Anthologie féminine/Mme de Girardin

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 294-301).

Mme DE GIRARDIN

(1804-1855)


Delphine Gay naquit à Aix-la-Chapelle. Sa mère, Sophie Gay, née la Vallette, mariée en premières noces à M. Liottier, agent de change, et en secondes noces à M. Gay, receveur général du département de la Roër, a laissé de jolies poésies et quelques ouvrages non sans mérite ; sa grand’mère était Francesca Peretti.

« La première fois que nous vîmes Delphine Gay, raconte Théophile Gautier, c’était à cette orageuse représentation où Hernani faisait sonner son cor comme un clairon d’appel… Quand elle entra dans sa loge elle se pencha pour regarder la salle, qui n’était pas la moins curieuse partie du spectacle ; sa beauté, — belleza folgorante, — suspendit un instant ce tumulte et lui valut une triple salve d’applaudissements. Cette manifestation n’était peut-être pas de bien bon goût, mais considérez que le parterre ne se composait que de poètes, de sculpteurs et de peintres, ivres d’enthousiasme, fous de la forme, peu soucieux des lois du monde. La belle jeune fille portait alors cette écharpe bleue du portrait d’Hersent, et, le coude appuyé au rebord de la loge, en reproduisait involontairement la pose célèbre : ses magnifiques cheveux blonds, noués sur le sommet de la tête en une large boucle selon la mode du temps, lui formaient une couronne de reine et, vaporeusement crêpés, estompaient d’un brouillard d’or le contour de ses joues, dont nous ne saurions mieux comparer la teinte qu’à du marbre rose. »

Dans tous les écrits du temps, on retrouve cet accueil fait à la beauté suave de la jeune Delphine.

Mme Ancelot ne fait pas un portrait flatteur de Mme Sophie Gay : « Elle était peu aimée, toutes ses paroles, très vives, très animées et dites d’une voix très haute et peu agréable, consistaient à dire beaucoup de bien d’elle, et beaucoup de mal des autres. La beauté et le talent de sa fille la firent admettre chez des personnes qui la fuyaient. » Elle ajoute sur Delphine : « L’éclat de son teint et de ses cheveux, sa haute taille bien prise et ses yeux d’un beau bleu, en faisaient une remarquable beauté. Elle disait ses vers avec ses vingt ans, éblouissante de fraîcheur, et c’était quelque chose de charmant. »

Elle épousa Émile de Girardin, et ouvrit son salon rue Laffitte.

« Mme de Girardin[1] était alors dans tout l’éclat de sa beauté, et ce que ses traits magnifiques avaient pu avoir de trop arrêté, de trop découpé dans le marbre pour une jeune fille, seyait admirablement à la femme et s’harmonisait avec sa taille élevée et ses proportions de statue ; elle a parlé quelquefois dans ses poésies de jeunesse du bonheur d’être belle », en personne pleine de son sujet. Quand elle dit de sa splendide chevelure :

Mon front était si fier de sa couronne blonde,
Anneaux d’or et d’argent tant de fois caressés,

Et j’avais tant d’orgueil quand j’entrais dans le monde,
  Orgueilleuse et les yeux baissés,



ce n’est pas coquetterie chez elle, mais pur sentiment d’harmonie. Sa belle âme était heureuse d’habiter un beau corps......

« Tout l’appartement était tendu d’un damas de laine vert d’eau dont le ton glauque comme celui d’une grotte de Néréides ne pouvait être supporté que par un teint de blonde irréprochable. Elle avait choisi cette nuance sans méchanceté, mais les brunes égarées dans cette caverne verte y paraissaient jaunes comme des coings ou enluminées comme des furies......

« Elle était chez elle toujours vêtue d’un peignoir blanc, très large, dont nulle ceinture ne marquait la taille, et quand elle écrivait elle ne pouvait souffrir ni peigne ni lien dans les cheveux, qu’elle laissait flotter en large nappe sur ses épaules. »

Elle fut une des plus sympathiques femmes du milieu du siècle pour ses grâces personnelles et son esprit.

Ses principales œuvres sont :

Madeleine, épopée.

La Peste de Barcelone, sujet mis au concours de l’Académie.

Napoline, un exquis poème féminin et nouveau, unique en son genre, où l’on veut voir l’auteur pour modèle de son héroïne.

Puis l’imitatrice d’Ovide consentit à aborder la prose et publia :

Le Lorgnon, la Marquise de Pontanges, la Canne de M. de Balzac, Marguerite, ou les Deux Amours, roman ; Il ne faut pas jouer avec la douleur, nouvelle.

Au théâtre : l’École des journalistes, un coup de maître, dont la censure ne permit pas la représentation ; Judith et Cléopâtre moitié tragédie, moitié drame, consacrés par le talent de Mlle Rachel ; Lady Tartufe, comédie en cinq actes, d’une satire si fine ; la Joie fait peur, que la Comédie-Française reprend toujours avec le même franc succès de touchant attrait ; le Chapeau d’un horloger, joué d’abord au Gymnase, puis au Palais-Royal, bouffonnerie, fantaisie d’esprit que l’on prend souvent pour du Labiche.

