Antonia (RDDM)/Texte entier

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Antonia (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 753-797).


ANTONIA

À M. EDOUARD RODRIGUES.

À vous qui adoptez les orphelins, et qui faites le bien tout simplement, à deux mains et à livre ouvert, comme vous lisez Mozart et Beethoven.

George Sand.


PREMIÈRE PARTIE.


C’était au mois d’avril 1785, et c’était à Paris, où, cette année-là, le printemps était un vrai printemps. Le jardin était en fête, les gazons s’émaillaient de marguerites, les oiseaux chantaient, et les lilas poussaient si dru et si près de la fenêtre de Julien que leurs thyrses fleuris entraient jusque chez lui et semaient de leurs petites croix violettes le pavage à grands carreaux blancs de son atelier.

Julien Thierry était peintre de fleurs, comme son père André Thierry, très renommé sous Louis XV dans l’art de décorer les dessus de porte, les panneaux de salle à manger et les plafonds de boudoir. Ces ornementations galantes constituaient, sous ses mains habiles, de véritables objets d’art sérieux, si bien que l’artisan était devenu artiste, fort prisé des gens de goût, grassement payé et fort considéré dans le monde. Julien, son élève, avait restreint son genre à la peinture sur toile. La mode de son temps excluait les folles et charmantes décorations du style Pompadour. Le style Louis XVI, plus sévère, ne semait plus les fleurs sur les plafonds et les murailles, il les encadrait. Julien faisait donc des cadres de fleurs et de fruits dans le genre de Mignon, des coquilles de nacre, des papillons diaprés, des lézards verts et des gouttes de rosée. Il avait beaucoup de talent, il était beau, il avait vingt-quatre ans, et son père ne lui avait laissé que des dettes.

La veuve d’André Thierry était là, dans cet atelier où Julien travaillait et où les grappes de lilas s’effeuillaient sous les caresses d’une brise tiède. C’était une femme de soixante ans, bien conservée, les yeux encore beaux, les cheveux presque noirs, les mains effilées. Petite, mince, blanche, pauvrement mise, mais avec une propreté recherchée. Mme Thierry tricotait des mitaines, et de temps en temps levait les yeux pour contempler son fils absorbé dans l’étude d’une rose.

— Julien, lui dit-elle, pourquoi donc est-ce que tu ne chantes plus en travaillant ? Tu déciderais peut-être le rossignol à nous faire entendre sa voix.

— Écoute, mère, le voilà qui s’y met, répondit Julien. Il n’a besoin de personne pour lui donner le ton.

En effet, le rossignol faisait entendre pour la première fois de l’année ses belles notes pures et retentissantes.

— Ah ! le voilà donc arrivé ! reprit Mme Thierry. Voilà un an de passé !… Est-ce que tu le vois, Julien ? ajouta-t-elle pendant que le jeune homme, interrompant son travail, interrogeait de l’œil les bosquets massés devant la fenêtre.

— J’ai cru le voir, répondit-il en soupirant, mais je me suis trompé.

Et il revint à son chevalet. Sa mère le regardait plus attentivement, mais elle n’osa l’interroger.

— C’est égal, reprit —elle au bout de quelques instans, tu as la voix belle aussi, toi, et j’aimais à t’entendre rappeler les jolies chansons que ton pauvre père disait si bien… l’année dernière encore, à pareille époque !

— Oui, répondit Julien, tu veux que je les chante, et puis tu pleures ! Non, je ne veux plus chanter !

— Je ne pleurerai pas, je te le promets ! Dis-m’en une gaie, je rirai… comme s’il était là !

— Non ! ne me demande pas de chanter. Ça me fait mal aussi à moi ! Plus tard, plus tard ! ça reviendra tout doucement. Ne forçons pas notre chagrin !

