Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Maurice Rollinat

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. Illust-211).



MAURICE ROLLINAT

MAURICE ROLLINAT






MAURICE ROLLINAT


1846




Maurice Rollinat est né en 1846, à Châteauroux (Indre). Son père, François Rollinat, avocat, qui fut un des députés républicains de 1848, était le grand ami de George Sand, et l’écrivain de La Mare au Diable et de François le Champi reporta son affection sur le jeune homme qui demandait ses premiers vers à ce Berry creusé en ravines et en rivières, d’aspect si particulier et si mélancolique, Le volume de début de Rollinat, venu à Paris en 1868, parut en 1877, et portait ce titre évocateur de la contrée quittée : Dans les Brandes.

La Critique, qui devait si bien plus tard songer à Baudelaire, aurait dû signaler la part d’initiation de Mme Sand, et, surtout, dire la sincérité de ces impressions, la profondeur d’accent de cette poésie de terroir. Pour Baudelaire, dont l’influence peut en effet se constater dans certaines pièces macabres des Névroses, parues en 1883, il ne masque nullement la personnalité de Rollinat, qui le suit chronologiquement, comme Baudelaire suit Edgar Poë. Il est des affinités d’esprit et des rencontres sincères. D’ailleurs, toute la partie naturiste de l’œuvre de Rollinat est absolument conçue en dehors de l’inspiration du grand poète des Fleurs du Mal, qui ne vit pas la nature et rêva d’artificiels jardins où croîtraient des végétaux métalliques. Les pages des Névroses intitulées : Les Refuges, où toutes les sèves et toutes les forces agissantes se résument dans des pièces telles que La Vache au Taureau, ces pages affirment une vision directe et une conception individuelle des choses.

Un jugement de l’existence se dégage aussi à travers les notations de sentiments, de plaintes, de frissons, de cauchemars, — le jugement désolé d’un visionnaire hanté par le mystère de la vie et par l’irréparable de la mort. L’Abîme, publié en 1886 , a condensé cette observation et formulé cette prescience en des pièces concises dans lesquelles le poète a enclos sa triste expérience. Les idées, les passions, les intérêts, les vices, sont visiblement montrés dans une forte Lingue, apte à matérialiser les abstractions, S’il est permis d’essayer un terme descriptif à propos de métaphysique, on dira que ce livre singulier présente aux réfléchis et aux désenchantés une succession de paysages de l’âme.

Les œuvres de Rollinat ont été éditées par M. G. Charpentier.

Gustave Geffroy.


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LA LUNE




La lune a de lointains regards
Pour les maisons et les hangars
Qui tordent sous les vents hagards
          Leurs girouettes ;
Mais sa lueur fait des plongeons
Dans les marais peuplés d’ajoncs
Et flotte sur les vieux donjons
          Pleins de chouettes !

Elle fait miroiter les socs
Dans les champs, et nacre les rocs
Qui hérissent les monts, par blocs
          Infranchissables ;
Et ses chatoiements délicats
Près des gaves aux sourds fracas
Font luire de petits micas
          Parmi les sables !


Avec ses lumineux frissons
Elle a de si douces façons
De se pencher sur les buissons
          Et les clairières !
Son rayon blême et vaporeux
Tremblote au fond des chemins creux
Et rôde sur les flancs ocreux
          Des fondrières.

Elle promène son falot
Sur la forêt et sur le flot
Que pétrit parfois le galop
          Des vents funèbres ;
Elle éclaire aussi les taillis
Où, cachés sous les verts fouillis,
Les ruisseaux font des gazouillis
          Dans les ténèbres.

Elle argenté sur les talus
Les vieux troncs d’arbres vermoulus
Et rend les saules chevelus
          Si fantastiques,
Qu’à ses rayons ensorceleurs,
Ils ont l’air de femmes en pleurs
Qui penchent au vent des douleurs
          Leurs fronts mystiques.

