Armance/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 174-178).


XXVII


Armance, au désespoir, se vit à la fois déshonorée à jamais, et trahie par son amant. Elle s’assit un instant sur la dernière marche de l’escalier. Elle eut l’idée d’aller frapper à la porte de la femme de chambre de madame de Malivert. Cette fille dormait et ne répondit pas. Madame de Malivert, craignant vaguement que son fils ne fût malade, prit sa veilleuse et vint elle-même ouvrir la porte de sa chambre ; elle fut effrayée de la figure d’Armance. Qu’est-il arrivé à Octave, s’écria madame de Malivert ? — Rien, madame, rien au monde à Octave, il se porte bien, ce n’est que moi qui suis malheureuse et au désespoir de troubler votre sommeil. Mon projet était de parler à madame Dérien et de ne me présenter chez vous que si l’on me disait que vous ne dormiez pas encore. — Ma petite, tu redoubles ma frayeur avec ton mot de madame. Il y a quelque chose d’extraordinaire. Octave est-il malade ? — Non, maman, dit Armance en fondant en larmes, ce n’est que moi qui suis une fille perdue.

Madame de Malivert la fit entrer dans sa chambre, et elle raconta ce qui venait de lui arriver, sans rien dissimuler ni passer sous silence, pas même sa jalousie. Le cœur d’Armance, épuisé par tant de malheurs, n’avait plus la force de rien cacher.

Madame de Malivert fut épouvantée. Tout à coup : Il ne faut pas perdre de temps, s’écria-t-elle, donne-moi ma pelisse, ma pauvre fille, ma chère fille, et elle lui donna deux ou trois baisers avec toute la passion d’une mère. Allume mon bougeoir ; toi, reste ici. Madame de Malivert courut chez son fils ; la porte heureusement n’était pas fermée ; elle entre doucement, éveille Octave et lui raconte ce qui vient de se passer. Mon frère peut nous perdre, dit madame de Malivert, et suivant les apparences il n’y manquera pas. Lève-toi, entre dans sa chambre, dis-lui que j’ai eu une sorte de coup de sang chez toi. Trouves-tu quelque chose de mieux ? — Oui, maman, dès demain épouser Armance si cet ange veut encore de moi.

Ce mot imprévu comble les vœux de madame de Malivert, elle embrasse son fils ; mais elle ajoute par réflexion : Ton oncle n’aime pas Armance, il pourra parler ; il promettra le silence, mais il a son domestique qui par son ordre parlera, et qu’il chassera ensuite pour avoir parlé. Je tiens à mon idée de coup de sang. Cette comédie nous occupera désagréablement pendant trois jours, mais l’honneur de ta femme est plus précieux que tout. Songe que tu dois te montrer très-effrayé. Dès que tu auras averti le commandeur, descends chez moi, fais part de notre idée à Armance. Quand le commandeur l’a rencontrée sur l’escalier, j’étais dans ta chambre, et elle allait chercher madame Dérien. Octave courut avertir son oncle qu’il trouva fort éveillé. Le commandeur le regarda d’un air goguenard qui changea en colère toute son émotion. Octave quitta M. de Soubirane pour voler dans la chambre de sa mère : Est-il possible, dit-il à Armance, que vous n’aimiez pas le chevalier de Bonnivet et qu’il ne soit pas cet époux mystérieux dont vous m’aviez parlé autrefois ? — Le chevalier me fait horreur. Mais vous, Octave, n’aimez-vous pas madame d’Aumale ? — De ma vie je ne la reverrai ni ne penserai à elle, dit Octave. Chère Armance, daignez dire que vous m’acceptez comme époux. Le ciel me punit de vous avoir fait un secret de mes parties de chasse, je sifflais le garde-chasse qui ne m’a pas répondu. Les protestations d’Octave avaient toute la chaleur, mais non pas toute la délicatesse de la vraie passion ; Armance croyait voir qu’il accomplissait un devoir en pensant à autre chose. — Vous ne m’aimez pas dans ce moment, lui dit-elle. — Je vous aime de toute la force de mon âme, mais je suis transporté de colère contre cet ignoble commandeur, homme vil, sur le silence duquel on ne peut pas compter. Octave renouvelait ses sollicitations. Est-il sûr que ce soit l’amour qui parle, lui dit Armance, peut-être n’est-ce que la générosité, et aimez-vous madame d’Aumale ? Vous abhorriez le mariage, cette conversion subite m’est suspecte. — Au nom du ciel, chère Armance, ne perdons pas de temps ; tout le reste de ma vie te répondra de mon amour. Il était si persuadé de ce qu’il disait qu’il finit par persuader à son tour. Il remonta rapidement, il trouva le commandeur auprès de sa mère à qui sa joie du prochain mariage d’Octave donnait le courage de fort bien jouer la comédie. Toutefois le commandeur ne semblait pas très-persuadé de l’accident de sa sœur. Il se permit une plaisanterie sur les courses nocturnes d’Armance. Monsieur, j’ai encore un bon bras, s’écria Octave en se levant tout à coup et se précipitant sur lui, si vous ajoutez un seul mot, je vous jette par la fenêtre que voilà. La fureur contenue d’Octave fit pâlir le commandeur, il se souvint à propos des accès de folie de son neveu et vit qu’il était irrité au point de commettre un crime.

Armance parut en ce moment, mais Octave ne trouva rien à lui dire. Il ne put même la regarder avec amour, le calme l’avait mis hors de lui. Le commandeur, pour faire bonne contenance, ayant voulu dire quelques mots gais, Octave craignit qu’il ne blessât mademoiselle de Zohiloff. Monsieur, lui dit-il, en lui serrant fortement le bras, je vous engage à vous retirer à l’instant chez vous. Le commandeur hésitant, Octave le saisit par le bras, l’entraîna dans sa chambre, l’y jeta, ferma la porte à clef, et mit la clef dans sa poche.

À son retour auprès des dames, il était furieux. Si je ne tue cette âme mercenaire et basse, s’écriait-il comme se parlant à lui-même, il osera parler mal de ma femme. Malheur à lui !

Pour moi, j’aime M. de Soubirane, dit Armance effrayée et qui voyait la peine qu’Octave faisait à sa mère. J’aime M. de Soubirane, et si vous continuez à être furieux, je pourrai penser que vous avez de l’humeur à cause d’un certain engagement un peu prompt que nous venons de lui annoncer.

— Vous ne le croyez pas, dit Octave en l’interrompant, j’en suis sûr. Mais vous avez raison comme toujours. À le bien prendre, je dois des actions de grâce à cette âme basse ; et peu à peu sa colère disparut. Madame de Malivert se fit transporter chez elle jouant fort bien la comédie du coup de sang. Elle envoya chercher son médecin à Paris.

Le reste de la nuit fut charmant. La gaieté de cette heureuse mère se communiqua à Octave et à son amie. Engagée par les paroles gaies de madame de Malivert, Armance, encore toute troublée et qui avait perdu tout empire sur elle-même, osait montrer à Octave combien il lui était cher. Elle avait le plaisir extrême de le voir jaloux du chevalier de Bonnivet. C’était ce sentiment fortuné qui expliquait d’une manière si heureuse pour elle son apparente indifférence des jours précédents. Mesdames d’Aumale et de Bonnivet, qu’on avait réveillées malgré les ordres de madame de Malivert, ne vinrent que fort tard et tout le monde alla se coucher au petit jour.