Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Déroulède

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 225-233).




PAUL DEROULÈDE


1846




Paul Déroulède, né à Paris le 2 septembre 1846, prit une part glorieuse à la défense du pays en 1870. Poète et soldat, il n’eut dès lors qu’un sentiment : le patriotisme. Ses œuvres ont pour titres : Chants du Soldat (1872) ; Nouveaux Chants du Soldat (1875) ; Marches et Sonneries (1881).

« La poésie de Paul Déroulède, dit M. Armand de Pontmartin, est prise dans les entrailles mêmes des sujets quelle traite ; elle en a les ardeurs, les fiertés, les tristesses viriles, l’humeur guerrière, le patriotisme invincible. Elle reste militante quand le pays ne se bat plus ; elle est l’intrépide sentinelle des lendemains de la défaite. C’est une poésie toute d’action, conçue dans la douleur, née dans l’orage, familiarisée dès le berceau avec l’odeur de la poudre, le sifflement des obus et le bruit du canon, ayant eu pour langes le lambeau d’un drapeau troué de balles ou le linceul d’un mobile mort en criant : « Vive la France ! » Cependant, au dire d’un critique, « dans la plupart des pièces qui composent les Chants du Soldat l’incorrection du style est fréquente, surtout dans les pièces narratives. » Malgré une telle restriction, on ne peut qu’applaudir de grand cœur à ces œuvres vivantes et passionnées qui vous laissent une impression profonde et durable comme le Gloria Victis de Merciè et la Dernière Cartouche de Neuville.

Outre les recueils poétiques qui sont devenus populaires, Paul Déroulède a publié un drame en vers, Jean Strenner, qu’il avait fait représenter en 1869 à la Comédie-Française, puis un autre drame également en vers, l’Hetman, qui a été joué en 1877 à l’Odéon. Une troisième pièce, La Moabite, parue en 1881, était destinée au Théâtre-Français, mais elle fut interdite par la censure.

Les œuvres complètes de Paul Déroulède se trouvent chez M. Calmann-Lévy.

a. l.


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LE CLAIRON




L’air est pur, la route est large,
Le Clairon sonne la charge,
Les Zouaves vont chantant,
Et là-haut sur la colline,
Dans la forêt qui domine,
Le Prussien les attend.

Le Clairon est un vieux brave,
Et lorsque la lutte est grave,
C’est un rude compagnon ;
Il a vu mainte bataille
Et porte plus d’une entaille,
Depuis les pieds jusqu’au front.

C’est lui qui guide la fête.
Jamais sa fière trompette
N’eut un accent plus vainqueur ;
Et de son souffle de flamme
L’espérance vient à l’âme,
Le courage monte au cœur.

On grimpe, on court, on arrive,
Et la fusillade est vive,
Et les Prussiens sont adroits.

 Quand enfin le cri se jette :
« En marche ! À la baïonnette ! »
Et l’on entre sous le bois.

À la première décharge,
Le Clairon sonnant la charge
Tombe frappé sans recours ;
Mais, par un effort suprême,
Menant le combat quand même,
Le Clairon sonne toujours.

Et cependant le sang coule,
Mais sa main, qui le refoule,
Suspend un instant la mort,
Et, de sa note affolée
Précipitant la mêlée,
Le vieux Clairon sonne encor.

Il est là, couché sur l’herbe,
Dédaignant, blessé superbe,
Tout espoir et tout secours ;
Et sur sa lèvre sanglante
Gardant sa trompette ardente,
Il sonne, il sonne toujours.

Puis, dans la forêt pressée,
Voyant la charge lancée
Et les Zouaves bondir,
Aiors le Clairon s’arrête ;
Sa dernière tâche est faite,
Il achève de mourir.


(Chants du Soldat)


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LE BON GÎTE

 


Bonne vieille, que fais-tu là ?
Il fait assez chaud sans cela ;
Tu peux laisser tomber la flamme.
Ménage ton bois, pauvre femme,
Je suis séché, je n’ai plus froid.

Mais elle, qui ne veut m’entendre,
Jette un fagot, range la cendre :

« Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi ! »

Bonne vieille, je n’ai pas faim.
Garde ton jambon et ton vin ;
J’ai mangé la soupe à l’étape.
Veux-tu bien m’ôter cette nappe !
C’est trop bon et trop beau pour moi,

Mais elle, qui n’en veut rien faire,
Taille mon pain, remplit mon verre :

« Refais-toi, soldat, refais-toi ! »

Bonne vieille, pour qui ces draps ?
Par ma foi, tu n’y penses pas !
Et ton étable ? Et cette paille
Où l’on fait son lit à sa taille ?
Je dormirai là comme un roi.

Mais elle, qui n’en veut démordre,
Place les draps, met tout en ordre :

« Couche-toi, soldat, couche-toi ! »

— Le jour vient, le départ aussi. —
Allons ! adieu... Mais qu’est ceci ?
Mon sac est plus lourd que la veille...
Ah ! bonne hôtesse ! ah ! chère vieille,
Pourquoi tant me gâter, pourquoi ?

