Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Philippe Gille

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 234-238).




PHILIPPE GILLE


1831




Philippe Gille est né à Paris le 18 décembre 1831. Ses goûts le dirigèrent d’abord vers la sculpture ; il a exposé pendant plusieurs années. Peu de temps après il se lança dans la carrière dramatique, et depuis 1857 ses pièces ont été jouées avec succès sur presque tous les théâtres parisiens. C’est par le naturel et la vérité que ses œuvres même comiques se sont fait remarquer. Publiciste et critique littéraire, la tournure légère et gauloise de son esprit ne semblait pas révéler en lui le véritable poète qu’il est. L’Herbier contient des pièces qui avaient depuis longtemps attiré l’attention, mais que, par un singulier scrupule, il avait jusqu’à ce jour laissées anonymes.

Théodore de Banville, qui l’a deviné un des premiers, a écrit à propos de l’une de ses poésies, l’Envolée et d’une autre les Vivants et les Morts :

« Vous ne pouvez proscrire ceux que vous appelez les « magiciens du style, » puisque vous êtes l’auteur de ce poème émouvant et ému l’Envolée… avouez que si, d’après vos conseils, on recommence comme autrefois à brûler les magiciens, vous sentez quelque peu le roussi !

« Ces vers sont très beaux, d’un sentiment profond et original ; l’idée n’est jamais vulgaire et le mouvement est d’une grande envolée. C’est un art à la fois exquis et viril. »

Ajoutons que M. Philippe Gille a fait faire à l’opéra moderne un grand pas, et que, dans Manon comme dans Lakmé, il s’est montré auteur lyrique non seulement novateur, mais aussi plein de charme et d’imagination.

Ses poésies ont été publiées par A. Lemerre.

A. L.



LA FIGURINE



Je te reconnais bien, figurine joyeuse !
Un soir, à son souper, d’une miette de pain,
Tout en me souriant, la rapide oublieuse
Te créa, te pétrit aux blancheurs de sa main !

En te voyant debout, elle se prit à rire ;
Tes jambes se ployaient, ta tête se courbait,
Ton grotesque assemblage augmentait son délire,
Une larme de joie en ses beaux yeux tremblait !

Aujourd’hui rien n’est plus que ta forme séchée !
Loin de redemander ces rires d’autrefois
À tes membres tordus, à ta tête penchée,
J’y cherche seulement l’empreinte de ses doigts !




LA PETITE JEANNE




Votre bras au mien enlacé
Et sous forme de badinage,
Voulez-vous bien au temps passé
Avec moi refaire un voyage ?


Nous pourrons évoquer tous deux
Votre printemps et ma jeunesse ;
J’ai trente ans, et même un peu mieux,
Vous dix-sept, sans qu’il y paraisse !

J’ai senti, parfum à parfum,
Fleurir les jours de votre enfance,
J’ai vu s’éveiller, un à un,
Les charmes de votre innocence.

Comme l’abeille du matin
Sur le lis que son aile touche,
J’ai vu se poser enfantin
Le sourire sur votre bouche.

Auprès du foyer paternel
Vous demandiez à ma mémoire
Quelque récit surnaturel
Que vous appeliez : une histoire !

Vous cherchiez d’un air curieux
Les salamandres dans la flamme,
Et moi, dans le fond de vos yeux,
Je regardais passer votre âme !

J’étais trop heureux de conter
Cent merveilles pour un sourire,
Et je parlais sans m’arrêter,
Moi qui ne sais plus rien vous dire !

Je prenais vos petites mains
Dans la mienne, et, toute tremblante,
Vous pensiez à mes noirs lutins,
À la fois peureuse et charmante !


Souriez à ces jours bénis,
Ces jours où l’on n’est occupée
Que d’écouter de tels récits
Pour les redire à sa poupée !

Je répétais avec succès
Le Poucet, Cendrillon, Peau-d’Âne,
Et puis, en partant, j’embrassais
Sur son front la petite Jeanne.

Où sont-ils ceux qui résoudront
Ce doux et bizarre problème :
Voilà mes lèvres, votre front,
Le baiser serait-il le même ?




DORS !


Va, reste, ô pauvre mort, dans la tombe couché,
Ferme bien ton oreille au bruit qui vient de terre,
Et sous l’arbre fleuri qui sur toi s’est penché
Dors, sans te retourner, la grande nuit entière !

Si ton corps au tombeau pouvait être arraché,
Si tu pouvais un jour sortir de ta poussière,
Si tu pouvais entendre en un coin bien caché,
Si tu pouvais encor soulever ta paupière,


Tu frémirais d’horreur en étendant les bras,
Tu voilerais ton front du suaire et des draps
En comptant ce qu’il faut de jours pour qu’on oublie !

Une seconde mort viendrait glacer tes os,
Et tu refermerais les portes de la vie
Ayant vu plus cruel que le ver des tombeaux !