Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Eugène Manuel

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 169-177).




EUGÈNE MANUEL


1823




Cest par des qualités toutes françaises d’émotion, de simplicité, de naturel, de clarté, qui n’excluent ni l’élégance soutenue, ni l’élévation fréquente, que M. Eugène Manuel a conquis l’une des premières places au « Canon » des poètes de ce temps. Son talent se recommande par une probité parfaite, il donne tout ce qu’il promet ; il plaît à tous par une continuelle harmonie entre la forme toujours juste et la pensée toujours généreuse.

Le début de M. Eugène Manuel, Les Pages intimes, suffit à le placer hors de pair. La sympathie courut à ce vrai poète qui ne se produisait qu’avec maturité, après une longue élaboration, un recueillement scrupuleux. La situation spéciale de l’auteur ajoutait, ajoute encore à l’attrait de ses poèmes ; car M. Manuel avait composé son livre initial dans les rares loisirs du professorat. Maintenant il donne à la Muse les heures intermittentes que lui laissent les fonctions plus hautes, mais moins absorbantes, de l’Inspection Générale. C’est au milieu de ces occupations toujours remplies avec conscience et supériorité que le poète a successivement créé et mis au jour les Poèmes populaires, les petits drames si pathétiques des Ouvriers et de l’Absent, Pendant la guerre, En Voyage.

Les Poèmes populaires, retardés par les événements de 1870-71, ont paru longtemps après leur composition. Aussi faut-il reconnaître à M. Manuel pour ce volume, comme pour le précédent, un mérite de priorité : c’est lui qui le premier a fait inaugurer, du moins fait accepter ce genre nouveau de récits, pris dans l’existence de chaque jour, où le prosaïsme apparent du sujet est relevé par l’art de l’exécution. Nous ne pourrions énumérer toutes les belles pièces de ce recueil. Pendant la Guerre résume les impressions vives et profondes d’un poète qui est en même temps un citoyen. Enfin le dernier ou plutôt le plus récent ouvrage de M. Manuel, En Voyage, nous montre le talent du poète sous ses trois aspects, sentimental, populaire, patriotique, avec sa triple puissance d’élégie, de narration et de lyrisme. C’est comme une symphonie du voyage où revient, ainsi qu’un motif principal, révocation de la compagne, de la Muse du foyer. Ce sentiment, comme tous ceux que l’auteur a mis en œuvre, est exprimé toujours avec une rare délicatesse, une véritable finesse de nuances.

Les poésies de M. Eugène Manuel ont été publiées par M. Calmann Lévy.

Emmanuel des Essarts.

DISCRÉTION




Ne le dis pas à ton ami
Le doux nom de ta bien-aimée :
S’il allait sourire à demi,
Ta pudeur serait alarmée.

Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t’invite :
L’œil curieux peut épier
La confidence à peine écrite.

Ne le trace pas, au soleil,
Sur le sable, le long des grèves ;
Ne le dis pas à ton sommeil,
Qui pourrait le dire à tes rêves ;


Ne le dis pas à cette fleur,
Qui de ses cheveux glisse et tombe ;
Et, s’il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :

Car ni l’ami n’est assez pur,
Ni la fleur n’est assez discrète,
Ni le papier n’est assez sûr,
Pour ne pas trahir le poète ;

Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,
Ni la tombe assez bien fermée !

(Pages intimes)

LA ROBE




Dans l’étroite mansarde où glisse un jour douteux,
La femme et le mari se querellaient tous deux.
Il avait, le matin, dormi, cuvant l’ivresse,
Et s’éveillait brutal, mécontent, sans caresse,
Le regard terne encore, et le geste alourdi,
Quand l’honnête ouvrier se repose, à midi.
Il avait faim ; sa femme avait oublié l’heure ;
Tout n’était que désordre aussi dans sa demeure ;
Car le coupable, usant d’un stupide détour,
S’empresse d’accuser, pour s’absoudre à son tour !
« Qu’as-tu fait ? d’où viens-tu ? réponds-moi. Je soupçonne
Une femme qui sort et toujours m’abandonne.
— J’ai cherché du travail : car, tandis que tu bois,
Il faut du pain pour vivre, et, s’il gèle, du bois !