En doux reflets elle se fond
Parmi les nénufars qui font
Sur l’étang sinistre et profond
          De vertes plaques ;

Sur la côte elle donne aux buis
Des baisers d’émeraude, et puis
Elle se mire dans les puits
          Et dans les flaques !

Et, comme sur les vieux manoirs,
Les ravins et les entonnoirs,
Comme sur les champs de blés noirs
          Où dort la caille,
Elle s’éparpille ou s’épand,
Onduleuse comme un serpent,
Sur le sentier qui va grimpant
          Dans la rocaille !

Oh ! quand, tout baigné de sueur,
Je fuis le cauchemar tueur,
Tu blanchis avec ta lueur
          Mon âme brune ;
Si donc, la nuit, comme un hibou,
Je vais rôdant je ne sais où,
C’est que je t’aime comme un fou,
          Ô bonne Lune !

Car l’été, sur l’herbe, tu rends
Les amoureux plus soupirants,
Et tu guides les pas errants
          Des vieux bohèmes ;
Et c’est encore ta clarté,
Ô reine de l’obscurité,
Qui fait fleurir l’étrangeté
          Dans mes poèmes !


(Dans les Brandes)


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LA MARE AUX GRENOUILLES



Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis, que la rafale assiège,
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,
Et les corbeaux — milliers de points noirs sur la neige
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu,
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu.

Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques
Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs
Et d’un fourmillement de plantes aquatiques,
Elle est rasée alors par les merles siffleurs.

Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente,
Elle offre l’éventail de son humidité,
Et, riant à l’azur, — limpidité dormante, —
Elle s’épanouit comme un lac enchanté.


Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes
Dans la profondeur chaude et claire du lointain,
Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes,
Qui s’envolent dans l’air au lever du matin,

Plus que l’Ève des champs, fileuse de quenouilles,
Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux,
C’est que la grande mare est pleine de grenouilles,
— Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. —

Les unes : père, mère, enfant mâle et femelle,
Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons,
Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle,
Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs ;

Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres,
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.

Émeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces
Qu’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc.

Elles sont là, sans bruit rêvassant par centaines,
S’enivrant au soleil de leur sécurité ;
Un scarabée errant du bout de ses antennes
Fait tressaillir parfois leur immobilité.

La vipère et l’enfant — deux venins ! — sont pour elles
Un plus mortel danger que le pied lourd des bœufs :
À leur approche, avec des bonds de sauterelles,
Je les vois se ruer à leurs gîtes bourbeux ;


Les autres que sur l’herbe un bruit laisse éperdues,
Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur,
À la surface, aux bords, les pattes étendues,
Inertes, hument l’air, le soleil et l’azur.

Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme,
Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux,
Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme,
Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux.

Je suis le familier de ces bêtes peureuses
À ce point que, sur l’herbe et dans l’eau, sans émoi,
Dans la saison du frai qui les rend langoureuses,
Elles viennent s’unir et s’aimer devant moi.

Et près d’elles, toujours, le mal qui me torture,
L’ennui, — sombre veilleur, — dans la mare s’endort ;
Et, ravi, je savoure une ode à la nature
Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or.

Et tout rit : ce n’est plus le corbeau qui croasse
Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver :
Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse,
— Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair.


(Dans les Brandes)


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LA CHANSON DE LA PERDRIX GRISE




La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.


Sous l’azur, dans l’air qui me grise,
Se mêle au vol des papillons
La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons.

Et l’ennui qui me martyrise
Me darde en vain ses aiguillons,
Puisqu’à l’abri des chauds rayons
J’entends sur l’aile de la brise
La chanson de la perdrix grise.


(Dans les Brandes)


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LES FRISSONS




De la tourterelle au crapaud,
De la chevelure au drapeau,
À fleur d’eau comme à fleur de peau
          Les frissons courent :
Les uns furtifs et passagers,
Imperceptibles ou légers,
Et d’autres lourds et prolongés
          Qui vous labourent.

