Artamène ou le Grand Cyrus/Seconde partie/Livre troisième

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Auguste Courbé (Seconde partiep. 482-674).


Ces deux fidelles Serviteurs d’un illuſtre Maiſtre, ne peurent pourtant ſatisfaire l’envie qu’ils avoient, que le lendemain au matin : n’eſtant preſque pas poſſible de pouvoir trouver Artamene ſeul, depuis que Ciaxare avoit donné la liberté de le voir, à moins que de prendre l’heure de ſon lever. Tout le monde vouloit joüir de ce privilege avec empreſſement : & tout le monde pour le faire durer davantage & pour gagner temps ; diſoit à Ciaxare qu’Artamene commençoit de ſe laiſſer vaincre : & deſcouvriroit à la fin ce qu’il vouloit sçavoir. Ce genereux Priſonnier de ſon coſté, mouroit d’impatience d’eſtre delivré, afin de pouvoir delivrer Mandane : Mais quoy que ſon amour occupaſt toute ſon ame, il n’oublia pas qu’Araſpe eſtoit dans les fers auſſi bien que luy : & il envoya pluſieurs fois sçavoir de ſes nouvelles ; & luy teſmoigner que ſa priſon augmentoit la rigueur de la ſienne. Il fut pourtant extraordinairement ſoulagé, lors que Chriſante & Feraulas eſtant allez le trouver qu’il eſtoit encore au lict, luy eurent apris que Marteſie eſtoit à Sinope. Je Nom de Marteſie luy fit faire un cry de joye, s’imaginant que peut eſtre le Princeſſe n’en eſtoit elle pas fore ſoing : & le recit qu’ils luy firent en ſuite, des avantures de Mandane, & de ſa fidelité pour luy ; fit un renverſement ſi grand dans ſon ame, qu’il n’eſtoit pas capable de ſentir avec tranquilité, le tranſport & le plaiſir qu’une ſi aimable nouvelle luy donnoit. Car afin de ne le troubler point, & de le luy laiſſer gouſter tout pur, Chriſante & Feraulas ne luy dirent pas l’Oracle que le Roy d’Aſſirie avoit reçeu à Babilone : bien eſt il vray qu’il trouva une autre voye de le moderer, par l’inquietude qu’il eut de sçavoir que la Princeſſe eſtoit en la puiſſance du Roy de Pont, de qui le rare merite luy eſtoit aſſez connu, N’admirez vous point Chriſante, diſoit il en le regardant, le caprice de ma fortune, qui fait que j’ay pour Rivaux, les plus honneſtes Gens du monde, & les plus raiſonnables dans leur amour ? Car enfin ſi Mandane eſtoit aimée par de ces Princes de qui la paſſion eſt brutale juſques à la fureur ; & qui ne parlent que de violences, de fer, de feu, & de ſang : qui ſe veulent faire aimer, par les meſmes voyes que l’on ſe peut faire haïr : qui n’ont que des ſentimens coupables ; qui ne pretendent qu’à des faveurs criminelles : & qui ne les demandent que le poignard à la main, & la fureur dans les yeux : je ne devrois pas craindre que l’illuſtre Mandane les preferaſt à Artamene. Mais Chriſante, ce que vous venez de me dire, m’eſpouvante aveque raiſon : & de la façon dont vous m’avez raconté la choſe, les Raviſſeurs de Mandane me ſont cent mille fois plus redoutables qu’ils ne me le ſeroient s’ils eſtoient moins raiſonnables & moins ſoumis. Mais Seigneur, interrompit Feraulas, le Roy d’Aſſirie n’eſt pas aupres de Mandane : l’on vous a aſſuré que le Prince Mazare n’eſt plus : & elle eſt entre les mains d’un Roy ſans Royaume. Il eſt vray, reprit il, mais ce Roy ſans Couronne en merite cent : & c’eſt ce qui fait mon inquietude. Neantmoins il y avoit des momens, où il eſtoit bien aiſe de sçavoir que la Princeſſe eſtoit en Armenie : & d’autres auſſi, où il en eſtoit bien fâché. Car ſi la vertu de Tigrane luy donnoit quelque conſolation : l’humeur violente & ambitieuſe du Roy d’Armenie ſon Pere, luy donnoit de la crainte & du chagrin. Feraulas s’aquita alors de la commiſſion que Marteſie luy avoit donnée, de faire ſes compliments à Artamene, qui les reçeut ſi agreablement ; qu’il renvoya Feraulas à l’heure meſme vers elle, pour luy teſmoigner le regret qu’il avoit de n’eſtre pas en eſtat de luy aller dire luy meſme tout ce qu’il penſoit : & combien il ſe tenoit ſon obligé, de luy avoir fait sçavoir par luy, tous les ſentimens de la Princeſſe. Il envoya auſſi Chriſante vers les Princes qui s’intereſſoient en ſa liberté, a fin de conſulter avec eux, ſur le retour de Marteſie.

Ils trouverent tous, que le pluſtost qu’elle pourroit voir le Roy ſeroit le meilleur : parce que la certitude qu’il auroit de la fortune de la Princeſſe ; & l’apparence preſque infaillible d’une nouvelle guerre ; le ſeroient peut-eſtre plus facilement reſoudre à delivrer Artamene. Chriſante donc n’ayant pas manqué d’advertir Marteſie, elle parut dés le meſme ſoir : & feignit de ne faire que d’arriver à Sinope Le Roy la reçeut avec une joye extréme : & il en jetta des larmes de tendreſſe : car il n’ignoroit pas combien la Princeſſe ſa Fille l’aimoit. Elle luy aprit les divers enlevemens de Mandane : & luy raconta toutes choſes, à la reſerve de ce qui regardoit Artamene, qu’elle cacha avec beaucoup de ſoing : ne le nommant pas ſeulement un fois en tout ſon recit. Elle ne luy par la pas non plus, de l’Oracle rendu à Babilone, de peur d’embarraſſer ſon eſprit, & de deſplaire à Artamene : & comme le ſien eſtoit adroit, elle paſſa delicatement ſur toutes les choſes qui pouvoient ſervir ou nuire. Ciaxare fut en quelque ſorte conſolé de sçavoir que c’eſtoit le Roy de Pont qui tenoit la Princeſſe en ſon pouvoir : s’imaginant qu’un Prince deſpoüillé de ſes Eſtats, ne trouveroit pas tant de protection qu’un autre. Il creut bien pourtant, que le Roy d’Armenie ſeroit bien aiſe d’avoir un nouveau pretexte de guerre : & dans cette penſée il ſoupira : & ne pût s’empeſcher de ſouhaiter en ſecret, qu’Artamene le miſt bientoſt en eſtat de le delivrer, en luy advoüant ce qu’il vouloit abſolument aprendre de luy. Apres donc que ce Prince eut fort entretenu Marteſie, il la voulut faire loger au Chaſteau : mais elle le ſupplia de ſouffrir qu’elle s’en retournaſt chez ſon Parent, où en effet elle s’en alla : & où elle fut viſitée de toutes les Dames de la Ville ; & de tout ce qu’il y avoit de Princes, & de perſonnes de qualité à Sinope. Cependant tous les Amis d’Artamene parloient continuellement au Roy en ſa faveur : & le Roy teſmoignoit effectivement deſirer de pouvoir rompre ſes chaiſnes : mais en meſme temps il paroiſſoit eſtre opiniaſtrément reſolu, à vouloir sçavoir preciſément, l’innocence ou le crime d’Artamene. Il y avoit auſſi dans ſon cœur un ſentiment confus, qui faiſoit qu’il ne sçavoit pas luy meſme ce qu’il vouloit : car enfin ſi par le retour de Megabiſe qu’il avoit envoyé en Armenie, il aprenoit qu’on luy rendiſt ſa Fille, il ſentoit bien qu’il auroit moins d’indulgence pour Artamene : mais ſi au contraire on la luy refuſoit, & qu’il faluſt recommencer une nouvelle guerre ; il connoiſſoit bien auſſi, que la liberté d’Artamene, ſeroit neceſſaire pour celle de Mandane. Ainſi demeurant toujours irreſolu, les Rois de Phrigie & d’Hircanie, & tous ces Princes qui luy parloient peut Artamene : ne pouvoient tirer de Ciaxare, une parole deciſive.

