Aphorismes sur la sagesse dans la vie/Introduction

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Traduction par J.-A. Cantacuzène.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. v-vii).


INTRODUCTION


Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception immanente, c’est-à-dire que j’entends par là l’art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait s’appeler également l’Eudémonologie ; ce serait donc un traité de la vie heureuse. Celle-ci pourrait à son tour être définie une existence qui, considérée au point de vue purement extérieur ou plutôt (comme il s’agit ici d’une appréciation subjective) qui, après froide et mûre réflexion, est préférable à la non-existence. La vie heureuse, ainsi définie, nous attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la mort ; il en résulterait en outre que nous désirerions la voir durer indéfiniment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement correspondre à la notion d’une pareille existence, c’est là une question à laquelle on sait que j’ai répondu par la négative dans ma Philosophie ; l’eudémonologie, au contraire, présuppose une réponse affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innée que j’ai combattue au commencement du chapitre xlix, vol. II, de mon grand ouvrage[1]. Par conséquent, pour pouvoir néanmoins traiter la question, j’ai dû m’éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure, sur un accommodement, en ce sens qu’ils se placent au point de vue habituel, empirique et en conservent l’erreur. Leur valeur aussi ne peut être que conditionnelle, du moment que le mot d’eudémonologie n’est lui-même qu’un euphémisme. Ils n’ont en outre aucune prétention à être complets, soit parce que le thème est inépuisable, soit parce que j’aurais dû répéter ce que d’autres ont déjà dit.

Je ne me rappelle que le livre de Cardan : De utilitate ex adversis capienda, ouvrage digne d’être lu, qui traite de la même matière que les présents aphorismes ; il pourra servir à compléter ce que j’offre ici. Aristote, il est vrai, a intercalé une courte eudémonologie dans le chapitre V du livre I de sa Rhétorique ; mais il n’a produit qu’une œuvre bien maigre. Je n’ai pas eu recours à ces devanciers ; compiler n’est pas mon fait ; d’autant moins l’ai-je fait que l’on perd par là cette unité de vue qui est l’âme des œuvres de cette espèce. En somme, certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c’est-à-dire l’incommensurable majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il : Nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l’avons trouvé en y arrivant.


  1. Schopenhauer entend par son grand ouvrage son traité intitulé : Die Welt als Wille und Vorstellung (Le monde comme volonté et représentation).