Antonia (Sand)/8

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Antonia (1863)
Calmann Lévy (p. 293-339).



VIII.


Julie revint à Paris. Elle y retrouva son luxe, ses équipages, ses joyaux, ses gens. M. Antoine avait veillé à tout, rien n’était changé autour d’elle. Elle ne fit attention à rien. Marcel avait en vain espéré qu’elle éprouverait, au moins instinctivement, une sorte de bien-être à rentrer dans son milieu habituel. Il s’effraya et s’irrita presque de cette inexorable indifférence. Il avait averti ceux de ses amis qu’il avait pu rassembler pour la forcer au moins à s’observer devant eux. Elle les revit sans effusion, et, comme ils s’alarmaient de sa pâleur et de son air accablé, elle mit tout sur le compte d’un refroidissement qu’elle avait pris en voyage et qui l’avait retenu à la campagne plus longtemps que de raison. Ce n’était rien, disait-elle, elle avait été plus mal, elle était mieux, elle n’avait pas voulu écrire pour n’inquiéter personne. Elle promettait de voir sou médecin et de guérir.

La baronne d’Ancourt vint deux jours après.

— J’ai été mal pour vous, dit-elle, je m’en repens, chère Julie, et je viens vous en demander pardon.

— Je ne vous en voulais point, répondit madame d’Estrelle.

— Oui, je sais que vous êtes une grande philosophe ou une grande sainte ; mais vous êtes une femme quand même, mon amie : on vous a persécutée, et vous souffrez !

— Je ne sais pas ce que vous voulez me dire.

— Oh ! mon Dieu, je sais bien que cette persécution de créanciers durait depuis assez longtemps pour que vous en eussiez pris l’habitude ; mais il paraît qu’un moment est venu où vous avez failli tout perdre. On dit que vous avez encore obtenu un répit, mais avec beaucoup de peine, et avec la certitude que c’est reculer pour mieux sauter ; vous avez dit cela à madame des Morges, est-ce vrai ?

— Oui, c’est vrai. Je ne suis ici qu’en attendant une liquidation complète.

— Mais vous sauverez quelque chose ?

— Je ne veux rien sauver de ce qui me vient de M. d’Estrelle. Je dois et je veux tout céder.

— Oh ! alors je vois pourquoi vous êtes si pâle et si changée ! On me l’avait bien dit : vous montrez une résignation admirable, mais vous êtes malade de chagrin. Eh bien, ma chère, vous avez tort de vous roidir contre les consolations de l’amitié. C’est un beau rôle que vous jouez là, mais il vous tuera ! À votre place, je me plaindrais, je crierais ! Ça ne remédierait à rien, mais ça me soulagerait. Et puis on en parlerait, le monde s’intéresserait à moi, ça console toujours d’attirer l’attention, tandis que vous vous laissez enterrer vivante sans dire un mot, et le monde, qui est égoïste, vous oublie. On parlait de vous hier au soir chez la duchesse de B… « Cette pauvre madame d’Estrelle, disait-on, vous savez qu’elle est définitivement perdue ? Il ne lui restera pas de quoi prendre un fiacre pour faire ses visites. — Quoi ! disait le marquis de S…, nous verrons une si jolie femme crottée comme un barbet ? Pas possible ! c’est révoltant. Est-ce qu’elle est bien désolée ? — Mais non, répondait madame des Morges. Elle dit qu’elle s’y fera ; elle est étonnante ! » Alors on a parié d’autre chose. Du moment que vous avez du courage, personne ne songe plus à vous plaindre, d’autant plus que c’est commode de ne songer qu’à soi.

Julie se contenta de sourire.

— Vous avez un sourire qui me fait peur ! reprit la baronne. Savez-vous, ma chère, que je vous crois très-mal ? Oh ! je ne suis pas pour les ménagements, moi ! Avec les ménagements, on se néglige et on meurt, ou bien on traîne et on devient laide, et c’est encore pis que d’être morte. Soignez-vous, Julie, ne vous brutalisez pas comme vous faites. Votre grand courage n’en imposera pas tant que vous croyez, allez ! on sait bien qu’il n’est pas possible de tout perdre sans rien regretter. Tenez, j’y reviendrai, dussé-je vous fâcher, vous avez eu grand tort de ne pas épouser ce vieux riche, et il serait peut-être encore temps de vous raviser. Personne ne vous blâmerait à présent ; quand une femme n’a plus rien…

— Êtes-vous chargée de nouvelles propositions de sa part ? dit Julie avec un peu d’amertume.

— Non, je ne l’ai pas revu depuis le jour où nous nous sommes brouillées à cause de lui. Il a essayé plusieurs fois de me surprendre, mais je m’étais barricadée contre ses visites… Ce que j’en dis n’est pas pour vous en dégoûter au moins ! S’il revient, ne le chassez pas, et, s’il vous épouse, soyez sûre qu’à cause de vous je prendrai sur moi de le recevoir.

— Vous êtes trop bonne ! dit Julie.

— Allons, vous restez tendue et hautaine avec moi ! Je suis pourtant votre amie, je l’ai prouvé. J’ai rompu des lances pour vous il n’y a pas longtemps. Je ne sais quel pleutre de la société de la marquise d’Estrelle s’était permis de jeter quelque soupçon sur vous à cause d’un petit peintre, vous savez, ce fils du fameux Thierry, qui demeurait au bout de votre jardin par parenthèse ! J’ai imposé silence ; j’ai dit qu’une femme comme vous ne se dégradait pas de gaieté de cœur, et puis j’ai été secondée tout de suite par l’abbé de Nivières, qui a dit : « Ce jeune homme ne la connaît seulement pas : il est allé vivre à Sèvres avec sa mère. C’est un bon sujet ; il dit n’avoir jamais aperçu madame d’Estrelle du temps qu’il demeurait tout près d’elle, et c’est la vérité… » À propos, vous vous intéressiez à ces gens-là, à la mère surtout ? La voyez-vous encore ?

— Elle n’a plus besoin de moi, je n’ai plus de raisons de la voir.

— Alors je vois que tout va bien, sauf votre santé, qui m’inquiète. Voulez-vous venir à Chantilly avec moi ? J’y vais passer un mois ; nous verrons du monde, ça vous remettra, et peut-être, si vous reprenez vos belles couleurs, trouverons-nous un mari pour vous.

La baronne d’Ancourt partit enfin, caquetant, offrant ses services, plaignant son amie jusque sur le marchepied de sa voiture, criant après les égoïstes, et au fond ne se souciant de rien au monde que d’elle-même.

— Elle est par trop fière et trop méfiante, cette Julie, se disait-elle. Ma foi, je ne la reverrai pas de sitôt ! Elle est navrante. Si elle a besoin de moi, elle saura bien me trouver.

Il en fut à peu près ainsi de toutes les connaissances de madame d’Estrelle. Jamais elle ne s’était si bien rendu compte de l’abandon où tombent ceux qui s’abandonnent eux-mêmes, et elle s’abandonna d’autant plus, car elle sentait son cœur se dessécher.

Quand elle eut passé quelques jours sans paraître songer à prendre aucun parti, elle se réveilla un matin pour dire à Marcel :

— J’ai fait ce que vous avez voulu ; je me suis montrée, j’ai expliqué mon absence, j’ai annoncé mon prochain départ. Il est temps d’en finir et de laisser cette maison à M. Antoine. Mon intention est d’aller vivre en province, dans quelque solitude où l’on m’oubliera entièrement. Je n’emmènerai que Camille. Faites-moi le plaisir de me diriger dans le choix d’un pays perdu et d’une habitation des plus humbles.

— Il y a une grande difficulté, lui dit Marcel : c’est que M. Antoine ne veut point accepter de liquidation, que sa quittance générale est dans mon portefeuille, et qu’il ne suppose pas encore qu’elle ne soit point acceptée.

— Vous avez reçu cette quittance ! s’écria Julie indignée. Il croit que je l’accepterai ! Vous n’avez pas eu le courage de la déchirer et de lui en jeter les morceaux au visage !… Ah ! pardonnez-moi, Marcel, j’oublie qu’il est votre parent, que pour vous-même vous devez le ménager… Eh bien, donnez-la-moi, cette quittance, et amenez-moi M. Antoine. Il faut que tout cela soit terminé aujourd’hui ; je m’en charge.

— Prenez garde, madame, dit Marcel, qui ne voyait pas sans un reste d’espoir le point vulnérable où madame d’Estrelle retrouvait des éclairs d’énergie : M. Antoine est très-irritable aussi, son amour-propre est intéressé à vous avoir pour son obligée. Ne lui faites pas prendre Julien en horreur par contre-coup.

— Le sort de Julien n’est-il pas assuré ?

