Antoinette de Mirecourt/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 9-16).

II.


Heureuse et fière de son succès, Madame d’Aulnay traversa d’un pas léger le long et étroit corridor qui partait de la Bibliothèque, et entra à droite dans une jolie chambre fournie de tout ce qui pouvait donner du confort, mais dans laquelle régnait en ce moment une grande confusion. Des châles et des écharpes gisaient épars sur les chaises, pendant qu’une valise ouverte et quantité de cartons étaient amoncelés sur le plancher.

Debout devant un grand miroir et mettant la dernière main à l’arrangement des flots de sa chevelure, se tenait une jeune fille à la taille légère et svelte, au visage plein de charme et d’expression.

— Déjà habillée, charmante cousine ! s’écria en souriant Madame d’Aulnay. Avec très-peu tu as fait beaucoup, reprit-elle en jetant un coup-d’œil significatif et peut-être dédaigneux sur la robe gris-sombre, aussi unie dans sa façon que dans ses matériaux, que portait la jeune fille. Mais, approche donc que je t’examine de plus près ; d’ici je ne fais que t’entrevoir.

Joignant l’action aux paroles, elle attira son amie près de la fenêtre ; puis, écartant le lourd rideau de damas qui empêchait le jour de pénétrer entièrement dans la chambre :

— Sais-tu bien, Antoinette, que tu es devenue véritablement belle ! exclama-t-elle. Quel teint !…

— Assez ! assez ! Lucille, interrompit celle qui était l’objet de ces éloges, en portant ses jolies petites mains sur sa figure, comme pour cacher la rougeur qui en couvrait la surface. C’est exactement ce que m’a prédit Madame Gérard lorsque je suis partie de la maison.

— Je t’en prie, racontes moi ce qu’a dit cette ennuyeuse, pointilleuse et scrupuleuse vieille gouvernante ? Viens me dire cela.

Et, faisant asseoir sa jeune compagne dans un fauteuil bien bourré, elle en approcha un autre et se jeta dans ses molles profondeurs.

— D’abord, dit Antoinette entrant en matière, elle a fait tout en son pouvoir et a plus glosé pendant une semaine que je ne l’avais entendue pendant un long mois, pour induire mon père à m’empêcher de venir ici. Elle a parlé de mon extrême jeunesse et de ma complète inexpérience, des dangers et des pièges qui environneraient mes pas, et alors, chère Lucille, — te le dirai-je ? — elle a fait allusion à toi.

— Et qu’a-t-elle donc dit de moi ?

— Rien de bien terrible ; seulement, que tu es une femme gracieuse, belle, accomplie, charmante ; — ah ! ah ! c’est maintenant ton tour de rougir ; — mais éminemment incapable de remplir la charge si pleine de responsabilité de servir de mentor à une jeune fille de dix-sept ans. Établissant un contraste entre nous, elle a prétendu que du contact de ton caractère plein d’imagination, léger et impulsif, avec mon esprit étourdi, enfantin et romanesque, il ne pouvait résulter rien de bon en me confiant pendant six longs mois à ta direction.

— Et qu’a répondu l’oncle de Mirecourt à tout cela ?

— Pas grand’chose d’abord, mais je suis tentée de croire que cette pauvre Madame Gérard en a beaucoup trop dit. Tu sais que papa se pique fort d’avoir une large part de cette fermeté — pour employer un terme peu sévère — qui a constitué de temps immémorial un des attributs de notre famille. Aussi, aux instances de Madame Gérard, il avait commencé par répondre que, comme j’avais dix-sept ans, il était temps que je visse un peu la société, ou du moins la vie des villes, — qu’après tout Madame d’Aulnay était sa nièce, femme aimable et pleine de cœur, et une foule d’autres éloges flatteurs dont je t’épargnerai l’énumération afin de ne pas trop flageller ta modestie. Cependant, les choses menacèrent un moment de tourner contre nous, car papa a une grande confiance dans le jugement de Madame Gérard, et il finit par faire remarquer qu’en effet je pourrais bien remettre à un autre hiver ma promenade à la ville. À cette déclaration, accablée par la chute de mes espérances, je fondis en pleurs. Cette circonstance trancha la difficulté. Papa revint sur sa première décision et déclara qu’il m’avait presque donné sa parole, et qu’à moins que je ne l’en dégageasse moi-même, il devait la tenir. Madame Gérard alors s’en prit à moi, et pendant deux jours, par ses prières et ses instances, elle m’a rendue très malheureuse. Un moment, je voulus faire le sacrifice de cette promenade et me rendre à ses prières, et j’étais bien près d’y céder, lorsque je reçus ta dernière lettre si bonne et si pressante. Après en avoir pris connaissance, j’embrassai tendrement Madame Gérard — pourquoi ne le ferai-je pas ? depuis ma plus tendre enfance elle a été pour moi une amie pleine d’affection, — et je la priai de me pardonner pour cette fois si je lui désobéissais. Elle a dit… Mais qu’importe ? me voilà !

— Et tu es très bien venue, ma chère petite cousine. Je déclare que je n’aurais eu ni le cœur ni le courage d’entrer dans la campagne de cette saison sans un auxiliaire aussi précieux que toi. Tu es une riche héritière, une jolie fille, de haute naissance : tu vas rencontrer ici l’élite même de ces élégants étrangers Anglais.

