Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Grandmougin

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 345-354).




CHARLES GRANDMOUGIN


1850




Charles Grandmougin, né à Vesoul le 17 janvier 1850, appartient à cette pittoresque et robuste province de la Franche-Comté, où sont nés Charles Nodier, le philosophe Jouffroy, les peintres Jean Gigoux et Gustave Courbet. Comme plusieurs autres poètes contemporains, M. Grandmougin s’est d’abord essayé à chanter l’âpre verdeur, l’originale beauté de son pays natal. Il y a souvent réussi, et certaines pièces des Siestes, certains poèmes légendaires comme La Vouivre, ont une note bien personnelle, une saveur toute locale. Il s’est également distingué dans des compositions auxquelles il a donné la forme dramatique et qui sont généralement empruntées aux traditions du passé. Tarmi ces dernières, nous citerons : Orphée, Caïn, Prométhée. Ses principaux volumes de vers, outre les drames précédents, sont : Les Siestes (1874), Nouvelles Poésies (1880), Les Souvenirs d’Anvers (1881), Poèmes d’amour (1884), Rimes de combat (1886), À pleines voiles (1888). Dans tous, la langue est sonore, le rythme savant, la couleur vive, le sentiment vrai, avec une facilité qui permet au poète de traiter artistement les sujets les plus divers.

Les œuvres de M. Charles Grandmougin ont été publiées chez Fischbacher, chez Calmann Lévy et chez A. Lemerre.

André Theuriet.


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LE RETOUR


Quand, après une longue absence, on doit revoir
Celle à qui l’on pensait tristement chaque soir
Et qu’un amour trop grand faisait parfois maudire,
On pense qu’on aura bien des choses à dire,
Qu’on se rappellera tous ses moindres ennuis,
Tous ses pressentiments, les songes de ses nuits,
Le tourment qui précède une lettre espérée ;
Et, lorsqu’on est enfin près de son adorée,
On est muet, le cœur palpite à se briser,
Et toute l’éloquence expire en un baiser.

(Les Siestes)

LA CHANSON DES MOUCHES

Seules : tout repose.
La cuisine est close :
Disons,
Par bandes errantes,
Mille susurrantes
Chansons.

Par un volet de la fenêtre
Glisse un clair rayon de soleil ;
Il nous picote, il nous pénètre :
Tout se tait, restons en éveil.


Eté qui flamboie,
Sois par notre joie
Fêté ;
Dans sa clarté blonde
Menons notre ronde
D’été !

Zon ! zon ! La vieille ménagère
Cueille les prunes dans son clos :
Zon! zon! Notre troupe légère
Bruit au logis en repos !

Dans un coin, la chatte
S’endort sur la patte
Du chien :
L’un dort en silence,
Et l’autre ne pense
À rien !

Le nez de la chatte est tout rose,
Et celui du chien est tout noir :
Zon ! zon ! Que chacune s’y pose
Pour irriter leur nonchaloir !
Agitant l’oreille,
La chatte sommeille
Rêvant :
Croyant qu’il nous happe,
Le vieux chien attrape
Du vent !

Zon ! zon ! Vibrons, laissons-nous vivre,
Et, sous le plafond enfumé,
Autour des bassines de cuivre,
Voltigeons sur le rythme aimé !

La noire araignée
Demeure éloignée
D’ici :
Un balai fidèle
Prend constamment d’elle
Souci !

Pendant le bal, tout ce qu’on aime
Se trouve au bahut mal fermé :
Le beurre en mottes et la crème
Et le miel, régal embaumé !

Les plaisirs du monde
Sont pour notre ronde
Aisés :
Longues rêveries,
Danse et sucreries,
Baisers !

Quand par la fenêtre on nous chasse,
Nos essaims effarés et prompts
Tournent un instant dans l’espace,
Et par la porte nous rentrons.

Zon ! zon ! Tout repose.
La cuisine est close :
Disons,
Par bandes errantes,
Mille susurrantes
Chansons !

(Nouvelles Poésies) À LA FRANCHE-COMTÉ


Pays de la verdure intense et des eaux vives,
Du vieil esprit gaulois et des joyeux convives,
Province où mon premier amour fut abrité,
Sol d’où montent aux cieux des rocs aux belles lignes,
Où poussent les sapins, où mûrissent les vignes,
Je t’aime, ô ma Franche-Comté !