— Oui, si toutes les conditions de l’arrangement sont observées, et je mentirais si je vous disais que M. Antoine est instruit de votre refus d’observer celui qui vous concerne.

— Oh ! mon Dieu, dans quelle situation vous m’avez mise, Marcel ! Avec votre dévouement aveugle aux choses positives, avec votre entêtement de me sauver de la misère, vous m’avez avilie ! Cet homme croit que j’ai vendu mon cœur, qu’il l’a acheté de son argent, et Julien aussi croit que j’ai trahi l’amour pour la fortune ! Ah ! vous eussiez mieux fait de me tuer ! C’est aujourd’hui que je sens que tout cela est insupportable et qu’il faut mourir !

Julie sanglotait ; il y avait longtemps qu’elle ne pleurait plus. Marcel aimait mieux la voir ainsi que changée en statue, il espérait quelque chose d’une crise violente. Il la provoqua résolument.

— Grondez-moi, maudissez-moi, lui dit-il ; j’ai fait tout cela pour Julien !

— C’est vrai au fait, reprit Julie ; j’ai tort de vous le reprocher. Pardonnez-moi, mon ami. Vous êtes donc bien sûr que, si je blesse M. Antoine par mon refus, tout ce qu’il a fait pour Julien sera remis en question ?

— Indubitablement, et M. Antoine sera dans son droit aux yeux de l’équité. Il attend, avec une impatience qui commence à m’inquiéter, que vous proclamiez ses mérites et que vous ne rougissiez plus de ses bienfaits. Il faut boire ce calice, il faut le boire pour l’amour de Julien, si, comme je le suppose, cet amour n’est pas éteint !

— Ne parlons pas de cela : je boirai le calice jusqu’à la lie. Mais comment expliquerons-nous au monde la générosité que je subis ? Quel motif pourrons-nous donner à cela ? Le monde supposera que j’ai fait la cour à ce vieillard, que je l’ai ensorcelé par des coquetteries honteuses ; on dira peut-être pis !

— Oui, madame, répondit Marcel, qui voulait tenter une grande épreuve pour s’assurer des sentiments de Julie, les méchants diront tout cela, et je ne vois pas encore le moyen de les en empêcher. Nous le chercherons ; mais, si nous ne le trouvons pas, votre dévouement pour Julien ira-t-il jusqu’au sacrifice que je vous demande ?

— Oui, dit madame d’Estrelle, j’irai jusqu’au bout ! N’y a-t-il pas quelque chose à signer, dites ?

Et elle pensa :

— Je me tuerai après !

— Vous n’avez pas de nouveaux engagements à prendre, répondit Marcel ; mais il faudrait consentir à recevoir M. Antoine et à le remercier. J’ai la certitude à présent qu’il ferait véritablement la fortune de Julien, si vous vous prêtiez à une sorte de réconciliation.

— Allez chercher M. Antoine, dit Julie. — Je me tuerai cette nuit, se dit-elle quand Marcel fut sorti.

L’amour de Julie avait fait de tels progrès dans le désespoir, qu’elle n’était plus capable d’un solide raisonnement. C’était devenu un martyre accepté ; elle ne vivait plus que de l’exaltation de ce martyre.

Elle écrivit à Julien :

« Voici la clef du pavillon. Venez à minuit, vous m’y trouverez. Je pars pour un long voyage. J’ai à vous dire un éternel adieu. »

Elle mit la clef dans la lettre, cacheta le billet, ordonna au plus sûr de ses domestiques de monter à cheval, de courir ventre à terre jusqu’à Sèvres et de lui rapporter la réponse. Il était cinq heures de l’après-midi.

Elle sortit dans le jardin en attendant la visite de M. Antoine, et s’arrêta au bord de la pièce d’eau. Cette eau n’était guère profonde ; mais en s’y couchant de son long !… Quand on veut mourir, on le peut toujours. Le genre de suicide qui, peu de jours auparavant, avait si violemment tenté Julien, se présentait à elle avec un calme effrayant.

— Personne autre que lui sur la terre ne tient à moi, pensait-elle. Ne pouvant être à lui, je ne me dois à personne. Une haine infernale m’a saisie et garrottée au milieu de ma vie, au milieu de mon bonheur. On ne m’ôte pas seulement l’amour et la liberté, on veut m’ôter l’honneur. Marcel l’a dit, il faut que je passe pour la maîtresse de cet odieux vieillard. Ah ! si Julien savait cela, comme il aurait horreur du bien-être dont jouit sa mère ! Et si elle-même le devinait !… Ils l’ignoreront, je le veux ; ma mort sera le résultat d’un accident. Il n’y aura plus à revenir sur ce qui va être conclu. Julien sera riche et honoré. Nul ne devinera jamais à quel prix.

Il vint bien encore une fois à l’esprit de Julie qu’il dépendait de Julien et d’elle de secouer toutes ces chaînes et de s’unir en dépit de la misère.

— Il serait plus heureux ainsi, pensait-elle, et c’est peut-être à son malheur que je me sacrifie ! Mais qui sait où s’arrêterait la haine de M. Antoine ? Un fou furieux est capable de tout ; il le ferait assassiner peut-être ! N’a-t-il pas des agents secrets, des espions, des bandits à son service ?

Elle avait la tête perdue, elle marchait autour du bassin comme si elle eût attendu l’heure fatale avec impatience. Et puis, en songeant qu’elle allait revoir Julien, son cœur se reprenait à la vie avec rage et battait à se rompre. Il ne lui venait aucun remords, aucun scrupule de manquer à des serments arrachés par la contrainte morale la plus révoltante.

— Quand on va mourir, se disait-elle, on a le droit de protester devant Dieu contre l’iniquité des bourreaux.

Il y avait en ce moment une force extraordinaire de réaction chez cette femme si faible et si douce. C’était comme le bouillonnement d’un lac tranquille soulevé par des explosions volcaniques, ou comme l’éclat subit d’une flamme près de s’évanouir. Elle avait la fièvre, elle n’était plus elle-même.

Elle vit approcher M. Antoine avec Marcel, et, pour le recevoir, elle s’assit machinalement sur le banc où, trois mois auparavant, le vieillard lui avait fait l’étrange et ridicule proposition dont le refus lui coûtait si cher. Comme ce jour-là, elle entendit remuer le feuillage et vit le moineau élevé par Julien qui battait des ailes et semblait hésiter à se poser sur son épaule. Le petit animal avait pris goût à la liberté. Julien, ne pouvant le retrouver au moment du départ, l’avait laissé là avec l’espoir que Julie, dont il ne prévoyait pas la longue absence, serait bien aise de l’y retrouver. Depuis son retour, Julie l’avait aperçu quelquefois non loin d’elle, amical et méfiant. Elle avait en vain essayé de l’attirer tout près. Cette fois, il se laissa prendre. Elle le tenait dans ses mains lorsque M. Antoine l’aborda.

Elle lui sourit et le salua d’un air égaré ; il lui parla sans savoir ce qu’il disait, car l’exercice absolu de sa tyrannie n’avait pu vaincre ses timidités du premier abord. Après sa minute de bégaiement incorrigible, il ne sut lui dire que ceci :

— Eh bien, vous avez donc toujours votre moineau franc ?

— C’est le moineau de Julien, et je l’aime, répondit Julie. Tenez, vous voulez le tuer ? Le voilà !

La manière dont elle parlait, sa pâleur livide et l’air de détachement féroce avec lequel elle lui présentait le pauvre oisillon tout chaud de ses baisers firent une grande impression sur M. Antoine. Il regarda Marcel comme pour lui dire : « Elle est donc folle ? » et, au lieu de tordre le cou au moineau comme il l’eût fait de bon cœur trois mois auparavant, il le repoussa en disant bêtement :

— Bah ! bah ! gardez ça. Il n’y a pas grand mal !

— Vous êtes si bon ! reprit Julie avec la même sécheresse fébrile. Vous venez recevoir mes remercîments, n’est-il pas vrai ? Vous savez que j’accepte tout, que je me trouve bien heureuse à présent, que je n’aime plus rien ni personne, que vous m’avez rendu le plus grand service, et que vous pouvez dire à Dieu tous les soirs : « J’ai été bon et grand comme toi-même ! »

M. Antoine restait bouche bée, ne sachant si c’était pour rire ou pour remercier que madame d’Estrelle lui disait ces choses, trop fin pour s’y fier, trop rude pour comprendre.

— Elle va me sauter aux yeux, dit-il tout bas à Marcel. Tu m’as trompé, gredin !

— Non, mon oncle, répondit tout haut Marcel, Madame la comtesse vous remercie. Elle est fort malade, vous le voyez, n’exigez pas de plus long discours.

