Après la pluie, le beau temps/22

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XXII

GEORGES ET GENEVIÈVE


Georges avait terminé sa toilette ; il se regardait avec complaisance dans son armoire à glace, et son air satisfait laissait voir qu’il était sûr de son succès.

Il quitta son père pour aller chez Geneviève ; il frappa à la porte ; une voix douce lui dit : « Entrez ».

Geneviève, courant à lui.

C’est toi, Georges ? Je suis contente de te revoir ! Il y a si longtemps ! »

Georges l’embrassa à plusieurs reprises avant de parler. Il semblait ému.

Georges.

Geneviève ! Ma cousine, ma sœur, avec quel bonheur je te retrouve ! J’ai tant pensé à toi ! Je suis si heureux de notre réunion ! »

Il s’arrêta, regarda autour de lui et continua d’un air pénétré :

« Cette chambre me rappelle des souvenirs bien pénibles. C’est ici que j’ai commis une action dont le souvenir et la honte m’ont si longtemps poursuivi. Je sentais si bien que j’avais mérité ton mépris !

Geneviève.

Comment ! tu y penses encore depuis tant d’années ? Quelle folie, Georges ! Crois-tu que je te juge sur les actes de ton enfance, que j’aie pu t’en conserver de la rancune ? Tout cela me revient comme un rêve. Il faut que tu l’oublies comme moi et que nous commencions une nouvelle vie d’amitié sans nous souvenir du temps de notre enfance. »

Mlle Primerose entra ; Georges s’avança vivement vers elle et l’embrassa avec tendresse.

Mademoiselle Primerose, étonnée.

Tu m’aimes donc, toi ? Je croyais que tu me détestais toujours.

Georges, avec animation.

Moi, vous détester ? Ah ! ma cousine, ne me jugez pas d’après mon triste passé ; depuis des années je désire vous revoir, vous renouveler volontairement les excuses que mon père m’a forcé de vous faire la dernière fois que je vous ai vue ; j’attendais avec impatience le jour où nous nous retrouverions dans cette même demeure où vous m’avez connu si méchant.

Mademoiselle Primerose, froidement.

Tout cela est très bien, mon ami. Mais pourquoi alors n’es-tu pas venu me voir à Auteuil ?

Georges.

Hélas ! ma cousine, mes journées étaient si occupées ; des cours à suivre, des examens à préparer ; il ne restait plus de temps pour mes amis.

Mademoiselle Primerose, d’un ton moqueur.

Laisse donc ! Crois-tu que j’ignore tes déjeuners, tes dîners fins, tes spectacles, tes parties de plaisir ? Voyons, finissons cette comédie ; je n’ai pas dix-huit ans comme Geneviève ; ne joue pas l’attendrissement, le repentir. Je devine ce que tu veux ; tu ne l’auras pas, c’est moi qui te le dis. — Laisse-nous finir nos petits arrangements ; nous irons te rejoindre au salon à l’heure du dîner. »

Georges ne répondit pas et sortit fort irrité contre la cousine Primerose, qui lui inspirait la même antipathie que dans son enfance.

« Si on pouvait l’éloigner, pensa-t-il, la faire partir ! Cette vieille folle dérangera les projets de mon père, et je n’aurai pas Geneviève. Et cette petite sotte qui ne me défend pas, qui ne dit pas un mot en ma faveur ! Mais elle est jolie, très jolie ; elle a quatre-vingt mille livres de rente ; il faut absolument qu’elle consente à devenir Mme Dormère. »

Georges alla raconter à son père son insuccès près de Mlle Primerose.

« Figurez-vous, mon père, dit-il en terminant son récit, qu’elle a eu la méchanceté de rappeler le mauvais tour que je lui ai joué en barbouillant le portrait de son horrible nègre. Je ne savais quelle contenance tenir. C’est désagréable cela.

M. Dormère.

Et Geneviève, comment t’a-t-elle reçu ?

Georges.

Très bien, très amicalement ; elle ne pense à rien, elle : elle a tout oublié.

M. Dormère.

C’est l’important. Sois aimable pour elle : elle t’aimera.

Georges.

Je ne demande pas mieux, moi. Mais si jamais je l’épouse, je mets à la porte cette vieille cousine, et je défendrai à Geneviève de la voir.

M. Dormère.

Nous n’en sommes pas encore là, mon ami. Commence par plaire à la petite.

Georges.

Je ferai mon possible ; vous pouvez y compter. Elles vont descendre ; l’heure du dîner approche.  »

M. Dormère et son fils passèrent au salon, où ils attendirent ces dames.

Au premier coup de cloche, Mlle Primerose et Geneviève descendirent. Après avoir dit quelques mots à son oncle, Geneviève s’approcha de Georges, qui se tenait un peu à l’écart en examinant attentivement sa cousine.

Geneviève.

