Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Louis-Xavier de Ricard

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 98-102).
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LOUIS-XAVIER DE RICARD


1843




Louis-Xavier de Ricard, fils du général marquis de Ricard, a publié deux volumes de poésies : Les Chants de l’Aube et Ciel, Rue et Foyer. Ces deux livres, pénétrés d’idées humanitaires, expriment, dans une langue mâle et hardie, souvent pleine d’ampleur, les tendances et les aspirations les plus généreuses de notre siècle. Ce poète se rattache à la fois à Leconte de Lisle et à Lamartine pour la solennité du rythme et l’harmonie continue de la phrase. Il s’est distingué par des élans fréquents d’indignation et de passion virile.

Ses œuvres se trouvent chez A. Lemerre.

Emmanuel des Essarts.


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APHRODITÉ ANADYOMENÉ



C’était un des matins de la vie éternelle :
La jeune Aube riait sur le jeune Univers.
Or, l’esprit vagissait dans l’ombre maternelle ;
La nature, avec soin le couvrant sous son aile,
Nourrissait de clartés ses regards entr’ouverts.

Okeanos, traînant son manteau dans les brumes,
Se berçait, en rêvant sous l’azur infini :

Ses flots joyeux dressaient leurs aigrettes d’écumes,
Si bien qu’on les eût crus couverts des blanches plumes
De quelque immense oiseau dont ils pillaient le nid.

Les sereines forêts laissaient leur chevelure
Tomber en anneaux verts sur leur sein virginal ;
Et tous les habitants de l’épaisse ramure
Avec les vents plaintifs alternaient un murmure
Qui vaguement flottait dans l’éther matinal.

Or, comme un encensoir, la jeunesse du monde
Elevait ses parfums dans les splendeurs du jour.
Du haut de l’Orient, Éôs, rosée et blonde,
Épanchait on ne sait quelle senteur profonde
Qui n’était que le souffle embaumé de l’amour.

L’homme était né déjà : son âme épanouie
Flottait comme un lotos, dans son éternité ;
Il ouvrait tout son être aux forces de la vie ;
Son esprit curieux, sans haine et sans envie
Songeait, n’étant vêtu que de sérénité.

Calme, il se confiait à la bonté des choses,
Il amassait en lui sa méditation ;
La nature, lassée à varier ses poses,
S’abandonnant aux lois de ses métamorphoses,
Se reposait en lui de la création.

Et la matière, alors, comme une fiancée,
Pour féconder son flanc appelait un amant ;
Et l’homme la comprit ; et l’œuvre commencée
Enfante un nouveau monde infini : la Pensée.
Depuis, l’homme est le Dieu qui crée incessamment.


La nature s’apaise ; elle a trouvé son maître.
La genèse, dès lors, s’accomplit dans l’esprit.
Le souverain du monde à peine vient de naître,
Que l’on voit le chaos rugissant disparaître,
Et surgir les sommets, où l’idéal fleurit.

L’homme est Dieu : vagissant dans son nid de lumière,
Il grandit lentement dans l’abîme du ciel :
Il délivre, en chantant, son âme prisonnière ;
Sous sa main, jeune encore, il dompte la matière,
Et ses désirs actifs transforment le réel.


(Ciel, Rue et Foyer)


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SÉRÉNITÉ




On dirait que ce vent vient de la mer lointaine ;
Sous des nuages blonds l’azur du ciel verdit,
Et, dans l’horizon blême, une brume incertaine
S’amasse à flots épais, se dilate et grandit.

Elle éteint le dernier éclat du soleil pâle
Qui plonge et s’enfouit dans le vague Occident ;
Son front, mélancolique et noirci par le hâle,
Cache au fond du ciel gris son diadème ardent.

L’air sonore frissonne ; et la Nuit souveraine
Du fond de l’Orient se lève lentement,
Elle monte et s’étend ; sa majesté sereine
D’un immense mystère emplit le firmament.

Sous ses pieds nonchalants, que les ténèbres baignent,
Le sol creux retentit, tremble au loin et frémit ;
Et de rouges éclairs, qui palpitent et saignent,
Crèvent le ciel opaque et pesant qui gémit.


La Nuit rêveuse et douce a ceint sa tête brune
D’un bandeau scintillant parsemé d’yeux ouverts ;
Les rayons d’argent froid, qui tombent de la lune,
Sur ses cheveux de jais plaquent des reflets verts.

Elle allonge ses bras d’où ses voiles noirs pendent
À lents plis, imprégnés des pavots du sommeil,
Et troués de clartés mystiques, qui répandent
Sur l’ebène de l’ombre un or fauve et vermeil.

Et ce vent, qui fraîchit, vient de la mer lointaine ;
La gaze de sa robe a glissé sur les eaux,
Et déploie en traînant une odeur incertaine
De sels marins mêlés aux verdeurs des roseaux.

Et les nuages blonds se rembrunissent : l’ombre
Voit, à ses flancs grondants, serpenter des éclairs ;
On dirait d’un vaisseau voguant sur la mer sombre
Avec un bruit confus de canons et de fers.

Courbant, en mugissant, les chênes centenaires,
La Tempête, qui hurle et pleure par moment,
Précipite les lourds chariots des tonnerres
Sur les vastes pavés d’airain du firmament.

Mais, que m’importe à moi ce spectacle, ô Nature !
Le voile de l’ennui décolore mes yeux ;
Car je souffre en silence une morne torture
À vivre dans ces temps désenchantés et vieux.

Je sentis quelquefois l’Amour, qui m’accompagne,
Hésiter et pleurer, délaissé par l’Espoir ;
Mon sentier s’obscurcit ; la Nuit, qui monte, gagne
La cime immaculée où je voudrais m’asseoir.


Si je ce dis, Nature impassible et sereine :
« Bonne mère! rends-moi plus puissant et meilleur ! »
Je vois dans tes yeux bleus, éternelle sirène,
Sourire vaguement l’éternelle douleur.

C’est pourquoi, sans amour et sans haine inutile,
Je subirai la vie ainsi qu’il sied aux forts ;
Je serai calme et fier, comme l’arbre immobile
Qui, sous les cieux changeants, croît et vit sans efforts.


(Ciel, Rue et Foyer)


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SOUHAIT




Autour de ta beauté, qu’il caresse de l’aile,
L’essaim blond de mes vers bourdonne ses adieux,
Et ravive un moment son éclat jeune et frêle
À la splendeur profonde et calme de tes yeux.

Ces vers sont tes enfants ; ton sein chaud et fidèle
Leur ouvrit constamment son asile joyeux ;
Et, par de longs fils d’or, ta magique prunelle
Dirigera leur vol dans l’Infini des cieux.

Après avoir, quatre ans, soigné notre couvée,
Nous lui livrons enfin la Liberté rêvée ;
Ah ! dans dix ans encor, puisse un essaim plus beau,

Moissonnant le jardin de tes grâces écloses,
En verser, en chantant, les myrtes et les roses
Sur notre vieil amour, toujours jeune et nouveau !


(Ciel, Rue et Foyer)