Marcel avait compté sur l’impression que ferait à M. Antoine l’altération des traits de Julie. Cette impression fut vive en effet. Il la contemplait d’un œil à la fois hébété, cruel et craintif, et il se disait avec une joie qui n’était pas sans mélange d’effroi : « Voilà mon ouvrage ! »

— Madame, dit-il après un moment d’hésitation, j’ai dit que je serais vengé de vous, que je vous amènerais à me demander pardon de vos offenses. Voulez-vous en finir et me dire que vous avez eu tort ? Je ne demande que ça.

— Quel est mon tort ? dit Julie. Expliquez-le-moi pour que je le reconnaisse.

Antoine fut fort embarrassé pour répondre, et son dépit, qui avait presque disparu, se réveilla, comme il lui arrivait toujours quand il ne pouvait rien alléguer qui eût le sens commun.

— Ah ! vous ne croyez pas m’avoir offensé ? dit-il. Eh bien, mordi ! vous me demanderez bel et bien pardon, si vous voulez que Julien ne paye pas pour vous.

— Faudra-t-il vous demander pardon à genoux ? dit Julie avec une arrogance douloureuse.

— Et si je l’exigeais ? repartit le vieillard, saisi du vertige de la colère en se sentant bravé.

— M’y voici ! dit madame d’Estrelle en s’agenouillant devant lui.

C’était pour elle la dernière station du martyre, l’amende honorable que la victime innocente devait faire, la corde au cou et la torche en main, avant de monter au bûcher. En ce moment d’immolation sublime, son âme irritée s’épanouit tout à coup, son visage se transfigura, elle eut le sourire extatique des saintes, et l’ineffable douceur du ciel entr’ouvert se refléta dans ses yeux.

Antoine ne comprit pas, mais il fut ébloui. Sa colère tomba, non sous l’attendrissement, mais devant une espèce de terreur superstitieuse.

— C’est bon, dit-il. Je suis content, et je pardonne à julien. Adieu !

Il tourna le dos et s’enfuit.

Marcel adressa à Julie quelques paroles d’encouragement qu’elle n’entendit pas ou n’essaya pas de comprendre, et il suivit M. Antoine à la hâte.

— À présent, mon bel oncle, lui dit-il du ton le plus hardi et le plus cassant qu’il eût encore pris avec lui, vous devez être content en effet : vous avez tué madame d’Estrelle !

— Tué ? dit l’oncle en se retournant brusquement. Quelle ânerie viens-tu me chanter là ?

L’ânerie serait de prendre sa joie et sa reconnaissance au sérieux, et vous n’en êtes pas capable. Cette femme est désespérée ; cette femme se meurt de chagrin.

— Tu mens, tu bats la campagne ! Elle a un reste de colère, elle est malade de la contrariété que je lui ai causée dans ces derniers temps ; mais, au fond, elle prend son parti, et, tout en rongeant son frein, elle voit bien que je la sauve malgré elle.

— Vous la sauvez des chances de l’avenir, c’est vrai, et vous prenez le moyen le plus sûr, qui est de lui ôter la vie.

— Bien, bien, voilà une autre rengaine à présent ! Elle a pris un rhume à passer les nuits dans son jardin avec son amant ! Et puis elle s’est ennuyée dans ce couvent de Chaillot, et encore plus dans cette baraque à Nanterre, où elle était absolument seule ! Tu vois qu’elle avait beau se cacher, je sais tous les endroits où elle a passé. Je n’ai jamais perdu sa trace. On ne m’attrape pas, moi ! J’ai vu le médecin du couvent : il m’a dit qu’elle avait de la mélancolie dans le tempérament, mais qu’elle n’avait point de mal sérieux. J’ai vu son médecin de Paris : il m’a dit qu’il ne connaissait rien à sa maladie. Si c’était quelque chose de grave, il saurait bien ce que c’est, que diable ! Moi, je le sais, elle a eu du dépit : on ne meurt pas de ça, et, à présent, elle va se remettre, j’en réponds !

— Et moi, dit Marcel, je vous réponds qu’une semaine encore du désespoir où vous la plongez, et elle est perdue sans ressources.

— Ah çà ! elle l’aime donc bien, ce barbouilleur ? Et lui, est-ce qu’il y pense encore ?

— Julien est aussi malade qu’elle, et dans une situation d’esprit tout aussi inquiétante. J’ai voulu m’en assurer : je l’ai confessé avec beaucoup de peine, car il n’est pas homme à se plaindre. Quant à elle, voilà deux mois qu’elle passe sans que je puisse lui arracher un mot. Aujourd’hui, j’ai voulu la pousser à bout, j’y ai réussi, et, dès aujourd’hui, mon parti est pris.

— Quel parti ? quoi ? que prétends-tu faire ?

— Je prétends déchirer deux pièces que j’ai dans ma poche : votre quittance, que j’ai reprise à madame d’Estrelle, et sa promesse de ne jamais revoir Julien, que je ne vous ai jamais remise. Vous vous êtes fiés à moi tous les deux en me chargeant d’échanger vos engagements réciproques. Je vous mets d’accord en détruisant tout. C’est à recommencer, et, comme je sais vos intentions à tous deux, je vous déclare que madame d’Estrelle n’accepte rien de vous et que vous pouvez vous emparer de tout ce qui lui appartient. Jusqu’ici, elle a suivi aveuglément mes conseils ; je change d’avis, et, ne voulant pas la voir mourir, je lui conseille de défaire tout ce à quoi elle vient de consentir.

— Mais tu es un fripon abominable ! dit M. Antoine en s’arrêtant et en criant au milieu de la rue. Je ne sais à quoi tient que je ne te casse ma canne sur les épaules !

— Un fripon ! quand je vous rends tout votre argent et ne reprends pour ma cliente que le droit de vivre pauvre ! Allons donc ! Faites-moi un procès et plaidez un peu cette cause-là, pour vous couvrir de ridicule et de honte !

— Mais Julien ! Julien que j’ai enrichi, maraud ! Voilà ce que je prévoyais ! Tu m’as extorqué…

— Rien du tout, mon oncle ! Julien a été gravement malade ces jours-ci, il l’est encore, et sa mère m’a dit : « Fais tout ce que tu voudras. Rendons tout à M. Antoine, et que Julie nous soit rendue ! » Voilà, mon oncle. Vous ne perdez pas une obole, vous récupérez capitaux et intérêts, et vous nous laissez la liberté de vivre à notre fantaisie, qu’aucune stipulation légale ou privée ne peut nous ravir.

— Mais, misérable que tu es, tu chantes la palinodie ! Je t’ai pris pour un homme raisonnable, tu abondais dans mon sens, tu désapprouvais leur mariage, tu travaillais avec moi à leur bonheur…

— Oui, jusqu’au jour où j’ai vu que ce bonheur les conduisait droit à la tombe.

— Ils sont fous !

— Oui, mon oncle, ils sont fous ; l’amour est une folie ; mais, quand elle est incurable, il faut céder, et je cède.

— C’est bien, répondit M. Antoine en enfonçant son tricorne jusqu’aux yeux d’un coup de poing désespéré. Va-t’en dire à cette dame de sortir de chez elle, c’est-à-dire de chez moi, à l’instant même. Moi, je vais à Sèvres faire déguerpir les autres. Si dans deux heures tout ce monde-là n’est pas sur le pavé, j’envoie des recors, des exempts de police… Je mets le feu, je…

Ses folles menaces se perdirent dans l’agitation de sa course. Il laissait Marcel dans la rue et rentrait chez lui, parodiant à son insu Oreste pressé par les furies. Marcel le suivit doucement sans se laisser épouvanter, et força la consigne déjà donnée ; il était résolu à jouer des poings avec les valets, s’il l’eût fallu.

— Vous voulez aller à Sèvres ? lui dit-il. J’irai avec vous.

— C’est comme tu voudras, dit l’oncle Antoine d’un air sombre. As-tu averti madame Julie de faire place nette dans mon hôtel ?

— Oui, c’est fait, répondit Marcel, qui vit que le vieillard n’avait plus sa tête et qu’il ne se rendait pas compte du peu de minutes écoulées depuis leur altercation dans la rue.

— Elle fait ses paquets ? elle emporte ?…

— Rien, dit Marcel, elle vous laisse tout. Nous allons à Sèvres ? Avez-vous demandé le fiacre ?

— Ma carriole et mon cheval de travail iront plus vite. On attelle.

Il s’assit sur le coin d’une table et resta plongé dans ses réflexions. Marcel s’assit vis-à-vis de lui, résolu à ne pas le perdre de vue, craignant tantôt pour sa raison, tantôt pour quelque diabolique inspiration de sa colère. Quand ils furent dans la carriole, il était sept heures du soir ; Marcel rompit le silence.

— Qu’est-ce que nous allons faire à Sèvres ? lui dit-il,

— Tu verras ! répondit M. Antoine.

Au bout d’un quart d’heure, Marcel reprit la parole.