Le vent par les temps bruns ou clairs
Engendre des frissons amers
Qu’il fait passer du fond des mers
          Au bout des voiles ;
Et tout frissonne, terre et cieux,
L’homme triste et l’enfant joyeux,
Et les pucelles dont les yeux
          Sont des étoiles ;


Ils rendent plus doux, plus tremblés
Les aveux des amants troublés ;
Ils s’éparpillent dans les blés
          Et les ramures ;
Ils vont orageux ou follets
De la montagne aux ruisselets,
Et sont les frères des reflets
          Et des murmures.

Dans la femme où nous entassons
Tant d’amour et tant de soupçons,
Dans la femme tout est frissons :
          L’âme et la robe !
Oh ! celui qu’on voudrait saisir !
Mais à peine au gré du désir
A-t-il évoqué le plaisir,
          Qu’il se dérobe !

Il en est un pur et calmant,
C’est le frisson du dévoûment
Par qui l’âme est secrètement
          Récompensée ;
Un frisson gai naît de l’espoir,
Un frisson grave du devoir;
Mais la Peur est le frisson noir
          De la pensée :

La Peur qui met dans les chemins
Des personnages surhumains,
La Peur aux invisibles mains,
          Qui revêt l’arbre

D’une carcasse ou d’un linceul ;
Qui fait trembler comme un aïeul,
Et qui vous rend, quand on est seul,
          Blanc comme un marbre.

D’où vient que parfois, tout à coup,
L’angoisse te serre le cou ?
Quel problème insoluble et fou
          Te bouleverse,
Toi que la science a jauni,
Vieil athée âpre et racorni ?
— « C’est le frisson de l’Infini
          Qui me traverse ! »

Le strident quintessencié,
Edgar Poe, net comme l’acier,
Dégage un frisson de sorcier
          Qui vous envoûte !
Delacroix donne à ce qu’il peint
Un frisson d’if et de sapin,
Et la musique de Chopin
          Frissonne toute.

Les anémiques, les fiévreux,
Et les poitrinaires cireux,
Automates cadavéreux
          À la voix trouble,
Tous attendent avec effroi
Le retour de ce frisson froid
Et monotone qui décroît
          Et qui redouble.


Ils font grelotter sans répit
La Misère au front décrépit,
Celle qui rôde et se tapit
          Blafarde et maigre,
Sans gîte et n’ayant pour l’hiver
Qu’un pauvre petit châle vert
Qui se tortille comme un ver
          Sous la bise aigre.

Frisson de vie et de santé,
De jeunesse et de liberté,
Frisson d’aurore et de beauté
          Sans amertume ;
Et puis, frisson du mal qui mord,
Frisson du doute et du remord,
Et frisson final de la mort
          Qui nous consume !


(Les Névroses)


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LE GOÛT DES LARMES





L’énigme désormais n’a plus rien à me taire,
J’étreins le vent qui passe et le reflet qui fuit,
Et j’entends chuchoter aux lèvres de la Nuit
La révélation du gouffre et du mystère.

Je promène partout où le sort me conduit
Le savoureux tourment de mon art volontaire ;
Mon âme d’autrefois qui rampait sur la terre
Convoite l’outre-tombe et s’envole aujourd’hui.


Mais en vain je suis mort à la tourbe des êtres :
Mon oreille et mes yeux sont encor des fenêtres
Ouvertes sur leur plainte et leur convulsion ;

Et dans l’affreux ravin des deuils et des alarmes,
Mon esprit résigné, plein de compassion,
Flotte au gré du malheur sur des ruisseaux de larmes.


(Les Névroses)


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LES POULICHES



 

Frissonnantes, ridant leur peau gris-pommelé
Au moindre frôlement des zéphyrs et des mouches,
Les pouliches, non loin des grands taureaux farouches,
Trottinent sur les bords du pacage isolé.

Dans ce vallon tranquille où les ronces végètent
Et qu’embrume l’horreur des joncs appesantis,
La sauterelle joint son aigre cliquetis
Aux hennissements courts et stridents qu’elles jettent.