— Julien, il ne faut plus parler de chagrin, dit la mère avec un accent de volonté attendrie, mais vraiment forte. J’ai été un peu faible au commencement, tu me le pardonnes bien ? Perdre en un jour trente ans de bonheur ! Mais j’aurais du me dire que tu perdais plus que moi, puisque tu me restes, tandis que je ne suis bonne à rien qu’à t’aimer…

— Et que me faut-il de plus ? dit Julien en se mettant à genoux devant sa mère. Tu m’aimes comme personne ne m’aimera jamais, je le sais ! et ne dis pas que tu as été faillie. Tu m’as cache au moins la moitié de ta peine, je l’ai vu, je l’ai compris. Je t’en ai tenu compte, va, et je t’en remercie, ma pauvre mère ! Tu m’as soutenu, j’en avais grand besoin, car je souffrais pour toi au moins autant que pour mon propre compte, et en te voyant pleine de courage j’ai toujours tenu pour certain que Dieu ferait un miracle pour me conserver ta santé et ta vie, en dépit de la plus cruelle des épreuves. Il nous devait cela et il l’a fait. À présent, mère, tu ne te sens plus faiblir, n’est-ce pas ?

— À présent, je suis bien, mon enfant, en vérité ! Tu as raison de croire que Dieu soutient ceux qui ne s’abandonnent pas et qu’il envoie la force à qui la lui demande de tout son cœur. Ne me crois pas malheureuse ; j’ai bien pleuré, le moyen de faire autrement ! il était si aimable, si bon pour nous ! et il avait l’air d’être si heureux ! Il pouvait vivre longtemps encore,… Dieu n’a pas voulu. Moi, j’ai eu une si belle vie que je n’avais vraiment pas le droit d’en exiger davantage. Et vois ce que la bonté divine me laisse ! le meilleur et le plus adoré des fils ! Et je me plaindrais ! et je demanderais la mort ! Non, non ! je le rejoindrai à mon heure, ton bon père, et il me dira alors : Tu as bien fait de durer le plus longtemps que tu as pu là-bas et de ne pas quitter trop tôt notre enfant bien-aimé.

— Tu vois donc bien, dit Julien en embrassant sa mère, que nous ne sommes plus malheureux et que je n’ai pas besoin de chanter pour nous distraire. Nous pouvons penser à lui sans amertume et penser l’un à l’autre sans égoïsme.

Ils se tinrent embrassés un instant et reprirent chacun son occupation.

Ceci se passait rue de Babylone, dans un pavillon déjà ancien, car il datait du règne de Louis XIII, et se trouvait isolé au bout de la rue dont la plus moderne construction — et en même temps la plus voisine dudit pavillon — était la maison, aujourd’hui démolie, qu’on appelait alors l’hôtel d’Estrelle.

Pendant que Julien et sa mère causaient de la manière que nous venons de rapporter, deux personnes causaient aussi dans un joli petit salon dudit hôtel d’Estrelle, salon intime et frais, décoré dans le dernier goût du règne de Louis XVI, un joli grec bâtard, un peu froid de lignes, mais harmonieux et rehaussé de dorures sur fond blanc de perle. La comtesse d’Estrelle était simplement habillée de taffetas gris de lin demi-deuil, et son amie la baronne d’Ancourt était en petite toilette de visite du matin, c’est-à-dire en grand étalage de mousselines, de rubans et de dentelles.

— Mon cœur, disait-elle à la comtesse, je ne vous comprends pas du tout. Vous avez vingt ans, vous voilà belle comme les amours, et Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/760 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/761 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/762 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/763 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/764 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/765 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/766 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/767 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/768 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/769 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/770 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/771 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/772 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/773 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/774 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/775 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/776 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/777 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/778 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/779 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/780 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/781 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/782 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/783 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/784 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/785 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/786 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/787 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/788 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/789 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/790 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/791 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/792 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/793 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/794 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/795 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/796 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/797 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/798 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/799 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/800 Julie s’indigna, Amélie se piqua ; elles furent brouillées. Mme d’Ancourt n’avait pas nommé le prétendant ; Julie n’avait pas songé à s’en enquérir. Elle en chargea Marcel, voulant que son refus pût être clairement notifié. Elle craignait que, par dépit, son impétueuse amie ne la compromît en laissant des espérances à son protégé. Marcel alla chez Mme d’Ancourt pour savoir le nom de l’homme aux cinq millions.