Comme ils eſtoient un jour à l’entour de luy, on vint luy dire qu’il paroiſſoit des Troupes Eſtrangeres dans la Plaine, qui s’aprochoient de Sinope : & un moment apres, Thimocrate & Philocles entrerent ; & dirent au Roy que le Prince Philoxipe, Favory du Roy de Chipre leur Maiſtre & ancien Amy d’Artamene : ayant marié la Princeſſe Agariſte ſa Sœur, au Prince de Cilicie ; l’avoit obligé en l’eſpousant, d’envoyer dix mille hommes à Artamene, afin qu’il les preſentast à ſa Majeſté : & qu’il leur fiſt la grace de ſouffrir qu’ils euſſent quelque part à la gloire que toutes ſes Troupes aquerroient, ſous la conduite d’un ſi Grand Roy, & par la valeur d’un homme auſſi extraordinaire comme eſtoit Artamene. Ciaxare rougit à ce diſcours : & eut quelque confuſion de voir, que celuy qui luy devoit preſenter les Troupes de Cilicie, eſtoit luy meſme en eſtat d’avoir beſoin de la faveur d’autruy. Ce Prince reçeut pourtant tres civilement ce que Thimocrate & Philocles luy dirent ; & leur accorda la permiſſion qu’ils luy demandoient, de faire entrer celuy qui commandoit ces Gens de guerre, qui eſtoit Frere du Prince de Cilicie. Ciaxare voulut meſme pour luy faire plus d’honneur, aller ſur les Ramparts de la Ville, afin de voir arriver ces Troupes, qui ſe trouverent eſtre fort belles ; compoſées d’hommes bien faits, bien armez, & bien aguerris ; & le Prince qui les conduiſoit, jeune & de fort bonne mine. Apres donc que le Roy eut veû paſſer les Troupes Ciliciennes au pied des Murailles, & qu’il eut ordonné qu’on les fiſt camper aupres de celles de Chipre, comme eſtant en amitié particuliere enſemble : le jeune Prince qui eſtoit leur Chef, apellé Artibie, fut conduit à Ciaxare par Thimocrate & par Philocles : qui luy dirent qu’Artamene n’eſtoit pas en eſtat de le preſenter. Artibie en aprenant la cauſe, en fut un peu ſurpris : & douta meſme s’il devoit continuer de s’offrir à Ciaxare : sçachant bien que Philoxipe n’avoit obligé le Prince ſon Frere à envoyer ces Troupes, que pour favoriſer Artamene. Mais Thimocrate & Philocles qui jugeoient bien qu’en cas de beſoing elles pourroient eſtre utiles à Artamene ; luy dirent qu’il ne faloit pas laiſſer de les offrir au Roy : mais qu’en luy parlant, il ne faloit pas auſſi qu’il manquaſt de s’aquiter de ſa commiſſion : & de luy teſmoigner que l’intereſt d’Artamene, eſtoit ce qui faiſoit agir Philoxipe. En effet, ce jeune Prince ne fut pas pluſtost devant Ciaxare, qui l’avoit envoyé complimenter par Aglatidas & par Andramias, qu’apres l’avoir ſalüé ; Seigneur, luy dit il, j’avois eſperé de vous eſtre preſenté par une perſonne qui vous doit eſtre ſi chere, & qui s’eſt renduë ſi illuſtre par toute la Terre ; que j’ay eu beſoing que Thimocrate & Philocles ayent aporté tous leurs ſoings à me conſoler de la douleur que j’ay d’eſtre privé de cét avantage. Car enfin, quoy que le Prince de Cilicie mon Frere & mon Seigneur, & le Prince Philoxipe, m’ayent envoyé pour le ſervice de voſtre Majeſté, & que je leur aye obei avec plaiſir : je vous avouë qu’en mon particulier, j’avois eu une joye extréme, de pouvoir eſperer d’aprendre ſous l’illuſtre Artamene, un Meſtier qu’il sçait ſi parfaitement. Vous trouverez tant d’autres Maiſtres dans cette Armée, dit le Roy, en luy monſtrant tous ceux qui l’environnoient, que quand le bien de mes affaires ne me permettroit pas de delivrer Artamene, vous n’auriez pas ſujet de vous repentir d’eſtre venu parmy nous. Seigneur, reprit le Roy de Phrigie, nous ne ſommes tous que les Diſciples d’Artamene ; & ce Prince a raiſon de regretter comme il fait, la privation d’un avantage infiniment grand. Comme ce diſcours ne plaiſoit pas à Ciaxare, il le changea adroitement : & s’informa avec grand ſoing, de la ſanté du Roy de Chipre, de celle de Philoxipe, & du Prince de Cilicie. Mais quoy qu’il peuſt dire, Artibie en revenoit touſjours à Artamene. S’il luy parloit du Roy de Chipre, il luy diſoit que ce Prince avoit toujours eu grande opinion de ſa prudence, depuis qu’il avoit sçeu qu’il avoit donné la conduite de ſes Armées à Artamene : S’il luy demandoit des nouvelles de Philoxipe, il luy diſoit qu’il avoit eu envie de venir luy meſme commander à la place de Thimocrate, afin de pouvoir revoir Artamene : & s’il luy parloit du Prince de Cilicie, il luy diſoit encore, qu’à moins que d’eſtre amoureux comme il l’eſtoit, de la Princeſſe ſa femme qu’il venoit d’eſpouser ; il ſeroit venu luy meſme, pour connoiſtre cet Artamene dont il avoit tant entendu parler. Enfin Ciaxare voyant qu’il n’y avoit point de diſcours ſi eſloigné, où le Nom d’Artamene ne trouvaſt ſa place en la bouche d’Artibie ; luy dit qu’il eſtoit juſte qu’il s’allaſt repoſer ; & ordonna qu’on le logeaſt le mieux qu’on pourroit, & que l’on en euſt tous les ſoings poſſibles. Mais auparavant que de le quitter, Artibie luy demanda la permiſſion d’aller du moins voir dans les fers, celuy qu’il avoit creû trouver à la teſte d’une Armée ; ce que Ciaxare luy accorda. Il fut donc à l’heure meſme conduit par Aglatidas & par Andramias, & accompagné par Thimocrate & par Philocles, à la Priſon d’Artamene : qui au ſeul Nom de Philoxipe, & de la Princeſſe Agariſte ſa Sœur, carreſſa extraordinairement Artibie. Ce Prince luy preſenta un de ſes Capitaines nommé Leontidas, qui eſtoit de Chipre, qu’Artamene avoit connu chez Philoxipe, dont il eſtoit Amy particulier : & que ce Prince avoit chargé en partant, de l’aſſurer de la continuation de ſon amitié, & de luy rendre une Lettre de ſa part. Artamene l’ayant reçeuë avec joye (car il eſtimoit infiniment Philoxipe, quoy qu’il n’euſt pas tardé fort long temps à l’Iſle de Chipre) demanda permiſſion à Artibie de la lire : & ayant obtenuë, il vit que cette Lettre eſtoit telle.


P H I L O X I P E


A ARTAMENE.



IE ſuis bien aiſe que la Fortune ait eſté de mon advis : & qu’elle vous dit donné ce que je jugeay que vous meritiez, dés le premier jour que j’eus l’honneur de vous voir. Je ſouhaite que comme elle n’a pas eſté aveugle en vous favoriſant, elle ne ſoit pas non plus inconſtante : & que vous puiſſiez, joüir toute voſtre vie d’un bonheur que perſonne ne vaut sçaurait envier ſans injuſtice. Au reſte je n’ay marié la Princeſſe Agariſte ma Sœur, qu’à condition que le Prince de Cilicie ſon Mary vous envoyeroit des Troupes : j’eſpere qu’en ma conſideration, le Prince Artibie vous ſera cher ; & qu’apres avoir aquis voſtre eſtime par les rares qualitez qu’il poſſede, vous luy accorderez encore voſtre amitié. Mais pour vous dire quelque choſe d’agreable, afin de vous y obliger davantage ; sçachez que cét homme illuſtre, que vous vintes chercher dans noſtre Iſle, par le ſeul deſir de connoiſtre ſa vertu, eſt amoureux de la voſtre : & que ſi le bien de ſa Patrie ne l’euſt r’apellé à Athenes, Solon euſt fait pour Artamene ; ce qu’Artamene fit pour Solon. Si vous vous intereſſez encore en ma fortune, j’ay prié Leontidas de vous l’aprendre : & de vous aſſurer que je n’ay guere eu plus de paſſion pour la beauté de Policrite, que j’en ay pour la gloire d’Artamene.

PHILOXIPE.

Apres qu’Artamane eut achevé de lire, il renouvella les civilitez à Artibie : & luy monſtrant la Lettre de Philoxipe, Vous voyez, luy dit il, que les ſouhaits de ce Prince n’ont pas eſté exancez, & que la Fortune dont il parle m’a abandonné : Mais, pourſuivit il ſe tournant vers Leontidas, c’eſt de vous qui je dois recevoir beaucoup de conſolation à mes maux : en m’aprenant du moins, ce qui regarde le Prince Philoxipe. Car enfin, ſi ma memoire ne me trompe, il faut qu’il ſoit arrivé un grand changement en luy : s’il eſt vray qu’il ait aimé, comme il le paroiſt par ſa Lettre : puis que dans le temps que je l’ay connu, il n’aimoit que les Livres, la Peinture, la Muſique, & tous les autres beaux Arts : & que s’il avoit une Maiſtresse, c’eſtoit ſans doute la vertu de Solon, dont je luy entendois parler continuellement. Ha ! Seigneur, reprit Leontidas, il eſt en effet arrivé bien des changemens en la vie du Prince Philoxipe ; & qui vous ſurprendront ſans doute autant, qu’ils ont ſurpris non ſeulement toute la Cour, mais tout le Royaume de Chipre : eſtant certain que je ne penſe pas qu’il y ait une perſonne en toutes les Villes de Paphos, d’Amathuſe, de Salamis, & de Cithere, qui n’ait eu de l’eſtonnement de cette avanture. Artamene ayant alors teſmoigné une extréme envie d’aprendre la fortune d’un Prince ſi illuſtre : Leontidas luy promit de venir le lendemain au matin ſatisfaire ſa curioſité ; & en effet le reſte du jour s’eſtant paſſé en civilitez avec Artibie, ou à donner les ordres neceſſaires à leurs Troupes, apres qu’ils ſurent ſortis de la Priſon d’Artamene : le jour ſuivant Thimocrate & Philocles qui vouloient auſſi aprendre ce qui eſtoit arrivé dans la Cour de Chipre depuis leur départ ; menerent Leontidas à Artamene : qui pour ne perdre point de temps, le fit aſſoir au milieu d’eux ; & l’obligea de commencer ſon diſcours en cette ſorte.


H I S T O I R E
DE PHILOXIPE
ET DE POLICRITE.