Et la bonne vieille de dire,
Moitié larme, moitié sourire :

« J’ai mon gars soldat comme toi ! »


(Nouveaux Chants du Soldat)


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ÉPILOGUE




Femme, si l’être en qui tu mets ton espérance
Ne met son espérance et son bonheur qu’en toi ;
Si, Français, il peut vivre étranger à la France,
Ne connaissant partout que son amour pour loi ;
Si, sans te croire indigne et sans se croire infâme,
Quand tout son pays s’arme il n’accourt pas s’armer,

Ô femme ! ta tendresse a déformé cette âme ;
S’il ne sait pas mourir, tu ne sais pas aimer !

Mère, si ton enfant grandit sans être un homme,
S’il marche efféminé vers son devoir viril ;
Si, d’un instinct pratique et d’un sang économe,


Sa chair épouvantée a l’horreur du péril ;
Si, quand viendra le jour que notre honneur réclame,
Il n’est pas là, soldat, marchant sans maugréer,

Ô mère ! ta tendresse a mal formé cette âme ;
S’il ne sait pas mourir, tu n’as pas su créer !


(Nouveaux Chants du Soldat)


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STANCES


STANCES POUR L’ORPHELINAT DES ARTS


I



Lorsque au jour du combat, victime expiatoire,
Le soldat tombe et meurt en cherchant la victoire,
Que son rang fût obscur ou qu’il fût éclatant,
Le peuple reconnaît la dette solennelle ;
Et la Mère-Patrie abrite sous son aile
Les enfants dont le père est mort en combattant ;


II


Et le respect de tous les guide et les escorte,
Et, si faible que soit l’appui qu’on leur apporte,
Ces pauvres orphelins en sont enorgueillis.
À leur juste fierté leur deuil se rassérène,
Car ils savent qu’ils ont la France pour marraine
Et que leur père a bien mérité du Pays.


III


Or, quoi qu’en puisse dire et penser l’ignorance,
L’Artiste est aussi, lui, le soldat de la France,
Il sert son peuple aussi, ce serviteur du beau ;
La gloire qu’il acquiert, chacun se l’approprie ;
Nul n’accroît plus que lui l’honneur de la Patrie ;
Nul mieux que lui ne sait porter notre drapeau.


IV


A l’heure même, à l’heure inoubliable encore
Où le vainqueur jaloux d’un vaincu qu’il abhorre
Voulait nous arracher notre place au soleil ;
À l’heure où les Français restaient sombres et tristes,
De qui leur sont venus, sinon de leurs artistes,
Leur première revanche et leur premier réveil.


V


Peintres, musiciens, sculpteurs, acteurs, poètes,
Une même pensée embrasa mille têtes :
Consolons la Patrie, honorons les aïeux ;
Qu’Athène encore en deuil éblouisse encor Sparte,
Et que ce cher pays, dont l’Europe s’écarte,
De l’Europe attirée enchante encor les yeux.

VI


Et tandis que distraite ainsi dans sa souffrance,
La France se hâtait de réparer la France,
Ces grands consolateurs lui rendaient sa fierté,
Et les peuples voyaient un peuple encore en larmes,
S’acharnant au travail et veillant sous les armes,
Ceindre d’un laurier vert son front ensanglanté.


VII


Ô vaillance ! Ô ressource héroïque et sublime,
Merveilleuse vigueur du sang qui nous anime !
Jamais pays vaincu n’entreprit rien de tel.
Mais que de champions sont morts à cette tâche,
Car ce fiévreux assaut où rame est sans relâche,
Pour n’être pas sanglant n’en est pas moins mortel !


VIII


Puis, lorsque la mort vient glacer ces fronts superbes,
Moissonneurs imprudents qui n’ont pas fait leurs gerbes,
Le peu de blé qu’ils ont se disperse à tous vents ;
Et, comme en ces combats pour la gloire commune
Ils ont, donnant leur vie, oublié leur fortune,
C’est souvent d’un nom seul qu’héritent leurs enfants.

IX


Eh bien ! vous qui trouvez leur oeuvre utile et bonne,
Vous qui, vous rassemblant partout où l’Art rayonne,
Guidez toujours l’artiste et le formez parfois ;
Ô Foule à l’âme ardente, ô Foule au cœur sincère,
Songez à ceux qu’il a laissés dans la misère,
Et que votre pitié devance ici ma voix !


X


Et toi, Mère-Patrie, à qui par leur victoire
Ces soldats de l’Idée ont rendu quelque gloire,
Apporte aussi ta pierre à leurs foyers détruits,
Honore en leurs enfants leur glorieux lignage,
Et que ton aide aussi leur soit le témoignage
Que leurs pères ont bien mérité du Pays !


(Marches et Sonneries)





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