— Ah ! on se ravise ? s’écria la baronne.

— Non, madame, au contraire.

— Eh bien ! vous ne saurez rien. J’ai donné ma parole d’honneur de taire le nom, si on repoussait la demande.

Marcel alla chez son oncle. Il flairait la vérité ; mais il n’avait pas osé la faire pressentir à Mme d’Estrelle, pensant avec raison qu’elle lui reprocherait de l’avoir mise en relation avec un vieillard insensé. Et puis il ne connaissait de la fortune de son oncle que les deux millions qu’il avouait, et ce chiffre, qui, souvent répété à Julie, avait empêché celle-ci de rien soupçonner, déroutait notablement les soupçons de Marcel.

— Mon petit oncle, lui dit-il brusquement dès son entrée, vous avez donc cinq millions ?

— Pourquoi pas trente ? s’écria le vieillard en levant les épaules ; es-tu devenu fou ?

Marcel le harcela vainement de questions ; l’oncle fut impénétrable. D’ailleurs un grand événement venait de se produire chez lui, et il était bien sérieusement distrait de ses rêves de mariage. La mystérieuse liliacée qu’il avait si souvent contemplée, épiée, soignée et arrosée dans l’espérance de pouvoir lui donner son nom, venait, durant quelques jours d’oubli et d’abandon, de pousser à l’improviste une hampe vigoureuse déjà chargée de boutons bien renflés ; un de ces boutons s’était même déjà un peu entr’ouvert et montrait un intérieur de corolle satinée d’une blancheur et d’un luisant incomparables, tigrée de rose vif. Cette plante exotique surpassait en rareté et en beauté toutes ses congénères, et l’horticulteur hors de lui, rani/né, consolé presque de sa mésaventure matrimoniale, s’écriait à chaque instant, en arpentant sa serre avec agitation et en revenant savourer l’éclosion de sa plante : — Voilà, voilà ! je suis fixé. Celle-ci sera l’Antonia Thierri, et tous les amateurs de l’Europe en crèveront de rage si bon leur semble !

— Voyons, voyons ! se disait Marcel, est-ce de l’Antonia, est-ce de la comtesse que mon oncle est épris ?

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°.)


ANTONIA

DEUXIÈME PARTIE[1].


Marcel, voyant que la vanité horticole reprenait le dessus et pensant qu’il pourrait exploiter la joie de son oncle au profit de ses protégés, donna les plus grands éloges à la future Antonia. — Vous comptez sans doute en faire hommage au Jardin du Roi ? lui dit-il. Messieurs les savans doivent vous tenir en grande estime !

— Oh ! pour celle-ci, bernique, répondit M. Antoine : ils pourront la regarder tout leur soûl, la décrire dans leur beau langage, la spécifiquer, comme ils disent ; mais l’exemplaire est unique, et je ne m’en séparerai point avant que j’aie beaucoup de caïeux.

— Mais si elle meurt sans se reproduire ?

— Eh bien ! mon nom vivra dans les catalogues !

— Ce n’est point assez ! À votre place, en cas d’accident, je la ferais peindre.

— Comment peindre ? est-ce qu’on peint les fleurs à présent ? Ah ! j’entends, tu veux dire que je devrais la faire tirer en portrait ? J’ai bien songé à ça pour d’autres plantes rares ; mais j’étais brouillé aec mon frère, et quand j’ai fait travailler d’autres peintres, je n’ai jamais été content de leur barbouillage de fous. J’ai payé cher, et après j’ai crevé la toile ou déchiré le papier.

— Et vous n’avez jamais pensé à Julien ?

— Bah ! Julien ! un apprenti !

— Avez-vous vu quelque chose de sa façon ?

— Ma foi, non, rien !