COmme vous n’avez pas fait un long ſejour en noſtre Iſle, je penſe, Seigneur, qu’il ne ſera pas hors de propos, de vous dire quelque choſe de ſes couſtumes, pour l’intelligence de cette Hiſtoire : & que vous ne trouverez pas mauvais que je vous die en peu de paroles, ce que je trouveray neceſſaire de vous aprendre, afin de vous rendre la ſuite de mon diſcours plus agreable. Vous sçaurez donc, Seigneur, que cette belle Iſle, qui pour ſa grandeur, ſa ſcituation, ſa fertilité, ſes belles & grandes Villes, & ſes magnifiques Temples, paſſe pour la plus celebre & pour la plus conſiderable, de toutes celles de la Mer Egée : quoy que comme vous ne l’ignorez pas, cette Mer en ſoit toute couverte ; a toujours eſté conſacrée à Venus : & que l’amour qui par tout ailleurs eſt une paſſion comme les autres, qui n’a nuls privileges particuliers ; eſt en cette Iſle un acte de Religion. Il ſemble que tous ceux qui y naiſſent, ſoient obligez d’aimer preſque en naiſſant : Tous les Temples y ſont dédiez à Venus ſous divers Noms : tous les Tableaux & toutes les Statuës n’y repreſentent que cette Deeſſe, & que ce qui dépend de ſa Domination. Les Amours & les Graces ſe trouvent repreſentez par tout : & ceux qui nous inſtruisent à la vertu en noſtre jeuneſſe, en nous donnant des preceptes pour vaincre l’ambition, la colere, la haine, l’envie, & toutes les autres paſſions : nous en donnent au contraire, pour nous perſuader d’aimer innocemment. Mais Seigneur, comme il n’y a rien de ſi pur, qui ne ſe change & qui ne ſe corrompe enfin, il s’eſtoit inſensiblement gliſſé un eſtrange deſordre parmy nous durant pluſieurs Siecles. Car vous sçaurez que le premier Temple qui fut conſacré à Venus, fut celuy de VENVS URANIE, que nous diſons eſtre Fille du Ciel : & que nous appelions ainſi par cette raiſon, ſelon la ſignification de la Langue Greque. Cette Venus, à ce que nous croyons, n’inſpire que des ſentimens raiſonnables, & que des partions vertueuſes : ou au contraire il y a encore quelques Temples à l’extremité de l’Iſle qui regarde le Midy, qui ont eſté long temps depuis, dediez à VENUS ANADIOMENE, c’eſt à dire à Venus ſortant de l’eſcume de la Mer. Or Seigneur, ces Temples ſont bien differents : & les ſentimens de ceux qui y ſacrifient bien diſſemblables. Cependant comme les Religions, où le libertinage paſſe pour une vertu, s’eſtablissent facilement : la Religion de Venus Anadiomene durant tres long temps la emporté ſur celle de Venus Uranie : & noſtre Iſle a veû des choſes qui ſont encore rougir de confuſion, ceux qui ſe ſouviennent de les avoir entenduës raconter à leurs Peres. Mais graces au Ciel, la vertu d’une Grande Reine qui vivoit il y a prés d’un Siecle, reſtablit tous les Temples de Venus Uranie ; fit abatre preſque tous ceux de Venus Anadiomene ; abolit toutes les infames couſtumes, qui s’eſtoient introduiſes en Chipre ; & ne laiſſa parmy nous, que des ſentimens tres purs de cette paſſion qui eſt l’ame de l’Univers, & qui ſeule entretient parmy les hommes la douceur de la ſocieté Civile. L’on nous aprend donc qu’il faut aimer noſtre Deeſſe : qu’il faut aimer nos Princes : qu’il faut aimer nos Loix : qu’il faut aimer noſtre Patrie : qu’il faut aimer nos Citoyens : qu’il faut aimer nos Peres, nos Freres, nos Femmes, & nos Enfans : & apres tout cela, qu’il faut nous aimer nous meſmes : afin de ne rien faire qui nous ſoit honteux. L’on nous dit encore, qu’il faut aimer la Gloire, les Sciences, & les beaux Arts : qu’il faut aimer les plaiſirs innocents : & qu’il faut aimer la Beauté & la Vertu, preferablement à tout ce que je viens de dire. Enfin Seigneur, l’on nous fait comprendre, que qui n’aime point, ne peut eſtre raiſonnable : & que l’inſensibilité pour quelqu’une des choſes que j’ay nommées, eſt un grand deffaut, & meſme preſque un grand crime. Vous pouvez donc bien juger Seigneur, que cette croyance eſtant generale parmy nous, la vie de la Cour de Chipre ne doit pas eſtre deſagreable : puis que tout le monde y aime les belles choſes & les Belles Perſonnes. Bien eſt il vray que ſelon les preceptes de Venus Uranie, les amours permiſes, ſont des amours ſi pures ; ſi innocentes ; ſi détachées des ſens ; & ſi eſloignées du crime ; qu’il ſemble qu’elle n’ait permis d’aimer les autres, que pour ſe rendre plus aimable ſoy meſme, par le ſoing que l’on apporte à meriter la veritable gloire ; à acquérir la politeſſe ; & à taſcher d’avoir cét air galant & agreable dans la converſation, que l’amour ſeulement peut inſpirer. Voila donc Seigneur, quelle eſt preſentement noſtre Iſle : tous les plaiſirs y ſont, mais, ils y ſont innocents : l’amour en eſt la paſſion dominante & univerſelle : mais c’eſt une paſſion, qui n’eſt point incompatible avec la vertu ny avec la modeſtie, & qui n’empeſche pas qu’il n’y ait pluſieurs Amants qui ſe pleignent de la rigueur de leurs Maiſtresses. Les Feſtes publiques y ſont tres frequentes : les converſations aſſez libres, & fort ſpirituelles : les Jeux de prix fort ordinaires : les Bals tres divertiſſans : la Muſique fort charmante : & les femmes en general infiniment belles, extrémement galantes. & parfaitement vertueuſes. Mais entre les autres, la Princeſſe de Salamis, Sœur de Philoxipe, eſtoit l’Aſtre de la Cour, auparavant qu’elle s’en fuſt retirée : la Princeſſe Agariſte qui eſt aujourd’huy Princeſſe de Cilicie, & auſſi fort agreable : & l’illuſtre Aretaphile a ſans doute un éclat fort extraordinaire. Outre celles là, il y en a encore une appellée Thimoclée, & cent autres un peu au déſſous de cette condition, qui ſont admirablement belles : & je penſe Seigneur, que vous en viſtes une partie, quand vous vintes en noſtre Iſle ; & que je vous importune, en vous diſant des choſes que vous n’ignorez pas.

Pour ne continuer donc point cette faute, je me haſteray de vous faire ſouvenir en peu de mots, que le Roy qui regne aujourd’huy en Chipre, n’a pas plus de deux ans plus que le Prince Philoxipe : que vous avez sçeu ſans doute eſtre deſcendu de la Race de Demophoon, fils de Theſée, qui eſt en grande veneration parmy nous. L’enfance de Philoxipe, comme vous pouvez juger, a eſté une des plus aimables choſes du monde : car quoy qu’il ait vint huit ans preſentement, il eſt encore ſi admirablement beau, & de ſi bonne mine, qu’il eſt aiſé de s’imaginer, ce qu’il devoit eſtre Enfant. Mais il n’eſt peut-eſtre pas tant, de penſer qu’il a eſté ſage dés le Berçeau, & sçavant dés qu’il a sçeu parler : ç’a pourtant eſté d’une maniere, qui ne l’a pas empeſché d’avoir dans l’humeur cét agreable enjoüement, que la jeuneſſe ſeule & l’air de la Cour peuvent donner : & qui fait tout le charme de la converſation parmy les Dames. Enfin l’on peut dire, qu’à la reſerve d’un article, Philoxipe ſatisfaisoit admirablement à tous les Preceptes de Venus Uranie. Il reveroit la Deeſſe ; il aimoit ſon Prince ; il obſervoit les Loix ; il aimoit ſa Patrie ; il aimoit ſes Citoyens ; il aimoit ſes Parents ; il aimoit la gloire : & la fut chercher à quinze ans dans la guerre des Mileſiens, où il ſignala ſon courage. Il aimoit les Sciences & les beaux Arts ; il aimoit les plaiſirs innocents ; & la Vertu plus que toutes choſes. Mais pour la beauté, il n’avoit que de l’admiration pour elle en general : & n’avoit jamais ſenty dans ſon cœur, nul attachement particulier, pour nulle belle Perſonne. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, combien cette inſensibilité ſembloit eſtrange dans une Cour où elle n’avoit point d’exemple : & en un homme ſi propre à ſe faire aimer. Il eſtoit pourtant ſi aimable, qu’il n’en eſtoit pas moine aimé : & il eſtoit ſi liberal, ſi magnifique, ſi complaiſant, & ſi civil, qu’il eſtoit l’admiration de tout le monde. Auſſi quand l’illuſtre Solon partit d’Athenes, apres y avoir eſtably ſes fameuſes Loix ; & que pour n’y changer plus rien, il ſe fut reſolu de quitter ſon Païs pour dix ans ; ce Grand homme, dis-je, venant en noſtre Cour ; Philoxipe qui n’eſtoit encore qu’eu ſa dixhuictiſme année, fut ſa paſſion, comme il fut celle de Philoxipe : qui tant que Solon fut en noſtre Iſle, abandonna tous ſes plaiſirs & toutes nos Dames, pour s’attacher inſeparablement à luy. Pour en joüir meſme avec plus de liberté, il le mena à une Ville qui eſt à ce Prince, & qui s’appelle Aepie : que Demophoon avoit fait baſtir en une aſſiette infiniment forte, mais en une ſcituation ſcabreuse, & de difficile accés : tout le Païs d’alentour eſtant aſpre, ſec, & extrémement ſterile. Solon eſtant donc arrivé en ce lieu là, luy fit remarquer que ceux qui avoient poſé les fondemens de cette Ville, euſſent pû la rendre la plus agreable choſe du monde : s’ils l’euſſent baſtie au bord de la Riviere de Clarie, dans une belle & fertile Plaine, qui eſt au pied de la Montagne ſur laquelle l’on avoit ſcitué l’autre. Mais à peine Solon eut il dit ſa penſée, que Philoxipe forma le deſſein de l’exécuter : & commença de donner les ordres neceſſaires pour cela. En effet Solon fut l’Architecte qui conduiſit cette grande entrepriſe : auſſi Philoxipe voulut il luy en donner toute la gloire : car il fit nommer cette nouvelle Ville Soly, afin de perpetuer la memoire de l’Illuſtre Nom de Solon. Comme ce lieu là n’eſt pas eſloigné de Paphos, qui eſt un des ſejours le plus ordinaire de nos Rois, ils eſtoient fort ſouvent à la Cour : où nos Dames ſe plaignoient quelquefois de Solon, qui leur enlevant Philoxipe, en enlevoit le plus bel ornement. Et pour vous teſmoigner meſme combien l’inſensibilité de ce Prince eſtoit grande ; Solon de qui la vertu n’eſt point auſtere, pour ſe juſtifier à celles qui ſe plaignoient de luy, en fit la guerre à Philoxipe : & luy dit que l’amour eſtoit une paſſion, qui adouciſſoit toutes les autres : & qui meſme les ſurmontoit quelques fois. Que pour luy, il advoüoit qu’il ne l’avoit jamais voulue combattre de toutes ſes forces dans ſon cœur : & qu’il ne penſoit pas qu’il fuſt honteux d’en eſtre vaincu une fois en ſa vie. Philoxipe pour ſe deffendre, diſoit qu’il aimoit toutes les belles choſes ; que ſon ame avoit de la paſſion pour tous les beaux objets : & que perſonne n’avoit jamais tant aimé que luy, Mais apres tout malgré ſes amours univerſelles, il n’y avoit pas une Belle en toute la Cour, qui peuſt ſe vanter en ſon particulier, d’avoit embrazé ſon cœur : & peut-eſtre pas une auſſi qui n’euſt conſulté ſon Miroir plus d’une fois, pour sçavoir par quel innocent artifice, cét illuſtre cœur pouvoit eſtre pris. Mais enfin apres un aſſez long ſejour, Solon partit charmé de la vertu de Philoxipe : il fit meſme des Vers à ſa loüange, auparavant que de s’embarquer pour aller en Egypte : & celuy qui eſtoit loüé de toute la Grece, loüa hautement un Prince extrémement jeune : dit pluſieurs fois que la Nature avoit apris à Philoxipe en dixhuit ans, ce que l’Art ne pouvoit enſeigner en un Siecle : & que l’on voyoit en luy par un prodige, tous les âges de l’homme s’aſſemblez : c’eſt à dire l’innocence de l’Enfance ; les charmes de la Jeuneſſe ; la force d’un âge plus avancé ; & la prudence de la Vieilleſſe.

