Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Léon Dierx

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 318-325).




LÉON DIERX


1838




Né à l’île Bourbon, Léon Dierx dont l’œuvre considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du XIXe siècle. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour. Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues, très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs. Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, la mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin — l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure. S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne, ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes habillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée.

Catulle Mendès.
(La Légende du Parnasse contemporain)

Les œuvres poétiques de Léon Dierx comprennent : Les Lèvres closes (1868), Les Paroles du Vaincu (1871), Poésies complètes (1872), Les Amants (1879). Elles ont été publiées par A. Lemerre.




LAZARE




À la voix de Jésus Lazare s’éveilla ;
Livide, il se dressa debout dans les ténèbres ;
Il sortit tressaillant dans ses langes funèbres,
Puis, tout droit devant lui, grave et seul s’en alla.

Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville,
Comme cherchant quelqu’un qu’il ne retrouvait pas,
Et se heurtant partout, à chacun de ses pas,
Aux choses de la vie, à la plèbe servile.

Sous son front reluisant de la pâleur des morts,
Ses yeux ne dardaient pas d’éclairs ; et ses prunelles,
Comme au ressouvenir des splendeurs éternelles,
Semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors.

Il allait, chancelant comme un enfant, lugubre
Comme un fou. Devant lui la foule s’entr’ouvrait.
Nul n’osant lui parler, au hasard il errait,
Tel qu’un homme étouffant dans un air insalubre.

Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement
De la terre ; abîmé dans son rêve indicible ;
Lui-même épouvanté de son secret terrible,
Il venait et partait silencieusement.


Parfois il frissonnait, comme pris de la fièvre,
Et, comme pour parler, il étendait la main :
Mais le mot inconnu du dernier lendemain,
Un invisible doigt l’arrêtait sur sa lèvre.

Dans Béthanie, alors, partout, jeunes et vieux
Eurent peur de cet homme ; il passait seul et grave ;
Et le sang se figeait aux veines du plus brave,
Devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux.

Ah ! qui dira jamais ton étrange supplice,
Revenant du sépulcre où tous étaient restés !
Qui revivais encor, traînant dans les cités
Ton linceul à tes flancs serré comme un cilice !

Pâle ressuscité qu’avaient mordu les vers,
Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde,
Ô toi ! qui rapportais, dans ta stupeur profonde,
La science interdite à l’avide univers !

La mort eut-elle à peine au jour rendu sa proie,
Dans l’ombre tu rentras, spectre mystérieux,
Passant calme à travers les peuples furieux,
Et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie.

Dans ta seconde vie, insensible et muet,
Tu ne laissas chez eux qu’un souvenir sans trace.
As-tu subi deux fois l’étreinte qui terrasse,
Pour regagner l’azur qui vers toi refluait ?

— Oh ! que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espace.
Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel
Ta grande forme aux bras levés vers l’Éternel ;
Appelant par son nom l’ange attardé qui passe ;


Que de fois l’on te vie dans les gazons épais,
Seul et grave, rôder autour des cimetières,
Enviant tous ces morts, qui dans leurs lits de pierres
Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !

(Les Lèvres closes)



SOIR D’OCTOBRE




Un long frisson descend des coteaux aux vallées.
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
— Oh ! l’angelus du soir dans les soleils couchants ! —
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand ses dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l’occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.
Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.

Les jours frileux et courts arrivent. C’est l’automne.
— Comme elle vibre en nous la cloche qui bourdonne ! —
L’automne, avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l’ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d’hymnes à l’aurore, et de voix dans le soir
Peuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l’automne ! Adieu, le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.
Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés,
Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont, la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés quand le soleil décline, —
— La cloche lentement tinte sur la colline.
Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !
— Âme de l’homme, écoute en frémissant comme elle
L’âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l’été disparu,
— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —
L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.
Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entrechoquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi ta riche floraison,
L’orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,
Âme humaine, où chantaient dans ta jeune saison
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Âme crédule ! Écoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,

Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,
Dans tes rêves tombés dès leur premier essor.
Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,
Écoute le passé qui gémit dans les bois.
Écoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois,
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Écoute à travers l’ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement dans ton cœur !