Dressant leurs jarrets fins et leur cou chevelu,
Elles tremblent de peur au bruit du train qui passe,
Et leurs yeux inquiets interrogent l’espace
Depuis l’arbre lépreux jusqu’au rocher velu.

Et tandis qu’on entend prononcer des syllabes
Aux échos du ravin plein d’ombre et de fracas,
Elles enflent au vent leurs naseaux délicats,
Fiers comme ceux du zèbre et des juments arabes.


L’averse donc le sol s’embaume, et qui dans l’eau
Crépite en dessinant des ronds qui s’entrelacent ;
Les lames d’argent blanc qui polissent et glacent
Le tronc du jeune chêne et celui du bouleau ;

Un lièvre qui s’assied sur les mousses crépues ;
Des chariots plaintifs dans un chemin profond :
Autant de visions douces qui satisfont
La curiosité des pouliches repues.

Même en considérant les margots et les geais
Oui viennent en amis leur conter des histoires,
Elles ont tout l’éclat de leurs prunelles noires :
C’est du feu pétillant sous des globes de jais !

Elles mêlent souvent à leurs douces querelles
Le friand souvenir de leurs mères juments,
Et vont avec de vifs et gentils mouvements
Se mordiller le ventre et se téter entre elles.

Leur croupe se pavane, et leur toupet joyeux,
S’échappant du licol en cuir qui les attache,
Parfois sur leur front plat laisse voir une tache
Ovale de poils blancs lisses comme des yeux.

Autour des châtaigniers qui perdent leur écorce,
Elles ont dû passer la nuit à l’air brutal,
Car la rosée, avec ses gouttes de cristal,
Diamante les bouts de leur crinière torse.

Mais bientôt le soleil flambant comme un enfer
Réveillera leur queue aux battements superbes
Et fourbira parmi les mouillures des herbes
Leurs petits sabots blonds encor vierges du fer.


(Les Névroses)


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LE SILENCE DES MORTS





On scrute leur portrait, espérant qu’il en sorte
Un cri qui puisse enfin nous servir de flambeau.
Ah ! si même ils venaient pleurer à notre porte
Lorsque le soir étend ses ailes de corbeau !

Non ! Mieux que le linceul, la bière et le tombeau,
Le silence revêt ceux que le temps emporte :
L’âme en fuyant nous laisse un horrible lambeau
Et ne nous connaît plus dès que la chair est morte.

Pourtant, que d’appels fous, longs et désespérés,
Nous poussons jour et nuit vers tous nos enterrés !
Quels flots de questions coulent avec nos larmes !

Mais toujours, à travers ses plaintes, ses remords,
Ses prières, ses deuils, ses spleens et ses alarmes,
L’homme attend vainement la réponse des morts.


(Les Névroses)


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LES DEUX SOLITAIRES





Je sais que depuis des années
Vous habitez un vieux manoir
Qui se dresse lugubre et noir
Sur des landes abandonnées ;


Vous y vivez sans chat ni chien,
N’ayant pour toute galerie
Que votre conscience aigrie
Qui suppute et qui se souvient.

Mais dans l’étrange solitude
Où le dégoût vous a conduit,
L’appréhension vous enduit,
Et vous mâchez l’inquiétude.

Vous portez un poids journalier
Sur vos veilles et sur vos sommes,
Et vous n’aviez pas chez les hommes
Ce malaise particulier.

Par ces grands espaces moroses
Où vous confrontez en rêvant
Votre figure de vivant
Avec la figure des choses,

Il vous vient une impression
Très vague, et qui pourtant vous gêne
À mesure qu’elle s’enchaîne
À votre méditation.

Il vous faut la lumière énorme,
Le plein midi vivace et dru
Embrasant avec son jour cru
Le bruit, la couleur et la forme ;

Sinon plus de sécurité,
Le fantastique vous harponne :
La Nature ne vous est bonne
Qu’à travers sa diurnité.