— Vous n’avez aucun besoin d’aller là, lui dit-il. Les actes sont dans mon étude, il ne s’agit que de les déchirer, et je ne souffrirai pas que vous fassiez une scène ridicule chez ma tante, je vous en avertis. Elle est inquiète, Julien est très-malade, je vous l’ai dit.

— Et tu as menti comme un chien ! répondit M. Antoine : regarde !

Et il lui montra une espèce de cabriolet de louage qui se croisait avec eux sur la route. Julien, pâle et défait, le sourcil froncé, l’air absorbé, résolu, était dans ce véhicule et passait auprès d’eux sans les voir. Il avait reçu le billet de Julie, il s’était arraché de son lit, et, voulant questionner Marcel avant d’aller au rendez-vous, il se dirigeait sans se presser sur Paris.

— Si c’est à lui que vous voulez parler, dit Marcel, retournons ; je gage qu’il va chez moi !

— Ce n’est pas à lui que je veux parler, répondit M. Antoine d’un ton ironique, puisqu’il est mourant.

— Est-ce que vous lui avez trouvé bonne mine ? reprit Marcel.

L’oncle retomba dans son mutisme sournois. On continua à rouler vers Sèvres. Savait-il lui-même ce qu’il y allait faire ? Avouons la vérité, il l’ignorait absolument. Il sentait un grand trouble dans ses idées, et sa méditation n’avait pas d’autre objet qu’une assez vive inquiétude sur le malaise qu’il éprouvait.

— Avec tout cela, pensait-il, je suis le plus malade des trois, moi, si je n’y prends garde. La colère est bonne, ça fait vivre, ça soutient la vieillesse, et un homme vieux qui se laisse mener est un homme fini : mais il n’en faut pas une trop forte dose à la fois, et je ferais bien de me calmer un peu.

Sur ce, avec une puissance de volonté qui eût fait de lui un homme remarquable s’il eût eu de meilleurs instincts ou une meilleure direction, il résolut de faire un somme, et il dormit paisiblement jusqu’au moment où la voiture roula sur le pavé de Sèvres.

Marcel avait été tenté de faire retourner la voiture sans qu’il s’en aperçût ; mais le valet de M. Antoine eût-il obéi ? Et d’ailleurs, puisque Julien était hors d’atteinte, ne valait-il pas mieux savoir comment M. Antoine entendait agir vis-à-vis de madame Thierry ? Il la craignait beaucoup. Oserait-il lui dire en face qu’il lui reprenait ses dons ?

Le sommeil avait rendu M. Antoine à lui-même, c’est-à-dire à son état chronique d’aversion raisonnée, d’amour-propre jaloux et de ressentiment qui couve. On trouva madame Thierry en face d’un beau portrait de son mari, qu’elle contemplait comme pour chercher dans la sérénité enjouée de ce fin visage la confiance en l’avenir qui avait toujours soutenu l’heureux caractère de cet homme charmant. Marcel n’eut que le temps de se glisser le premier jusqu’à elle pour lui dire à la hâte :

— M. Antoine est sur mes talons ; il est furieux. Vous pouvez tout sauver par beaucoup de patience et de fermeté.

— Mon Dieu ! que lui dirai-je ?

— Que vous renoncez à ses dons, mais que vous l’en remerciez. Julie adore Julien. Tout dépend de l’oncle… Le voilà !

— Tu me laisses seule avec lui ?

— Oui, il l’exige ; mais je me tiens là, prêt à intervenir s’il le faut…

Marcel passa lestement dans un cabinet voisin dont la porte resta entr’ouverte, se jeta sur un fauteuil et attendit. M. Antoine entra dans le salon de madame Thierry par l’autre porte. Il était moins timide quand il ne se sentait plus sous l’œil scrutateur de Marcel.

— Votre serviteur, madame André, dit-il en entrant ; vous êtes seule ?

Madame Thierry se leva, répondit affirmativement et lui montra poliment un siége.

Elle aussi avait le visage profondément altéré ; elle avait passé plusieurs nuits à veiller son fils, et, en le voyant se lever et partir malgré ses instances, elle avait compris que la grande crise du drame de sa vie était arrivée.

— Votre fils est malade ? reprit M. Antoine.

— Oui, monsieur.

— Gravement ?

— Dieu veuille que non !

— Il garde le lit ?

— Il vient de se lever.

— Peut-on le voir ?

— Il est sorti, monsieur.

— Alors il n’est pas bien malade ?

— Il l’a été beaucoup jusqu’à la nuit dernière, où il a eu un peu de mieux.

— Qu’est-ce qu’il avait ?

— La fièvre et le délire.

— Un coup de soleil ?

— Non, monsieur.

— Du chagrin peut-être ?

— Oui, monsieur, beaucoup de chagrin.

— Parce qu’il est amoureux ?

— Oui, monsieur.

— Mais c’est bête, d’être amoureux, quand on pourrait être riche !

— Cela ne se raisonne pas, monsieur.

— Savez-vous une proposition que je venais vous faire ?

— Non, monsieur.

— Si vous voulez envoyer votre fils en Amérique, je lui confie un capital sérieux, je dirige ses opérations, et, dans dix ans, il reviendra avec trente mille livres de rente.

— À quelles conditions, monsieur ?

— À condition qu’il fera ses adieux à certaine dame de notre connaissance, voilà tout.

— Et s’il refuse ?

— S’il refuse,… — c’est à quoi je m’attends bien, on m’a prévenu, — certain accord fait entre moi et cette dame à propos de lui est non avenu.

— Bien, monsieur, je comprends ! C’est votre droit, et nous nous soumettons.

— Vous pourriez regimber pourtant ; vous n’avez pas été consultés pour accepter mes présents, vous ne saviez pas les conditions entre madame d’Estrelle et moi. Il y a là matière à procès, et je pourrais bien le perdre moyennant un peu de mauvaise foi de la part de mes adversaires.

— Si c’est mon fils et moi que vous traitez d’adversaires, vous pouvez être tranquille, monsieur ; nous renonçons à vos bienfaits, sans aucune espèce d’hésitation.

— Ah ! oui, mes bienfaits ! ils vous pèsent, vous en rougissez !

— Ne sachant pas qu’ils enchaînaient la liberté d’une personne qui nous est chère, nous n’en rougissions pas,… et même,… tenez, monsieur, ajouta madame Thierry avec un grand effort de dévouement pour son fils, votre nom eût été béni chez nous, si nous eussions été assurés de devoir cette générosité à votre sollicitude pour nous. Quelle qu’en ait été la cause et quel qu’en soit le peu de durée, nous avons été heureux, au milieu de nos peines et de nos inquiétudes, de revoir cette maison, et de nous retrouver dans la douceur de nos plus chers souvenirs. Vous nous ordonnez de les quitter, nous obéissons ; mais il me reste à vous remercier, moi…

— Vous, madame ? dit Antoine en la regardant fixement.

— Oui, moi, pour les deux mois que vous m’avez permis de passer ici. L’idée de n’y plus rentrer m’avait été bien cruelle ; elle me le sera moins désormais, et je me reporterai à ce court séjour comme à un dernier beau rêve qui comptera dans ma vie, et que je vous aurai dû.

Madame Thierry parlait avec un charme de voix et une distinction d’accent qui l’avaient toujours rendue très-séduisante. Dans ses rancunes, M. Antoine l’appelait avec aigreur la belle parleuse. Il sentit quand même l’ascendant de cette voix toujours fraîche, qui caressait son oreille de paroles douces et presque respectueuses. Il n’en comprenait pas beaucoup la délicatesse sentimentale, mais il semblait y trouver l’instinct de soumission dont il était avide.

— Voyons, madame André, lui dit-il de l’air grognon qu’il prenait quand sa mauvaise humeur commençait à battre en retraite, vous savez dire tout ce que vous voulez ; mais, au fond, vous ne pouvez pas me souffrir, convenez-en !

— Je ne hais personne, monsieur ; mais vous me contraignez à vous avouer que je vous crains.

Rien n’était plus habile que cette réponse. Inspirer la crainte était pour M. Antoine le plus bel attribut du pouvoir. Il se radoucit comme par miracle, et dit d’un ton presque bonhomme :

— Pourquoi diable me craignez-vous tant ?

Madame André avait la pénétration des femmes qui ont beaucoup vécu dans le monde, et l’adresse des mères qui plaident les intérêts de leur enfant. Elle vit le pas important qu’elle venait de faire ; elle oublia, et cette fois fort à propos, qu’elle avait soixante ans, et se décida courageusement à être coquette, bien que M. Antoine fût l’homme avec qui cette ruse lui coûtait le plus.

