Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Victor d’Auriac

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 197-202).




VICTOR D’AURIAC


1858




Victor-Eugène d’Auriac est né à Neuilly-sur-Seine, le 30 juin 1858. Après avoir été successivement élève des lycées de Versailles et Henri IV, à Paris, il entra en même temps à l’École des Chartes et à la Bibliothèque Nationale, où il est actuellement sous-bibliothécaire. Le 6 avril 1888, il a été détaché au Ministère de l’Instruction publique en qualité de Secrétaire particulier du Ministre.

Ce fut à la suite de sérieuses études faites sur le Moyen-Âge et la Renaissance que Victor d’Auriac prit le goût d’une poésie raffinée et pleine de préciosités de style. Il semble, en effet, qu’elle soit sœur de cette architecture mixte où l’ogive sévèrement gothique se marie à la richesse des dentelures italiennes. Poète à la fois mièvre et précis, il aime à remplir du subtil parfum de l’idée l’impeccable forme d’un sonnet, ainsi qu’on verse en une buire vénitienne de clair cristal multicolore l’essence pénétrante des roses d’Orient. C’est aussi un parfait diseur des choses de l’amour, qui fixe merveilleusement en de courts poèmes le charme indécis des aveux.

Victor d’Auriac a publié, chez Alphonse Lemerre, deux volumes de vers : Pâques-fleuries (1883) et Renaissance (1887). Il a collaboré à de nombreuses Revues poétiques, et il est un des Secrétaires de la Cigale.

Rodolphe Darzens.




FLEUR DES RUINES




Mon cœur vaincu n’est plus que ruine ce décombre,
Tel qu’un vieux burg battu des hiboux au vol noir.
Entre les quatre murs dévastés, chaque soir,
Tournent des revenants effrayants et sans nombre.

Le jour, les hautes tours d’autrefois font tant d’ombre
Que, même en plein midi, l’on peut à peine y voir.
La solitude y donne asile au désespoir.
Un silence de mort étreint le château sombre.

Tout est ténèbres, deuil, désert, effondrement.
Tout s’effrite et s’écroule, et l’on ne sait comment
La pierre peut encor s’accrocher à la pierre ;

Mais là, dans les débris désolants du passé,
Sous un rayon glissant par une meurtrière,
Une petite fleur — ton amour — a poussé.





LA FIN




Le silence pesait sur les choses ; c’était
Au temps fatal que la science nous présage.
Le monde était usé jusqu’au dernier rouage,
Et plus rien de la vie ancienne n’existait.

La matière, dès lors stérile, inerte et nue,
Impuissante à verser la sève aux floraisons,
Et ne connaissant plus ni climats, ni saisons,
Semblait aux premiers jours des siècles revenue.


Les soleils consumés s’étaient éteints, depuis
Des cent mille ans, depuis des millions d’années,
Abandonnant encor les sphères consternées
Au linceul accablant des éternelles nuits.

Le chaos reprenait enfin ses droits antiques
Sur le morne univers moribond, suranné,
Et tout ce qui jadis suivant l’ordre était né
Sombrait dans l’infini des temps hypothétiques.

Et dans l’immensité, gouffre noir et béant,
Dans le ciel, autrefois splendide et rempli d’astres,
Dépeuplé par de lents et successifs désastres,
C’était déjà la Fin et presque le Néant.

Et la Terre s’étant refroidie elle-même,
Ses habitants avaient aussi suivi son sort,
Et bientôt le dernier des hommes était mort
En insultant ses Dieux dans un dernier blasphème.

— Or, dans la solitude horrible m’éveillant,
J’ai crié : « Qu’est-ce donc que tout cela peut être ?
Est-ce pour ce tombeau qu’un jour on nous fit naître ?
Et qui nous a menés à ce but effrayant ?

« À quoi donc a-t-il pu servir que tant de races
Aient longuement cherché le vrai, le beau, le bien,
Puisque de nos efforts il ne reste plus rien,
Pas même la mémoire et pas même les traces ?

« Est-ce donc pour cela que nous avons aimé,
Lutté, haï, souffert, enfanté des merveilles ;
Que nous avons pâli par l’étude et les veilles,
Et que tant d’idéal en nous fut enfermé ?


« Savants, musicien, peintres, sculpteurs, poètes,
Qu’est-ce que votre ardent génie est devenu ?
Vous n’avez rien pensé, rien trouvé, rien connu,
Puissque tout est détruit des œuvres jadis faites ! »

Et je parlais ainsi dans la nuit, éperdu,
Fouillant avidement l’obscurité profonde
Et demandant le mot de son énigme au monde.
— Mais dans le ciel désert rien ne m’a répondu.


(Pâques-fleuries)





LA FILLE DU TINTORET




Quand la Tintoretta fut morte, resté seul
Devant elle, il alla soulever son linceul,
Puis, comprimant un cœur que la souffrance obsède ,
Et le père appelant alors l’artiste à l’aide,
Il prit son chevalet, sa toile, son pinceau,
L’arrangea dans son lit comme dans un berceau,
Et, ployant sa douleur à cette œuvre sacrée,
Fit le dernier portrait de sa fille expirée.
Tout le jour, retrouvant sa force et son savoir,
Il travailla, farouche, obstiné, sans rien voir
Que le modèle à suivre et que la pose à rendre,
Et quand, le lendemain, à l’aube, on vint la prendre
Et clouer pour toujours au cercueil son beau corps,
Las du travail, à bout de torture et d’efforts
Après son accablante et funèbre journée,
Il put enfin pleurer, l’œuvre étant terminée.

Ô Maître ! mon amour est mort ce matin-ci.
Rentrant mon désespoir en moi, j’ai fait aussi

Ma tâche de science et de deuil solitaire.
Tout mon ancien bonheur, qu’il me faut mettre en terre,
J’ai voulu, cette fois encor, le regarder,
Et je l’ai gravé dans mon vers, pour en garder
L’image chère, avant que le passé l’emporte,

Comme le Tintoret peignant sa fille morte.


(Pâques- fleuries)





CAS DE CONSCIENCE




Empesé dans sa fraise et droit dans son pourpoint,
Après avoir ouï la messe à Saint-Eustache,
D’un groupe de muguets le Baron se détache
Et part en retroussant sa rapière du poing.

Par les quartiers fangeux, que l’on ne pave point,
Il chemine, sacrant et tirant sa moustache,
Et fripe ses crevés du bout d’un gant pistache,
Tout rêveur et troublé d’un souci qui le point.

Car le prédicateur, très docte et très sincère,
A parlé du péché — hideux comme un ulcère ! —
Où la faiblesse envers les Huguenots fait choir ;

Et le galant, devant le logis de sa dame,
Se demande, au moment de lever le heurtoir,
S’il n’y va pas risquer le salut de son âme.


(Renaissance)




PATRICIENNE




Pâle, appuyant son sein gros de sanglots pesants
Au balcon dentelé que la lune caresse,
Près de son vieil époux très las, la Dogaresse
Courbe sous l’air du soir la fleur de ses seize ans.

Elle songe, parmi les envoyés Pisans,
À ce seigneur qui, beau d’orgueil et de paresse,
Chaque jour à Saint-Marc attend qu’elle paraisse.
Et lui trouble le cœur de rêves épuisants.

Mais, fière de son rang et digne de sa race,
Elle n’admettra pas qu’un désir la terrasse :
Pas de tache au blason des Sénateurs défunts !...

La lagune dormeuse a des chansons câlines,
La nuit flambe, et le vent, alourdi de parfums,
Passe, apportant des sons vagues de mandolines.


(Renaissance)