Anthologie des poètes français contemporains/De Heredia José Maria

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Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 343-351).








Bibliographie. — La Véridique Histoire de la Nouvelle-Espagne, traduit de l’espagnol de Bernai del Castillo (1877-1887), ouvrage couronné par l’Académie française ; — Les Trophées (1893) ; — La Nonne Alferez (1894).

Ces ouvrages se trouvent chez Alphonse Lemerre.

José-Maria de Heredia a collaboré aux divers Parnasses, à la Revue des Deux-Mondes, à l’ancienne Revue de Paris, à la Revue Française, à la Renaissance, à la Revue des Lettres et des Arts, à la République des Lettres, à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, au Temps, au Figaro, à la Nouvelle Revue, etc.

Fils d’un père espagnol et d’une mère française, José-Maria de Heredia, né le 22 novembre 1842 dans les montagnes de la Sierra Madré, proche Santiago de Cuba, mort le 3 octobre 1905 au château de Bourdonné en Seine-et-Oise, descendait de ces fameux conquistaderes espagnols qui vécurent la prodigieuse épopée du nouveau monde ; un de ses ancêtres accompagna Cortex et fonda Carthagène des Indes.

Elevé en France, au collège de Saint-Vincent, à Senlis, par de bons prêtres, excellents humanistes, le poète ne quitta sa patrie d’adoption que pour faire un court séjour à l’Université de la Havane, puis revint à Paris et suivit les cours de l’Ecole des chartes. S’étant lié avec Leconte de Lisle, il devint l’un des intimes du maître et l’un des habitués les plus assidus de ses fameuses soirées parnassiennes.

« Heredia, dit M. Xavier de Ricard, s’y montra joyeux, exubérant, heureux de vivre : il s’extériorisait tumultueusement par le geste, la voix, le rire. Tout épanoui en joie, il semblait, cet heureux, avoir, lui seul de nous tous, concilié l’art et la vie en une si intime harmonie qu’elle n’était jamais troublée même de la plus brève dissonance »… Et plus loin : « Déjà Heredia pensait à son recueil qui ne devait paraître que près de trente ans après, — admirable témoignage d’une conviction de poète qui ne compte pas avec le temps pour parfaire son œuvre. Mais alors, ce livre, qui depuis s’est appelé Les Trophées, devait s’intituler Les Fleurs de feu, et déjà même le sonnet liminaire en était composé. Il fut publié dans le premier volume du Parnasse[1]. »


« Heredia se fit remarquer par l’éclatante plénitude de son Style. Nul ne poussa aussi loin que lui le souci de la perfection plastique. Son œuvre se compose d’un certain nombre de morceaux épiques tels que les Conquérants de l’or, de tierces rimes et de sonnets d’une originalité puissante. On peut dire que José-Maria de Heredia a transformé ce petit poème à forme fixe et qu’il en a fait un usage nouveau. Tour à tour descriptif, mythologique, héroïque, il sait composer en quatorze vers des tableaux achevés, d’un merveilleux éclat. M. Jules Lemaitre a pu dire très justement : « Chacun de ses sonnets suppose une longue préparation, et que le poète a vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces deux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d’eux résume à la fois beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la beauté d’un mythe, tout l’esprit d’une époque, tout le pittoresque d’une civilisation. » On retrouve, en effet, dans ces merveilleux poèmes, la nature ardente et fleurie où s’écoula l’enfance du poète, l’âme des Conquistadores dont il descend, les purs souvenirs de la beauté antique qu’il évoque pieusement. Le sonnet, avant José-Maria da Heredia, n’approchait pas de la richesse et de la grandeur que cet ouvrier poète lui a données. (Anatole France.)