— Mon frère, lui dit-elle, il n’eût tenu qu’à vous de conserver ma confiance. Je ne vous reproche pas de l’avoir trahie ; vos intentions étaient bonnes, et c’est moi qui vous ai mal compris. J’étais bien jeune alors, et dans une situation où tout me portait ombrage. Je n’avais aucune expérience de la vie. J’ai cru que vous me donniez le conseil d’abandonner André, tandis que…

— Tandis que je vous disais tout bonnement : « Sauvez-le ! »

— Oui, c’est cela ; c’est par affection pour lui que vous agissiez. Eh bien, j’ai-été aveugle, obstinée, tout ce que vous voudrez ; mais convenez que vous eussiez dû me pardonner cela, me traiter comme une enfant que j’étais, et redevenir mon frère comme par le passé.

— Vous voulez que je convienne de ça ?… Mais vous m’avez toujours fait mauvaise mine depuis…

— C’était à vous de vous moquer de ma mauvaise mine, de me prendre par la main et de me dire : « Ma sœur, vous êtes une petite sotte ; embrassons-nous, et oublions le passé. »

— Ah ! vous croyez que j’aurais dû… ?

— Quand on est le plus raisonnable, il faut être le plus généreux !

— Vous arrangez ça comme ça à présent…

— Il n’est jamais trop tard pour voir clair et pour remettre à leur place les choses dérangées mal à propos.

— Alors… à présent, vous êtes fâchée de m’avoir blessé ?

— Je m’en repens ; mais, si je vous en demande pardon, l’accorderez-vous ?

— Ah ! diantre ! à présent, ce n’est plus la même chose, ma belle dame ! Vous avez besoin de moi !

— Oui, monsieur Antoine, j’ai besoin de vous. Mon fils est fou de chagrin, mariez-le avec celle qu’il aime.

— Ah ! nous y voilà ! s’écria M. Antoine repris de malerage.

— Nous y étions, répondit madame Thierry, je ne vous ai pas demandé autre chose depuis que vous êtes ici, la liberté d’action de madame d’Estrelle.

— Oui, avec de l’argent pour tout le monde ?

— Non, pas d’argent, rien ! le sacrifice en est fait. Souffrez-nous comme locataires de cette maison, nous payerons avec joie pour y rester. Et, si vous ne voulez pas,… eh bien, que votre volonté soit faite ; mais renvoyez-nous sans haine et pardonnez-nous d’être heureux, car nous le serons, même dans la gêne, si nos cœurs sont contents les uns des autres, si nous pouvons nous dire que ce bonheur ne vous afflige plus…

M. Antoine se sentit vaincu ; il en eut honte, et se rattrapa à la dernière branche.

— Voilà de vos fiertés, dit-il, c’est toujours la même chose, pour changer ! L’argent du riche est l’objet de vos mépris ! Vous en faites bon marché ! « Reprenez tout, nous ne voulons rien, nous n’avons pas de besoins, nous ! nous vivons de l’air du temps ! Qu’est-ce que c’est que ça, de l’argent ? C’est des cailloux pour les âmes sensibles ! » Et pourtant, ma belle dame, de l’argent gagné honnêtement par un homme qui n’avait pour lui que son génie naturel, ça devrait compter pour quelque chose ! C’est le miel de l’abeille industrielle, c’est la fleur des tropiques que la patience et le savoir d’un maître jardinier font fleurir dans un climat artificieux. Ah ! ce n’est rien, vous croyez ? Avec tout son esprit, mon pauvre frère n’a su que manger celui qu’il gagnait en travaillant comme un manœuvre. Et je sais faire un autre usage de l’argent moi : je le conserve, je l’augmente tous les jours, et je fais des heureux quand ça me plaît !

— Où voulez-vous en venir, monsieur Antoine ? dit madame Thierry, qui voyait, de la porte placée derrière M. Antoine, Marcel lui faire des signes qu’elle ne comprenait pas.

— Je veux en venir à ça, que vous n’êtes pas une si bonne mère que vous croyez. Vous voulez bien tout sacrifier à votre fils, hormis votre mépris pour la fortune qui vous vient de moi. Vous croyez donc que je l’ai volée, ma fortune, et que mon or sent mauvais ?

— Mais, au nom du ciel, pourquoi me dites-vous de pareilles choses ? pourquoi supposez-vous que je vous refuse l’estime qui vous est due ?

— Parce que, si vous étiez une bonne mère, au lieu de me chanter ces sornettes-là, vous me diriez : « Mon frère, nous sommes malheureux et vous êtes riche, vous pouvez nous sauver. Nous sommes un peu fous, nous voulons faire la cour à madame d’Estrelle, ça n’est pas une raison pour nous laisser sans pain. Pardonnez-nous tout à la fois, voyons ! permettez-nous l’amour et le besoin de manger ; ça nous humilie, tant pis ! Nous savons que vous êtes un homme grand et magnifique, vous aurez pitié de nous et vous accorderez tout ! » Oui, madame André, voilà ce que vous diriez, ce que vous demanderiez à genoux, si, au lieu d’être une grande dame, vous étiez une vraie bonne mère !

Madame Thierry était muette de surprise. Elle regarda Marcel, qui, sans être vu de M. Antoine, lui fit énergiquement le geste et la pantomime de céder à la fantaisie du vieux riche. La pauvre femme eut un serrement de cœur, mais elle n’hésita pas ; elle se laissa glisser de son fauteuil sur son coussin, où elle posa les deux genoux, et, prenant les deux mains de M. Antoine :

— Vous avez raison, mon frère, lui dit-elle, vous m’enseignez mon devoir. Je m’y rends. Soyez le plus grand des hommes, pardonnez tout et accordez tout.

— Enfin ! À la bonne heure ! s’écria M. Antoine en la relevant, et, quand on se réconcilie, on s’embrasse, n’est-ce pas ?

Madame Thierry embrassa M. Antoine, et Marcel entra pour applaudir.

— Eh bien, lui dit l’amateur de jardins, te voilà bien sot, monsieur le chicanous ? Il était joli, ton plan de révolte ! tout casser, tout briser ! quoi ! réduire la cliente et ta famille à la misère, tout ça pour ne pas céder à l’homme riche, à l’homme puissant, l’ennemi naturel de ceux qui n’ont rien et qui ne savent rien acquérir ? Voilà un beau procureur, ma foi, qui ne sait procurer à sa clientèle que l’amour et le pain bis ! Heureusement, les femmes ont plus d’esprit que ça. En voilà deux qui me donnaient au diable, et qui, toutes deux ce soir, ont plié les genoux devant moi. Allons, c’est fini, madame ma sœur ! Je ne vous rappellerai jamais ça, car je suis généreux, moi, et, quand on me contente, je sais récompenser. Votre fils épousera la belle comtesse, que je dois déposséder pour le qu’en dira-t-on ; mais l’hôtel d’Estrelle sera la dot de Julien et vingt-cinq mille livres de rente. Voilà comme je fais les choses, moi, et je sais qu’on m’en remerciera demain tout de bon, car je ne suis pas la dupe de la politique d’aujourd’hui ; mais on a fait ma volonté, on s’est soumis, je ne demandais que ça.

— Vous aurez mieux, lui répondit madame Thierry, vous aurez l’affection de cœurs sincères et chauds, et vous connaîtrez un bonheur que vous auriez pu connaître plus tôt, mais que nous vous ferons de nature à réparer le temps perdu.

— Ça, c’est des mots, dit M. Antoine. Le bonheur, c’est d’être son maître, et je n’ai besoin de personne pour être le mien. Je n’aime pas la marmaille et la sensiblerie : je n’étais pas né pour faire un père de famille, mais j’aurais très-bien gouverné un peuple, si j’étais né roi. Ç’a toujours été mon idée de commander, et je règne sur ce qui est à ma portée beaucoup mieux que bien des monarques qui ne savent ce qu’ils font !

Malgré l’inquiétude que lui causait l’absence de Julien et le désir qu’elle avait d’envoyer Marcel à sa recherche, madame Thierry crut devoir offrir à souper à M. Antoine.

— Oh ! moi, dit-il, je soupe d’une croûte de pain bien dur et d’un verre de petit vin. C’est mon habitude : je n’ai jamais été sur ma bouche.

On lui servit ce qu’il demandait, et Marcel hâta le départ.

— Je suis sûr que Julien est chez moi à m’attendre, dit-il à sa tante. Il s’ennuie de ne point me voir rentrer ; mais ma femme est là, qui lui fait prendre patience, Juliot babille avec lui, et, s’il était plus malade, comptez qu’il serait fort bien soigné.