Le public est très ingrat ; qui ne connaît, pour l’avoir chantée ou entendu chanter cent fois, jeunes et vieux, cette romance entraînante :

 Il a passé comme un nuage,
 Comme un flot rapide en son cours,
 Mais mon cœur garde son image
   Toujours.

Eh bien, combien savent que ces paroles sont de Mme de Girardin ?

Et tous ceux qui vont rire au Chapeau d’un horloger, ou pleurer à la Joie fait peur, ne pensent pas, pour la moitié, que ces chefs-d’œuvre sont de Mme de Girardin.

Les Lettres parisiennes du vicomte de Launay[2] sont des mémoires mondains de 1837 à 1848. Quand il y aura cinquante ans que Mme de Girardin sera morte et qu’ils seront tombés dans le domaine public, c’est-à-dire qu’il ne dépendra plus de l’éditeur de tenir sous clef l’auteur et d’étouffer sa renommée, on les publiera et on les lira avec un regain de succès, tout y étant, sans exception, intéressant ; ce que l’on ne pourrait pas dire des chroniques d’aujourd’hui, dont la plupart sont vides de faits et d’idées. On croirait vraiment que Mme de Girardin écrivait pour l’avenir. Ainsi, dans la lettre XIV, du 6 juin 1841, elle raconte d’abord la réception de Victor Hugo à l’Académie ; les choses s’y passaient à peu près comme aujourd’hui :

Jamais on n’avait vu pareille affluence, jamais la foule n’avait été plus agitée, plus impatiente ; jamais plus de coups de poing ne furent donnés par intérêt de littérature, et jamais coups de poing ne frappèrent de plus charmantes épaules ; jamais, non, jamais on n’avait compté tant de femmes et de jolies femmes dans la docte enceinte ; jamais on n’avait admiré tant de fleurs dans le vieux bocage… Dès dix heures du matin la salle était pleine ; à dix heures et demie, les hommes étaient déjà forcés d’être ingénieux, c’est-à-dire d’utiliser les recoins, d’improviser des tabourets microscopiques. Depuis onze heures jusqu’à deux heures les portes furent assiégées…

Mais nous connaissons cela ; ce qui est moins banal, c’est la lettre qui nous apprend comment et quand fut écrite la belliqueuse poésie d’Alfred du Musset :

 Nous l’avons eu, votre Rhin allemand,
  Il a tenu dans notre verre.

Un Allemand obscur, Becker, avait osé envoyer à Lamartine un tas de méchants vers parmi lesquels se trouvait le Rhin Allemand, autrement dit la Marseillaise de l’Allemagne :

« Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides… »

Lamartine, avec un dédain sublime, répondit par un noble chant, qu’il appela la Marseillaise de la Paix :

Roule, libre et superbe, entre les larges rives,
Rhin ! Nil de l’Occident, coupe des nations
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives.
Emporte les défis et les ambitions !
Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain !

Ces beaux vers venaient de paraître dans la Revue des Deux-Mondes, et, chez Mme de Girardin, « plusieurs ouvriers en poésie » réunis, Théophile Gautier, Balzac, Alfred de Musset et la maîtresse de la maison, lisaient chacun leur strophe préférée, Mme de Girardin, après avoir chaudement admiré, dit : « C’est très beau, mais c’est trop généreux. J’aurais voulu qu’on dit des choses désagréables à ce monsieur. J’ai le préjugé de la patrie ; j’aurais aimé à répondre à cet Allemand des vers cruels. — Moi aussi ! s’écria Alfred de Musset. — Faites-les donc vite », reprirent en chœur tous les assistants. On enferma le poète dans le jardin en lui donnant deux cigares et ce qu’il faut pour écrire.

Un quart d’heure après, on lui rouvrit, la célèbre poésie était écrite.

Jules Janin raconte ainsi les funérailles de cette remarquable et inoubliable femme, dont la gloire, dans sa modestie et sa suavité, survivra peut-être à celle de son mari.

Le deuil fut immense autour de ce cercueil ; on vit arriver, poussés par une commune douleur, les jeunes gens et les vieillards : les vieillards, qui l’avaient adoptée enfant, les jeunes gens, charmés de son esprit, attentifs au passage de ce convoi funèbre, et qui saluaient, en la saluant, tant de grâce et tant d’esprit, tant de belle prose et tant de beaux vers ! Ainsi pleurée, ainsi laissant une trace profonde dans le souvenir de la famille lettrée, elle a touché enfin à l’accomplissement de ce rêve qui avait été le rêve de ses seize ans : « Que c’est beau, disait-elle aux funérailles du général Foy, que c’est beau d’aller ainsi à la tombe, au milieu de tant de gens qui vous pleurent, et qui jettent des couronnes d’immortelles sur votre cercueil ! »

  1. Théophile Gautier.
  2. Calmann-Lévy, éditeur.