Anthologie féminine/Marquise de Blocqueville

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 326-340).

MARQUISE DE BLOCQUEVILLE

(1814-1892)


Louise-Adélaïde, princesse d’Eckmühl, fille du maréchal Davout, duc d’Auerstædt, mariée au marquis de Blocqueville, mérite la plus haute place parmi les femmes littéraires et aussi parmi les femmes de salon du XIXe siècle ; tous ceux qui l’ont connue et approchée seront de mon avis.

Son salon a été le plus recherché et le mieux dirigé de la dernière moitié du siècle, fréquenté par les littérateurs les plus éminents, les hommes politiques les plus marquants. Toutes les hautes personnalités tenaient à honneur d’y être reçues ; les hauts personnages étrangers de passage à Paris briguaient une invitation ; et un artiste qui avait le bonheur de se faire entendre chez Mme la marquise de Blocqueville était lancé.

Nommer les illustrations qui ont passé chez elle, même en assidus et intimes, formerait l’annuaire des célébrités depuis cinquante ans, se présentent sous notre plume les noms de : MM. Cousin, Villemain, Caro, le duc de Broglie, Camille Doucet, Jurien de La Gravière, le marquis de Rambuteau, Le Myre de Villers, Eugène Manuel, Nadaud, D. Jouaust, comte André Zamoïski, etc. Mme la vicomtesse de Janzé et Mme Beulé étaient des dernières intimes. Mmes les princesses Gortschakoff, Ourousoff, Galitzin, Mme d’Abadie ; ses nièces, Mmes la duchesse d’Albuféra et de Feltre, comtesses Viguier, de Maleyssie, de Montesquieu ; toute l’aristocratie, la diplomatie, la haute littérature, se donnaient rendez-vous quai Malaquais, où la marquise de Blocqueville habitait depuis trente années. Son suprême bon ton ne laissa jamais introduire autour d’elle le moindre élément féminin parasite, et Dieu sait quelle énergie et quelle bravoure il faut pour cela à Paris quand on reçoit. Son salon était, je crois, unique sous ce rapport. Mme la marquise de Blocqueville était implacable. Et je pourrais citer plus d’une femme portant des noms connus, accueillies partout avec empressement, qu’elle a obstinément refusé, devant moi, de recevoir en dépit des supplications de ses meilleurs amis.

« C’est une intrigante, disait-elle, je ne veux pas la voir. »

D’ailleurs, elle repoussait avec la même fermeté les hommes qui avaient transigé, à sa connaissance, aux lois de l’honneur. La moindre tare, le plus petit scandale, vous faisait expulser nettement. Elle était aussi tenace dans ses inimitiés que fidèle dans ses amitiés. Cependant, elle était bonne et bienveillante plus qu’on ne pourrait l’imaginer, mais sans banalité aucune. D’une inépuisable charité que l’on ne sollicitait jamais en vain, ne jouissant que d’une fortune très limitée pour ses obligations de grande dame, elle savait, par ses habitudes d’ordre, décupler les moyens dont elle disposait. Généreuse et d’une délicatesse exquise, elle obligeait avec adresse et sans jamais froisser.

Que d’anecdotes curieuses je pourrais citer ! que de paroles spirituelles, de mots exquis, de fines appréciations j’ai notées lorsque je revenais de chez elle ! Mais la profession d’écrivain tournerait à l’état d’espionnage si nous racontions tout ce que nous entendons, et il doit se passer au moins de nombreuses années avant que nous puissions le faire.

C’est uniquement comme femme de lettres que nous avons à nous occuper ici de cette aimable et impeccable grande dame, essentiellement française de naissance, de cœur, de beauté, d’esprit. Non seulement elle a écrit de nombreux ouvrages, mais elle les a écrits dans une langue épurée qui la rend l’égale, pour notre siècle, de Mme de La Fayette pour le XVIIe siècle, et la place très au-dessus de la masse de nos romancières et moralistes modernes.