(Les Lèvres closes)



AU JARDIN




Le soir fait palpiter plus mollement les plantes
Autour d’un groupe assis de femmes indolentes
Dont les robes, ainsi que d’amples floraisons,
D’une blanche harmonie éclairent les gazons.
Une ombre par degrés baigne ces formes vagues ;
Et sur les bracelets, les colliers et les bagues
Qui chargent les poignets, les poitrines, les doigts,
Avec le luxe lourd des femmes d’autrefois,
Du haut d’un ciel profond d’azur pâle et sans voiles
L’étoile qui s’allume allume mille étoiles.
Le jet d’eau dans la vasque au murmure discret
Retombe en brouillard fin sur les bords ; l’on dirait
Qu’arrêtant les rumeurs de la ville au passage
Les arbres agrandis rapprochent leur feuillage,

Pour recueillir l’écho d’une mer qui s’endort
Très loin, au fond d’un golfe où fut jadis un port.
Elles ont alangui leurs regards et leurs poses
Au silence divin qui les unit aux choses,
Et qui fait, sur leurs seins qu’il gonfle, par moment
Passer un fraternel et doux frémissement.
Chacune dans son cœur laisse en un rêve tendre
La candeur de la nuit par souffles lents descendre ;
Et toutes, respirant ensemble dans l’air bleu
La jeune âme des fleurs dont il leur reste un peu,
Exhalent en retour leurs âmes confondues
Dans des parfums où vit l’âme des fleurs perdues.

(Les Amants)



FORÊT D’HIVER




Seront-ils toujours là quand nous disparaîtrons ?
Les voilà, raidissant leurs vénérables troncs
Qui des vents boréens ont lassé les colères,
Eux, les arbres, longs murs de héros séculaires
Durcis aux noirs assauts des hivers meurtriers,
Inexpugnable bloc d’immobiles guerriers
Qui, sous le choc prochain des rafales nocturnes,
Pour un instant se font tout à coup taciturnes,
Solennels et géants, horribles et nombreux,
Et défiant la mort comme les anciens preux !
Chênes, Trembles, Bouleaux, Sapins, Hêtres et Charmes
Semblent marcher par rangs de squelettes en armes
Dont l’âme rude a fait d’invincibles remparts ;
Et du sol reluisant de leurs débris épars
Ils se dressent humant le parfum des batailles,
Tout cuirassés d’écorce ou pourfendus d’entailles


Où demain viendront boire et chanter les ramiers,
Et leur cime s’emmêle en d’immenses cimiers.
Des frères sont tombés dans un adieu sonore,
Cadavres hérissés sur la lisière encore ;
Mais dans l’armée au cœur indomptable, beaucoup
Sont morts depuis longtemps qui sont restés debout.
Ils sont tels, ces captifs rigides, que l’outrage
Éternel les retrouve augustes dans notre âge,
Et tel est leur silence aux approches des nuits,
Que la vie en a peur et fait taire ses bruits ;
Et que le fils errant des époques dernières,
L’homme, ainsi que la bête au fond de ses tanières,
Se retire à la hâte, écrasé sous le poids
Des lourds mépris qu’il sent tomber dans l’air des bois
Sur tous les vains espoirs où son désir s’enivre.
Et le rouge soleil saigne à travers le givre
Dans l’enchevêtrement des ténébreux lutteurs ;
Puis tout s’éteint ; la nuit aux démons insulteurs
Monte multipliant l’épaisse multitude ;
Et de leur propre horreur sacrant leur solitude,
Eux, les arbres, debout, garderont sous les vents
L’obscur secret du rêve où sont nés les vivants.

(Les Amants)