J’ai souffert dans Paris, comme un damné du Dante,
Tous les étouffements de la saison ardente,
Pareil aux fleurs sans eau que brûle un vent d’été,
Et j’aurais tout donné, boulevard et banlieue,
Pour un de tes sentiers près d’une source bleue,
Fraîche et libre Franche-Comté !

J’ai vu sur l’Océan terrible que j’adore
Les pourpres du couchant, les roses de l’aurore;
J’ai salué, debout, son grand bruit indompté;
Mais, parmi les splendeurs de la plus belle plage,
Dans un coin de mon cœur j’entendais ton langage,
Ma lointaine Franche-Comté !

Et lorsque par la mort ma bouche sera close,
Il faut que dans ton sein ma dépouille repose,
O terre où ma jeunesse errait en liberté,
Et qu’un de tes rosiers sur ma tombe fleurisse,
Ô ma superbe amie, ô ma vieille nourrice,
Ma fidèle Franche-Comté !

(Nouvelles Poésies) LE RÊVEUR


Adolescent drapé dans ta mélancolie,
Parfois morne, parfois fiévreusement rieur,
Rêveur aux cheveux noirs dont la face pâlie
Trahit depuis longtemps l’orage intérieur,

Toi qu’ont rendu jaloux les hommes de génie,
Qui brûles de porter l’auréole comme eux,
Toi qui souffres partout, craignant que l’on te nie,
Fier enfant qui voudrais te réveiller fameux,

Je suis tout étonné de tes désirs étranges !
Le génie est fatal aussi bien que la foi;
Tu ne peux l’acquérir si tu ne l’as en toi,
Et l’orgueil, tu le sais, a fait les mauvais anges.

Regarde Beethoven, Balzac et Raphaël :
Dans leur labeur terrible ils restent sûrs d’eux-mêmes;
Ils cherchent l’Idéal sans doute et sans blasphèmes,
Et c’est à ce prix-là que l’on est immortel!

N’interroge pas tant et toi-même et les autres:
Va ! Tu parleras ferme et haut, si tu te sens
Réellement hanté par ces songes puissants
Qui font marcher tout droit devant eux les apôtres !

Quand Michel-Ange eut fait le « Jugement dernier, »
Sublime, il s’en alla sans consulter personne,
Sans songer même à ceux qui pouvaient le nier,
Comme un bon laboureur qui sait son œuvre bonne !


Songe à cette soirée où d’un divin mépris
Beethoven a couvert des gens de noble race !
Lui, Beethoven, jouait, mais eux restaient de glace :
« Hummel, dit-il, viens-t’en, viens ! Ils n’ont pas compris ! »

Voyons, lève les yeux ! Te sens-tu l’énergie
D’oublier et la gloire et les lointains palais,
De te dire parti, de clore tes volets,
De t’enfermer chez toi, d’allumer ta bougie,

Pendant des mois entiers de travailler sans bruit,
De sonder ton esprit comme une mer profonde,
De ne connaître plus le soleil ni la nuit,
D’avoir la bonne fièvre et de créer un monde ?...

Te sens-tu bien artiste à chaque heure du jour ?
Veilles-tu dans ton lit ? As-tu lame obsédée ?
Deviens-ru seulement l’esclave d’une idée
Au point de t’oublier au moment de l’amour ?

Regarde Berlioz errer de ville en ville,
Marcher obstinément comme un vieux chevalier,
Être toujours malade et toujours travailler,
Ne s’abîmer jamais dans un rêve stérile!

Sur son cœur, seulement, le chagrin a mordu!
Il demeure fécond aux heures les plus mornes :
Il n’a pas le remords poignant du temps perdu ;
Inspiré tout à coup, il écrit sur des bornes !

Vois donc son œil qui dit : « Je veux ! » Comme il est beau !
Il a connu Didon, il souffre avec Enée !
Il aime Juliette, il aime Roméo,
Verse d’immortels pleurs sur leur sombre hyménée ;


Sur la montagne il esc poursuivi par des voix,
Et chacun de ses jours est le chant d’un poème ;
Il se lève la nuit, prend la plume, et parfois
Sur sa propre musique il s’attendrit lui-même !