Peu de mois avant sa mort, nous lui avions communiqué notre projet de lui donner dans notre Anthologie la place à laquelle elle avait droit avant toute autre ; en nous donnant sur ses œuvres les renseignements indispensables, elle ajoutait dans sa lettre du 11 juillet 1892 :

En grâce, ne dites pas de moi un bien que je ne mérite pas, cela me rend confuse ! Je ne mérite que si peu d’éloges ! En dépit de mes efforts, il y a tant d’imperfections dans mon pauvre être !

Douée d’autant de modestie que de juste fierté, possédant une urbanité et une grâce exquises dans sa personne comme dans son esprit, elle conserva le sourire sur les lèvres, même dans les plus grandes souffrances, car elle souffrait depuis son enfance d’une goutte sereine et elle devait combattre vaillamment tous les jours pour se tenir debout. Elle avait eu à supporter bien des maladies et des accidents. Fort belle étant jeune, elle était une jolie vieille, franchement vieille ; les cheveux blancs ondulés sur les tempes, la tête enveloppée d’une grande fanchon, soutenue par des fleurs ; vêtue de robes amples, à longue traîne, avec une mante pour dissimuler la taille, elle avait le plus grand air quand elle faisait quelques pas, ce qui lui arrivait rarement. Elle est restée sur la brèche jusqu’au dernier moment, toujours entourée et recherchée.

Des gens qui n’ont jamais mis le pied chez elle ont fait courir le bruit que la pièce d’Édouard Pailleron, le Monde où l’on s’ennuie, était inspirée par son salon. — Je n’ai jamais pu saisir l’allusion. — On causait très gaiement chez elle, on riait même beaucoup, quoique pas d’une gaieté de cabaret ; mais il n’y a que des imbéciles qui ont pu s’y ennuyer. Il y régnait un ton de bonne compagnie ; on y parlait presque uniquement de choses intellectuelles. On savait écouter ceux qui en valaient la peine. Ce n’était point du papotage ni du flirtage ; tout le monde ne parlait pas à la fois en criant et debout, comme dans certains salons. Mais bien des écrivains parlent de choses et de personnes qu’ils n’ont jamais vues. Une très spirituelle chroniqueuse a comparé Mme la marquise de Blocqueville à Mme de Maintenon. Or, elle n’avait absolument aucun point de ressemblance avec cette illustre pédagogue. Si on tient à la comparer à une personnalité de l’autre siècle, c’est avec la marquise de Lambert que je lui trouve plus d’un point de ressemblance.

Elle était trop finement femme pour laisser faire son portrait moins belle qu’autrefois ; mais elle m’a donné une épreuve sur chine d’une fine gravure faite d’après un dessin qui représente plutôt sa silhouette que sa figure, mais la silhouette de sa personne entière. Elle est là, assise avec une longue robe à falbala que je lui connaissais, sa mante Louis XVI, sa fanchon, dans son jardin de Villers-sur-Mer, devant un théâtre qu’elle a fait arranger dans le feuillage, et sur lequel une de ses nièces préférées, dernière descendante de Jeanne d’Arc dont elle porte le nom, récite un monologue. Cette petite scène de sa vie intime m’est plus précieuse qu’un simple portrait.

Ne pouvant guère marcher, elle avait ce prétexte pour ne pas accompagner ses visiteurs, à ses jours de réception ; elle se soulevait simplement de son grand fauteuil, ses pieds enveloppés d’une riche peau d’ours ; les hommes lui baisaient la main, les femmes faisaient la révérence. Cette manière de faire était bien préférable à l’allée et venue continuelle des maîtresses de maison qui accompagnent à la porte de leur salon. Cette habitude devrait être supprimée les jours de réception. Mais lorsqu’on allait la voir en tête à tête, elle savait très bien vous accompagner. Elle était douée d’un tact exquis. Quel regard inquiet elle jetait au visiteur qui restait silencieux, et comme elle cherchait à faire valoir chacun !

La marquise de Blocqueville avait surtout à cœur la mémoire de son père, le maréchal Davout ; elle s’occupait sans relâche de la publication des écrits qu’il a laissés. Elle a fondé à Auxerre, berceau de la famille, un musée et une bibliothèque, auxquels elle a laissé ses meubles et ses objets d’art, tous souvenirs précieux.

N’oublions pas de mentionner qu’elle fut nommée, la troisième femme en six siècles, grande-maîtresse des Jeux floraux de Toulouse.

