Anthologie des poètes français contemporains/Déroulède Paul

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 423-432).








Bibliographie. — Juan Strenner, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1869) ; — Les Chants du paysan ; — Les Chants du soldat (1872) ; — Les Nouveaux Chants du soldat (1875) ; — L’Hetman, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1877) ; — La Moabite, drame en cinq actes et en vers, pièce destinée au Théâtre-Français, mais interdite par la censure (1880-1881) ; — Marches et Sonneries (1881) ; — De l’Éducation nationale (1882) ; — Monsieur le Hulan et les Trois Couleurs (1884) ; — Le Premier Grenadier de France (1886) ; — Le Livre de la Ligue des patriotes (1887) ; — Refrains militaires (1888) ; — Histoire d’amour, roman (1890) ; — Messire Duguesclin, pièce en trois actes et en vers (1895) ; — Poésies militaires (1896) ; — La Mort de Hoche, drame en prose en quatre actes (1898) ; — La Plus Belle Fille du monde, conte dialogué en vers libres (1898) ; — Les Chants du soldat, édition illustrée, avec portrait de l’auteur, 50 gravures hors texte, 200 dessins ; — Poésies militaires, illustrations de Jeanniot, gravées sur bois par Clément Bellanger et E. Fromont.

Les œuvres complètes de M. Déroulède se trouvent chez Calmann-Lévy.

M. Déroulède a collaboré à de nombreux journaux et revues. Il a fondé le journal Le Drapeau.

Né à Paris le 2 septembre 1846, M. Paul Déroulède, neveu d’Emile Augier, commença ses études de droit, qu’il abandonna pour la littérature et pour les voyages.

Il visita tour à tour l’Egypte, l’Italie, l’Espagne et l’Autriche, la Hollande, la Saxe, la Prusse.

« Après avoir donné, sous le pseudonyme de Jean Rebel, des poésies à la Revue Nationale, il fit représenter à la Comédie française, le 9 juin 1869, une pièce en un acte et en vers, intitulée Juan Strenner. Puis, quand survint la guerre franco-allemande, en 1870, il s’engagea dans les zouaves. Fait prisonnier et interné en Silésie, il s’évada et fit les campagnes de la Loire et de l’Est. Il fut mis à l’ordre du jour de l’armée à Montbéliard, prit part à la répression de la Commune et fut blessé au bras en enlevant une barricade.

« Après la guerre, il demeura dans l’armée, où il allait passer lieutenant, lorsqu’il se brisa la jambe en tombant de cheval. Il quitta alors le service.

« A ce moment, il avait déjà publié ses Chants du soldat (1872), et ses Nouveaux Chants du soldat (1875), qui avaient obtenu une vogue considérable. Il produisit coup sur coup : L’Hetman, drame en cinq actes et en vers, représenté avec succès en 1877 à l’Odéon ; La Moabite (1880), autre drame en cinq actes, qui, reçu au Théâtre-Français, fut interdit par la censure ; les Marches et Sonneries (1881), et une cantate, Vive la France ! dont Gounod écrivit la musique.

« Il avait conservé pour les choses de l’armée un amour passionné, et il dépensait en fondations patriotiques une activité dévorante. Après avoir fait partie, en janvier 1882, d’une commission d’éducation militaire au ministère de l’instruction publique, il créa, le 18 mai 1882, la Ligue des patriotes, qui devait attirer sur son nom une si retentissante notoriété. »

Dès lors, M. Paul Déroulède mena une existence extrêmement agitée. Son ardent patriotisme l’engagea dans des luttes politiques dont le souvenir est encore présent à toutes les mémoires. L’ardeur qu’il mit à défendre ses convictions lui valut bien des inimitiés et plus d’une condamnation, mais aussi l’estime de ses adversaires mêmes, qui furent toujours unanimes à rendre hommage à sa haute sincérité et à sa parfaite loyauté.

Exilé en janvier 1900 par un arrêt de la Haute Cour, amnistié en octobre 1905, M. Déroulède, après avoir vécu près de six ans à l’étranger, — d’abord à Saint-Sébastien, puis à Vienne, — est rentré en France le 5 novembre 1905.