Julien s’impatientait mortellement, en effet, en dépit des attentions et des soins dont il était effectivement l’objet chez madame Marcel. Il s’était senti très-faible en arrivant. Il avait essayé de manger un peu et de se distraire avec le gentil caquet de son filleul ; mais, Marcel n’arrivant pas, quand il entendit sonner onze heures, il n’y put tenir : il prétendit que sa mère serait inquiète, s’il ne rentrait pas à minuit. Il promit de prendre une voiture pour s’en retourner à Sèvres, et partit pour la rue de Babylone, où il se rendit à pied par des détours et avec mille précautions, pour n’être pas observé et suivi, comme autrefois, par quelque agent de M. Antoine. Il arriva sans encombre. Ses démarches n’étaient plus surveillées. Il y avait trop longtemps que M. Antoine espionnait Julie pour n’être pas certain qu’elle n’avait plus de relations avec Julien.

Quand minuit sonna, Julien, qui était à la porte depuis un quart d’heure, entra et trouva Julie, qui, depuis un quart d’heure, l’attendait aussi dans le pavillon. Dans ce même moment, Marcel, M. Antoine et madame Thierry rentraient dans Paris par la barrière de Sèvres. Le souper frugal et la lourde causerie de M. Antoine s’étaient un peu trop prolongés au gré de la veuve. Inquiète de son fils, elle avait demandé une place dans la carriole, pour aller rejoindre Julien chez Marcel.

Au moment de revoir Julie, Julien s’était armé de tout son courage. Il s’attendait à une explication pénible, il s’était juré de n’avoir ni colère, ni reproche, ni faiblesse, et pourtant, lorsqu’il ouvrit la porte, sa main trembla, un vertige de fureur et de désespoir le fit hésiter et reculer ; mais, en l’apercevant, Julie eut un profond cri de joie, jeta ses bras à son cou, et l’étreignit contre son cœur avec passion. Ils étaient dans les ténèbres, ils ne virent pas comme ils étaient changés tous les deux. Ils sentirent que leurs baisers étaient brûlants, et ne se dirent pas que ce pouvait être de fièvre. La seule fièvre était en ce moment-là celle de l’amour qui fait vivre. Ils n’avaient plus souci de celle qui fait mourir.

Mais ce moment d’ivresse ne dura pas chez Julien. Épouvanté plus qu’enivré des caresses de Julie, il la repoussa vivement.

— Pourquoi m’aimes-tu toujours, lui dit-il, si tu veux toujours me quitter ?

— Bah ! répondit-elle, ce n’est peut-être pas pour longtemps !

— Tu m’as écrit que c’était un éternel adieu !

— Je ne sais pas ce que j’ai écrit, j’étais folle ; mais il n’y a pas d’éternel adieu, ce n’est pas possible, quand on s’aime comme nous nous aimons.

— Alors tu pars ?… Mais tu reviendras ?

— Si je peux, oui ! Ne parlons pas de cela. Cette nuit nous appartient, aimons-nous !

Au milieu des transports de l’amour, Julien fut encore saisi d’effroi. Julie s’échappait en paroles exaltées où se mêlait je ne sais quoi de sinistre qui le glaçait.

— Ah ! tiens, s’écria-t-il tout à coup, tu me trompes ! Tu t’en vas pour toujours, ou tu crois que tu vas mourir ! Tu es malade, je le sais, condamnée par les médecins peut-être ?

— Non, je te jure que les médecins me promettent de me guérir.

— Je veux voir ta figure ; je ne te vois pas, sortons d’ici. J’ai peur ! Il me semble par moments que je rêve, et que c’est ton spectre que je tiens dans mes bras.

Il l’entraîna dans le jardin, il y faisait presque aussi sombre que dans le pavillon.

— Je ne te vois pas, mon Dieu ! je ne peux pas voir ta figure, disait Julien avec anxiété. Je sens bien que tes bras ont maigri, que ta taille est plus frêle. Tu me sembles devenue si légère, que tes pieds ne touchent plus le sable. Es-tu un rêve, dis-moi ? Suis-je là, près de toi, dans ce jardin où nous avons été si heureux ? J’ai peur d’être fou !

Ils approchaient de la pièce d’eau : là, comme le ciel sans lune était limpide et se mirait dans le bassin avec toutes ses étoiles, Julien vit que madame d’Estrelle était pâle, et cette blancheur de l’eau, qui se reflétait sur elle, la lui fit paraître encore plus blême qu’elle n’était. Il vit l’amaigrissement de son visage à l’agrandissement de ses yeux, qui brillaient d’un éclat vitreux dans la nuit.

— J’en étais sûr ! s’écria-t-il ; tu te meurs, et c’est pour cela que tu m’as rappelé près de toi. Eh bien, Julie, je ne te quitte plus ; si je dois te perdre, je veux recueillir ton dernier souffle et en mourir aussi.

— Non, Julien, tu ne peux pas mourir ! ta mère !

— Eh bien, ma mère mourra avec nous ; que veux-tu que je te dise ? Elle aurait voulu mourir le jour où elle a perdu mon père ; elle l’a dit malgré elle dans le premier égarement, et, depuis, j’ai bien compris qu’elle ne vivait plus que pour moi. Nous partirons tous les trois ; puisqu’à nous trois nous ne faisons qu’une âme, et nous irons dans un monde où l’amour le plus pur ne sera pas un crime. Il doit y avoir un monde comme cela pour ceux qui n’ont rien compris aux préjugés iniques de celui-ci. Mourons, Julie, n’ayons pas de remords ni de vains regrets. Donne-moi ton haleine, donne-moi ta fièvre, donne-moi ton mal, je jure que je ne veux pas te survivre.

— Hélas ! dit Julie, qui ne put retenir ce cri de la nature, j’aurais pu guérir !

— Que dis-tu donc là ! s’écria Julien bouleversé. Tu as pris du poison ! Dis ! réponds, je veux savoir !

— Non, non, rien ! dit-elle en l’entraînant d’un mouvement brusque et désespéré qui le frappa.

Elle s’était penchée sur l’eau, elle y avait vu le reflet vague de sa figure et de sa robe blanche ; elle s’était rappelé que, dans une heure, il fallait qu’elle fût là elle-même étendue, immobile, morte ; elle se l’était juré. C’était le prix de son serment violé, c’était le prix du bonheur de Julien ; une terreur effroyable de la mort l’avait fait tressaillir et reculer.

— De quoi as-tu peur ? lui dit-il ; qu’as-tu vu dans cette eau ? à quoi as-tu pensé ? pourquoi as-tu fui ? Tiens ! je devine, tu veux mourir bientôt, tout à l’heure, quand je serai parti ! Eh bien, cela ne sera pas, tu es ma femme. Puisque tu m’aimes toujours, tu m’appartiens ; je ne sais pas quel serment tu as fait, je ne sais pas quelle contrainte tu subis ; mais, moi, ton amant, ton mari et ton maître, je te délie de tout ! Je t’enlève, non, je t’emmène, c’est mon droit. Je ne veux pas que tu meures, moi, et je veux que ma mère vive pour te bénir. J’ai de la force pour vous deux ; je ne sais pas quelle lutte j’aurai à soutenir, je la soutiendrai. Viens, sortons d’ici ! Si tu n’as pas la force de marcher, j’aurai celle de te porter. Viens, je le veux ! l’heure est venue de ne plus connaître d’autre pouvoir sur ta vie que le mien.

Et, comme, en l’entraînant vers le pavillon, il la ramenait vers la pièce d’eau, le combat du remords et de l’amour fut si violent chez elle, qu’elle fît un cri d’horreur, et, se pressant contre lui de toute sa force :

— J’ai donné ma parole d’honneur de te quitter, dit-elle, et j’y manque, et je jette ta mère dans la misère ! Peux-tu me relever de cela ?

— Tu es folle ! dit Julien ; est-ce que ma mère était si pauvre quand tu l’as connue ? est-ce qu’on me coupera le bras droit pour m’empêcher de travailler ? Eh bien, je travaillerai du bras gauche ! Va, je comprends tout à présent. Ceci est la vengeance promise par M. Antoine ; j’aurais dû deviner plus tôt pourquoi la maison de mon père nous était rendue. Pauvre Julie, tu te sacrifiais pour nous ; mais tout cela est non avenu : je n’ai pas consenti, moi ; je n’ai rien accepté. J’ai subi sans rien savoir. Voyons, ne tremble plus, je te relève de ta parole, et malheur à qui viendra te la rappeler ! Si tu hésites, si tu crains quelque chose, je croirai que c’est la fortune que tu regrettes, et que tu as moins de courage et d’amour que moi !

— Ah ! voilà le soupçon que je craignais tant ! dit Julie. Partons, partons ; mais où irons-nous ? Comment oserai-je me présenter à ta mère en lui disant : « Je vous apporte la douleur et la ruine ? »

— Julie, tu doutes de ma mère, tu ne nous aimes plus !

— Partons ! reprit-elle, allons la trouver, et qu’elle décide de moi. Emmène-moi, emporte-moi d’ici !