Ah ! ce n’est point assez de se frapper le front,
Et d’être las de tout sans en savoir la cause !
Crois-tu que, pour souffrir, nous soyons quelque chose ?
Nous avons beau pleurer, nos larmes passeront!

Ah ! ce n’est point assez d’adorer sa maîtresse,
Avec elle d’aller s’asseoir au bord des mers,
D’être pâle d’amour après une caresse,
Et d’avoir des amis pour admirer nos vers !

L’artiste est un oiseau qui plane sur la vie :
Sur chaque passion il se pose un moment,
Et ne s’attarde pas à tout endroit charmant,
Goûtant la volupté de la soif assouvie.

Je sais bien qu’il est doux de s’écouter longtemps,
Qu’il fait bon se plonger dans les choses qu’on aime ;
Mais, alors, serons-nous jamais celui qui sème ?
Serons-nous la moisson ? Serons-nous le printemps ?

Oui, les jardins sont beaux quand Avril renouvelle
La floraison neigeuse et rose des pommiers ;
Dans les cieux rajeunis la lumière est plus belle,
Et l’on veut dans les bois s’en aller les premiers !

Oui, j’ai pleuré tout seul en lisant des poètes!
Oui, je connais l’aurore, et les fleurs et les champs!
Oui, mes yeux bleus ont bu l’or des soleils couchants,
Et j’ai mêlé ma vie à ces choses muettes !


Oui, je leur obéis ! Quand novembre est venu,
Toute joie est flétrie en mon âme dolente,
Je me sens envahi par un trouble connu,
Je suis sous le ciel gris fané comme la plante :

Oui, je me croyais grand quand j’étais amoureux;
Mes désirs m’entouraient d’une chaude atmosphère,
Un mirage trompeur m’était créé par eux,
Et je me suis trouvé sublime sans rien faire!

Mais je crie aujourd’hui : « Quand seras-tu dompté,
Stérile amour des bois, de la femme et des grèves ?
Ah! serez-vous jamais, insaisissables rêves,
Fixés par le génie ou par la volonté ? »

(Nouvelles Poésies)


À UN CHRIST EN CROIX

Toi dont la face pâle et toute renversée
Trahit éperdument les horribles douleurs,
Toi dont les yeux baignés par le sang et les pleurs
Reflètent une amère et poignante pensée,

Toi qui demeures seul sous ce grand ciel plombé
Que semble interroger ton désespoir suprême,
Toi qu’une âpre agonie a déjà rendu blême,
Du haut de quel beau rêve, ô Christ, es-tu tombé ?

Sens-tu soudainement que ton Père céleste
N’était rien qu’un fantôme éclos dans ton amour,
Et qu’à ton héroïsme impeccable il ne reste
Que la nuit sans aurore et la mort sans retour ?


Te dis-tu que les cieux n’ont jamais eu de maître,
Que l’âme n’est qu’un souffle et que ton œuvre est vain,
Que ton esprit mortel, tout prêt à disparaître,
Par ses illusions, seulement, fut divin ?

Vois-tu l’impérissable et fatale injustice
Te survivre, en riant de tes accents sacrés,
Et l’innombrable essaim des maux invétérés
Pulluler après toi, malgré ton beau supplice ?

Ou bien, — exaspérant et lamentable affront ! —
Pressens-tu qu’en ton nom, un jour, martyr auguste,
Ceux qui se nommeront tes prêtres brûleront
Les chercheurs d’avenir et les soldats du juste ?

Certes, ce n’est point trop que de pleurer du sang
Si, dans les visions de ton heure dernière,
Ton cœur, cruellement inondé de lumière,
Perçoit dans l’avenir les horreurs du présent!

Alors, ô beau rêveur aux paroles sublimes,
Dont les yeux sont restés pleins d’épouvantement
Devant l’affreux désert de ce noir firmament
Et devant cette terre abandonnée aux crimes,

Peut-être qu’en ton cœur chante, comme un adieu,
Un seul et consolant souvenir : Magdeleine
Aimant ton corps divin avec une âme humaine
Et sur tes pieds troués collant sa lèvre en feu !

(Souvenirs d’Anvers)