« La poésie de Paul Déroulède, écrit dans ses Nouveaux Samedis M. Armand de Pontmartin, est prise dans les entrailles mêmes des sujets qu’elle traite ; elle en a les ardeurs, les fiertés, les tristesses viriles, l’humeur guerrière, le patriotisme invincible. Elle reste militante quand le pays ne se bat plus ; elle est l’intrépide sentinelle des lendemains de la défaite. C’est une poésie toute d’action, conçue dans la douleur, née dans l’orage, familiarisée dès le berceau avec l’odeur de la poudre, le sifflement des obus et le bruit du canon, ayant eu pour langes le lambeau d’un drapeau troué de balles ou le linceul d’un mobile mort en criant : « Vive la France ! »

Le talent est grand, mais l’inspiration est plus haute encore. Le poète se soucie moins de ciseler ses vers que de les tremper. Leur éclat est celui des armes, leur cadence semble réglée sur celle d’une marche guerrière. Il n’entre que du fer dans les cordes de cette lyre martiale ; c’est de l’héroïsme chanté. » (Paul

de Saint-Victor.)
LES DEUX DÉESSES


La guerre avait été rapide, mais sanglante.
Un deuil mêlé d’angoisse assombrissait les yeux ;
Et, vers un ciel meilleur levant sa main tremblante,
Athène avait placé la Paix au rang des dieux.

En vain, grand ennemi de ces cultes d’Asie
Qui pouvaient énerver son peuple et l’affaiblir,
Périclès trouvait l’heure imprudemment choisie :
La volonté d’Athène avait dû s’accomplir.

Le temple s’élevait auprès de l’ancien Stade,
Sur la place où jadis avait campé Xerxès ;
Ictinus en avait dessiné la façade,
Et le portique était l’œuvre de Mnésiclès.

Les colonnes étaient de marbre pentélique ;
Par deux portes d’argent le portail était clos ;
Et sous le péristyle, à la muraille oblique,
Zeuxis et Parrhasius avaient peint deux tableaux :

— Sur l’un : au grand soleil c’est la moisson qui chante,
Sans ombre, les figuiers ne sont pas assez hauts,
Mais la gaîté rayonne et mêle, encourageante,
Le bruit léger des voix au bruit sourd des fléaux.

Sur leurs fronts gracieux, portant la lourde gerbe,
Les jeunes filles vont riant aux jeunes gens ;
L’été splendide a fait la récolte superbe,
Et l’hiver peut venir sans trouver d’indigents.

Le second représente un gai faubourg d’Athènes :
Par la sérénité tranquille des beaux soirs,
Les vendangeurs lassés courent boire aux fontaines,
Et, pieds nus, les enfants dansent dans les pressoirs.

Dans un coin, à l’écart des gaités populaires,
Une femme au sein blanc berce son fils, qui dort,
Tandis que sur le quai, déchargeant ses galères,
Un marchand réjoui sourit à ses sacs d’or.

Tous les abords du temple étaient plantés de roses,
Comme si, pour prier, l’âme s’y parfumait ;

Et, comme pour cacher les horizons moroses,
Au loin l’Hymette en fleurs dressait son gai sommet.

Le sanctuaire était plus radieux encore ;
Jamais divinité n’eut plus divin séjour,
Et, lumineux berceau d’une éternelle aurore,
Douze lampes d’albâtre y brûlaient nuit et jour.

Mais, voici qu’au milieu même du sanctuaire,
Une image trônait, lourde, aux membres épais,
Œuvre infime de quelque infime statuaire,
Et cette image était l’image de la Paix.

Levant sans majesté son front sans hardiesse,
Tendant, d’un geste bas, ses deux mains pleines d’or,
L’idole n’avait rien, hélas ! d’une déesse !
Et cependant le grand Phidias vivait encor.

Phidias vivait encor, qui du marbre rebelle
Miraculeux dompteur et vainqueur merveilleux,
Avait fait Zeus si noble et Minerve si belle,
Qu’on disait que Phidias divinisait les dieux.

Alors pourquoi ce bloc informe dans ce temple ?
Quand la beauté pouvait resplendir sur l’autel,
Pourquoi ce spectre vain que la foule y contemple ?
D’où vient, chez un tel peuple, un aveuglement tel ?