Tu as perdu l’habitude des accès de franchise de notre cousine, mon pauvre Georges ; tu as l’air un peu préoccupé ; ne lui garde pas rancune, je t’en prie, et surtout ne pense pas que je partage ses ressentiments sur ton long oubli. C’était tout naturel ; nous vivions si séparés : moi petite fille, toi jeune homme déjà et occupé d’études sérieuses.

Georges.

Je te remercie de me rassurer sur tes sentiments à mon égard ; mais ce n’était pas à ma cousine Primerose que je pensais. C’est à toi dont j’admirais la grâce, l’élégance, la distinction. Je ne t’avais pas bien vue ce matin, tant j’étais saisi ; à présent que je te vois mieux, je comprends qu’on ne se lasse pas de te voir et de t’entendre. Jusqu’au charme de la voix, tout y est.

Geneviève, sérieusement.

Georges, ne dis pas de ces folies dont je n’ai pas l’habitude et qui me déplaisent.

Georges.

Pourquoi te déplaisent-elles ?

Geneviève.

Parce que je n’aime pas l’exagération, même quand elle est à mon profit. Ne sois pas comme un monsieur avec une demoiselle étrangère ; soyons comme des anciens quoique jeunes amis, sans cérémonie comme on doit l’être entre frère et sœur.

Georges.

Puisque tu le veux, je tâcherai ; mais tu ne me défends pas de te regarder ?

Geneviève.

Oh ! quant à cela, tant que tu voudras : cela ne me fait rien du tout.

Georges.

Et tu me permettras d’aller chez toi, de causer avec toi, toutes les fois que je pourrai me reposer de mon travail ?

Geneviève.

Tant que tu voudras, mon ami, comme du temps de notre enfance. Je ne me gêne pas avec toi ; si j’ai à lire, ou à écrire, ou à peindre, tu ne me dérangeras en aucune façon. — Mais où est donc mon oncle ?

Georges.

Il est sans doute allé faire voir à ma cousine Primerose les changements qu’il a faits à son cabinet de travail, qui n’est plus dans sa bibliothèque.

Geneviève.

Ah ! Où est-il à présent ?

Georges.

À côté, dans ce qui faisait ma chambre.

Geneviève.

Et toi, où es-tu ?

Georges.

Dans un appartement qu’il a fait arranger pour moi dans l’ancienne serre, qui touchait à la bibliothèque.

Geneviève.

Je n’ai encore rien vu de tout cela ; après dîner, nous irons nous promener et voir les changements dont tu parles.

Georges.

Je suis à tes ordres, quand et comme tu voudras. »

Le dîner fut annoncé. M. Dormère et Mlle Primerose rentrèrent dans le salon et on se mit à table. Geneviève fut très gaie, très animée ; elle avait perdu la crainte que lui donnait jadis la présence de son oncle. M. Dormère était émerveillé de l’esprit, de l’amabilité de sa nièce, dans laquelle il cherchait vainement la petite fille craintive et la pensionnaire timide d’autrefois ; il la trouvait charmante, et il était heureux de penser que cette jeune personne accomplie serait un jour sa belle-fille.

Mlle Primerose était contente du succès qu’obtenait sa jeune cousine, qu’elle avait si bien dirigée et qui lui devait une grande partie de ce qu’elle était. Georges parlait peu ; il redoutait les railleries et la clairvoyance de Mlle Primerose et se contentait de ne pas quitter Geneviève des yeux et d’applaudir à toutes ses paroles.

Après dîner, on fit une longue promenade, après laquelle Mlle Primerose fit la partie de piquet avec M. Dormère, pendant que Geneviève crayonnait dans son album, tout en causant avec Georges.

« Sais-tu dessiner ? lui demanda-t-elle.

Georges.

Non, pas beaucoup ; assez pour faire des figures d’algèbre et de mathématiques et pour lever un plan.

Geneviève.

Mais c’est très utile cela. Aimes-tu la musique ? Joues-tu d’un instrument quelconque ?

Georges.

Non, je n’ai jamais eu le temps de me laisser aller à mon attrait pour la musique.

Geneviève.

C’est dommage ! La musique est une bien agréable distraction. »

La soirée se passa ainsi sans ennui ; les jours suivants furent variés par quelques voisins que M. Dormère avait invités pour leur présenter sa nièce. Mme de Saint-Aimar fut la première à accourir avec Hélène et Louis ; les amis d’enfance se revirent avec joie ; Mme de Saint-Aimar fit mille compliments à M. Dormère et à son ancienne amie Cunégonde Primerose de la beauté, de la grâce, du charme de Geneviève.

Madame de Saint-Aimar.

En vérité, monsieur Dormère, vous devez être fier de votre nièce, et toi, Cunégonde, de ton élève, car c’est toi qui l’as élevée.

Mademoiselle Primerose, gaiement.

