Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Édouard Grenier

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 55-60).

ÉDOUARD GRENIER

1819


Édouard Grenier, né à Baume (Doubs), suivit pendant quelque temps la carrière diplomatique, puis donna sa démission de secrétaire d’ambassade pour se livrer tout entier à la vocation qui l’entraînait vers la poésie.

Voici les titres de quelques-uns de ses ouvrages : Petits poèmes (1859), Poèmes dramatiques (1861), Amicis (1868), Francine (1885).

M. Édouard Grenier a obtenu a deux reprises le prix de poésie à l’Académie française, avec la Mort de Lincoln et Sémeia.

« Chacune de ses œuvres, dit Jules Lemaitre, est un de ces rêves où l’on s’enferme, et où l’on vit des mois et des ans, comme dans une tour enchantée… Il est le représentant distingué d’une génération d’esprits meilleure et plus saine que la nôtre. On ne sait si son œuvre nous intéresse plus par elle-même ou par les souvenirs qu’elle suscite ; mais le charme est réel. Toute la grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie, comme dans une eau limpide. »

Les œuvres d’Édouard Grenier ont été publiées, pour la plupart, chez A Lemerre.

André Lemoyne.




L’INFINI


SUR LA MER NOIRE


 

Insondable et plein de mystère
L’Infini roule triomphant,
Et dans son sein porte la terre
Comme une mère son enfant.

La terre, à son tour, dans l’espace
En glissant sur l’immense éther,
Sans la verser porte avec grâce
La coupe verte où dort la mer.

Et la mer porte sur ses ondes
Le vaisseau qui se rit des flots ;
Et la nef sous ses voiles rondes
M’emporte avec les matelots.

Et moi, pauvre oiseau de passage,
Que le sort loin d’Elle a banni,
Je porte en mon cœur son image…
Où je retrouve l’Infini.





L’ELKOVAN


PRÉLUDE.



I



La brise fait trembler sur les eaux diaphanes
Les reflets ondoyants des palais radieux ;
Le pigeon bleu se pose au balcon des sultanes ;
L’air embaumé s’emplit de mille bruits joyeux ;
Des groupes nonchalants errent sous les platanes ;
Tout rit sur le Bosphore, et seuls les elkovans
Avec des cris plaintifs rasent les flots mouvants.


II


Ô pâles elkovans ! troupe agile et sonore,
Qui descendez sans trêve et montez le courant !
Hôtes doux et plaintifs des ondes du Bosphore,
Qui ne vous reposez comme nous qu’en mourant !
Pourquoi voler ainsi sans cesse dès l’aurore,
Et d’Asie en Europe, et de l’aube au couchant,
Jeter sans fin ce cri monotone et touchant ?


III


Le peuple de ces bords vous vénère et vous aime ;
Le pêcheur vous salue en jetant ses filets ;
Les enfants du rivage et le chasseur lui-même

Ne déciment jamais vos rangs toujours complets ;
Et quand le soleil tombe à l’horizon extrême,
L’odalisque, entr’ouvrant la vitre des Yalis,
Vous suit d’un long regard à travers le treillis.


IV


On dit, ô voyageurs ! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots ;
Corps souples et charmants d’ardentes jeunes femmes,
Dont la nuit et l’horreur étouffaient les sanglots,
Lorsque, cousus vivants dans des toiles infâmes,
L’eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.


V


Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l’aventure,
Et, sans se consoler, volent, volent sans fin.
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.


VI


Et vous avez raison ! car dans ce pauvre monde
On ne vit qu’où l’on aime, et la patrie est là !
Ici-bas, rien ne vaut le coin d’ombre profonde

Où d’un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l’éclair d’une seconde,
Ou qu’il ait rayonné sur un long avenir,
L’âme en garde à jamais l’immortel souvenir.


VII


Mais même sans l’amour tes rives sont si belles,
Ô Bosphore ! et la main complaisante des dieux
Les revêt d’une grâce et d’une splendeur telles
Que l’étranger lui-même, à l’heure des adieux,
Sans en être attendri ne peut s’éloigner d’elles ;
Et devant ce ciel pur, ces flots et ces cyprès,
Dit : « Pourquoi donc partir ? le bonheur est tout près. »


VIII


Et moi, je fus aussi dans ta verte Arcadie !
J’ai contemplé tes cieux, j’ai contemplé tes mers ;
J’ai reçu leur beauté dans mon âme agrandie ;
J’ai versé dans tes flots mes pleurs les plus amers.
Mais lorsque sous le coup ma raison étourdie
Chancelait… alors Dieu, dans sa tendre pitié,
Ouvrit derrière moi les bras de l’amitié.


IX


Elkovans ! elkovans ! que de fois, quand la brise
Ranimait à mes pieds le feu du narghilé,
N’ai-je pas écouté votre plainte indécise !…

Sous l’éperon de fer du caïque effilé,
La vague sanglotait comme un cœur qui se brise ;
La lune, triste et pâle, au bord du ciel bruni
Se levait, et mon cœur plongeait dans l’infini.


X

 
Elkovans ! elkovans ! je sais plus d’une histoire
Douce comme l’amour, triste comme la mort.
Une surtout ! Je veux la dire à votre gloire.
Comme au sein de la mer une perle qui dort,
Elle repose encore au fond de ma mémoire ;
Mais je veux la tirer de son humide écrin,
Et montrer au soleil mon trésor sous-marin.