Est-ce donc qu’oubliant ce sublime génie,
Comme un autre Aristide admiré trop longtemps,
Lasse de l’applaudir, Athènes le renie ?
Ou si l’ardent Phidias est vieux à soixante ans ?

Pourtant, quand l’architecte eut dressé son portique
Et que, pour y placer une divinité,
Athène eut convoqué les sculpteurs de l’Attique,
C’était d’abord Phidias qui s’était présenté.

Et l’assemblée avait eu lieu dans cette enceinte,
Où pour la République Athène allait aux voix ;
Car ce peuple, pour qui l’art était chose sainte,
Délibérait du Beau comme il eût fait des lois.

Le premier qui parla fut un tisseur d’étoffe,
Et qui tissait aussi l’idée avec les mots,

Une sorte de vieil artisan philosophe,
Pour qui la guerre était le plus affreux des maux.

Il avait sur la foule un assez grand empire.
Peut-être en d’autres temps l’eût-on moins écouté ;
Mais il est des instants mauvais où l’homme est pire,
Où l’âme d’un grand peuple est lasse de fierté.

« Maître, dit-il, l’idée est tout dans notre idole.
Elle ne peut avoir deux sens ni deux aspects.
Il faut que l’attitude affirme le symbole,
Dis-nous comment tu veux représenter la Paix.

— Ah ! dit Phidias, la Paix et sublime et féconde !
Bien fou qui, la tenant, ose la hasarder !

Mais plus fou qui s’y fie, et le plus fou du monde
Qui, sans veiller sur elle, espère la garder !

« Aussi, moi, j’en ferais une sœur de Minerve,
Etincelante, armée, au front majestueux ;
Ses regards fixeraient l’horizon, qu’elle observe ;
Deux ailes d’or pourraient l’emporter dans les cieux. »

L’homme dit : « Périclès eût choisi ton symbole.
— C’est donc, reprit Phidias, qu’il est digne de lui. —
— Une Paix casque au front ! Une paix qui s’envole !..
Prête à combattre alors ? — Prête à combattre, oui.

— Soit donc ! Mais cette Paix pense trop à la guerre ;
Elle s’entendrait mal aux soins de nos troupeaux.
Celle que nous voulons est d’aspect plus vulgaire,
Assise, et par son or achetant son repos. »

En l’entendant, Phidias fut profondément triste ;
Car dans ce cœur épris du Beau comme du Bien,
Le citoyen souffrait tout autant que l’artiste,
Et voici ce que fut le cri du citoyen :

« O peuple au cœur changeant, gardez-vous de l’en’croire,
N’écoutez pas cet homme, ô peuple au cœur léger !
Son immuable paix n’est qu’un rêve illusoire ;
Sommes-nous sans voisins pour être sans danger ? »

Et comme on l’accueillait d’un murmure de blâme :
« C’est donc vraiment pour tous que cet homme parla ?

Vous voulez donc vraiment cette déesse infâme ?… »
Le peuple répondit : « Nous voulons celle-là. »

Alors le grand Phidias, père de la sculpture,
Se dressant au milieu de ces hommes surpris,
Et de tout son grand nom grandissant sa stature,
Laissa tomber sur eux son généreux mépris :

« Moi, Phidias, créateur des dieux aux fronts augustes,
Par qui l’inanimé reste à jamais vivant,
Moi, le prompt serviteur de vos volontés justes,
Je refuse de vous servir et je défends…

« Et je défends ! Entendez-vous, hommes d’Athènes ? —
— Et son bras s’étendait dans un geste de roi,
Et sa voix jetait haut ses paroles hautaines : —
Je défends à quiconque a travaillé sous moi,

ci A quiconque se dit et se sait mon élève,
Qu’il soit tailleur de pierre ou fondeur de métaux,
De donner une forme humaine à votre rêve,
Et de souiller pour vous sa main ni ses marteaux.

« Car la divinité de votre allégorie
Cache son front hideux sous un masque trompeur.
La mienne encor pouvait protéger la patrie ;
Mais ce n’est pas la Paix, la vôtre, c’est la Peur ! »

Voilà pourquoi l’idole était lourde et mal faite,
Pourquoi, sourd aux appels de son peuple égaré,
Périclès refusa d’en consacrer la fête,
Et comme quoi le temple était déshonoré.