Quant à la Nuit, elle vous poisse
De son trouble toujours nouveau ;
Et, dès ce soir, votre cerveau
Est opprimé par une angoisse.

Votre cœur ne peut pas dompter
Son battement qui s’accélère
Quand le soleil caniculaire
Se dispose à s’ensanglanter.

Pendant qu’il drape les montagnes
Dans la pourpre de son trépas,
Vous surveillez devant vos pas
L’assombrissement des campagnes.

Alors, au creux de tel vallon,
En côtoyant telle ravine,
Vous avez l’oreille plus fine,
Votre regard devient plus long ;

Au froidissement des haleines,
À la décadence des sons,
Au je ne sais quoi des frissons
Sur les hauteurs et dans les plaines,

Vous mesurez par le chemin
L’invasion du crépuscule,
Et dès que le hibou circule
Le cauchemar vous prend la main.

La rentrée augmente vos craintes
Qui métamorphosent d’un coup
Votre escalier en casse-cou,
Vos corridors en labyrinthes ;


Et puis dans votre appartement,
Dont le calme fait les magies,
Vous allumez plusieurs bougies
Pour rassurer votre tourment ;

Or, cette précaution même
Ajoute encore à votre effroi,
Car vous songez trop au pourquoi
De l’illumination blême.

Maintenant sous le plafond brun,
Tous ces flambeaux de cire vierge
Ont la solennité du cierge
Qui brûle au chevet du défunt ;

La raison froide qui dissèque
Vous quitte pour le ténébreux,
Et vous trouvez louche et scabreux
L’abord de la bibliothèque.

À cette funèbre clarté
Maint livre, derrière sa vitre,
Vous déconcerte par son titre
Evocateur d etrangeté ;

Un saisissement plein d’épingles
Vous prend les tempes et le dos ;
Vous épiez si vos rideaux
Ne s’écartent pas sur leurs tringles.

Attendez donc ! Ce n’est pas tout…
Et cette vermineuse horloge
Dont le tac tac tac tac se loge
Dans tel vieux meuble on ne sait où…


Vous ne pouvez tenir en place,
Et vous vous possédez si peu
Que vous jouez ce mauvais jeu
De vous regarder dans la glace.

Un bruit monte et descend ; cela
Est sournois, confus, marche, cause.
Vous pourriez en savoir la cause :
Mais jamais en ce moment-là,

Ni des caveaux pleins de cloportes,
Ni des greniers pleins de souris,
N’est-ce pas que pour aucun prix
Vous n’entre-bâilleriez les portes ?

Vous perdez ces troubles obscurs,
Votre faiblesse les retrouve,
Et par degrés l’horreur qui couve
Éclate entre vos quatre murs,

Entre vos quatre murs livides,
Qui pour vous contiennent alors
Les ténèbres de l’au-dehors
Et l’inconnu des chambres vides !…

Hein ? Suis-je diagnostiqueur
De votre nocturne supplice ?
Je vous ai raillé sans malice,
Et je vous plains de tout mon cœur.

Pour moi qui ramène le songe
À sa stricte irréalité,
La nuit n’est qu’une vérité
Où lon veut trouver du mensonge.


Donc, en mon gîte qui se ronge
De silence et de vétusté,
Ma veille avec tranquillité
Jusqu’après minuit se prolonge. »

— « Eh bien ! ne parlez pas si haut !
Qu’un seul frisson prenne en défaut
Votre incrédulité savante,

Vous sentirez avec stupeur
Que vous avez peur d’avoir peur !…
D’ailleurs vous savez l’épouvante.

Votre effroi, vous l’avouerez bien,
S’est dénoncé par la peinture
Que vous avez faite du mien ;
Oui ! vous partagez ma torture.

Allons ! trêve au raisonnement
Du respect humain qui vous ment,
Et criez à qui vous écoute
L’humilité de votre doute,

Puisque cette peur qui vous mord
Est l’hommage le plus intime
Que vous puissiez rendre à l’abîme
De l’Existence et de la Mort ! »


(L’Abîme)





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