Aujourd’hui elle repose sous le magnifique mausolée qui a été élevé au Père-Lachaise à la mémoire du maréchal Davout.

Voici la liste de ses ouvrages dans l’ordre de leur publication ; ce n’est pas un mince bagage :

Perdita, roman, première édition parue avant 1848, réimprimée en 1890 par Jouaust, son éditeur et son ami, qu’elle tenait en haute estime.

Chrétienne et Musulman, roman, réédité en 1892 par Jouaust, sous le titre de Stella et Mohamed, titre sous lequel il a été traduit en italien et a obtenu un grand succès.

Le Prisme de l’âme, fort volume in-8o de 600 pages, qu’on pourrait appeler la Philosophie du cœur (Hetzel).

Rome, fort volume in-8o (Hetzel).

Les Soirées de la Villa des Jasmins, 4 tomes in-8o, ouvrage favori de l’auteur, traduit en anglais (Perrin, éditeur).

Maréchal Davout, prince d’Eckmühl, raconté par les siens et par lui-même, 4 vol. in-8o (1802 à 1815).

Correspondance inédite du Maréchal Davout, prince d’Eckmühl, 1 vol.

Roses de Noël, pensées (collection des Moralistes, d’Ollendorff).

Pensées d’un Pape (Jouaust), petit in-32.

Chrysanthèmes (Jouaust), petit in-32.

À travers l’invisible (Jouaust). Son dernier ouvrage (1891).

Outre quelques pages de ses ouvrages, trop peu populaires à cause de leur prix élevé, nous publions les deux dernières lettres qu’elle nous a adressées, avec des pensées inédites.

Villers-sur-Mer, 16 septembre 1891.

…Je n’ai pas eu un jour de quasi santé. Je n’ai pu une seule fois faire les deux cents pas qui me permettraient d’assister au coucher du soleil dans la mer, une de mes passions… J’ai beaucoup pensé, beaucoup souffert, mais pas du tout travaillé ; seule tous les jours, ne voyant du monde que le soir, j’ai savouré, en toute longueur de temps, cette parole du grand Lacordaire : « La solitude est la demeure naturelle de toutes les pensées. »

Voici quelques Chrysanthèmes inédits ; j’aimerais à revoir l’épreuve de ceux que vous choisirez, si vous en choisissez quelques-uns…

Laissez-moi, chère petite Tocania[1], souhaiter plein succès à votre livre (l’Anthologie) et à son auteur.

A.-L. Eckmuhl, marquise de Blocqueville.


Deuxième et dernière lettre :

26 septembre 1892, Villers-sur-Mer, chalet du Ravin.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Hélas ! je n’ai rien de bon à vous dire de ma déplorable santé, exaspérée par l’air de la mer. J’ai une grande tristesse de quitter ce lieu charmant où, sans doute, je ne devrai jamais revenir ( !) ; et cependant j’aspire à Paris, où je serai plus confortablement installée pour souffrir. J’arriverai du 1er au 5, pour profiter du rapide, si je suis en état de partir… Pardon de cette grosse tache faite par ma fièvre aux épreuves ; il y a quelques corrections importantes…

…Merci bien de l’envoi de ces épreuves. Comme je vous félicite de travailler, — il est dur de ne le pouvoir pas !… Installée et reposée, je réclamerai votre journal que vous voudrez bien m’apporter ? Santé et heur je vous souhaite…

A.-L. E., marquise de Blocqueville.


Hélas ! elle n’eut pas le temps de nous appeler ; deux jours après son arrivée, le 7, elle succombait subitement à une affection du cœur !

Et maintenant, nous conservons comme des reliques ces épreuves corrigées de sa tremblante main, et nous disons avec le poète :

Quand reviendront ces jours ? Jamais ! oh ! jamais plus !


DERNIERS CHRYSANTHÈMES
(INÉDITS)

Beaucoup d’êtres peuvent fréquenter notre demeure et n’y entrer jamais. Seule la sympathie ouvre les portes, et la sympathie souffle où elle veut.