Les lignes suivantes de M. Gaston Deschamps, en même temps qu’elles expliquent le souci d’exactitude qui hante constamment le poète, nous font assister en quelque sorte à l’élaboration lente et tout intérieure des chefs-d’œuvre dont le maître sonnettiste enrichit la littérature française :

« Les vers de José-Maria de Heredia attestent un vif souci d’exactitude… Que voulez-vous ? Quand on a été c h artiste, on reste toujours ami des textes et des documents… Heredia a fréquenté, tout jeune, les archives, les vieilles armures et les églises vénérables — Il s’est habitué à saisir d’une vue directe la figure du passé. Il s’est plu aux doctes dissertations, aux monographies, aux recueils de parchemins, aux albums d’armoiries, aux glossaires. Il est demeuré grand lecteur de mémoires érudits, de brochures rares, de commentaires peu connus. Les sociétés savantes des départements lui ont fourni, plusieurs fois, des motifs de poésie : souvent une planche d’archéologie entrevue dans une bibliothèque, un pan de mur, une statue cassée qui gît dans l’herbe, un fragment de stèle, une guirlande de palmettes qui court sur une frise, se fixent dans son esprit, l’accompagnent partout, à pied et à cheval, en voiture ou en omnibus, au théâtre et dans le monde. Les jours passent, les semaines, les mois, parfois les années. La vision s’enrichit de lectures et de méditations nouvelles ; elle attire des mots colorés et sonores ; elle se vêt de pourpre, d’azur et d’or ; elle se couvre de cristaux et d’aiguilles comme ces branches de bois mort que l’on jette dans les mines de Harz. Brusquement elle éclate en une magnificence de phrases, en un triomphe de rimes ; elle scintille, elle éblouit’, elle émerveille. La poésie française compte un sonnet de plus… Successeur des poètes qui ont introduit l’Espagne en France, héritier d’une longue lignée qui va de Jean Chapelain à Pierre Corneille et d’Abel Hugo à Victor Hugo, l’auteur des Trophées se distingue cependant de tous ses devanciers par des traits qui lui sont personnels. Son char Us me n’a pas nui, tant s’en faut, à son esthétique. Les triomphes de la philologie l’ont émerveillé. Il a vu les profondeurs du passé magnifiquement illuminées par ces sciences très spéciales que le vulgaire ignore ou méprise, et qui sont d’admirables lampes de mineur : l’archéologie, l’épigraphie, la diplomatique. Il a compris que l’office et le bienfait de la littérature consistent surtout à ouvrir au public des trésors cachés et à faire entrer dans le domaine de tous ce qui était auparavant l’exclusive propriété de quelques spécialistes volontiers jaloux. Ce Parnassien est un moderne. » {La Vie et les Livres.)

Célèbre depuis de longues années par ses sonnets publiés dans les grandes revues, José-Maria de Heredia fut élu membre de l’Académie française en février 1894, un an après la publication des Trophées.




NÉMÉE


Depuis que le Dompteur entra dans la forêt
En suivant sur le sol la formidable empreinte,
Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s’est tu. Le soleil s’abîme et disparait.

A travers le hallier, la ronce et le guéret,
Le pâtre épouvanté qui s’enfuit vers Tirynthe
Se tourne, et voit d’un œil élargi par la crainte
Surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt.

Il s’écrie. Il a vu la terreur de Némée
Qui sur le ciel sanglant ouvre sa gueule armée,
Et la crinière éparse et les sinistres crocs ;
Car l’ombre grandissante avec le crépuscule
Fait, sous l’horrible peau qui flotte autour d’Hercule,
Mêlant l’homme à la bête, un monstrueux héros.


(Les Trophées.)


LE THERMODON


Vers Thémiscyre en feu qui tout le jour trembla
Des clameurs et du choc de la cavalerie,
Dans l’ombre, morne et lent, le Thermodon charrie
Cadavres, armes, chars que la mort y roula.

Où sont Phœbé, Marpé, Philippis, Aella,
Qui, suivant Hippolyte et l’ardente Astérie,
Menèrent l’escadron royal à la tuerie ?
Leurs corps déchevelés et blêmes gisaient là.

Telle une floraison de lis géants fauchée,
La rive est aux deux bords de guerrières jonchée,
Où parfois se débat et hennit un cheval ;

Et l’Euxin vit, à l’aube, aux plus lointaines berges
Du fleuve ensanglanté d’amont jusqu’en aval.
Fuir des étalons blancs, rouges du sang des Vierges.


(Les Trophées.)


LE CHEVRIER


O berger, ne suis pas dans cet âpre ravin
Les bonds capricieux de ce bouc indocile ;
Aux pentes du Ménale, où l’été nous exile,
La nuit monte trop vite et ton espoir est vain.