— Voulez-vous que je vous apporte…

— Non, rien, je te dis. Nous sommes brouillés. Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/81 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/82 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/83 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/84 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/85 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/86 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/87 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/88 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/89 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/90 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/91 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/92 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/93 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/94 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/95 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/96 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/97 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/98 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/99 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/100 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/101 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/102 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/103 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/104 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/105 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/106 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/107 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/108 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/109 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/110 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/111 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/112 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/113 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/114 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/115 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/116 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/117 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/118 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/119 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/120 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/121 prit aux visites qui survinrent. Elle trouva sa vieille amie, Mme Desmorges, insupportablement bavarde, le vieux duc de Quesnoy lourd et monotone comme un marteau de forge, sa cousine, la présidente Boursault, prude et grimacière, l’abbé (dans toute société intime il y avait toujours alors un abbé), elle trouva l’abbé personnel et fadasse. Enfin, lorsqu’à l’heure de la toilette Camille vint pour la coiffer, elle la renvoya avec humeur en lui disant : À quoi bon ?

Puis elle la rappela, et par un caprice soudain elle lui demanda si, depuis trois jours, son dernier demi-deuil n’était pas absolument fini ?

— Eh oui ! madame, dit Camille, bien fini ! et madame la comtesse a tort de ne pas le quitter. Si elle le garde encore quelque temps, cela fera très mauvais effet.

— Comment cela, Camille ?

— On dira que madame prolonge ses regrets par économie afin d’user ses robes grises.

— Voilà un raisonnement très fort, ma chère, et je m’y rends. Apportez-moi vitement une robe rose.

— Rose ? Non, madame, ce serait trop tôt. On dirait que madame portait son deuil à contre-cœur et qu’elle change d’idée comme de robe. Il faut à madame une jolie toilette de chiné bleu de roi, à bouquets blancs.

— À la bonne heure ! Mais toutes mes toilettes n’ont-elles point passé de mode depuis deux ans que je suis en deuil ?

— Non, madame, car j’y ai veillé !.l’ai recoupé les manches et changé la garniture du corps. Avec des nœuds de satin blanc et une coiffure de dentelles, madame sera du meilleur air.

— Mais pourquoi me faire belle, Camille, puisque je n’attends personne ?

— Madame a-t-elle défendu sa porte ?

— Non ; mais vous m’y faites penser, je ne veux recevoir personne. Camille regarda sa maîtresse avec surprise. Elle ne comprenait pas, elle pensa que c’étaient des vapeurs, et se mit à l’accommoder, comme on disait alors, sans oser rompre le silence. Julie, accablée et distraite, se laissa parer. Et quand la suivante se fut retirée, emportant les robes grises qui devenaient sa propriété, elle se regarda de la tête aux pieds dans une grande glace. Elle était mise à ravir et belle comme un ange. C’est pourquoi son cœur lui criant encore : À quoi bon ? elle cacha son visage dans ses deux mains, et se prit à pleurer comme un enfant.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)

ANTONIA

TROISIEME PARTIE. ’

Si Julien eût été un roué, il ne s’y fût pas mieux pris pour exciter la passion de M’"^ d’Estrelle. Les jours se succédaient, et aucun hasard n’amenait la moindre rencontre. Et pourtant Julie, soit par excès de confiance, soit par distraction, vivait beaucoup plus dans son jardin que dans son salon, et préférait la promenade solitaire dans les bosquets à la conversation de ses habitués. Il y avait des soirs où elle s’enfermait sous prétexte de malaise et de lassitude, et ces jours-là elle se faisait encore belle, comme si elle eût attendu quelque visite extraordinaire ; elle allait jusqu’au fond du jardin, rentrait effrayée au moindre bruit , puis retournait voir ce qui lui avait fait peur, et tombait dans une sorte de rêverie consternée en reconnaissant que tout était tranquille et qu’elle était bien seule.