Julie était brisée par tant d’émotions, que ses forces l’abandonnèrent, et qu’en la recevant dans ses bras Julien vit qu’elle était évanouie. Il n’y avait aucun secours à lui donner dans le pavillon ; il la porta dans son appartement, dont une porte était restée ouverte sur le jardin, et où il trouva de la lumière. Il déposa Julie sur un sofa, et elle reprit connaissance assez vite ; mais, quand elle voulut se lever, elle retomba.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, je ne peux pas me soutenir. Est-ce que je vais mourir ici ? Est-ce qu’il est trop tard pour que tu me sauves ? Écoute : on frappe à la porte de la rue, il me semble ?

— Non, dit Julien, qui n’avait rien entendu. Et, comme il cherchait à lui rendre la confiance qu’il commençait lui-même à perdre, un grand bruit de sonnette les fit tressaillir.

— On vient me chercher, m’enlever peut-être ! s’écria Julie égarée, me jeter dans un couvent !… La marquise, M. Antoine, que sais-je ?… Et je ne peux pas fuir ! Emporte-moi donc, cache-moi, Julien !…

— Attends, attends, dit Julien, qui avait ouvert une porte de l’intérieur pour écouter ; c’est Marcel qui parle haut et qui appelle Camille. Oui, c’est un avertissement pressé. Ouvre, montre-toi.

— Je ne peux pas ! dit Julie désespérée après un dernier effort.

— Eh bien, j’irai, dit Julien avec résolution. Il faut bien qu’il me voie ici, puisque je ne veux pas en sortir sans toi.

Il courut à la porte du vestibule, où Marcel sonnait à tout rompre, et, avant qu’aucun domestique eût eu le temps de se lever pour voir de quoi il s’agissait, Julien ouvrit à Marcel et à madame Thierry ; il les fit entrer et referma les portes.

— Ah ! mon enfant, s’écria madame Thierry, j’étais bien sûre, moi, de te trouver ici ! Victoire, mon Julien, mon pauvre Julien ! Ah ! je ne sais ce que je dis ; tu vas être guéri, nous t’apportons le bonheur !

Quand Julie apprit ce qui s’était passé à Sèvres, la vie revint en elle comme elle revient à une plante demi-morte qui reçoit la pluie. Ses nerfs se détendirent dans des larmes de joie. Quant à Julien, malade la veille presque dangereusement, brisé encore le matin même, il fut guéri comme ces paralytiques qu’un bienfaisant coup de tonnerre fait bondir et marcher.

Après une heure d’effusion qui semblait intarissable, Marcel emmena madame Thierry chez lui pour qu’elle prît un peu de repos, et confia madame d’Estrelle à Camille, qui se chargea d’imposer silence aux domestiques sur cette visite nocturne, Julien s’était déjà évadé par le pavillon. Julie dormit comme elle n’avait pas dormi depuis longtemps.

Heureusement, M. Antoine, comme nous l’avons dit, ne faisait plus surveiller l’hôtel d’Estrelle, et, heureusement, les domestiques furent dévoués et discrets ; car, s’il eût eu connaissance de l’entrevue, il eût pu se raviser et se fâcher dangereusement. Il avait signifié vouloir informer lui-même madame d’Estrelle de son pardon ; mais il était fatigué, lui aussi, détendu, satisfait, fier de lui : il dormit serré et se leva un quart d’heure plus tard que de coutume. À peine debout, il se livra à un redoublement d’activité qui mit toute sa maison dans les transes ; car il avait le commandement roide, la menace prompte et la main plus prompte encore pour lever la canne sur les endormis. Le vieux hôtel de Melcy fut ouvert, balayé, rangé en un clin d’œil. Des messagers furent envoyés sur tous les points ; à midi, un dîner somptueux était servi. Les convives, rassemblés dans le grand salon doré, attendaient un événement mystérieux, et Marcel amenait madame Thierry et madame d’Estrelle, invitées par lui de la part du patron. Julien, averti, arrivait de son côté. Julie fut reçue par madame d’Ancourt, madame des Morges, sa fille et son gendre. Le duc de Quesnoy n’était pas de retour ; mais l’abbé de Nivières était là, résolu à manger pour deux. La présidente ne se fit pas attendre, et Marcel fut chargé de présenter aux dames une collection de botanistes, savants de profession et amateurs, que M. Antoine rassemblait chez lui dans les grandes occasions.

— Voilà qui est à mourir de rire, dit la baronne à Julie en l’attirant dans une embrasure de fenêtre. Le bonhomme m’a envoyé un exprès à six heures du matin pour m’inviter à voir le baptême d’une plante rare qui doit porter son nom ! Vous jugez le joli réveil ! J’étais furieuse ! mais j’ai vu en post-scriptum que vous deviez assister à la cérémonie, et j’ai décidé que j’y viendrais. Vous voilà donc réconciliée avec votre vieux voisin, ma très-chère ? Eh bien, tant mieux : vous avez suivi mon conseil, et vous y viendrez, allez ! Il n’est pas agréable, le jardinier ; mais cinq millions ! rappelez-vous !

Les autres amis de Julie pensaient autrement. Ils croyaient que son créancier venait de terminer avec elle une liquidation à l’amiable qui les satisfaisait mutuellement, et que, pour rendre service à leur amie, ils devaient accepter l’invitation de M. Antoine. Ils questionnaient Julie dans ce sens, et Julie ne les détrompait point.

Quant aux savants, ils ne trouvaient pas trop puérile l’ostentation du baptême d’une nouvelle plante. M. Thierry avait enrichi l’horticulture de plusieurs sujets intéressants. Il avait propagé l’acclimatation d’arbres utiles, et son nom méritait bien de figurer dans les annales de la science. Un bon dîner, en pareil cas, ne gâte rien, et la présence de quelques femmes aimables n’est pas absolument contraire aux graves préoccupations de la botanique.

Lorsque tout le monde fut réuni, M. Antoine prit un air modeste et bonhomme, qui était chez lui le symptôme rare, mais certain, d’un triomphe intérieur sans mélange de défiance. Il plaça tout son monde autour d’une grande table, au centre de laquelle un objet assez élevé se dérobait aux regards sous une grande cloche de papier blanc. Alors il tira de sa poche un traité manuscrit, très-court heureusement, mais qu’il fut difficile d’écouter sans rire, car il écorcha avec aplomb le français aussi bien que le latin. Ce manuscrit de sa façon, qui commençait par mesdames et messieurs, et qui traitait de l’importation et de la culture des plus belles liliacées connues, finissait ainsi :

« Ayant eu l’avantage, selon moi, d’acquérir, d’élever et d’amener à parfaite éclosion le spécimin unique en France d’une liliacée qui surpasse en grandeur, en odeur et en esplendeur toutes les espèces su-mentionnées, j’appelle l’attention de l’honorable compagnie sur mon individu, et je l’invite à lui donner un nom. »

En achevant la lecture de son discours, M. Antoine enleva lestement, avec la pointe d’un roseau, le chapiteau de papier blanc, et Julien fit un cri de surprise en voyant l’Antonla Thierrii fraîche et fleurie dans toute sa gloire. Il crut d’abord à quelque supercherie, à une imitation artificielle parfaite ; mais la plante, débarrassée de son enveloppe, exhalait un parfum qui lui rappelait, ainsi qu’à Julie, le premier jour de leur passion, et, quand la clameur d’une sincère ou complaisante admiration eut fait le tour de la table, M. Antoine ajouta :

— Messieurs les savants, vous saurez que cette plante a poussé deux épis, le premier fin mai, assez joli, brisé par accident, et conservé en herbier ci-joint ; le second en août, deux fois plus grand et plus chargé que l’autre, et fleuri comme vous voyez le dixième jour dudit mois.

— Baptisons, baptisons ! s’écria madame d’Ancourt. Je voudrais être la marraine de ce beau lis ; mais je pense qu’une autre…

Elle regardait Julie avec un mélange d’ironie et de bienveillance. Les savants n’y prirent pas garde et proclamèrent unanimement le nom d’Antonia Thierrii.

— Vous êtes bien honnêtes, messieurs, dit M. Antoine, rouge de plaisir et bégayant d’émotion ; mais j’ai une modification à vous proposer. Il est assez juste que cette plante porte mon nom ; mais je désirerais y joindre le prénom d’une personne qui… d’une dame que… enfin je demande qu’on l’appelle la Julia-Antonia Thierrii.

— C’est un peu long, dit Marcel ; mais la plante est si grande !

— Va pour Julia-Antonia Thierrii, répondirent les savants avec candeur.

— Ah ! enfin ! bravo ! c’est donc décidé ! s’écria à pleine voix la baronne d’Ancourt, en désignant Julie et en faisant avec ses deux mains blanches et grasses le signe du conjungo.