Restons ici, veux-tu ? J’ai des figues, du vin.
Nous attendrons le jour en ce sauvage asile.
Mais parle bas. Les Dieux sont partout, ô Mnasyle,
Hécate nous regarde avec son œil divin.

Ce trou d’ombre là-bas est l’antre où se retire
Le démon familier des hauts lieux, le Satyre ;
Peut-être il sortira, si nous ne l’effrayons.

Entends-tu le pipeau qui chante sur ses lèvres ?
C’est lui ! Sa double corne accroche les rayons,
Et, vois, au clair de lune il fait danser mes chèvres.


(Les Trophées.)


L’ESCLAVE


Tel, nu, sordide, affreux, nourri des plus vils mets,
Esclave, — vois, mon corps en a gardé les signes, —
Je suis né libre au fond du golfe aux belles lignes
Où l’Hybla plein de miel mire ses bleus sommets.

J’ai quitté l’île heureuse, hélas !… Ah ! si jamais
Vers Syracuse et les abeilles et les vignes
Tu retournes, suivant le vol vernal des cygnes,
Cher hôte, informe-toi de celle que j’aimais.


Reverrai-je ses yeux de sombre violette,
Si purs, sourire au ciel natal qui s’y reflète
Sous l’are victorieux que tend un sourcil noir ?

Sois pitoyable ! Pars, va, cherche Cléariste
Et dis-lui que je vis encor pour la revoir.
Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste.


(Les Trophées.)


LA TREBBIA


L’aube d’un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s’éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l’escadron léger des Numides s’abreuve.
Partout sonne l’appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu’il vente ou qu’il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
A l’horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.


(Les Trophées.)


À UN TRIOMPHATEUR


Fais sculpter sur ton arc, Impérator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs,
Et la flotte captive, et le rostre, et l’aplustre.

Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre,
Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu
L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;

Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux
Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée,
Quelque faucheur samnite ébréchera sa faulx.


(Les Trophées.)


SOIR DE BATAILLE


Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor dans l’air, où vibraient leurs voix fortes,
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.

D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Au loin tourbillonner les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.

C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Impérator sanglant.


(Les Trophées.)


ANTOINE ET CLÉOPATRE


Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Egypte s’endormir sous un ciel étouffant,
Et le fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Sais rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l’ardent Impérator
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.


(Les Trophées.)


LES CONQUÉRANTS


Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

  1. Voici ce sonnet : FLEURS DE FEU

    Bien des siècles, depuis les siècles du Chaos,
    La flamme, par torrents, coula de ce cratère,
    Et ce pic, ébranlé d’un éternel tonnerre,
    A flamboyé plus haut que les Chimborazos.
    Tont s’est éteint. La nuit n’a plus rien qui l’éclairé.
    Aucun grondement sourd n’éveille les échos.
    Le sol est immobile, et le sang de la Terre,
    La lave, en se Ûgéant, lui laissa le repos.
    Pourtant, dernier effort de l’antique incendie,
    On voit, dans cette lave à peine refroidie,
    Eclatant à travers les rocs pulvérisés.
    Au milieu du feuillage, aigu comme une lance,
    Sur la tige de fer qui d’un seul jet s’élance,
    S’épanouir la fleur des cactus embrasés.

    Le poète a publié ce sonnet dans les Trophées avec de profondes modifications :

    Bien des siècles, depuis les siècles du Chaos,
    La flamme par torrents jaillit de ce eratOre,
    Et le panache igné du volcan solitaire
    Flambe plus haut encor que les Chimborazos.
    Nul brait n’éveille plus la cime sans échos.
    Où la cendre pleuvait, l’oiseau se désaltère ;
    Le sol est immobile, et le sang de la Terre,
    La lave, en se figeant, lui laissa le repos.
    Pourtant, suprême effort de l’antique incendie,
    À l’orbe de la gueule a jamais refroidie,
    Eclatant a travers les rocs pulvérisés,
    Comme un coup de tonnerre au milieu du silence,
    Dans le poudrolment d’or du pollen qu’elle lance,
    S’épanouit la fleur des cactus embrasés.