(Marches et Sonneries.)


LE BON GITE


Mirebeau, 1811.


« Bonne vieille, que fais-tu là ?
Il fait assez chaud sans cela.
Tu peux laisser tomber la flamme.
Ménage ton bois, pauvre femme,
Je suis séché, je n’ai plus froid. »


Mais elle, qui ne veut m’entendre,
Jette un fagot, range la cendre :
« Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi.

— Bonne vieille, je n’ai pas faim.
Garde ton jambon et ton vin ;
J’ai mangé la soupe à l’étape.
Veux-tu bien m’ôter cette nappe !
C’est trop bon et trop beau pour moi. »

Mais elle, qui n’en veut rien faire,
Taille mon pain, remplit mon verre :

o Refais-toi, soldat, refais-toi.

— Bonne vieille, pour qui ces draps ?
Par ma foi, tu n’y penses pas !

Et ton étable ? et cette paille
Où l’on fait son lit à sa taille ?
Je dormirai là comme un roi. »

Mais elle, qui n’en veut démordre,
Place les draps, met tout en ordre :

« Couche-toi, soldat, couche-toi ! »

Le jour vient, le départ aussi. —
« Allons ! adieu… Mais qu’est ceci ?
Mon sac est plus lourd que la veille…
Ah ! bonne hôtesse ! ah ! chère vieille,
Pourquoi tant me gâter, pourquoi ? »

Et la bonne vieille de dire,
Moitié larme, moitié sourire :

« J’ai mon gars soldat comme toi ! »


(Nouveaux Chant du soldat.)


TESTAMENT


Lorsque nous aurons fait la guerre triomphante,
Et que notre Patrie aura repris son rang,
Alors, avec les maux que la conquête enfante,
Disparaîtra l’horreur qui suit le conquérant.

Alors la grande France aimante et sans rancune,
Semant ses jeunes blés sous les lauriers nouveaux,
Fêtera le Travail, père de la Fortune,
Et chantera la Paix, mère des longs travaux.

Car ce sera la Paix calme, sereine, auguste,
Qui désarme les bras sans armer les esprits ;
Car nous nous montrerons des vainqueurs au cœur juste,
Et nous ne reprendrons que ce qui nous fut pris.

Et notre Nation, lasse de funérailles,
En exaltant ses morts calmera ses vivants,
Et nous ne voudrons plus qu’on parle de batailles,
Et nous désapprendrons la haine à nos enfants.

Et ce ne sera plus qu’une immense allégresse
Qui frémira d’un bout à l’autre du pays,
Quelqu’un de ces transports comme en connut la Grèce,
Quand les Perses fuyaient de ses champs envahis.

Heureux, heureux alors les poètes de France
Dont l’âme n’aura pas porté notre long deuil !
Ils chanteront l’amour, comme nous la souffrance.
Comme nous de colère, ils frémiront d’orgueil.

Quant à moi, le farouche et vieux crieur de guerre,
Que je survive ou non au choc libérateur,
Mon œuvre, je le sais, ne lui survivra guère
Et mes Chants du soldat n’auront plus de chanteur.

Oui, oui, l’heure viendra — qui prévoit peut prédire —
Où ces cris de fierté chers au pays vaincu,
Au pays consolé sembleront un délire ;
Où nul ne comprendra la haine où j’ai vécu.

Car, forgeron brutal et tout de violence,
Je frappais à grands coups pour frapper à coups sûrs,
Et mes vers martelés comme des fers de lance
Ne sont pas un trophée à placer sur des murs.

Non, non ! C’est avant tout une arme populaire,
Un épieu dans les bois au hasard ramassé
Qui, le combat fini, tombe avec la colère,
Ou reste dans la plaie après qu’il a blessé.


Que tel soit mon destin, et ma part est trop belle !
Je n’en voudrais pas plus et n’en rêve pas tant.
Aussi, loin d’écarter mon néant, je l’appelle :
Oh ! oui ! puisse aujourd’hui, tout à l’heure, à l’instant,

La France s’élancer de victoire en victoire,
Puisse — son fier triomphe à jamais établi —
Mon nom être englouti dans ce torrent de gloire.
Et mon livre inconnu se perdre dans l’oubli !


(Refrains militaires.)