Un jour elle reçut une déclaration d’amour assez bien tournée, sans signature et sans cachet particulier. Elle en fut fort offensée, jugeant que Julien manquait à tous les engagemens qu’il avait pris envers elle, et se disant que cela ne méritait qu’un froid dédain. Le lendemain, elle découvrit que cette tentative venait du frère d’une de ses amies, et son premier mouvement fut de la joie. Non, certes, Julien n’eût pas écrit dans ces termes-là ; Julien n’eût pas écrit du tout ! Le billet doux, que dans le trouble de l’incertitude elle avait trouvé assez délicat, lui parut du dernier mauvais goût ; elle le jeta aux oubliettes avec mépris... Mais si Julien eût écrit pourtant ! Sans doute il savait écrire comme il savait parler. Et pourquoi n’écrivait-il pas ?

(1) Voyez la Revue du 15 octobre et du l’" novembre.

TOME XLII. 15 NOVE^IBRE. 17 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/262 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/263 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/264 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/265 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/266 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/267 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/268 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/269 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/270 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/271 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/272 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/273 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/274 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/275 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/276 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/277 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/278 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/279 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/280 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/281 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/282 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/283 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/284 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/285 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/286 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/287 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/288 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/289 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/290 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/291 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/292 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/293 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/294 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/295 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/296 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/297 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/298 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/299 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/300 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/301 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/302 chez ce vieillard inexorable, il y avait une sorte de grandeur farouche dans cette magnificence qui ne reculait devant aucun sacrifice pour assurer le triomphe de sa jalousie. 11 y avait de l’habileté aussi à mettre ainsi Mme d’Estrelle aux prises avec le sacrifice des intérêts de Julien, de Mme Thierry et de Marcel. Ce dernier s’exécuta sur-le-champ avec une grande noblesse de langage. — Mon oncle, dit-il à M. Antoine, vous ferez pour moi dans l’avenir ce que bon vous semblera. Vous me connaissez trop pour croire que des espérances de ce genre influeront jamais sur ma conscience. J’ai dit tout à l’heure que j’étais contraire à la résolution de Mme d’Estrelle : j’avais là-dessus des idées que mon devoir est encore de lui soumettre ; mais sachez bien que, si elle ne juge pas à propos de s’y rendre, je ne lui rappellerai jamais que sa résistance peut me nuire dans votre esprit, que je n’agirai jamais avec elle sous l’impression de mon intérêt personnel, et qu’enfin, si madame persiste, ainsi que Julien, dans le projet qu’ils ont de se marier, je les aiderai de mes conseils, de mes services, et leur serai éternellement ami, parent et serviteur. Julie tendit silencieusement la main au procureur. Des larmes vinrent au bord de ses paupières. Elle regarda Antoine et vit se n inébranlable obstination sur son ma’- que racorni et cuivré.

— Allons trouver Mme Thierry et Julien, dit-elle en se levant ; c’est à eux qu’il appartient de prononcer.

— Non pas ! s’écria M. Antoine ; je ne veux pas qu’on prenne les gens au dépourvu. Dans le premier moment, je sais fort bien que le peintre fera son grand homme et que la mère prendra ses grands airs, surtout en ma présence. Et puis on se piquera d’honneur devant madame, on ne voudra pas être en reste de fierté : sauf à s’en repentir l’heure d’après, on dira vitement comme elle ; mais j’attends tout le monde à demain matin, moi ! Je reviendrai. Porte-leur mon dernier mot, procureur ; fais tes réflexions aussi, mon bel ami, et nous verrons alors si vous serez bien d’accord tous les quatre pour refuser mes dons présens et mes dépouilles futures. À revoir, madame d’Estrelle. Demain, ici, à midi !

Julie, en le voyant sortir, se laissa retomber pâle et brisée sur son fauteuil. Il se retourna au moment de quitter le salon, et s’assura qu’il avait réussi à ébranler ce fier courage. Il s’en alla triomphant.

George Sand.

(La dernière partie au prochain n°.)


ANTONIA

QUATRIÈME PARTIE.[2]


Par caractère comme par état, Marcel était un homme prévoyant. On peut être positif et généreux. C’est sous cette double inspiration qu’il jugea la situation des deux amans et qu’il parla à Julie.

