Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Stanislas de Guaita

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 257-263).



STANISLAS DE GUAITA


1861




Stanislas de Guaita, né le 6 avril 1861 au château d’Alteville (Lorraine), fit ses études à Nancy et vint de bonne heure à Paris. En 1881, il publia son premier volume de vers, Oiseaux de Passage, puis, deux ans après, La Muse Noire, recueil comprenant des poèmes d’un rythme sûr qui révèlent déjà, à travers l’admiration de l’auteur pour Baudelaire, une originalité curieuse, dont le caractère fut bientôt affirmé dans un livre ayant pour titre : Rosa Mystica (1885), où des pensées d’un ordre élevé sont exprimées en fort beaux vers.

Doué d’un sens critique très subtil et entraîné par la nature de son esprit vers les sciences exactes, Stanislas de Guaita a écrit en prose : Au Seuil du Mystère, ou Essais de Sciences maudites, ainsi qu’il a appelé ce livre qui est une étude préliminaire du magisme, dont il est devenu un des plus fervents adeptes.

Ses poésies ont été éditées par MM. Berger-Levrault et A. Lemerre.

Rodolphe Darzens.





LE POÈTE


 

Il a connu l’oubli des tortures anciennes :
La cicatrice est sèche où sa chair a saigné.
Au tout puissant appel de deux magiciennes
— La Jeunesse et la Foi — la vie a regagné
Le lambeau de son cœur par le mal épargné.


Pourquoi faut-il, hélas! qu’à toutes les souffrances,
Comme un aigle intrépide au clair soleil levant,
S’envole son désir crédule aux espérances ?
Il chante ses projets — et l’écho décevant
Répercute ses chants emportés par le vent.

Vous suppliant sans trêve, Illusions chéries,
De verser à sa soif l’or de votre liqueur,
Dans les bois de l’Amour éphémère et moqueur
Il cherche des buissons pleins d’épines fleuries,
Afin d’y déchirer le reste de son cœur.


(La Muse Noire)





L’ATLANTIDE




Loin de la multitude où fleurit le mensonge
Puisque l’âme s’épure et s’exalte en rêvant,
Au gré du souvenir vogue, ô mon Âme, et songe :
Songe à la cendre humaine éparse dans le vent ;

Songe aux crânes heurtés par le soc des charrues ;
Aux débris du passé dans l’inconnu flottant :
Car des mondes sont morts, des cités disparues,
Où la vie eut son heure et l’amour son instant !


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*       *


Aux siècles primitifs, une île, immense et belle,
Nourrice jeune encor d’un peuple de géants,
Livrait à ses fils nus sa féconde mamelle,
Et sa hanche robuste au choc des océans.


Cette terre avait nom l’Atlantide. — Des villes
Y florissaient alors, superbes, par milliers.
Avec leurs parthénons et leurs jardins fertiles,
Et leurs palais de marbre aux antiques piliers.

Aqueducs ! Monuments massifs, aux colonnades
De jaspe, défendus par de grands léopards !
Coupoles de granit ! Innombrables arcades
Brodant de leur dentelle éparse les remparts !

L’on eût dit des forêts de pierre. — Les bois vierges
Reflétaient leur verdure aux lacs bleus sans roseaux,
Et iame des jasmins et des lis, sur les berces,
Se mariait, légère, à des chansons d’oiseaux !

Un cantique montait d’espérance et de joie
Vers Jupiter très bon, très auguste et très grand :
L’homme tendait les mains à l’azur qui flamboie,
Et le fleuve apaisé priait — en murmurant...

Mais ce monde, marqué du sceau de la colère,
Devait s’anéantir, sans que rien en restât
Que des îlots perdus sur fonde tumulaire,
— Seuls vestiges épars où notre œil s’arrêtât !

On entendit rugir les forges souterraines,
Tout le sol s’effondra, secoué brusquement...
Et la mer fit rouler ses vagues souveraines
Sur la plaintive horreur de cet écroulement.


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Cependant, par delà ces monstrueux décombres
Que, sous mille pieds d’eau, tu vois se dessiner,
Ô mon Âme, entends-tu ?... Du fond des lointains sombres,
De prophétiques voix semblent vaticiner :


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*       *


— « Ainsi les continents, les villes séculaires,
« Les grands monts hérissés de sapins et d’orgueil,
« L’homme et ses passions, le monde et ses colères
« — Cadavres disloqués et mûrs pour le cercueil,

« Gigantesques amas sans nom, épaves mornes —
« S’engloutiront un jour (tout étant accompli)
« Sous les flots ténébreux d’une autre mer sans bornes
« Et plus profonde encor — qui s’appelle l’Oubli !

