Après la pluie, le beau temps/20

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XX

PLAISANCE DEVIENT DÉSERT


La lecture de cette lettre causa à Mlle Primerose une surprise et un mécontentement qu’elle se sentit le besoin impérieux de communiquer à quelqu’un ; elle appela Geneviève et Pélagie.

Mademoiselle Primerose.

Eh bien, chère petite, et vous, Pélagie, voilà du nouveau ! — Une nouvelle incroyable. Savez-vous la sottise que fait mon absurde cousin, le seigneur Dormère ? Il est parti ! parti avec son gredin de Georges.

Pélagie.

Parti ! Pour où donc ? Et pourquoi ?

Mademoiselle Primerose.

Parti pour je ne sais où, ma chère. Et pourquoi ? Il ne le dit pas, mais c’est pour son gredin de Georges, j’en suis sûre.

Geneviève.

Et quand mon oncle reviendra-t-il ?

Mademoiselle Primerose.

Ah ! voilà le plus abominable de l’affaire. Il reviendra quand moi, Pélagie, Geneviève et Rame aurons quitté la maison pour n’y plus revenir.

Geneviève.

Ah ! mon Dieu ! il me chasse ? il nous chasse tous ? Et pourquoi ? Qu’avons-nous fait ?

Mademoiselle Primerose.

Voilà ce que vous ne savez pas, pauvres infortunées, et ce que je sais, moi. Il nous chasse parce que Georges est, comme je l’ai dit, un gredin, un gueux fieffé, un abominable coquin.

Geneviève.

Mais qu’a fait Georges ? Je ne comprends pas, moi.

Pélagie.

Ni moi non plus ; je n’y comprends pas un mot.

Mademoiselle Primerose.

C’est que j’avais gardé le secret d’une scène terrible que nous avons eue chez Georges. »

Mlle Primerose, enchantée de pouvoir se décharger d’un secret, raconta dans tous ses détails, avec les explications les plus accablantes pour Georges, toute la scène qui s’était passée à trois heures. Elle fit partager son indignation à Pélagie et même à Geneviève, que la douleur de Rame avait beaucoup affligée.

Geneviève, pleurant.

Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir, mon pauvre Rame, Pélagie et moi ? Et vous, ma cousine, qui avez été si bonne pour moi, qui m’avez fait tant de bien, que j’aime tant, vous allez donc nous quitter ? Je ne vous verrai plus ?

Mademoiselle Primerose, d’un air décidé.

Non, non, ma chère petite ; sois tranquille ; je te verrai, tu me verras, tu verras Rame et Pélagie. J’ai aussi mes petits projets, moi ; et je vexerai ce seigneur pacha qui veut nous vexer pour venger son cher fils de la honte qu’il s’est attirée par sa scélératesse. Ah ! mon beau cousin ! vous voulez nous punir, nous affliger tous du même coup de filet ! Du tout, du tout. Je ne vous laisserai pas faire ; je suis là, moi. — Voici ce que je vais faire. — Je vais prendre une maison à Auteuil, à la porte de Paris. Je vais m’y installer avec toi, avec Pélagie, Azéma et Rame. Tu iras en pensionnaire externe chez les Dames de l’Assomption ; tu mangeras et tu coucheras chez moi ; tu seras tranquille, heureuse. Ton oncle enragera, et je me moquerai de lui, je ne perdrai pas une occasion de le faire enrager.

Geneviève, l’embrassant.

Merci, ma bonne cousine, de votre bonne pensée ; mais mon oncle le voudra-t-il ?

Mademoiselle Primerose.

Il faudra bien qu’il le veuille ; j’ai sa lettre qui m’autorise à faire de toi ce que je voudrai. Et je veux cela, moi ; il ne peut pas m’en empêcher.

Pélagie.

Mais, Mademoiselle, permettez-moi de vous faire observer que ce sera un établissement bien cher ; votre fortune pourra-t-elle suffire à la dépense ?

Mademoiselle Primerose.

Soyez tranquille là-dessus, ma bonne Pélagie ; d’abord, j’ai vingt mille livres de rente à moi ; et puis, ne doit-il pas payer, lui, l’entretien de sa pupille ? Je lui ferai payer quinze mille francs par an pour elle et ses gens ; et nous verrons s’il osera les refuser, avec la fortune qu’elle possède. Je suis contente d’avoir trouvé cela. Azéma, Azéma, venez vite ! »

Azéma entra. « Que veut mademoiselle ?

Mademoiselle Primerose.

Je veux, ma chère, que vous alliez demain matin à Paris. Vous irez à Auteuil ; vous courrez toutes les rues qui se trouvent près du couvent de l’Assomption ; vous entrerez dans toutes les maisons à louer. Il m’en faut une qui puisse contenir une dame avec une petite fille de dix à douze ans, une bonne, une femme de chambre et un domestique ; il faut une salle à manger, un salon, des chambres à coucher, une salle d’étude et le reste.

« Vous comprenez ?

Azéma.

Oui, Mademoiselle.

Mademoiselle Primerose.

Si vous trouvez une maison avec un jardin, ce sera mieux.

Azéma.

Oui, mademoiselle.

Mademoiselle Primerose.

Il faut une cuisine, une antichambre, cave à vin, cave à bois, grenier. Vous comprenez ?

Azéma.

Oui, Mademoiselle.

Mademoiselle Primerose.

C’est bien, vous prendrez le chemin de fer de sept heures, demain matin ; vous reviendrez le soir ; plus tôt, si vous avez trouvé ce que je vous demande. Vous comprenez ?

Azéma.

Ce n’est pas difficile à comprendre, Mademoiselle ; à moins d’être une idiote, ce que je ne suis pas, Dieu merci.

Mademoiselle Primerose.

Vous pourriez vous dispenser de dire tant de paroles inutiles. Un « oui, Mademoiselle » aurait suffi. Mais je ne peux pas vous corriger de cette mauvaise habitude de parler, parler toujours, dire cent paroles pour une.

Azéma.

Mais je ne parle pas comme dit Mademoiselle. D’abord cela me serait difficile, car c’est Mademoiselle qui a toujours la parole ; c’est à peine si je puis placer un mot.

Mademoiselle Primerose.

Peut-on s’abuser à ce point ! Moi qui ne parle presque pas, au point que je me reproche souvent de ne pas assez parler.

Azéma.

Mademoiselle peut avoir la conscience tranquille sur ce point ; elle parle assez, Dieu merci !

Mademoiselle Primerose.

Vous devenez impertinente, Azéma. Voilà ce que c’est que de trop parler ; on finit toujours par dire des sottises. Comme il est vrai qu’on ne connaît jamais assez ses défauts ! »

Azéma n’osa pas répliquer ; elle quitta la chambre. Mlle Primerose expliqua plus longuement ses intentions à Geneviève et à Pélagie, qui chercha vainement à placer quelques mots. Mlle Primerose, excitée par l’irritation qu’elle éprouvait de la conduite de M. Dormère, parla jusqu’au dîner, qui vint heureusement interrompre le bavardage de cette excellente mais bizarre personne.