuvre accomplie.

Les êtres pour le Sage ont l’aspect de fantômes ;
Vaine agitation de forces et d’atomes,
Un mouvement sans but tourmente l’univers,
Que sans but réfléchit l’eau calme de mes vers.


(Les Quatrains d’Al-Ghazali.)


MATINÉE DE PRINTEMPS


Je marchais ébloui par le matin vermeil ;
Le fourmillement d’or de la mer au soleil
Aveuglait mes regards, et je me sentais l’âme
Près d’elle s’alanguir à ses soupirs de femme.
Les flots étincelaient parfois comme des yeux.
Des troupes d’oiseaux blancs jetaient des cris joyeux,
Tournaient, et plongeaient fous, venant tremper leurs plumes
Aux vagues qui riaient de longs rires d’écumes ;
Et tout chantait, vibrait sous le vent matinal.
C’était un paysage immense, sans égal :
Sur cette mer d’azur, près de ses bords, une lie,
De brume enveloppée encor, dormait tranquille,
Telle une fleur sur un grand vase de lapis ;
Et très haut dans les airs, en leur blancheur de lis,
Par delà les cités et les vagues campagnes,
Géantes, se dressaient des chaînes de montagnes.
Leurs neiges, en un ciel doux comme le satin,
Mêlaient leur candeur vierge à celle du matin.
Et des pêchers piquaient ce ciel de leurs fleurs roses.
J’allais ainsi, charmé par la beauté des choses,
Quand auprès de la ville, au détour d’un chemin,
Un pauvre enfant aveugle, et qui tendait la main,
M’apparut, oh ! si maigre, et pâle, et si sordide,
Et morne, avec ses yeux dont l’orbite était vide.
Quelques loques couvraient son corps à demi nu.
La mère était malade, et le père inconnu.
Jamais nulle caresse adoucissant sa peine ;
Le soleil baisait seul cette laideur humaine ;
Nul mot tendre au matin, alors qu’il s’en allait ;

Les passants étaient durs : il était sale et laid.
Et je songeais, voyant sa misère profonde,
A ce vautour du mal toujours aux flancs du monde,
A ce fond ignoré de muettes douleurs
Qu’auprès de nous jamais ne trahissent des pleurs,
Puis au hasard créant la naissance des êtres,
A ces enfants punis du péché des ancêtres,
Aux horreurs de la vie, à ses iniquités,
A tant de châtiments qui sont immérités ;
Et près de cet enfant dont les yeux étaient vides,
Je ne voulus plus voir l’éclat des flots splendides,
Ni sur la terre en fleur l’éclat du grand ciel bleu,
Tremblant qu’il n’y manquât la justice de Dieu.


VERS DORÉS


Des vers retentissants valent-ils le silence
D’une âme qui remplit son devoir simplement
Et, pour autrui toujours pleine de vigilance,
Trouve sa récompense et sa joie en aimant ?

La splendeur de la forme est une corruptrice ;
Les ivresses du beau rarement nous font purs :
Recherche pour ton âme une autre inspiratrice
Que la Vénus aux yeux changeants, tendres ou durs.

Accomplis ton devoir, car la beauté suprême,
Tu le sais maintenant, n’est pas celle des corps :
La statue idéale, elle dort en toi-même ;
L’œuvre d’art la plus haute est la vertu des forts.

Le saint est le très noble et le sublime artiste,
Alors que de sa fange il tire un être pur,
Et tire un être aimant d’une bête égoïste,
Comme un sculpteur un dieu d’un lourd métal obscur.

L’humble héros qui lutte et qui se sacrifie,
S’offrant à la douleur, à la mort sans trembler,
Seul t’apprendra les fins augustes de la vie ;
Et c’est à celui-là qu’il te faut ressembler.

Des tristes, des souffrants, de tant d’âmes qui pleurent,
Approche avec amour, et les viens relever :

C’est en luttant, souffrant, en mourant comme ils meurent,
Qu’ils t’ont permis de vivre et permis de rêver !

Regarde-les parfois entr’ouvrant leurs yeux mornes
Sur cette vie étrange et terrible pour eux.
Que ta religion soit la pitié sans bornes !
Allège le fardeau de tous ces malheureux !

De ton âme l’ennui mortel faisait sa proie,
Étant le châtiment de l’incessant désir ;
Du fier renoncement de ton âme à la joie
Goûte la joie austère et le sombre plaisir.

Sache que les héros, les saints, tu les imites
En détruisant en toi l’égoïsme d’abord ;
Meurs à toi-même, afin de vivre sans limites :
Toute âme pour grandir doit traverser la mort.

Connais du vrai héros la volupté profonde ;
Libre des sentiments égoïstes et bas,
Sentant battre ton cœur avec le cœur du monde,
Habite un lieu divin où la mort n’atteint pas.

Quand à l’âme de tous ton âme est réunie,
Si bien que leur douleur est ta propre douleur,
Alors tu fais ta vie immortelle, infinie.
Et fais large ta joie en y mêlant la leur.

Oui, ta vie est sublime, est harmonique et pleine,
De cette heure où ton être étroitement confond
Sa destinée avec la destinée humaine,
Et rentre, goutte d’eau, dans l’Océan profond.


(L’Illusion.)