Anthologie des poètes français du XIXème siècle/André Gill

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 396-400).

ANDRÉ GILL


1840-1885


André Gill, de son vrai nom Louis-Alexandre Gosset de Guines, se livra de bonne heure à son goût pour la peinture. Après avoir fait tout d’abord de petits dessins pour les journaux illustrés, il créa un genre nouveau. « Il saisissait un de nos grands hommes, a dit M. Félicien Champsaur, empoignait sa figure, faisait saillir le dessous intellectuel, trouvait le point ridicule, et surtout mettait l’idée sous la charge. »

Peintre et caricaturiste, André Gill était aussi un poète. Il l’a prouvé par un volume intitulé : La Muse à Bibi, qui contient des pièces d’un sentiment intense et pénétrant.

Les poésies d’André Gill ont été publiées par MM. Marpon et Flammarion.

A. L.



LE CHAT BOTTÉ



Matou charmant des contes bleus,
Chat, l’unique trésor des gueux,
Chat qu’on adore
En son enfance et que, très vieux,
Pour son langage merveilleux,
On aime encore ;


Chat qui vaut cent fois le cheval
D’Alexandre, chat sans rival
En cabriole,
Angora plus fort qu’un lion,
Dont chaque poil, comme un rayon,
Chauffe et console ;

Chat invisible et toujours là,
Qui se rit de la prison la
Plus cellulaire,
Et dont chaque homme, sous son toit,
Possède, si pauvre qu’il soit,
Un exemplaire…

Ah ! qu’il était, mon chat botté,
Luisant d’amour et de gaité,
Quand, chat d’audace,
Avec des airs exorbitants,
Il précédait mes beaux vingt ans
En criant : « Place !

« Place au marquis de Carabas !
Ohé ! vous tous, là-haut, là-bas,
Place à mon maître !
Admirez, peuples étonnés,
L’homme depuis le bout du nez
Jusqu’à la guêtre ;

« Avouez qu’il réussira ;
Qu’en force, en grâce et cœtera
Il outrepasse
Le droit qu’on a sous le soleil
D’être un chef-d’œuvre sans pareil,
Et faites place !


« Et d’abord proclamez, manants,
Que les eaux, les bois et les champs,
Les fleurs nouvelles,
Le ciel, à dater d’aujourd’hui,
Sont à lui, les lauriers à lui,
À lui les belles !

« Si vous en doutiez, par malheur,
Vous seriez, — j’en essuie un pleur
Lorsque j’y rêve,
Ma parole de chat botté ! —
Hachés comme chair à pâté,
Hachés sans trêve. »

Ainsi parlait dans ce temps-là
Mon chat en habit de gala,
Mettant flamberge
À tous les vents, frappant d’estoc,
Le verbe haut, le poil en croc,
La queue en cierge.

Au temps où ses bottes de cuir
Neuf lui donnaient, sur l’avenir
Et sur l’espace,
Un crédit presque illimité,
Ainsi parlait mon chat botté…
Hélas ! tout passe.

Le feu des yeux, l’émail des dents,
Les nerfs, le poil, au fil des ans,
Tout passe et casse ;
Et, nu-pattes, navré, perclus,
Mon ancien boute-en-train n’a plus
Que la carcasse.


Adieu jeunesse, jeux et ris,
L’amour, la guerre ; adieu, souris ;
Adieu, minette !
Horizons roses, verts sentiers,
Châteaux en Espagne, paniers,
Vendange est faite.

Or, le héros du conte bleu
Garde à présent le coin du feu,
Morne, asthmatique,
Transi, flétri, fini, moisi,
Débotté pour toujours, quasi
Paralytique ;

Et j’ai grand’peur à tout moment
De voir mourir d’épuisement
L’ami d’enfance,
Que, pour moins de solennité,
J’appelle ici le chat botté,

Mais qu’on nomme aussi : l’Espérance.




HOROSCOPE




Malgré les larmes de ta mère,
Ardent jeune homme, tu le veux,
Ton cœur est neuf, ton bras nerveux,
Viens lutter contre la chimère !


Use ta vie, use tes vœux
Dans l’enthousiasme éphémère,
Bois jusqu’au fond la coupe amère,
Regarde blanchir tes cheveux.

Isolé, combats, souffre, pense ;
Le sort te garde en récompense
Le dédain du sot triomphant,

La barbe auguste des apôtres,
Un cœur pur, et des yeux d’enfant
Pour sourire aux enfants des autres.