— Je fais ce que je veux !
                                          — Donc je ferai de même !
— J’aime ce qui me plaît !
                                          — Moi, j’aimerai qui m’aime !
— Misérable !… »
                               Et soudain, des injures, des cris,
Tout ce que la misère inspire aux cœurs aigris ;
Avec des mots affreux mille blessures vives ;
Les regrets du passé, les mornes perspectives,
Et l’amer souvenir d’un grand bonheur détruit.
Mais l’homme, tout à coup :
                                             « À quoi bon tout ce bruit ?
J’en suis las ! Tous les jours, c’est dispute nouvelle,
Et c’est par trop souvent me rompre la cervelle.
Beau ménage vraiment que le nôtre, après tout !
Je prends, à vivre ainsi, l’existence en dégoût.
Rien ne m’attire plus dans cette chambre sombre
Où la chance est mauvaise, où des malheurs sans nombre
M’ont accablé. »
                           La femme aussitôt :
                                                           « Je t’entends.
Eh bien, séparons-nous ! D’ailleurs, voilà longtemps
Que nous nous menaçons.
                                          — C’est juste !
                                                           — En conscience,
J’ai déjà trop tardé.
                                 — J’eus trop de patience.
Une vie impossible !
                                 — Un martyre !
                                                          — Un enfer !
— Va-t’en donc ! dit la femme, ayant assez souffert ;
Garde ta liberté ; moi, je reprends la mienne !
C’est assez travailler pour toi. Quoi qu’il advienne,
J’ai mes doigts, j’ai mes yeux : je saurai me nourrir.

Va boire ! tes amis t’attendent ; va courir
Au cabaret ! Le soir, dors où le vin te porte !
Je ne t’ouvrirai plus, ivrogne, cette porte !
— Soit. Mais supposes-tu que je vais te laisser
Les meubles, les effets, le linge, et renoncer
À ce qui me revient dans le peu qui nous reste,
Emportant, comme un gueux, ma casquette et ma veste ?
De tout ce que je vois il me faut la moitié.
Partageons. C’est mon bien.
Partageons. C’est mon bien.— Ton bien ? quelle pitié !
Qui de nous pour l’avoir montra plus de courage ?
Ô pauvre mobilier, que j’ai cru mon ouvrage !
N’importe ! je consens encore à partager :
Je ne veux rien de toi, qui m’es un étranger ! »
Et les voilà prenant les meubles, la vaisselle,
Examinant, pesant ; sur leur front l’eau ruisselle ;
La fièvre du départ a saisi le mari ;
Muet, impatient et sans rien d’attendri,
Ouvrant chaque tiroir, bousculant chaque siège,
Il presse ce travail impie et sacrilège.
Tout est bouleversé dans le triste taudis,
Dont leur amour peut-être eût fait un paradis.
Confusion sans nom, spectacle lamentable !
Partout, sur le plancher, sur le lit, sur la table,
Pêle-mêle, chacun, d’un rapide regard,
Entasse les objets et se choisit sa part.
« Prends ceci ; moi, cela !
                                          — Toi, ce verre ; moi, l’autre !
— Ces flambeaux, partageons !
                                              — Ces draps, chacun le nôtre ! »
Et tous deux consommaient, en s’arrachant leur bien,
Ce divorce du peuple, où la loi n’est pour rien.
Le partage tirait à sa fin ; la journée,
Froide et grise, attristait cette tâche obstinée,