Philoxipe apres ſon départ, fut un peu melancolique : en ſuitte de quoy ce leger chagrin s’eſtant diſſipé, il donna quelque temps aux voyages : & fut voir non ſeulement toute la Grece, mais encore la fameuſe Carthage : qui eſtoit alors en guere avec les Maſſiliens : qui habitent en un lieu qu’ils ont rendu fameux en peu de temps, par une celebre Academie, où l’Eloquence & la Science Greque, ſont enſeignées admirablement. Je ne vous diray point les belles choſes qu’il fit en Afrique, ny tout ce qu’il luy arriva pendant ſon voyage : qui dura juſques à quelques mois auparavant que vous vinſiez en Chipre : où Solon fit de nouveau quelque ſejour, ſans vouloir preſque eſtre veû de perſonne : Mais je vous diray que Philoxipe à ſon retour à la Cour, charma encore tout le monde : & que le Roy luy meſme vint à l’aimer ſi tendrement, que jamais faveur n’a eſté ſi grande que la ſienne : & pourtant ſi peu enviée, Auſſi ne s’en ſervoit il que pour la gloire de ſon Maiſtre, & pour faire du bien à tous ceux qui l’aprochoient : il ne recevoit nuls bienfaits, que pour en enrichir ceux qui en avoient beſoin : il ne donnoit que de bons conſeils ; il ne rendoit que de bons offices ; & de cette ſorte, il eſtoit en faveur aupres des Grands & aupres des Peuples comme aupres du Prince : & il n’y avoit que nos Dames qui l’accuſoient touſjours d’inſensibilité. Il vivoit donc de cette maniere parmy les plaiſirs, & dans la plus belle, & la plus galante Cour du monde, ſans envie, ſans amour, & ſans chagrin. Cependant le Roy ne fut pas ſi heureux que luy : car apres avoir eu diverſes paſſions paſſageres, qui n’avoient pas laiſſé de luy donner beaucoup de ſoings, & meſme aſſez d’inquietude ; il devint fort amoureux de la Princeſſe Aretaphile : qui certainement a une beauté éclatante, & cent bonnes qualitez : mais qui parmy tout cela, avoit une ambition extréme : ce qui faiſoit à mon avis, qu’elle n’avoit peut-eſtre pas fait cette illuſtre conqueſte, ſans en avoir eu le deſſein. Le Roy ne s’aperçeut pas plus toſt de la violence de ſa paſſion, qu’il la deſcouvrit à Philoxipe : & qu’il le pria de le vouloir ſervir aupres d’Arctaphile ; qui en ce temps là voyoit tres ſouvent la Princeſſe Agariſte, Sœur de Philoxipe. Vous pouvez juger que ce Prince ne luy refuſa pas ſon aſſistance, puis que ſon affection eſtoit honneſte : Ce n’eſt pas que quelquefois il ne demandaſt pardon au Roy, de ce qu’il ne le plaignoit pas aſſez dans ſes inquietudes : Car, luy diſoit il, Seigneur, comme l’amour eſt un mal que je ne connois point ; & que j’ay meſme peine à imaginer auſſi grand qu’on le repreſente : je vous advouë que je ne ſens pas pour voſtre Majeſté, toute la compaſſion que je devrois peu eſtre ſentir : & que peut-eſtre auſſi je n’exagere pas comme il faut toutes vos douleurs, lors que je parle à la Princeſſe Aretaphile. Ne craignez pas Philoxipe, luy diſoit le Roy, que je me pleigne de voſtre inſensibilité : au contraire, ſi vous aviez l’ame plus tendre, je ne vous aurois pas choiſi pour le Confident de ma paſſion : & ſi ſe croyois que vous puſſiez devenir mon Rival, je ne vous donnerois pas la commiſſion de parler ſi ſouvent à la Princeſſe que j’ayme. Si j’avois deſſein de vous raconter les amours du Roy, je vous dirois de quelle façon il par la de ſa paſſion à Arctaphile la premiere fois : comment il en fut reçeu, & combien de Feſtes & de galanteries l’amour de ce Prince cauſa dans toute la Cour. Mais comme je ne vous en parle, que parce que cette amour eſt en quelque ſorte inſeparable de l’avanture de Philoxipe ; je vous diray ſeulement, qu’encore qu’Aretaphile fuſt ravie de l’amour du Roy : neantmoins comme elle ſongeoit à la Couronne de Chipre, elle creût qu’il faloit un peu deſguiser ſes ſentimens : & rendre ſa conqueſte plus malaiſée au Roy, que celle du Roy ne luy avoit eſté difficile. De ſorte que cette Princeſſe agiſſoit avec beaucoup d’eſprit & de retenuë : & méfiant touſjours la ſeverité à la douceur, le Roy eut tres long temps beſoin de l’aſſistance de Philoxipe : pour lequel Aretaphile qui sçavoit le credit qu’il avoit aupres de luy, avoit toute la complaiſance & toute la civilité poſſible. Il y avoit pourtant des jours, où Philoxipe eſtoit en un chagrin eſtrange, de la longueur de cette paſſion : & où pour s’en conſoler, il s’en alloit a une admirablement belle Maiſon, que le fameux Solon luy avoit fait baſtir aupres de Soly ; & dans laquelle il avoit ramaſſé tout ce que la Grece avoit de plus rare & de plus curieux, ſoit pour la Peinture ou pour les Statuës. C’eſtoit donc en ce lieu là que l’on appelle Clarie, où s’eſtonnant quelque fois de la paſſion du Roy, il me faiſoit l’honneur de ſe pleindre à moy aſſez ſouvent, de l’employ qu’on luy donnoit : & il me donnoit luy meſme cent agreables marques de ſon inſensibilité, par les plaiſantes choſes qu’il me diſoit contre l’amour. Cependant quoy que le Roy fuſt fort amoureux d’Aretaphile, il avoit pourtant quelque peine à ſe reſoudre de l’eſpouser : parce qu’en effet il y avoit plus de raiſon d’eſpouser la Princeſſe Thimoclée ; à cauſe de quelques droits qu’elle pretendoit avoir, à la Principauté d’Amathuſe, Si bien que cette irreſolution eſtant dans l’eſprit du Roy, il n’avoit point encore dit ny fait dire à Aretaphile, qu’il ne l’aimoit, que pour la mettre ſur le Throſne. Mais ſeulement ſuivant la couſtume de Chipre, il s’eſtoit aſſez aſſujety aupres d’elle : & avoit fait pour gagner ſon eſtime, tout ce qu’un Prince bien fait & plein d’eſprit comme il eſt, pouvoit faire eſtant ſecondé de Philoxipe : qui quoy qu’inſensible, eſtoit pourtant infiniment galant. De ſorte qu’Aretaphile qui s’eſtoit abſolument reſoluë de ne donner jamais ſon cœur, ſi on ne luy donnoit une Couronne ; traitoit quelquefois le Roy avec aſſez de rigueur : & il y avoit certains temps où toute la Cour eſtoit en chagrin : & où Philoxipe n’avoit point d’autre plaiſir que la chaſſe, & ſa belle Maiſon de la Campagne. Il y en avoit d’autres auſſi, où Aretaphile craignant d’eſteindre elle meſme, le feu qu’elle avoit allumé dans le cœur du Roy ; les apelloit par quelque legere complaiſance ; & remettoit la joye dans la Cour par celle du Prince.

