Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules Cougnard

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 396-399).




JULES COUGNARD


1855




Jules Cougnard, né à Genève en 1855, fit ses études au collège et au gymnase académique de cette ville. Entré ensuite dans la banque, il s’est toujours occupé de littérature. Il a publié deux volumes : Poésies (1880) et À Temps perdu (1886). Bien que de valeur inégale, ses vers charment par leur délicatesse et leur grâce.

Le premier recueil de Jules Cougnard a paru à Genève chez Jules Fick ; le deuxième a été édité à Paris par Jouaust.

a. l.





LA GRENADE




Le petit saint Jean aux boucles frisées
Jasait et riait. Son rire d’argent
Vers le grand ciel bleu montait en fusées ;
Et l’enfant Jésus jouait près de Jean.
Jean était hardi, sauvage et robuste,
Jésus était doux, patient et bon ;
Et, cédant toujours à son compagnon,
Le plus fort était l’ami du plus juste.



Il faisait grand chaud ; c’était en été,
Dans un coin perdu de la Galilée ;
Le lit des ruisseaux, plein d’aridité,
Montrait au soleil sa vase brûlée
Où végétaient seuls de maigres ajoncs.
Jean ne possédait rien qu’une grenade :
Tous deux avaient soif ; le bon camarade
Jean dit en prenant son fruit : « Partageons ! »


Or, près d’eux passait, courbée et cassée,
Une pauvre vieille à l’air malheureux ;
Sa démarche était pénible et lassée ;
Elle regardait le fruit savoureux.
Jésus se souvint combien, dans sa crèche,
Il pleurait jadis, ayant soif et faim.
Il regarde Jean de son œil divin...
Et saint Jean tendit sa grenade fraîche.


De grand cœur saint Jean donna son trésor,
Mais son œil s’emplit d’abondantes larmes.
L’enfant regrettait tout bas son fruit d’or,
Et Jésus lui dit : « En vain tu t’alarmes :
Partager est bon, donner est meilleur.
Mon Père, là-haut, aime un sacrifice.
N’as-tu pas senti le secret délice
Dont la charité peut remplir un cœur ? »


La parole était trop grande et trop haute.
Le petit saint Jean n’avait pas compris ;
Mais voici : Celui qui hait toute faute,
De qui l’aime bien connaît tout le prix.

Quand l’enfant soudain eut levé la tête
Et séché les pleurs de son œil rougi,
Un grand arbre avait du sable surgi,
Couvert de fruits mûrs de la base au faîte,


(À Temps perdu)





LE DERNIER CHAR DE LA MOISSON





Lorsque, d’un geste large ensemençant la terre,
Le paysan répand la graine dans son champ,
D’instinct il a l’air grave et la figure austère :
               Car il songe tout en marchant.

Il songe que c’est lui qui doit nourrir le monde.
Le grain semé rendra le centuple demain,
Et le blé qu’il confie à la terre féconde,
               Une fois mur, sera du pain.

Dans le sein remué de l’antique Cybèle
Quand germe le froment, grâce à tes soins pieux,
Va! paysan, ta tâche est si haute et si belle
               Que tu peux en être orgueilleux...

Le soleil fait son œuvre, et les moissons superbes
Ondulent sur la plaine ! Allons, nos ouvriers !
Qu’on aiguise les faux, qu’on attache les gerbes
               Sur le char aux lourds madriers.

L’ouvrage a commencé dès que l’aube est venue.
Le soleil au zénith darde ses rayons d’or,
N’importe! Sans repos le travail continue ;
               Quand vient le soir, il dure encor.

 
Bientôt voici la nuit. La tâche est terminée :
Les champs fauchés sont prêts pour un nouveau labour ;
C’est bien. Les travailleurs ont gagné leur journée ;
               Qu’ils se reposent à leur tour.

Là-bas, dans le brouillard les Alpes sont noyées.
D’ici, l’on voit glisser sur l’eau du lac lointain,
Ainsi qu’un oiseau rose aux ailes déployées,
               Une barque et son mât latin.

Les moissonneurs s’en vont sur la route poudreuse ;
Le poids des gerbes d’or fait crier les essieux ;
Plus d’un fait le chemin près de son amoureuse
               Sous la grande voûte des cieux.

Ils vont, et l’on entend la mélodie étrange
De leur mélancolique et très vieille chanson,
Et les bœufs, lentement, emmènent vers la grange
               Le dernier char de la moisson.


(À Temps perdu)