— Madame, lui dit-il en lui prenant les mains avec une bonhomie affectueuse qui n’avait rien de blessant, commencez par me compter pour rien dans tout ceci. Si Julien et sa mère sont à la hauteur de votre courage et de votre dévouement, loin de les dissuader, j’admirerai le sacrifice. Et d’abord ne vous exagérez pas les conséquences de l’avenir. M. Antoine est homme de parole, cela est certain ; dans le bien comme dans le mal, il tient ce qu’il promet. Pourtant son testament est un grand problème, par la raison que le voilà sur la pente du mariage. C’est un fait bien étrange, à coup sûr, de voir ce vieux garçon, ennemi des femmes et de l’amour, se jeter dans la fantaisie conjugale au déclin de sa vie ; comme cela porte le caractère de la monomanie, aucune promesse, aucune résolution de sa part ne peut l’en préserver. Il trouvera ce qu’il cherche, n’en doutez pas ; une femme titrée quelconque, jeune ou vieille, honnête ou non, belle ou laide, se laissera tenter par ses écus et accaparera tous ses biens. Voici donc la question simplifiée, et vous devez écarter la préoccupation de notre héritage à tous. Il n’y a de certain que les faits présens, et vous voyez que je suis hors de cause. Parlons donc de ces faits immédiats qu’on livre à notre examen. Ils sont fort sérieux. Je connais l’oncle Antoine : ce qu’il veut faire, il le fait Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/569 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/570 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/571 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/572 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/573 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/574 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/575 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/576 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/577 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/578 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/579 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/580 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/581 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/582 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/583 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/584 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/585 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/586 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/587 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/588 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/589 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/590 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/591 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/592 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/593 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/594 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/595 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/596 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/597 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/598 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/599 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/600 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/601 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/602 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/603 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/604 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/605 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/606 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/607 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/608 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/609 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/610 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/611 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/612 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/613 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/614 se fit frondeur politique de tous les événemens, quels qu’ils fussent, de la révolution. Tout le monde était fou, maladroit, stupide. Le roi était trop faible, le peuple trop doux, la guillotine tour à tour trop paresseuse et trop affamée. Et puis, comme cette succession de tragédies troublait sa tête plus folle que méchante, il changeait d’avis et passait en paroles d’un sans-culottisme effréné à un muscadinisme ridicule. Tout cela était fort inoffensif, car il ne briguait aucun pouvoir et se contentait de déblatérer dans ses rares échappées à travers la société ; mais il fut dénoncé par des ouvriers qu’il avait maltraités, et il faillit payer de sa tête son dévergondage d’obscure éloquence.

Julien et Marcel, à force d’insistance, réussirent à lui faire quitter l’hôtel Je Melcy, où chaque jour il provoquait l’orage. Ils le tinrent caché à Sèvres, où il les fit beaucoup soulTrir par sa méchante humeur et les compromit plus d’une fois par ses imprudences. Ses biens étaient sous le séquestre, et il n’en recouvra que des lambeaux. Il supporta ce coup terrible avec beaucoup de philosophie. Il était de ces pilotes qui maugréent dans la tempête, mais qui tiennent bon dans le sauvetage. Il ne voulut rien reprendre de ce que Julien tenait de lui et lui offrait avec instances. Comme on n’avait pas touché à son jardin et qu’il le recouvrait à peu près intact, il y reprit ses habitudes et sa bonne humeur relative. Il y vécut jusqu’en 1802, toujours actif et robuste. Un jour on le trouva immobile, assis sur un banc au soleil, son arrosoir h demi plein à côté de lui, et sur ses genoux un manuscrit indéchiffrable, dernière élucubration de son cerveau épuisé. Il était mort sans y prendre garde. Il avait dit la veille à Marcel : — Sois tranquille, les millions que tu devais hériter de moi, tu les auras ! Que je vive seulement une dizaine d’années, et je ferai une fortune plus belle que celle que j’avais faite. J’ai un projet de constitution qui sauvera la France du désordre ; après ça, je penserai un peu à moi, et je reprendrai moa commerce d’exportation.

George Sand.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre, du Ier et 15 novembre.