Ce fut donc en un de ces temps de plaiſir, que Philoxipe pour favoriſer le Roy obligea la belle Princeſſe de Salamis ſa sœur, & la Princeſſe Agariſte, de faire les honneurs de chez luy : Un jour qu’il convia le Roy & toute la Cour, d’aller de Paphos à Claric, & de paſſer une journée entiere dans ſa belle Solitude : qui en effet meritoit bien de recevoir une illuſtre Compagnie. Jamais Aſſemblée ne fut ſi galante que celle là : toutes les Perſonnes qui la compoſoient, eſtoient jeunes, belles, magnifiques, de grande condition, & de beaucoup d’eſprit : & l’on euſt dit meſme que le hazard avoit voulu favoriſer Philoxipe : & faiſant que tout ce qu’il y avoit de perſonnes de qualité, fâcheuſes & incommodes à la Cour, ſe fuſſent trouvées mal, ou euſſent eu quelque occupation importante ce jour là ; afin de les empeſcher de troubler par leur preſence importune, une Compagnie ſi agreable. De quelque coſté que l’on tournaſt les yeux, l’on ne voyoit que de beaux objets : & quelle que fuſt la perſonne aupres de qui l’on ſe trouvoit, l’on eſtoit touſjours bien partagé ; & l’on ne devoit pas craindre de s’ennuyer. Philoxipe avoit donné un ſi merveilleux ordre à toutes choſes, ſoit pour les ſuperbes Meubles de ſa Maiſon ; ſoit pour la magnificence du Feſtin ; ou pour l’excellence de la Muſique ; que le Roy pour le loüer autant qu’il pouvoit, dit tout haut que quand Philoxipe euſt eſté amoureux, & que ſa Maiſtresse euſt eſté en cette Compagnie, il n’euſt pû faire que ce qu’il faiſoit. Au contraire, Seigneur, luy dit Philoxipe, je penſe que ſi je l’avois eſté, toutes choſes auroient encore eſté plus en deſordre qu’elles ne font : ne me ſemblant pas poſſible de perdre la raiſon, & de conſerver aſſez de tranquilité pour de ſemblables petits ſoings. Le Roy ſe mit alors à faire la guerre à Philoxipe ; & à luy dire qu’il connoiſſoit peu les effets de cette paſſion. Mais il la luy fit plus d’une fois : tant parce qu’en effet il euſt eſté difficile de trouver un ſujet d’entretien plus divertiſſant ; que parce qu’en reprochant à Philoxipe ſonignorance en amour, il trouvoit lieu de faire connoiſtre galamment à la Princeſſe Aretaphile qui l’eſcoutoit, que la paſſion qu’il avoit pour elle, l’y avoit rendu très sçavant. Philoxipe ſe deffendoit le mieux qu’il luy eſtoit poſſible : Tantoſt il diſoit que la crainte de n’eſtre point aimé l’empeſchoit d’aimer : tantoſt qu’il avoit une ame delicate, qui fuyoit les plaiſirs que l’on ne pouvoit avoir ſans peine. En ſuitte que l’amour n’eſtant pas une choſe volontaire, il n’eſtoit pas coupable de ce qu’il n’aimoit point : & pour derniere raiſon, il diſoit que la difficulté du choix, faiſoit qu’il ne ſe determinoit à rien, & qu’il ne ſe pouvoit determiner. Car, Seigneur, dit il au Roy, le moyen d’eſtre aſſez hardy, pour oſer preferer quelqu’une de tant de belles Perſonnes que je voy à toutes les autres ? Ha ! Philoxipe, luy reſpondit ce Prince, plus vous parlez d’amour, plus vous me faites de pitié ; & plus (luy dit il en luy parlant bas) vous me faites connoiſtre que mon Confident ne ſera jamais mon Rival. Apres cela toutes les Dames & tout ce qu’il y avoit d’honmes de qualité, ſe mirent à continuer de luy faire la guerre : & il y eut des momens, où il les haïr preſque tous, pour la perſecution qu’ils luy faiſoient, de ſon inſensibilité.

Comme ils eurent diſné, Philoxipe fit paſſer toute cette belle Troupe dans une ſuperbe Galerie, toute peinte de la main d’un excellent Peintre nommé Mandrocle, qui eſt l’Iſle de Samos : & qui apres avoir achevé cét Ouvrage quelques jours auparavant cette belle Feſte, s’en eſtoit retourné en ſon Païs. Le ſujet de ces Peintures eſt l’Hiſtoire de Venus, mais de Venus Uranie ; en laquelle les yeux ne peuvent rien voir que de modeſte. Je Peintre meſme n’y a pas repreſenté les Graces toutes nuës ſuivant la couſtume : & il les a habillées d’une Gaze tranſparente, qui donne beaucoup d’agrément à ſes Figures. En un de ces Tableaux, l’on voit Venus deſcendre du Ciel dans un Char tout brillant d’or, & tiré par des Cignes : mille Amours ſemblent voiler à l’entour d’elle, & deſcendre les premiers dans l’Iſle de Chipre, qui eſt repreſentée en ce meſme Tableau ; afin d’y preparer toutes choſes à la recevoir. Dans une autre Peinture, tous ces petits Amours luy eſlevent un Autel de Gazon, & font des Feſtons de fleurs pour l’orner, & pour le preparer à un Sacrifice. En un autre Tableau, cette Deeſſe aprend à Cupidon à choiſir les fléches d’Or dont il ſe doit ſervir. Et en un autre encore, elle luy met un flambeau à la main ; & luy monſtrant le Soleil qui eſt repreſenté au haut de cette Peinture, ſemble luy dire qu’elle veut que les flames dont il embrazera les cœurs, ſoient plus pures que les rayons de ce bel Aſtre. Enfin, Seigneur, cette Deeſſe eſt repreſentée en plus de vingt endroits de cette Gallerie : mais quoy que ce ſoit en des occupations differentes ; & que par conſequent (pour parler en termes de Peinture) les Attitudes ne ſoient pas ſemblables : c’eſt pourtant touſjours le meſme viſage. Et le Peintre s’y eſt tellement aſſujetty, qu’il n’y a nulle difference entre toutes ces Figures qui repreſentent Venus Uranie ; que celle que les diverſes ſcituations de ſon viſage y doivent raiſonnablement aporter. Il eſt certain qu’encore que tout ſoit beau en cette Galerie, cette Figure eſt incomparablement au deſſus de tout le reſte : toutes les autres ſont des Figures, mais celle là ſemble une perſonne effective, mais une perſonne Divine ; eſtant certain que jamais l’on ne peut rien voir de plus beau. Auſſi vous puis-je aſſurer, que toutes les belles Dames que Philoxipe fit entrer dans cette Galerie, en eurent de la confuſion : & advoüerent toutes malgré elles, que leurs Miroirs ne leur faiſoient rien voir de ſemblable. Toute la Compagnie attacha les yeux ſur un ſi beau viſage : & tomba d’accord en ſecret, que l’imagination du Peintre avoit eſté mille degrez au deſſus de tout ce que la Nature leur avoit jamais fait voir de plus beau & de plus accomply. Je dis en ſecret, Seigneur, car vous jugez bien que le Roy & tant de jeunes Gens de qualité qui l’accompagnoient, eſtoient trop galans pour dire une pareille choſe, devant tant de belles Perſonnes. Ils advoüoient pourtant tout haut, que l’on ne pouvoit rien voir de plus charmant que cette Peinture : & ſe contentoient chacun en particulier, d’en excepter avec adreſſe, la perſonne pour qui ils avoient de l’inclination. Apres que l’on eut bien regardé cette Venus ; Pour moy, dit la Princeſſe Aretaphile, je voudrois bien sçavoir ſi le cœur de Philoxipe pourroit reſister à la beauté d’une perſonne qui reſſembleroit parfaitement cette Peinture : Puis que j’ay pû voir toutes les Dames, qui font icy, reſpondit il, ſans oſer m’attacher à leur ſervice, il eſt à croire que je ſerois auſſi inſensible pour elle, ou pour mieux dire auſſi reſpectueux, que je l’ay eſté pour les autres que j’ay veües, qui ne ſont pas moins belles que cette Venus. Ce n’eſt pas (dit il en ſous-riant, & ſans autre deſſein que de dire une ſimple galanterie pour continuer la converſation) que je ne ſois bien aiſe que cette Peinture ne ſoit qu’un effet de l’imagination du fameux Mandrocle : car je vous advoüe qu’il y a je ne sçay quel air charmant, modeſter, & paſſionné tout enſemble, dans les yeux de cette Deeſſe, qui me plairoit peut-eſtre trop, ſi c’eſtoit une Beauté vivante. Philoxipe n’eut pas ſi toſt achevé de dire cela, avec une grace particuliere : que toute la Compagnie ſe mit à rire, de cette premiere marque de tendreſſe, que l’on n’avoit jamais veüe dans ſon ame. Il n’y avoit là perſonne qui n’euſt avec joye animé cette Figure s’il euſt eſté poſſible : & qui ne l’euſt deſtachée de quelqu’un de ces Tableaux, pour en faire une Beauté effective ; afin de voir ſi Philoxipe euſt eſté ſensible pour elle : & ſi le cœur ſi rebelle à l’Amour, ſe ſeroit rendu à des charmes ſi extraordinaires. Si cela pouvoit eſtre, diſoit la Princeſſe Thimoclée, je voudrois du moins que cette belle Perſonne euſt autant de douceur dans l’ame qu’elle en auroit dans les yeux : afin qu’il ne manquaſt rien au bonheur de Philoxipe. Au contraire, reſpondit la belle Princeſſe de Salamis, il me ſemble que pour punir mon Frere de ſon inſensibilité, il ſeroit plus juſte de deſirer qu’elle fuſt auſſi fiere que belle : & je doute meſme, adjouſta Aretaphile, ſi pour un plus grand chaſtiment, il ne faudroit point la luy ſouhaiter ſtupide & orgueilleuſe : ou pluſtost, dit la Princeſſe Agariſte, inconſtante, volage, & changeant d’humeur tous les jours : & pour le punir mieux encore, adjouſta le Roy en riant, qu’elle euſt enſemble, tout ce que vous venez de dire. A ces mots, Philoxipe leur demanda grace : & les ſupplia tous de le laiſſer du moins joüir du repos que la liberté donné à ceux qui la poſſedent : Mais comme le Soleil s’eſtoit deſja aſſez abaiſſé, il propoſa la promenade à cette belle Compagnie, qui l’accepta ſans reſistance.