Oui, c’est bien moi, et moi seule. Sans moi mon cousin aurait eu une petite pensionnaire gauche, timide, ignorante ; car vous vous rappelez, mon cher, qu’elle ne savait rien que lire, un peu écrire et compter jusqu’à cent quand vous me l’avez donnée. Donnée est le mot, car il ne s’en est pas plus occupé que d’un vieux chien. Ah ! mais il n’y a pas à froncer les sourcils ! C’est comme je vous le dis. Osez nier que c’est moi qui l’ai débrouillée, que c’est moi qui ai inventé de m’établir à Auteuil, de la mettre demi-pensionnaire à l’Assomption, de lui donner de bons maîtres de musique, de dessin, de littérature, d’allemand, d’italien. C’est-il vrai cela, mon beau cousin ? Dites.

« Sais-tu dessiner ? » demanda-t-elle.
M. Dormère.

Très vrai, ma cousine, très vrai ; je ne l’ai jamais contesté. Je n’aurais certainement pas si bien réussi, et je conviens avec grande reconnaissance et satisfaction que vous avez fait une œuvre admirable.

Mademoiselle Primerose.

Avec l’aide du bon Dieu et de Geneviève elle-même, qui avait une riche nature : esprit, bonté, douceur, elle avait tout. Je n’ai eu qu’à développer et entretenir.

Madame de Saint-Aimar.

Et la beauté que tu oublies, Cunégonde ?

Mademoiselle Primerose.

Oh ! la beauté est agréable, mais ce n’est pas elle qui fait le bonheur.

Madame de Saint-Aimar.

Et maintenant qu’elle a dix-huit ans, pensez-vous à la marier, monsieur Dormère ?

M. Dormère.

Non, pas encore ; dans un an ou deux. »

Mme de Saint-Aimar parut satisfaite de cette réponse ; elle avait depuis dix ans songé à marier Louis avec Geneviève et Hélène avec Georges.

M. Dormère sortit un instant pour donner des ordres à quelqu’un qui l’attendait ; les deux amies restèrent seules.

Madame de Saint-Aimar.

Cunégonde, tâche de faire rencontrer le plus souvent possible Geneviève avec Louis : je voudrais tant qu’elle devînt ma belle-fille ! Elle est charmante, très riche ; ce serait un excellent mariage pour Louis.

Mademoiselle Primerose.

Il faut que ces choses viennent toutes seules, Cornélie ; je sais que depuis leur enfance tu entretiens ce projet. Et un autre aussi pour Hélène et Georges ; mais si tu pousses à la roue, tu feras manquer les deux.

Madame de Saint-Aimar.

Qui t’a dit que j’y songe depuis longtemps et que j’y pousse maladroitement ? C’est une pensée qui m’est venue en retrouvant Geneviève si charmante.

Mademoiselle Primerose.

Ta, ta, ta, je te connais et je t’ai devinée depuis des années.

Madame de Saint-Aimar.

Et au lieu d’y aider, tu vas contrarier mon projet ?

Mademoiselle Primerose.

Je ne contrarierai rien du tout, ma chère ; Louis est un charmant jeune homme, et je serais très heureuse de lui voir épouser Geneviève. Mais d’autres ont aussi des projets, et ceux-là, par exemple, je n’y aiderai pas, au contraire.

Madame de Saint-Aimar.

Qui donc ? Est-ce que quelqu’un se présente ?

Mademoiselle Primerose.

Personne ne se présente encore, mais on prépare l’affaire.

Madame de Saint-Aimar.

Qui donc et avec qui ? Pense donc que je suis ta plus ancienne amie ; tu peux bien me confier ce que tu en sais.

Mademoiselle Primerose.

Écoute ; mais promets-moi le secret le plus absolu.

Madame de Saint-Aimar.

Je te le jure.

Mademoiselle Primerose.

Eh bien ! apprends que M. Dormère garde Geneviève pour Georges.

Madame de Saint-Aimar.

Georges ! son cousin germain ! qu’elle ne pouvait souffrir, à cause de ses méchancetés ! Georges dont tu m’as dit un mal sérieux et qui, m’a-t-on dit, fait sottises sur sottises depuis qu’il a quitté le collège.

Mademoiselle Primerose.

Tout cela n’empêche pas que le père, qui est resté aveugle sur le compte de son fils, et qui sait que Geneviève a une fortune considérable, qu’elle fera un très bel effet dans sa maison comme sa belle-fille, ne soit très décidé à ne la marier qu’avec Georges et qu’il refusera son consentement pour tout autre mariage.

Madame de Saint-Aimar.

Mais si Geneviève refuse Georges ? si elle aime mon fils, il faudra bien que M. Dormère consente. Et dans tous les cas, quand elle aura vingt et un ans, elle épousera qui elle voudra.

Mademoiselle Primerose.

Je t’ai prévenue, n’est-ce pas ? Fais maintenant comme tu voudras, mais prends garde de risquer le bonheur du pauvre Louis. Ne lui en parle pas, c’est plus sage, et cela n’empêchera pas ce qui doit arriver. »

Mme de Saint-Aimar ne répondit pas ; elle resta pensive et garda son idée, tout en retardant l’exécution.