Tous les regards se portèrent sur Julie, qui, en rougissant, retrouvait déjà tout l’éclat de sa beauté.

— Pardonnez-moi, madame la baronne, dit l’oncle Antoine d’un air rusé. Je vous ai attrapée en allant chez vous pour vous prier de faire de ma part des offres de mariage à madame la comtesse d’Estrelle. Je voulais voir ce que vous diriez, et vous n’avez pas dit non : au contraire, vous avez conseillé à cette jeune dame de m’accepter ; c’est ce qui m’a décidé à lui proposer celui que j’avais en vue pour elle, car je me suis dit : « Si moi, vieux bonhomme, je suis proposable à cause de mes écus, mon neveu, qui est jeune et qui aura bonne part de mes écus, peut bien être accepté. » C’est ce qui fait, mesdames et messieurs, qu’aujourd’hui, avec le consentement de madame d’Estrelle, je termine les débats d’affaires que nous avions ensemble par un mariage entre elle et mon neveu Julien Thierry, lequel je me fais l’honneur de vous présenter.

— Ah bah ! le jeune peintre ? s’écria madame d’Ancourt, irritée, sans savoir pourquoi, de la beauté et de l’air passionné de Julien.

— Un peintre ? dit madame des Morges tout étourdie ; ah ! ma chère, c’était donc vrai ?

— Oui, mes amis, c’était vrai, répondit hardiment Julie ; nous nous aimions avant de savoir que M. Antoine nous arracherait à la pauvreté qui nous menaçait l’un et l’autre.

— Je déclare que M. Antoine est un grand homme et un véritable philosophe ! s’écria l’abbé de Nivières. Si l’on se mettait à table !

— Allons dîner, mesdames et messieurs, répondit M. Antoine en offrant sa main à Julie. C’est une mésalliance, vous direz ; mais trois millions pour chacun de mes neveux, ça décrasse une famille, et mes petits-neveux auront le moyen d’acheter des titres.

Ce dernier argument changea en félicitations, un peu hésitantes, le blâme des amis de Julie. Elle dut se résigner à paraître sacrifier la gloriole à la richesse ; mais que lui importait après tout ? Julien savait bien à quoi s’en tenir.

Julie, qui était encore en deuil de son beau-père, alla passer à Sèvres le reste de l’été. Sèvres est une oasis normande à deux lieues de Paris. Les pommiers y jettent une saveur champêtre, et les collines, gracieusement couvertes de jardins rustiques, avaient, à cette époque, autant de grâce avec plus de naïveté qu’aujourd’hui. Il ne faut pourtant pas médire des riantes villas du Sèvres actuel, avec leurs ombrages magnifiques et les pittoresques mouvements du sol raviné que découpe hardiment la rivière. Le chemin de fer n’a pas trop chassé la poésie de cette région bocagère, et il n’est pas désagréable d’aller trouver, en un quart d’heure, les sentiers herbus et les prairies inclinées au bord de l’eau. Du haut de la colline, on découvre Paris, silhouette imposante sur l’horizon bleu, à travers les massifs d’arbres des premiers plans ; à trois pas de là, au fond de la gorge, on peut perdre de vue la grande ville, se détourner des villas trop blanches, et s’égarer dans une vraie campagne encore naïve, bien qu’un peu rococo, et toujours admirablement fleurie.

Julie recouvra là sa santé, quelque temps compromise assez gravement, et, avant comme après le mariage, Julien fut tout pour elle, comme elle était tout pour lui. Ce que le monde dit et pensa de leur union, ils ne voulurent pas le savoir. Leurs vrais amis leur suffirent, et madame Thierry fut la plus heureuse des mères. Ce bonheur fut troublé, il est vrai, par les tempêtes politiques, que Julien avait vues approcher sans les prévoir si rapides et si radicales. Esprit net et généreux, il se vendit très-utile dans son milieu par le soin qu’il prit de soulager la misère et de l’empêcher, autant qu’il le put, de se porter à des violences funestes. Longtemps il conserva une grande influence sur les ouvriers de la manufacture de Sèvres et sur ceux du faubourg qui entouraient l’hôtel d’Estrelle. En certains jours, il se vit débordé ; mais rien ne put l’entraîner aux actes que réprouvait sa conscience, et à son tour il se vit menacé et tout près de devenir suspect. La fermeté qu’il opposa aux soupçons, la générosité de ses sacrifices personnels, la confiance qu’il montra au milieu du danger le sauvèrent. Julie fut aussi brave que lui. La femme timide s’était transformée ; elle avait senti son âme se développer et se retremper dans cette fusion de l’amour avec une âme droite et courageuse. Elle éprouva de grands déchirements sans doute en voyant plusieurs de ses anciens amis saisis par la Révolution en dépit de tous les efforts de Julien pour les y soustraire. Elle réussit à en sauver quelques-uns par de sages conseils et d’utiles démarches. Elle en cacha deux dans sa propre maison ; mais elle ne put préserver la baronne d’Ancourt, qui se perdit par l’excès de sa frayeur, et subit une captivité des plus dures. La malheureuse marquise d’Estrelle ne sut pas contenir sa fureur quand les emprunts forcés s’attaquèrent à ses économies. Elle périt sur l’échafaud. Le duc de Quesnoy émigra. L’abbé de Nivières, plus prudent, se fit jacobin.

Après la terreur, la suppression du privilège des établissements royaux ayant permis à Julien de réaliser un vœu qu’il avait souvent formé, il travailla à propager les perfectionnements industriels et artistiques qu’il avait eu le loisir d’étudier et de faire essayer à Sèvres. Il n’y gagna point d’argent, tel n’était pas son but, il en perdit au contraire ; mais il y trouva le moyen de relever l’existence de beaucoup de malheureux. Il ne fut donc pas riche, et sa femme le vit avec joie continuer ses travaux d’art et s’occuper avec amour de l’éducation de ses enfants.

Marcel acheta à Sèvres une maisonnette voisine de la leur, et les deux familles passèrent ensemble tous les jours de fête, et de repos que le digne procureur, devenu avoué, put dérober au soin des affaires. Il fit honnêtement une petite fortune, et Julien sut mettre dans la gouverne de sa propre aisance la sagesse qui avait manqué à son père. Bien lui en prit, car la Révolution avait confisqué les biens de M. Antoine. M. Antoine avait continué à vivre seul, n’éprouvant aucun besoin de la vie de famille, gracieux autant qu’il pouvait l’être envers des obligés dont la reconnaissance flattait son orgueil, mais ne désirant pas entretenir des relations qui eussent dérangé ses habitudes. Il avait promis à Marcel de ne plus songer au mariage, et il tint parole ; mais il lui vint une autre manie. Il se fit frondeur politique de tous les événements, quels qu’ils fussent, de la Révolution. Tout le monde était fou, maladroit, stupide. Le roi était trop faible, le peuple trop doux, la guillotine tour à tour trop paresseuse et trop affamée. Et puis, comme cette succession de tragédies troublait sa tête plus folle que méchante, il changeait d’avis et passait en paroles d’un sans-culottisme effréné à un muscadinisme ridicule. Tout cela était fort inoffensif, car il ne briguait aucun pouvoir et se contentait de déblatérer dans ses rares échappées à travers la société ; mais il fut dénoncé par des ouvriers qu’il avait maltraités, et il faillit payer de sa tête son dévergondage d’obscure éloquence.

Julien et Marcel, à force d’insistance, réussirent à lui faire quitter l’hôtel de Melcy, où chaque jour il provoquait l’orage. Ils le tinrent caché à Sèvres, où il les fit beaucoup souffrir par sa méchante humeur et les compromit plus d’une fois par ses imprudences. Ses biens étaient sous le séquestre, et il n’en recouvra que des lambeaux. Il supporta ce coup terrible avec beaucoup de philosophie. Il était de ces pilotes qui maugréent dans la tempête, mais qui tiennent bon dans le sauvetage. Il ne voulut rien reprendre de ce que Julien tenait de lui et lui offrait avec instances. Comme on n’avait pas touché à son jardin et qu’il le recouvrait à peu près intact, il y reprit ses habitudes et sa bonne humeur relative. Il y vécut jusqu’en 1802, toujours actif et robuste. Un jour, on le trouva immobile, assis sur un banc au soleil, son arrosoir à demi plein à côté de lui, et sur ses genoux un manuscrit indéchiffrable, dernière élucubration de son cerveau épuisé. Il était mort sans y prendre garde. Il avait dit la veille à Marcel :

— Sois tranquille, les millions que tu devais hériter de moi, tu les auras ! Que je vive seulement une dizaine d’années, et je ferai une fortune plus belle que celle que j’avais faite. J’ai un projet de constitution qui sauvera la France du désordre ; après ça, je penserai un peu à moi, et je reprendrai mon commerce d’exportation.



FIN.