Il la mena dans un grand Parterre qui eſt une Iſle : parce qu’il a fait conduire un bras de la Riviere de Clarie tout à l’entour. De là paſſant ſur un petit Pont à Baluſtrade de cuivre, il les conduiſit dans une Allée d’Orangers de douze cens pas de long, que le Soleil ne sçauroit jamais penetrer, tant ces beaux Arbres ſont grands & couverts de feuilles & de fleurs. Cette Allée eſt encore traverſée par le milieu, d’un grand Canal d’eau vive : & l’on ſe trouve enfin en un endroit où il y a onze Allées qui ſe croiſent, au bout deſquelles l’on trouve par tout la Riviere : qui ſemble, pour ainſi dire, ſe plaire ſi fort en ce lieu là, qu’elle ne le puiſſe abandonner. Toutes ces Allées ſont ou d’Orangers, ou de Citronniers, ou de Mirthes, ou de Lauriers, ou de Grenadiers, ou de Palmiers : mais apres eſtre arrivez au bout d’une deces Allées que Philoxipe leur fit prendre ; ils ſe trouverent dans une grande Prairie, que la Riviere r’aſſemblée en ce lieu là, traverſe toute droite comme un grand Canal : & qui pour faire mieux voir la pureté de ſes ondes, & la beauté du gravier ſur lequel elle coule ; n’a ſur ſes bords ny Canes ny loncs, ny Roſeaux, ny Arbuſtes : & a ſeulement ſes rives bordées d’un Gazon fort eſpais : & tout ſemé de Glaieuls de couleurs differentes ; de Narciſſes ; de Jonquilles, & de toutes les autres fleurs qui aiment la fraiſcheur & l’humidité. Cette belle Riviere a auſſi quantité de Cignes, qui nâgent ſi gravement, que l’on diroit qu’ils ont peur de troubler la belle eau qui les ſoutient. Et pour faire qu’il ne manquaſt rien à cette Feſte, cette aimable Riviere par les ordres de Philoxipe, ſe trouva toute couverte de petits Bateaux faits en forme de Galeres, qui eſtoient peints de vives couleurs, & conduits par de jeunes Garçons en habillement Maritime, mais pourtant tres propre : qui ramant doucement, avec des Avirons peints de vert & d’incarnat, vinrent au bord recevoir cette illuſtre Compagnie : à laquelle de jeunes Bergers fort galamment veſtus, qui menoient des Troupeaux le long de cette Prairie de l’autre coſté de l’eau ; firent entendre une Muſique Champeſtre fort agreable. Leurs Houlettes eſtoient garnies de cuivre doré, & ſemées de Chiffres : & leurs Fluſtes & leurs Muſettes eſtoient auſſi ornées que leurs Moutons, qui avoient tous les Cornes chargées de fleurs. Cent agreables Bergeres habillées de blanc, & couronnées de Chapeaux de roſes, eſtoient en divers endroits de cette Prairie : qui pour rendre encore ce lieu là plus agréable, meſloient la douceur de leurs voix, à la Muſique Champeſtre dont je vous ay deſja parlé. Un ſi beau lieu ne pouvant ſans doute inſpirer que de la joye, & le plaiſir n’eſtant pas une diſposition à la cruauté ; le Roy trouva un peu plus de douceur dans l’eſprit d’Aretaphile : & tout ce qu’il y avoit d’Amants en cette Compagnie les plus maltraitez ; eurent du moins quelque trefue à leur ſuplice : & furent malgré eux enchantez d’un ſi aimable lieu : que l’on voit borné tout à l’entour d’une Paliſſade fort haute, fort eſpaisse, & fort brune : où dans des Niches que l’on a pratiquées de diſtance en diſtance, font des Statües de Marbre blanc, les plus belles que la Grece ait jamais veû faire. Mais Seigneur, il paroiſt bien que je ſuis moy meſme enchanté dans un lieu ſi plein de charmes, puis que je m’y arreſte ſi long temps. Il faut donc que je me haſte d’en faire partir une ſi belle Compagnie : que Philoxipe reconduiſit luy meſme juſques à Paphos, apres luy avoir encore fait offrir une Colation magnifique. A quelques jours de là, eſtant revenu chez luy, avec intention d’y eſtre deux journées entieres à s’entretenir luy meſme, il employa tout ce temps là fort agreablement. Mais comme l’humeur de Philoxipe eſt de preferer les beautez univerſelles où l’Art ne ſe mefie point, à celles où il entreprend de perfectionner la Nature : il ſortit de ſon Parc, & ſans vouloir eſtre accompagné que d’un Eſcuyer, il fut au bord de la riviere, avec intention de remonter juſques à ſa Source, qui n’eſt pas fort eſloignée de là : & qui certainement eſt une des plus belles choſes du monde. Car Seigneur, cette merveilleuſe Source qui forme toute ſeule une riviere, eſt enfermée entres Rochers, d’une hauteur exceſſive : au pied du plus grand, & du plus eſlevé, eſt une Grotte profonde, qui s’eſtend à perte de veüe à droit & à gauche, ſous ces Rochers inacceſſibles. Au fonds de cette Grote eſt une Source tranquile : qui quelquefois s’eſleve juſques à la voûte de l’Antre qui la contient : & quelquefois s’abaiſſe auſſi, juſques à n’avoir plus que cinq ou fix pieds d’eſtendüe. Cette inegalité fait que la riviere de Clarie auſſi bien que toutes les autres de Chipre, parte pluſtost pour un beau Torrent que pour un beau Fleuve : quoy que cela ne ſoit pas poſitivement ainſi, car elle ne tarit jamais tout à fait, comme toutes les autres font. Depuis cette fameuſe Source, juſques à cinq cens pas de là, l’on voit des deux bords & du milieu de ſon lict, ſortir mille torrents d’eau, d’entre de gros cailloux que le temps, le Soleil, & l’humidité, ont peints de couleurs differentes, comme le Marbre & le laſpe. Quelques uns de ces Torrents, roulent avec impetuoſité : les autres jaliſſent avec violence : les uns grondent ; les autres ne font preſque que murmurer ; & tous enſemble faiſant des Montagnes d’eſcume, ſe loignent & ſe precipitent les uns ſur les autres, pour aller en diligence former à cent pas de là, l’aimable & belle Riviere de Clarie, qui patte à la Maiſon de Philoxipe dont je vous ay deſja parlé. L’on diroit Seigneur, s’il eſt permis de parler ainſi, que ſes eaux ont quelque joye, d’avoir quitté cet endroit penchant, inegal, & pierreux, qui leur fait faire de ſi belles Caſcades naturelles ; & qu’apres cette agitation tumultueuſe, elles ſont bien aiſes de couler plus lentement entre les Saules & les Prairies qui bordent ſes rives, au commencement de ſa courſe. Vous jugez bien, Seigneur, que Philoxipe ne choiſit pas un lieu deſagreable pour ſa promenade : auſſi à chaque pas qu’il faiſoit, il admiroit touſjours davantage la beauté de cette merveilleuſe Source : & ſembloit avoir quelque impatience d’y eſtre arrivé, afin de s’ y repoſer. Car j’avois oublié de vous dire, que dés qu’il avoit approché des Rochers, il eſtoit deſcendu de cheval, & l’avoit laiſſé à ſon Eſcuyer, avec ordre de l’attendre, & de ne le future point.

Il marchoit donc ſeul le long de ces beaux Torrents, de qui la veüe & le bruit le faiſoient refuſer agreablement : lors que venant à lever les yeux, il vit à quinze ou vingt pas devant luy, une femme fort propre, quoy qu’avec un habillement fort ſimple ; qui eſtoit aſſise ſur une Roche couverte d’une agréable Mouſſe : & qui ſembloit prendre plaiſir à regarder attentivement ces chuſſes d’eau, qui venoient ſe briſer à ſes pieds, comme pour luy rendre hommage. D’abord Philoxipe eut quelque deſſein de ne troubler pas le plaiſir d’une Perſonne qui avoit cette conformité aveque luy, d’aimer à refuſer au bord de l’eau : & de ſe deſtourner un peu, afin de ne l’interrompre pas. Mais s’eſtant aproché un peu plus prés, & voyant que ſon habillement quoy que blanc & propre, n’eſtoit pas celuy d’une Perſonne de qualité : il marcha droit vers le lieu où elle eſtoit, parce que le chemin y eſtoit beaucoup plus aiſé que partout ailleurs. Mais comme il fut fort prés d’elle, le bruit qu’il faiſoit en marchant, ayant fait tourner la teſte à cette femme, il fut eſtrangement ſurpris, de voir non ſeulement la plus belle Perſonne du monde ; mais de connoiſtre encore parfaitement, que cette admirable Venus, qu’il avoit dans ſa Galerie ; & qu’il avoit touſjours creüe n’eſtre que l’effet d’une belle imagination, eſtoit le veritable Portrait de cette belle Perſonne. Philoxipe eſtonné & ravy de cette merveilleuſe apparition, changea de couleur : & ſalüant cette Fille avec plus de civilité que ſa condition ne ſembloit en devoir exiger de luy, il s’avança encore vers elle : Mais s’eſtant levée en diligence, & luy ayant rendu ſon ſalut en rougiſſant, comme ayant quelque confuſion d’eſtre veüe ſeule en ce lieu là ; elle ſe haſta de marcher, pour aller rejoindre un Vieillard, & une femme aſſez avancée en âge, qui n’eſtoient qu’à vingt pas de là. Cependant comme elle craignoit peuteſtre d’eſtre ſuivie, elle tourna deux fois la teſte vers Philoxipe, qui fut touſjours plus eſbloüy de l’eſclat de ſa beauté, & plus confirmé en ſon opinion. Ce Prince ſurpris de cette rencontre, eut une forte curioſité de sçavoir qui eſtoit cette jeune & admirable Perſonne : & de sçavoir auſſi par quelle voye Mandrocle avoit pû faire ſon Portrait : & pourquoy Mandrocle luy avoit touſjours aſſuré, que la Peinture qu’il avoit faite, n’eſtoit qu’un effet de ſon imagination. Cependant il la ſuivit des yeux autant qu’il le pût, & marcha meſme ſur ſes pas. Mais comme il s’eſtoit arreſté d’abord aſſez long temps, ſans sçavoir pourquoy il s’arreſtoit, il la perdit de veüe parmy les Rochers auſſi toſt qu’elle eut joint ceux qu’elle eſtoit allé retrouver, & ne pût plus les deſcouvrir. Philoxipe ne s’y obſtina pourtant pas extrémement, quoy qu’il en euſt une forte envie : & ſe r’aprochant du bord de l’eau, au lieu de continuer de remonter vers la Source, il redeſcendit ; & ſoit par hazard ou par deſſein (car luy meſme dit qu’il n’en sçait rien) il fut s’aſſoir ſur cette meſme roche couverte de mouſſe, où il avoit veû cette belle Perſonne : qui l’ayant choiſie comme un bel endroit, faiſoit qu’elle eſtoit fort remarquable. Philoxipe eſtant en ce lieu là, ne pût jamais penſer à autre choſe, qu’à cette belle Inconnüe, & qu’à l’agreable avanture qui luy venoit d’arriver. Il ſe ſouvint alors de la guerre qu’on luy avoit faite dans ſa Galerie, & de ce qu’il avoit dit de cette Peinture que l’on avoit tant loüée : & prenant quelque plaiſir à s’entretenir ſur ce ſujet, que la Princeſſe Aretaphile, diſoit il en luy meſme, ſeroit aiſe ſi elle sçavoit ce qui m’eſt arrivée & quels reproches me ſeroit le Roy, s’il en eſtoit advert ! Ils diroient ſans doute que la Deeſſe a fait un miracle pour me punir, en me faiſant rencontrer une Fille de Vilage pour l’objet de mon choix. Mais, diſoit il un moment apres, cette Fille de Vilage eſt plus belle, que tout ce qu’il y a de beau à la Cour : & je me vangeray fort agreablement de toutes nos Dames, ſi je puis un jour la retrouver, & la leur faire voir. Il prit donc la reſolution de revenir de lendemain en cét endroit : & cependant de n’en parler point qu’il ne l’euſt retrouvée : parce que cela euſt paru un menſonge pluſtost qu’une verité, à moins que d’eſtre en pouvoir de faire voir cette Merveille.