Le « bonjour » n’est pas toujours gai, mais la séparation a toujours ses déchirements, car on laisse en tout ce que l’on quitte un peu de soi-même.

La charité est un pieux amour qui ose, et la reconnaissance un devoir qui commande souvent à des sourds.

Un village sans église est triste comme une âme sans Dieu.

Les agités trouvent souvent le temps de s’ennuyer, jamais celui de penser.

Gardez-nous, Seigneur, de ce qu’un sage du passé appelait l’ensorcellement des niaiseries.

Les âmes pâles sont les nébuleuses du ciel des esprits.

L’homme a le droit de parler des idées qu’il se fait du monde supérieur, mais si l’être mortel s’avise de mettre en scène l’Immortel, il le réduit à la mesquine mesure qu’il ne peut dépasser.

Milton, si grand, si éblouissant quand il dépeint l’enfer et le roi des anges déchus, dès qu’il essaye de pourtraicter Dieu, le rapetisse et l’humanise.


CHRYSANTHÈMES BLANCS

L’âme humaine a soif de sympathies intelligentes, et il y a des flatteries réellement touchantes : ce sont les flatteries à parfum génial comme celui des fleurs, qui ne ressemble en rien au parfum composé des essences.

Une femme exceptionnellement belle ou riche doit se faire légion, afin de repousser les bataillons serrés de prétendants toujours prêts à monter à l’assaut de sa beauté ou de sa bourse.

PRISME DE L’ÂME

L’amour est la sérieuse affaire des hommes de n’importe quel âge. Quand l’affaire est mauvaise, la vie doit nécessairement s’en ressentir.

Comment l’époux et le père de famille, le cœur douloureusement oppressé par de tristes préoccupations personnelles, donneraient-ils aux intérêts du dehors l’attention qu’ils réclament ?

Les troubles d’un intérieur agité ne permettent d’apporter, ni dans le commerce, ni dans la vie publique, le calme nécessaire au succès. La conduite politique elle-même manque fatalement de délicatesse et de tenue, quand la conduite privée manque de sécurité.

L’homme qui se consacre au pays a l’intime besoin de sentir, alors qu’il se jette dans l’orageuse mêlée des grandes luttes de la vie, qu’un doux et loyal sourire l’attend chez lui. Son âme a besoin de s’appuyer en paix aux nobles amours pour pouvoir se dévouer librement au devoir…

La lumière du cœur produit la vraie lumière de l’esprit, et les ténèbres du foyer suivent hors de chez lui le maître de ce foyer. Certes, un orateur, quelle que soit sa peine secrète, pourra rencontrer d’âpres mouvements d’éloquence, de superbes élans de colère et d’indignation, illuminer même les questions qu’il sera appelé à traiter, mais certainement il ne les éclairera pas.

Avez-vous jamais remarqué, au contraire, comment l’enfant tendrement et fortement élevé à l’abri salutaire de deux êtres qui s’aiment d’un amour béni s’élance au travers de la vie, pénétré de l’idée du bonheur et du droit.


DU BONHEUR

. . . . . . . . . . . . . . . .

Le bonheur est rapide, insaisissable : les yeux qu’il illumine aujourd’hui de son ineffable rayonnement pleureront certainement demain. Il y a de quasi-bonheurs, il y a surtout de jeunes bonheurs ; mais sur le bonheur, comme sur les ailes du papillon, se trouve une poussière impalpable qui en harmonise tous les tons, et qui ne revient jamais plus parer la fleur mobile une fois qu’une rude atteinte l’en a dépouillée.

Le papillon peut échapper aux doigts cruels qui le retenaient, voler encore, s’abandonner à de douces brises, chercher à vivre ; mais il a perdu sa fierté en perdant sa confiance et son éclat, et mourra de langueur sans retrouver sa joie et sa beauté premières.

Dans notre esprit, l’idée de bonheur se confond positivement avec le mot triste et charmant — d’autrefois…, car le passé devient le mélancolique lieu d’asile de toute félicité humaine, du moment où l’avenir ne sourit plus à nos vingt ans. Aussi les montagnes m’ont-elles paru toujours la poétique image de nos rêves de bonheur. Aperçues de loin, soit que l’on marche vers elles ou que l’on se retourne pour les revoir encore, elles se montrent à nos regards doucement irisées des tons les plus suaves, azurées et souriantes ; mais dès qu’on cherche à les gravir, elles nous apparaissent âpres, rudes, hérissées d’abîmes, telles qu’elles sont enfin.