— Anglais ! répéta Antoinette en faisant un léger mouvement de surprise. Oh ! Lucille, papa en abhorre même le nom.

— Qu’est-ce que cela fait ? Si nous ne les avons pas, qui aurons-nous ? Nos chers officiers Français, ainsi que la fleur de notre jeune noblesse, nous ont laissés pour toujours ; ceux de ces derniers qui restent au pays sont dispersés dans les campagnes, enfermés dans de lugubres seigneuries ou de vieux manoirs solitaires ; ils ne seraient que des visiteurs incertains et d’occasion. Assurément, je n’ouvrirai pas mes salons, qui ont été fréquentés tous les soirs, pendant si longtemps, par des hommes comme le colonel de Bourlamarque et ses chevaleresques compagnons, à des employés au gouvernement inférieur que nos maîtres anglais n’ont pas même jugé dignes d’être destitués. Mais, dis-moi, les deux jeunes Léonard doivent-elles venir à la ville prochainement ?

— Oui, j’ai reçu hier une lettre de Louise qui m’annonce qu’elles doivent venir toutes deux passer une couple de mois à Montréal chez leur tante.

— Tant mieux : elles sont jolies, élégantes elles seront par conséquent ajoutées à notre cercle. Mais, je dois t’avertir à temps qu’il faut que tu aies pour mardi prochain une jolie toilette de bal dont je me propose de surveiller en personne l’achat et la confection. J’ai décidé que nous célébrerions la Sainte Catherine avec tout l’éclat possible. En attendant, je dois te dire que si tu t’ennuies quelque peu lorsque tu seras seule dans ta chambre, tu n’auras qu’à te poster près de la fenêtre à toutes les heures de relevée : tu pourras voir de là les superbes tournures de nos futurs invités qui se promènent constamment sur la rue.

— En connais-tu quelques-uns, Lucille ?

— Je n’ai fait la connaissance que d’un seul, mais je puis te dire que si les autres lui ressemblent seulement, nous ne regretterons assurément pas autant les braves compagnons du chevalier de Levis. Le Major Sternfield — tel est son nom — et il a mis tout le régiment à ma disposition, m’assurant que ses officiers se rendraient également empressés et agréables, — le Major Sternfield donc est très-joli, de manières polies et courtoises, en un mot c’est un homme du monde accompli. Il s’est fait présenter ici par le jeune Foucher, et quoique de prime abord je l’aie reçue avec un peu de réserve, ma froideur apparente a bientôt cédé au charme de ses manières pleines de déférence et à la délicate flatterie de ses hommages. À toutes ces perfections le charmant homme joint encore celle de parler très bien le français : il m’a dit avoir passé deux ans à Paris. En partant, il m’a demandé la permission de revenir bientôt avec deux de ses amis qui désirent vivement, paraît-il, se faire présenter ici.

— Et qu’est-ce que mon cousin d’Aulnay dit de tout cela ?

— En vrai philosophe, en bon et sensible mari qu’il est, il murmure d’abord, mais finit par se soumettre. Et il vaut mieux pour nous deux qu’il en soit ainsi, car quoiqu’il n’existé qu’une très faible sympathie entre lui et moi — lui, étant un homme positif, pratique et savant, tandis que moi je suis d’un tempérament romanesque et enthousiaste, ne pouvant souffrir la vue d’un livre, à moins que ce ne soit un roman ou une poésie sentimentale… nous sommes heureux, en dépit de cette frappante disparité de goûts et de caractère, et nous avons l’un pour l’autre un mutuel attachement.

— Aimais-tu beaucoup M. d’Aulnay lorsque vous vous êtes mariés ? demanda tout-à-coup mais avec hésitation Antoinette qui avait la conscience de parler d’un sujet jusque-là défendu à sa jeune imagination.

— Oh ! non, chère. Mes parents, quoique remplis de bonté et d’indulgence à mon égard, se montrèrent inflexibles sur cette question de mon mariage. Il se contentèrent seulement de m’informer que M. d’Aulnay était le mari qu’ils m’avaient destiné et que je lui serais unie dans cinq semaines. Je pleurai presque sans interruption pendant huit jours. Mais maman m’ayant promis que je choisirais moi-même mon trousseau qui serait aussi riche et aussi coûteux que je pourrais le désirer, je fus tellement occupée par mes emplettes et mes modistes, que je n’eus plus de temps à donner à l’expansion de mes regrets, jusqu’au jour de mon mariage. Eh ! bien, malgré cela, je te déclare que je suis heureuse, car M. d’Aulnay s’est toujours montré indulgent et généreux ; mais, ma chère enfant, l’expérience a été terriblement hasardée, car elle aurait pu se terminer par une longue vie de misères… Souviens-toi, Antoinette, continua-t-elle avec un petit air de sentimentalisme, que la base la plus solide d’un mariage heureux, c’est l’amour réciproque et une parfaite communauté d’âme et de sentiments.

Apparemment l’estime mutuelle, la dignité morale et la prudence dans un choix convenable ne comptaient pour rien aux yeux de Madame d’Aulnay.

Après cet exposé, nous demanderons au lecteur si la digne gouvernante n’avait pas eu raison d’élever la voix contre l’idée de remettre entre les mains d’un tel mentor une jeune fille comme Antoinette de Mirecourt, avec son inexpérience d’enfant, douée d’une imagination aussi poétique, d’un cœur aussi ardent, aussi passionné ?