Il s’en retourna donc chez luy : mais il s’y en retourna aſſez refueur. Comme il y fut arrivé, il fut droit à ſa Galerie : & ſe confirma ſi puiſſamment en la croyance qu’il avoit, que ſa Venus Uranie eſtoit le veritable Portrait de cette belle Inconnüe ; qu’il n’en douta plus du tout. Il comparoit tous les traits de cette Peinture, avec l’image qu’il avoit dans l’eſprit ſans y trouver nulle difference : ſinon que l’Original eſtoit encore beaucoup au deſſus de tout ce que Mandrocle avec tout ſon Art, en avoit pû repreſenter dans ſes Tableaux. Il luy ſembloit avoir remarqué ſur ſon viſage, un air de jeuneſſe beaucoup plus agreable ; une modeſtie beaucoup plus majeſtueuse ; & une douceur infiniment plus charmante. Enfin, le Prince Philoxipe qui avoit plus accouſtumé d’eſtre dans ſon Cabinet que dans ſa Galerie : s’apercevant que malgré luy, la veüe de cette Peinture l’y retenoit, en ſortit avec quelque eſpece de chagrin : de voir qu’une fois en ſa vie, il n’avoit pas eſté Maiſtre de ſes ſentimens. Il en ſortit donc, en ſe faiſant quelque violence : & paſſa le reſte du jour & toute la nuit, ſans pouvoir ſe deffaire de cét agreable Phantoſme qui le ſuivit par tout le lendemain il retourna au meſme lieu où il avoit veû cette belle Perſonne : s’imaginant touſjours qu’il auroit un fort grand plaiſir, de la faire voir au Roy & à toute la Cour. Mais quoy qu’il remontaſt la Riviere juſques à ſa Source, il ne la trouva point : & il fut tres long temps à chercher inutilement. Cette avanture le fâchant beaucoup, il chercha du moins s’il ne verroit point quelque petit ſentier, vers le lieu où il avoit veû aller la belle Inconnüe : mais comme c’eſtoit de la roche toute deſcouverte, les pas n’y faiſoient nulle impreſſion : & l’on ne deſcouvroit nulles traces de chemin parmy ces Rochers. Deſesperé donc qu’il eſtoit, d’avoir nulle connoiſſance de ce qu’il vouloit sçavoir, il s’en retourna chez luy : reſolu abſolument de ne revenir plus en ce lieu là. Cependant il n’y fut pas ſi toſt, qu’il euſt ſouhaité d’eſtre encore au bord de la riviere : il s’informa de tous ſes Officiers, ſi dans les lieux d’alentour, ils n’avoient jamais rencontré une Perſonne qui reſſemblast cette Venus ; & leur demanda fort ſoigneusement, en quels lieux & en quelles Maiſons alloit Mandrocle, quand il peignoit ſa Galerie ? Ils luy reſpondirent qu’ils n’avoient jamais veû celle dont il leur parloits & que Mandrocle eſtoit un Solitaire qui ne voyoit perſonne ; qui paſſoit toute ſa vie à aller deſſigner parmy ces Rochers ; & qu’ils luy voyoient preſque toujours prendre le chemin de la Source de Clarie. Philoxipe n’en pouvant sçavoir autre choſe, fit ce qu’il pût pour ne ſonger plus à cette rencontre : Mais quoy qu’il euſt reſolu de partir le lendemain, & des en retourner à Paphos, il demeura à Clarie (car ſa belle Maiſon porte le Nom de la Riviere qui y paſſe) & quelque deſſein qu’il euſt fait de ne retourner plus chercher la belle Inconnüe ; ſes pas malgré qu’il en euſt, le portoient touſjours vers le lieu où il l’avoit rencontrée. Ils s’en revint pluſieurs fois, ſans sçavoir non plus pourquoy il euſt bien voulu n’y aller pas, que la raiſon pour laquelle il y alloit ſans en avoir l’intention : Mais enfin cedant à ſa curioſité, il retourna parmy ſes Rochers, reſolu de ſe laiſſer conduire au hazard : laiſſant touſjours ſon Eſcuyer & ſon cheval au meſme lieu où il les avoit laiſſez la premiere fois. Il erra donc long temps parmy ces Montagnes : & ſe trouvant un peu las il s’aſſit : mais à peine ſe fut il mis ſur une Roche, d’où il découvroit de fort loing ; qu’il vit une petite Habitation entre des Rochers, en un lieu qui luy paru : fort ſauvage. Si bien que ſe relevant, peut— eſtre, dit il en luy meſme, eſt ce en ce lieu là que les Dieux ont caché le Threſor que je viens chercher. En effet, il n’eut pas marché trente pas, qu’il vit la belle Inconnuë, accompagnée de ce meſme Vieillard, de cette meſme Femme qu’il avoit deſja veüe une autre fois, & de trois ou quatre autres, toutes habillées ſimplement : qui ſembloient prendre un chemin deſtourné, pour s’en aller à un petit Temple qui eſt vers le coſté de la Mer ; & que l’on a baſty pour la commodité des Eſtrangers qui viennent trafiquer à l’Iſle, & qui abordent de ce coſté là. Ce Temple n’eſtant pas à plus de ſix ſtades de cette petite Habitation ſauvage, ce n’eſtoit qu’une promenade d’y aller à pied : Philoxipe ravy de cette rencontre, fut vers cette petite Troupe : & adreſſant la parole au Vieillard, apres avoir ſalüé & et regardé la belle Inconuë, avec plus d’admiration que la premiere fois qu’il l’avoit trouvée ; Mon Pere, luy dit il, sçavez vous qui habite cette petite Maiſon que je voy parmy ces rochers ? Seigneur, luy reſpondit cet homme, ce ſont des perſonnes qui ne meritent pas l’honneur que vous leur faites de leur parler : & je ne penſois pas que ma Cabane peuſt donner de la curioſité à un homme de voſtre condition. Pendant que ce Vieillard parloit, Philoxipe avoit les yeux attachez ſur la belle Inconnuë, avec une attention ſi extraordinaire qu’il l’en fit rougir, & qu’il l’obligea à deſtourner ſes regards. Il euſt bien voulu luy adreſſer la parole : Mais il m’a dit depuis qu’il eut peur de deſtruire luy meſme un ſi agreable Enchantement : & de trouver autant de rudeſſe dans ſon eſprit, qu’elle avoit de douceur dans les yeux, Joint qu’il la voyait ſi modeſte, qu’il s’imagina aiſément, qu’en preſence de ſes Parens (car il vit bien qu’elle agiſſoit comme eſtant Fille de celuy à qui il parloit) elle ne luy ſeroit pas un long diſcours. Il demanda encore à ce bon Vieillard, s’il alloit ſouvent à ce Temple ; s’il y avoit long temps qu’il demeuroit là ; s’il eſtoit de Chipre ; ſi c’eſtoit là toute ſa Famille ? & cent autres choſes pour faire durer la converſation. Mais quoy que cét homme luy reſpondist fort exactement, Philoxipe n’en entendit preſque rien : & ils le quiterent, apres qu’il les eut congediez tout interdit ; ſans qu’il sçeuſt autre choſe, ſinon qu’il avoit reveû la belle Inconnüe ; qu’elle eſtoit encore beaucoup plus aimable qu’il n’avoit penſé ; qu’il sçavoit ſa demeure, & le Temple où elle alloit quelque fois. Cependant il la ſuivit des yeux autant qu’il pût : il marcha meſme quelque temps apres cette petite Troupe : mais enfin ayant honte de ce qu’il faiſoit : & s’en demandant la raiſon ; il s’en retourna ſur ſes pas, & s’en alla dans ſa Galerie : n’y ayant plus d’autre lieu en toute ſa Maiſon qui luy fuſt agreable que celuy là. Comme il y fut entré, , il ſe mit à ſe promener avec une inquietude qu’il n’avoit jamais ſentie : & bien loing de continuer d’avoir le deſſein de faire voir la belle Inconnüe à toute la Cour, pour la ſurprendre agreablement ; il fit ce qu’il pût pour prendre celuy de ne la revoir jamais luy meſme, tant cette ſeconde veüe avoit mis de trouble en ſon cœur. Pour cét effet, il ſort de ſa Galerie avec precipitation ; monte à cheval ; & s’en retourne à Paphos. Le Roy qui l’aimoit tendrement, & qui avoit autant d’amitié pour luy, que d’amour pour la Princeſſe Aretaphile ; ſe pleint de ſon long ſejour à la Campagne, & luy fait toutes les carreſſes imaginables. Il le prie en ſuite de voir la Princeſſe Aretaphile, parce qu’ils avoient eu quelque petit démeſlé enſemble : il le luy raconte, & luy en parle avec exageration : & enfin Philoxipe fait ce qu’il veut ; voit la Princeſſe ; & les remet bien enſemble. Mais quoy qu’il face, & où qu’il aille, la belle Inconnuë occupe toutes ſes penſées : il la conpare à toutes les Belles qu’il voit : & cependant ſoit qu’il regarde Aretaphile, Thimoclée, Agariſte, ou cent autres ; il ne voit que la belle Princeſſe de Salamis ſa Sœur, qui peuſt en quelque façon aprocher de ſa beauté : & encore croit il luy faire une ſi grande grace de ne mettre la belle Inconnuë que cent degrez au deſſus d’elle, qu’il s’en repent un moment apres : & ſoustient en ſecret dans ſon cœur, qu’elle eſt mille & mille fois plus belle, que tout ce qu’il y a de beau au monde.

