Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules d’Auriac

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 62-66).




JULES D’AURIAC


1854




Jules d’Auriac est né à Paris en 1854. Après avoir suivi pendant deux ans les cours de l’École des Chartes, il se fit recevoir avocat et entra ensuite dans l’administration. Il est actuellement sous-préfet de Loudéac (Côtes-du-Nord).

En 1880, Jules d’Auriac avait obtenu à un concours de l’Académie des Muses Santones une médaille d’argent pour un poème d’un charme intime, L’Idylle d’Hier, lorsque, deux ans plus tard, il obtint le premier prix pour un autre ouvrage, Poèmes d’Autrefois (1883). S’il prouvait ainsi qu’il avait plusieurs cordes à sa lyre, il montrait en outre qu’il avait le culte du souvenir. Les Poèmes d’Autrefois, sorte d’épopée dont le peuple français est le sujet, pourraient s’appeler « La Légende de la France. » L’auteur y procède par tableaux grandement espacés au point de vue chronologique, mais ces tableaux sont si bien choisis que leur enchaînement s’éclaire de lui-même à travers les siècles. On y voit l’âme de la Gaule s’épanouissant dès les premiers âges ; on y sent naître le génie de la France ; on y entend enfin la voix de l’immortelle Patrie. Si de l’ensemble on passe aux qualités de détail, on ne peut que louer la facture large et sévère de la poésie, l’allure mâle et ferme du style. Le vers, bien construit, aux rythmes variés, juste de ton, accomodé aux effets voulus, se soutient sans défaillance pendant tout le cours de l’œuvre.

Jules d’Auriac se trouvent chez A. Lemerre.

a. l.




LE VIEUX CAHIER




J’ai gardé d’elle, ainsi qu’une exquise relique,
Un des premiers cahiers qu’elle écrivait enfant :
Son souvenir y dort tendre et mélancolique.
C’est un livre sorti de l’ombre d’un couvent,

C’est un cours presque entier d’histoire, écrit devant
Un crucifix, et fait par un bon catholique,
Où, depuis Pharamond jusqu’à la République,
Chacun se voit jugé d’un petit ton savant.

Ah ! vous ne saurez pas, je ne peux pas vous dire
Combien je suis heureux de me prendre à relire
Dans ces récits naïfs mes rêves enfermés,

Comme j’en sais par cœur jusqu’aux moindres passages,
Et combien mes baisers ont suivi dans ces pages
Tous les mots qu’ont tracés ses petits doigts aimés !


(L’Idylle d’Hier)





L’EMPEREUR MORT




Quand Suleiman mourut dans sa ville sacrée,
Du palais aussitôt on fit fermer l’entrée,
Afin que le sultan si puissant et si fort
Parût victorieux même contre la Mort.

On habilla le roi de ses robes de fête,
On lui mit la couronne altière sur la tête,
Et, pour que son corps froid se tint debout encor,
On appuya sa main sur son long sceptre d’or.
Alors on fit entrer la foule dans l’enceinte.
Le peuple s’inclina sous la majesté sainte
Et salua, les yeux à terre et le front bas,
Suleiman, le vainqueur sublime du trépas.

Ainsi, quand l’Empereur Karle, maître du monde,
S’éteignit, fatigué de sa tâche féconde,
Pour qu’il pût voir encor sa race de géant,
On ne l’étendit point dans le tombeau béant :
Il resta droit, statue etincelante et fière,
Assis, sa grande épée à son poing, sur la pierre.


(Poèmes d’Autrefois)





LA TÉMÉRAIRE




Lorsque l’on ramassa le Téméraire mort
Aux fossés de Nancy, sombre fin d’épopée,
Il était sans pourpoint, sans casque, sans épée,
Tout nu, — tel qu’on ne put le connaître d’abord.

Il gisait oublié, dépouillé, sur le bord
D’une mare, où sa tête informe était trempée.
Des loups, troupe sinistre à la guerre occupée,
Rongeaient son crâne, fait pour les couronnes d’or.

Ainsi meurtri, souillé, hideux, nul n’eût pu dire
Si c’était là ce prince illustre de l’Empire
Que dans son camp, depuis deux jours, on attendait.


Ce duc, fleur de bravoure et de toute prouesse.
— Mais on le reconnut aux ongles, qu’il portait
« Merveilleusement longs, » en signe de noblesse.


(Poèmes d’Autrefois)





MENUET




J’aime les anciens airs charmants
Des menuets, des vieilles danses,
Avec les ralentissements
De leurs gracieuses cadences :

C’était alors très bien porté,
Et l’on devait connaître, en somme,
L’art de faire un parfait jeté,
Si l’on était bon gentilhomme.

Toutes ces chansons d’autrefois
Ont la même grâce secrète :
Les violons et les hautbois
Perlent une phrase discrète.

Pourtant, dans le rythme léger
De la légère ritournelle,
Il est comme un cri passager,
Comme une plainte qui se mêle ;

Et l’on dirait que l’on entend
Un écho terrible des choses
Qui vont, dans le bal éclatant,
Pâlir ces fronts chargés de roses ;


Et rêveur, l’on songe au destin
D’une de ces folles grand’mères
Qui froissaient leurs chairs de satin
Dans les gavottes éphémères.

C’est une marquise, à grand bruit,
Qui danse un soir chez un ministre ;
Elle est la reine, cette nuit :
— Mais ses yeux ont un air sinistre.

Tout en elle est plaisir, attrait :
Chacun l’applaudit et l’admire ;
Elle règne ; — mais on dirait
Qu’elle a pleuré, pauvre Thémire !

— C’est que la sorcière en crédit,
Par elle aujourd’hui consultée,
À la jeune femme a prédit
Qu’elle mourrait décapitée !


(Poèmes d’Autrefois)