« Alors, exécutant la suprême sentence,
« L’ombre, comme un déluge, envahira les deux;
« Et tout bruit s’éteindra, comme toute existence,
« Dans le néant obscur, vaste et silencieux. »


(Rosa Mystica)





ENDYMION




Adorable pasteur, éphèbe aux flancs nerveux !
Phœbé (mélancolique et divine amoureuse),
Baisant dans un rayon ta lèvre savoureuse,
En frissons de lumière épanchait ses aveux.

Toi, tu donnais, ne soupçonnant larmes ni vœux,
Tandis qu’Elle — en la nuit calme et propice — heureuse
D’étreindre un corps chéri de sa langueur fiévreuse,
Égrenait de l’argent dans l’or de tes cheveux.


— Salut, ô le premier d’entre les Lunatiques,
Qui charmas l’astre pale au fond des cieux antiques,
Et qui fus son amant — sans t’en apercevoir !

— Tels les rêveurs, tes fils, quand la lune est levée
Ont sur le front parfois — sans même le savoir —
Le baiser d’une amie inconnue et rêvée.


(Rosa Mystica})





HYMNE CYBÈLE




Ô notre aïeule à tous, si robuste et si belle,
Ô toi, ma jeune Rhée ou ma vieille Cybèle.
Ou ma toute puissante et féconde Maîa !
Oh ! quel que soit ton nom, reine de l’Abondance ;
Vénérable matrice où germe l’Existence ;
Mère du peuplier et du camélia ;

Mère du puceron et du fleuve superbe ;
Mère de l’homme intelligent et du brin d’herbe,
Mère de la Pensée et mère de l’Amour !...
Nourrice intarissable aux cent mamelles pleines,
Grâce à qui nous voyons les montagnes, les plaines
Se vêtir[1] de splendeur à la clarté du jour !

Toi que j’aime et vénère ainsi qu’une déesse,
Permets-moi d’exalter ton faste auguste ! — Laisse
Un de tes petits-fils épandre tout son cœur
En stances de lumière, en poèmes mystiques,
Sur ton autel de roche où les peuples antiques
Faisaient tomber un bouc sous le couteau vainqueur !


Je n’immolerai pas, ô Nature sacrée,
De génisse au poil blanc : La Puissance qui crée
Ne se réjouit point d’un flot de sang versé ;
Mais, artiste elle-même en vastes symphonies,
Se plaît au rythme pur, aux grandes harmonies,
À l’hymne doux et fier, savamment cadencé...


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*       *


Depuis que de mille ans, Terre génératrice,
Gorgée abondamment de sève créatrice,
Vagues-tu sans repos par l’espace profond ?
Sous les flèches d’Érôs, depuis combien d’années
Nourris-tu sur ton sein des races condamnées
Au stérile labeur, comme à l’amour fécond ?...

Ton fils infortuné, vers soixante ans, succombe
A la tâche, et trébuche au tertre de sa tombe,
Les reins las ou rompus, le front jaune ou ridé ;
Toi, toujours aussi jeune et toujours aussi belle,
Sous ton grand manteau vert, tu semblés immortelle,
Et ton flanc, sans fatigue, est toujours fécondé !

— Mais, ô Maîa, pardonne à ton enfant d’une heure,
Si parfois il s’alarme, et, devant qu’il ne meure,
Fait vibrer jusqu’à toi l’hymne de ses sanglots ;
Quand le travail le brise, ou que le spleen l’obsède,
Il appelle à grands cris la Nourrice à son aide,
Et vers elle ses pleurs roulent comme des flots.

Tu lui réponds alors, ô douce, ô tendre mère :
« Pourquoi noyer ton cœur dans la détresse amère ?
« De mon calme fleuri contemple la splendeur !

 
« Vois mes lacs bleus ! Vois mon ciel bleu ! Vois mes mers vertes !
« Les routes du bonheur, mon fils, te sont ouvertes :
« Deviens farouche et grand en voyant ma grandeur !
« Sous la voûte de mes forêts silencieuses
« Perds-toi ! Je sais guérir les âmes soucieuses...
« Et si, mon pauvre enfant, tu meurs inconsolé,
« Je t’ouvrirai mon sein, où dans ma paix sereine
« Tu dormiras, — où ma Majesté souveraine
« Drapera d’un linceul ton corps inviolé. »


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*       *


Donc, c’est pour ta bonté, Nature, que je t’aime !
Louange à toi, Maîa protectrice ! — Anathème
Sur qui n’applaudit point à ton règne éternel !
Reçois mon humble encens !... Moi, frêle créature
Je t’admire et t’adore, et bénis, ô Nature,
Ton âme harmonieuse et ton cœur maternel !


(Rosa Mystica)




  1. Vesta.