Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Albert Giraud

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 371-376).




ALBERT GIRAUD


1860




Albert Giraud, né le 23 juin 1860 à Louvain (Brabant), débuta dans la poésie par Pierrot Lunaire (1884), un petit volume de rondels habilement tournés, mais non exempts de réminiscences. Son second livre, Hors du Siècle (1888), marque un progrès ; il y a une recherche d’images et des effets de couleur par lesquels le poète se rattache, lui aussi, à la tradition coloriste des artistes de sa race.

Ses œuvres ont été publiées par A. Lemerre et Léon Vanier.

a. l.





BROSSEUR DE LUNE




Un très pâle rayon de Lune
Sur le dos de son habit noir,
Pierrot-Willette sort le soir
Pour aller en bonne fortune.

Mais sa toilette l’importune :
Il s’inspecte et finit par voir
Un très pâle rayon de Lune
Sur le dos de son habit noir.

Il s’imagine que c’est une
Tache de plâtre, et sans espoir
Jusqu’au matin, sur le trottoir,
Frotte, le cœur gros de rancune,
Un très pâle rayon de Lune !


(Pierrot Lunaire)





POUSSIÈRE ROSE




Une fine poussière rose
Danse à l’horizon du matin ;
Un très doux orchestre lointain
Susurre un air de Cimarose.

Phœbé, comme une blanche rose,
Se meurt dans le ciel incertain ;
Une fine poussière rose
Danse à l’horizon du matin.

Devant un Cassandre morose,
Fuit un falbala de satin
Qui traverse — en frôlant le thym
Qu’une fraîche rosée arrose —
Une fine poussière rose.


(Pierrot Lunaire)





À UNE FEMME DE QUARANTE ANS




Dans tes grands yeux, emplis de chaude obscurité
Où luisent vaguement les secrets de la vie,
J’ai puisé pour toujours la chimérique envie
D’un suprême plaisir que je n’ai point goûté.


L’arome capiteux de ta maturité
Enivre puissamment ma chair inassouvie,
Et du fond du passé mon âme est poursuivie
Par l’éternel regret de ta virginité.

J’ai souvent jalousé, par les soirs pacifiques,
Les vaisseaux attirants, lassés et magnifiques
Dont l’orgueil du retour solennisait les mâts,

Et qui semblaient traîner, derrière leurs antennes,
Une émanation des ciels et des climats
Qu’ils avaient respires dans leurs courses lointaines.


(Hors du Siècle)





L’ANNONCIATEUR




Enfant désordonné, turbulent et nerveux,
Dont rien ne peut fléchir la volonté hardie,
Déjà l’on voie courir dans l’or de tes cheveux
                  Des rêves d’incendie.

D’ardents reflets de chair, de fournaise et de sang,
Allumés dans les plis de tes lèvres vaillantes,
Fardent superbement d’un fard éblouissant
                  Tes pommettes saillantes.

L’espoir de la maraude et du fruit défendu
Et le pressentiment des balafres futures
Redressent vers le ciel ton nez large et fendu
                  De chercheur d’aventures.


Ton front impérieux, farouchement bombé.
Qui l’enflamme soudain de révolte et de rage,
A les sombres lueurs d’un horizon plombé
                  Où s’amasse un orage.

Ta main italienne, au jeu souple et lascif,
Par un vouloir tenace à chaque instant crispée,
Me chercher partout d’un geste convulsif
                  Le pommeau d’une épée.

Rapides, frémissants, aiguisés de clarté,
Pointus et barbelés comme des javelines,
Tes regards chauds et roux tigrent l’obscurité
                  De leurs flèches félines.

Ta bouche sensuelle et lourde, où rit le jour,
Rouge comme une plaie embrasée et profonde,
Est tendue au-devant de quelque immense amour
                  Qui changera le monde !

Ta foi ? La fantaisie ! Et ta loi ? Le plaisir !
Tes vastes appétits, sans attache et sans règle,
Dans la foudre et l’éclair fondront sur leur désir
                  Avec des serres d’aigle.

Tu laisseras ton cœur, où dorment les aïeux,
Vierge implacablement de tout rêve vulgaire,
Battre dans ta poitrine, héroïque et joyeux
                  Comme un tambour de guerre.

Cher annonciateur des soldats qui naîtront,
Du seuil déshonoré de ces temps impassibles,
Salut ! Je sens flotter et chanter sur ton front
                  Des drapeaux invincibles !


Va ! Tu seras le chef des hommes qui demain
Cloueront comme un hibou sur le bois de leur porte,
Souffletée et brisée au seul vent de ta main,
                  Notre chimère morte.

Va ! Tu n’auras souci ni du bien, ni du mal :
Tu vivras sans penser dans un torrent de joie,
Ignorant comme un Dieu, beau comme un animal,
                  Ô fier enfant de proie !

Et ton œuvre, écrasant d’un mépris mérité
Tous les trieurs de mots à l’âme inassouvie,
Confrontera le Rêve et la Réalité,
                  Et l’Art avec la Vie !


(Hors du Siècle)





LA MORT D’HUNALD




Sur le lit vierge et blanc, jonché de lis nocturnes,
De lis mystérieux, de grands lis taciturnes,
Sous les rideaux pensifs où fleure un cher secret,
Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret
Des heures, sans regret des lèvres, sans envie
De tromper le destin ni d’accepter la vie,
Sans espoir d’un espoir, sans désir d’un désir,
Déjà mort dans son âme il se laisse mourir ;
Et tandis que du soir tintent les cloches vaines,
De ses fins ciseaux d’or l’enfant s’ouvre les veines,
Calme et grave, très las, à soi-même étranger,
Vaguement caressé par le rêve léger

Qui lui baise le front de ses ailes neigeuses,
Et ses regards obscurs, violettes songeuses,
Contemplent la splendeur de son corps trop aimé
Pleurer de longs rubis sur le lit parfumé,
Et, joyeux d’une joie étrange, la chair veuve,
irde jaillir le sang fier, comme un fleuve,
Puis, sans même souffrir le tourment du pardon,
Ayant tour oublié de toi, jusqu’à ton nom,
Dans le luxe des flots et leur lente harmonie,
Il écoute, en mourant, chanter son agonie.