Si le passé et l’avenir, brillants enchantements de nos souvenirs ou de notre espérance, lassent le cœur à l’instant où il faut les vivre, les montagnes lassent les muscles de l’homme qui s’obstine à les gravir. Mon avis serait donc, si une fois, un jour, une heure, on se trouvait à peu près bien, de fermer sagement les yeux et de se refuser à rien voir de nouveau.

L’inconnu est l’ennemi du connu, et la douleur est la réaction nécessaire des joies, si la joie est parfois une réaction de la douleur. Rien n’étant stable ici-bas, c’est à l’instant où nous nous sentons heureux que nous devrions craindre pour l’instant qui va suivre.

Au nom d’une loi d’équilibre dont chacun profite à son tour, il n’y a pas de malheur qui ne serve à ceux qu’il n’atteint pas. Hélas ! l’âge nous enseigne généralement trop tard la souveraine bonté en plus de la souveraine sagesse des commandements de Dieu.

En nous défendant le mal, il nous défend la cause première de toute souffrance, — la faute engendrant le châtiment. Mais comment croire, alors que le sang bouillonne dans nos veines, que résister à ses passions est moins terrible que de s’y abandonner ? Une ardeur impatiente est la fatalité de notre race ; le plus grand tort des Français, et par suite de la France, est de ne savoir pas attendre et de tout gâter par une hâte aveugle. Le châtiment d’un enthousiasme autant que d’un acte irréfléchi est de devoir en venir à le juger. Il est cruel d’avoir à subir les longs désenchantements d’un engagement trop prompt.

Si on le pouvait, il conviendrait surtout de voyager dans les heures ardentes de l’existence. La fatigue de corps que la vie de voyage entraîne donne du repos à l’âme. Il y a d’ailleurs dans la nature une si magnifique, une si bizarre variété, que l’existence, rien que pour voir, semble parfois bonne.

Je conseillerais encore aux violents, aux tourmentés, aux affligés, de se souvenir que les occupations mécaniques et régulières apaisent la pensée. Forcer sa main et ses yeux à s’appliquer à une broderie, à une copie de vers ou de musique, est contraindre sa douleur à prendre peu à peu, comme le sang, un cours résigné et paisible.

Apprendre à souffrir est réellement apprendre à vivre. Faute de grands bonheurs, il est nécessaire de s’en préparer de petits.

La lecture, ne l’oublions pas, est une source de vives jouissances et un puissant élément de distraction. On a presque le même contentement à rencontrer ses pensées en un livre qu’à rencontrer un ami sur la terre étrangère.

La sensation qui s’éveille en nous alors que nous retrouvons une idée qui est noire dans l’œuvre d’autrui est à la fois douce et bizarre. En la saluant de l’esprit et du cœur, on se sent moins seul ; on bénit tendrement l’être qui a su traduire en nobles et sympathiques paroles un des rêves de notre âme.

La pensée de la mort doit aussi entrer dans nos provisions de voyage. Il est essentiel de savoir se dire, aux heures d’abandon douloureux, que l’existence la plus entourée aboutit à la solitude du tombeau, et d’occuper son imagination des rêves d’outre-vie.

La fantasque avidité de le voir seulement passer me visite souvent. Je voudrais arriver à pressentir la forme qu’affecte le bonheur ; je voudrais savoir s’il tient plus de l’homme ou de la femme ; d’un bon dîner ou d’un portefeuille ministériel ; d’un titre, d’une gloire, d’une distinction sociale ; d’un coquet chapeau, d’une chaise de poste, d’un navire ballotté par toutes les mers ; d’un couvre-pied ouaté… Que sais-je encore de plus infime ou de plus grand ?

Le bonheur doit nécessairement appartenir à la race des caméléons, afin de se plier au caprice de toutes les têtes, de tous les désirs et de toutes les circonstances…


  1. Homonyme de prénom, en espagnol.