Quand soudain l’ouvrier, dans le fond d’un placard,
Sur une planche haute, aperçoit à l’écart
Un vieux paquet noué, qu’il ouvre et qu’il déplie.
« Qu’est-ce cela ? dit-il ; du linge qu’on oublie ?
Voyons !… des vêtements ?… une robe ?… un bonnet ?… »
Leur regard se rencontre, et chacun reconnaît,
Intactes et dormant sous l’oubli des années,
D’une enfant qui n’est plus les reliques fanées.
Ils s’arrêtent tous deux, interdits et sans voix ;
Leur cœur est traversé d’un éclair d’autrefois ;
Leur fille en un instant revit là, tout entière,
Dans sa première robe, hélas ! et sa dernière.
« C’est à moi, c’est mon bien ! dit l’homme en la pressant.
— Non, tu ne l’auras pas, dit-elle, pâlissant ;
Non ; c’est moi qui l’ai faite et moi qui l’ai brodée…
— Je la veux.
                     — Non, jamais ! pour moi je l’ai gardée,
Et tu peux prendre tout ! laisse-moi seulement,
Pour l’embrasser toujours, ce petit vêtement.
Ô cher amour ! pourquoi Dieu l’a-t-il rappelée ?
Depuis trois ans tantôt qu’elle s’en est allée,
Si bonne et si gentille !… Ah ! depuis son départ,
Tout a changé pour moi : maintenant, c’est trop tard ! »
Et, d’un pas chancelant, elle prit en silence
Les objets, qu’il lâcha sans faire résistance.
Elle arrêta longtemps sur ces restes sacrés,
Immobile et rêvant, ses yeux désespérés ;
Embrassa lentement l’étroite robe blanche,
Le petit tablier, le bonnet du dimanche ;
Puis, dans les mêmes plis, comme ils étaient d’abord,
Sombre, elle enveloppa les vêtements de mort,
En murmurant tout bas :
                                       « Non ! non ! c’est trop d’injure !
Tu te montres trop tard !

                                             — Trop tard ? En es-tu sûre ?
Dit l’homme en éclatant : et puisque notre enfant
Vient nous parier encore, et qu’elle nous défend
De partager la robe où nous l’avons connue,
Et que pour nous gronder son âme est revenue,
Veux-tu me pardonner ? je ne peux plus partir ! »
Il s’assit. De ses yeux coulait le repentir.
Elle courut à lui :
                            « Tu pleures !… ta main tremble ?… »
Et tous deux, sanglotant, dirent : « Restons ensemble ! »

(Poèmes populaires)





LE BERCEAU




Quel temple pour son fils elle a rêvé neuf mois !
Comme elle fêtera l’enfant dont Dieu dispose !
Il lui faut un berceau tel que les fils de rois
N’en ont point de pareils, si beaux qu’on les suppose !

Fi de l’osier flexible, ou bien du simple bois !
L’artiste a dessiné la forme qu’elle impose :
Elle y veut incruster la nacre au bois de rose ;
Il serait d’or massif, s’il était à son choix !

Rien ne semble trop cher, dentelle ni guipure,
Pour encadrer de blanc cette tête si pure,
Dans le lit qu’on apprête à son calme sommeil.

Il est venu, le fils dont elle était si fière ;
Il est fait, le berceau, — le berceau sans réveil ! —
Il est de chêne, hélas ! et ce n’est qu’une bière.

(Pages intimes)




CHANSON DE MORT


1870




Mon père, où donc vas-tu ? — Je vais
Demander une arme et me battre.
— Non, père ! autrefois tu servais :
À notre tour les temps mauvais !
Nous sommes trois. — Nous serons quatre !

— Le jeune est mort : voici sa croix.
Retourne au logis, pauvre père !
La nuit vient, les matins sont froids.
Nous le vengerons, je l’espère !
Nous sommes deux. — Nous serons trois !

— Père, le sort nous est funeste,
Et ces combats sont hasardeux :
Un autre est mort. Mais, je l’atteste,
Tous seront vengés, car je reste !
Il suffit d’un. — Nous serons deux !

Mes trois fils sont là, sous la terre,
Sans avoir eu même un linceul.
À toi ce sacrifice austère,
Patrie ! Et moi, vieux volontaire,
Pour les venger je serai seul !

(Pendant la guerre)





LE COUPÉ


CROQUIS PARISIEN




Un blanc profil de femme, au fond d’un coupé noir,
Malgré moi, sur ma route, a troublé ma pensée.
Pourtant mes yeux n’ont eu qu’un éclair pour la voir,
Mais la voir pâle, et belle, et dans l’ombre affaissée.

Le dédain, plus navrant que n’est le désespoir,
Se trahissait aux coins de sa lèvre plissée ;
Elle se dérobait comme une âme blessée
Qui cherche le désert, le silence et le soir.

Elle avait disparu : mon rêve l’a suivie.
Un instant, cette vie a compté dans ma vie ;
Et je te plains, ô froid raisonneur, qui souris

Qu’on puisse ainsi garder une flèche dans l’âme,
Pour avoir entrevu, dans un coin de Paris,
Au fond d’un coupé noir, un blanc profil de femme !