A deux jours de là, il s’en retourne à Clarie : & dés le lendemain il s’en va à ce petit Temple dont j’ay parlé, où ceux qui eſtoient de l’Iſle n’alloient preſque jamais, n’eſtant ſimplement baſty que pour les Eſtrangers : & c’eſt la raiſon pourquoy la beauté de la belle Inconnuë n’avoit fait nul bruit, ny dans Aepie qui n’en eſt pas loing ; ny dans Soly qui en eſt aſſez proche ; ny dans Clarie qui en eſt tout contre. Philoxipe donc malgré luy fut à ce petit Temple : où il ne fut pas ſi toſt entré, qu’il aperçeut cette belle Fille, touſjours accompagnée des meſmes Perſonnes : qui prioit la Deeſſe qu’on y adoroit, avec beaucoup de devotion. Enfin, Seigneur, pour ne vous deſguiser pas plus long temps, ce que Philoxipe eut bien de la peine a s’advoüer à luy meſme ; cette derniere veüe acheva de le vaincre. Car comme le Sacrifice fut aſſez long, l’Amour eut autant de loiſir qu’il en faloit, pour l’attacher avec des chaines indiſſolubles. Vous pouvez bien juger, Seigneur, qu’il euſt eſté fort aiſé à Philoxipe de parler à cette Fille au ſortir du Temple s’il l’euſt voulu, & de la ſuivre chez elle : mais quoy que l’Amour fuſt deſja le plus fort dans ſon cœur, il n’en avoit pas encore chaſſé la honte : & Philoxipe m’a fait l’honneur de me dire depuis, qu’il avoit une telle confuſion de ſa foibleſſe ; & de la baſſesse de la condition de cette Inconnüe, qu’il y avoit des momens, où il euſt voulu eſtre mort. Comme cette petite Troupe Champeſtre fut partie, & qu’il fut retourné chez luy avec un chagrin eſtrange : Quoy, dit il en luy meſme, Philoxipe cét inſensible Philoxipe, que tout ce qu’il y a de belles Princeſſes en Chipre n’a pû toucher du moindre ſentiment d’amour, ſera amoureux d’une Perſonne née ſous une Cabane ; nourrie parmy des Rochers ; & eſlevée ſans doute parmy des Sauvages ! Ha ! non non, cela ne sçauroit arriver : & je m’arracherois pluſtost le cœur, que de ſouffrir qu’il conſervast plus long temps un ſentiment ſi bas, & ſi indigne de luy. Mais, diſoit il un moment apres, la ſupréme beauté eſt quelque choſe de divin, où l’on ne sçauroit reſister : & ſi cette Inconüue eſt plus belle, que tout ce qu’il y a de Princeſſes au monde ; elle merite mieux qu’elles, l’amour de l’inſensibie Philoxipe. Toutefois, diſoit il encore, je ſuis bien aſſuré que lors que le ſage Solon me dit, Que l’on pouvoit ſe laiſſer vaincre ſans honte une fois en ſa vie à l’amour, il n’entendoit pas que ce fuſt à l’amour d’une Bergere, comme eſt ſans doute celle que. A ces mots, n’ayant pas la force d’achever, & de dire que j’aime ; la honte luy ferma la bouche, & il fut quelque temps ſans parler. Puis tout d’un coup reprenant la parole ; Non non, diſoit il, Solon n’aprouveroit pas la folie qui me poſſede : car enfin aimer une Perſonne tant au deſſous de ſoy ; une Perſonne de qui l’on n’oſe demander le Nom ; une Perſonne à qui je n’ay jamais parlé ; & à laquelle je n’oſerois parler, de peur de trouver ſon eſprit indigne de ſa beauté ; une Perſonne, dis-je, qui peut-eſtre n’entendra pas mon langage ; qui peut-eſtre n’a ny bonté, ny vertu ; & que les Dieux n’ont fait naiſtre admirablement belle ; que pour ma confuſion, & pour me deſesperer. Non non encore une fois, il faut ſe vaincre en cette occaſion : il faut remedier de bonne heure à un mal ſi redoutable : & comme il eſt des venins de qui l’effet ne s’empeſche que par eux meſmes ; il faut que la belle Inconnuë me gueriſſe elle meſme du mal qu’elle m’a fait : il faut que je la revoye & que je luy parle ; que je l’entretienne ; & que les deffauts de ſon eſprit, & la rudeſſe de ſa converſation, chaſſent de mon ame l’amour quelles charmes de ſa beauté, & la douceur de ſes yeux y ont fait regner. Mais Dieux, reprenoit il, eſt il poſſible qu’une ſi belle Perſonne puiſſe avoir quelques deffauts ? Songe Philoxipe, diſoit il, à ce que tu veux entreprendre : & crains qu’en cherchant un remede à ton mal, tu ne le rendes incurable. C’eſtoit de cette ſorte que Philoxipe raiſonnoit : qui en effet prit la reſolution d’aller le lendemain à la petite Maiſon où il sçavoit que demeuroit la belle Inconnuë : afin de luy parler, & de ſe guerir : s’imaginant que la honte qu’il auroit de ſe voir dans cette Cabane, & la groſſiere converſation de cette Fille le gueriroient infailliblement de ſa paſſion. Mais il ne sçavoit pas encore, que c’eſt un effet ordinaire de l’amour, de faire que ceux qui ſont amoureux, ſe ſervent de toutes ſortes de pretextes, pour s’aprocher de ce qu’ils aiment : ſans sçavoir eux meſmes qu’ils n’y vont pas, pour ce qu’ils y penſent aller.

Philoxipe donc ne manqua pas le jour ſuivant, de prendre le chemin des Rochers, au pied deſquels ſelon ſa couſtume il laiſſa ſes Gens : mais en allant il ſe trouvoit en une inquietude eſtrange. Tantoſt il ſouhaitoit qu’effectivement cette jeune Perſonne n’euſſ ny eſprit ny douceur : & tantoſt auſſi il deſiroit de n’y rencontrer rien, qui deſtruisist ce que faiſoit ſa beauté. Enfin ne sçachant s’il vouloit eſtre guery ou eſtre malade ; s’il vouloit eſtre libre ou eſtre captif ; & ne sçachant pas meſme encore, quel pretexte donner à cette bizarre viſite ; il marcha, & arriva en un petit Vallon, ſcitué entre des pointes de rochers ; deſrobé à la veuë du monde ; & tout propre en effet à cacher un Threſor infiniment precieux. Il y a au fond de ce petit Vallon, une Prairie fort agreable : & ſur le panchant de ces Rochers, un petit Bois de Mirthes & de Grenadiers Sauvages, meſlez de quelques Orangers. Au pied de ce petit Bois eſt une Maiſon fort baſſe, mais aſſez bien entretenuë : Philoxipe en s’en aprochant, ſentit un redoublement d’inquietude eſtrange ; & fut preſque tenté de s’en retourner, tant il avoit de confuſion de ſa foibleſſe. Mais enfin l’Amour le pouſſant par force, il entra dans la court de cette Maiſon, qui eſt fermée d’une petite Paliſſade de Lauriers à hauteur d’apuy, qui ſont fort communs en noſtre Iſle. En ſuitte ayant veû une Porte ouverte, il entra dans une petite Chambre, auſſi propre que ſimplement meublée : dans laquelle il trouva la belle Inconnuë & deux femmes, qui faiſoient des Feſtons de fleurs, avec intention de les porter le lendemain au Temple, afin de les donner au Sacrificateur qui y demeuroit, pour en orner les Victimes d’un Sacrifice que l’on y devoit faire. Je vous laiſſe à juger combien cette jeune Perdonne deût eſtre eſtonnée, de voir entrer dans ſa Cabane un homme comme Philoxipe, qui eſt touſjours admirablement bien veſtu, & qui, comme vous sçavez, a la mine extrémement haute. Elle ne le vit pas pluſtost, que ſe levant avec precipitation, elle fit tomber toutes les fleurs qu’elle tenoit : de ſorte que par ce petit accident, elle donna lieu à Philoxipe de commencer ſa converſation par un petit ſervice qu’il luy rendit : ne luy eſtant pas poſſible de ne luy aider point à ramaſſer ſes fleurs. Seigneur, luy dit elle en l’en voulant empeſcher, ne vous donnez pas cette peine : car nos Bois & noſtre Prairie en produiſent tant d’autres ſemblables, qu’il me ſeroit bien aiſé de reparer cette perte quand elles ſeroient gaſtées. Celles de vos Bois & de vos Prairies, luy reſpondit Philoxipe, ne ſont pas ſi precieuſes que celles que je vous rends : puis qu’elles n’ont pas eſté cueillies par une belle Fille comme vous. Seigneur, luy dit elle en rougiſſant, la Deeſſe à qui j’ay deſſein de les offrir, regardera bien plus l’intention de mon cœur que mon viſage : qui n’a rien ſans doute qui puiſſe vous avoir obligé à parler comme vous venez de faire. Mais, Seigneur (pourſuivit elle adroitement, ſans luy donner loiſir de l’interrompre, afin de changer de diſcours) vous avez peut eſtre quelque choſe à commander à mon Pere : qui ſera bien faché de ne s’eſtre pas trouvé icy, pour avoir la gloire de vous obeïr : mais il eſt allé avec ma Mere en un lieu d’où il ne reviendra que ce ſoir. Philoxipe entendant parler cette jeune Perſonne avec tant de jugement ; tant d’adreſſe ; & tant de civilité ; luy qui n’avoit attendu tout au plus, que de trouver beaucoup d’innocence & de naïfueté en ſa converſation ; n’avoit preſque pas la force de luy reſpondre. Il la regardoit avec admiration, & l’eſcoutoit avec eſtonnement : il voyoit en ſon habit une negligence ſi propre ; & il trouvoit un charme ſi inexpliquable au ſon de ſa voix, qu’il en eſtoit ravy. Son langage n’eſtoit pas ſeulement Grec, mais il avoit encore toute la pureté Atique, & toute la politeſſe de la Cour. Elle avoit de plus un agrément infiny en ſon action : qui ſans avoir rien d’affecté, n’avoit auſſi rien de ruſtique. Il trouvoit en ſes regards, quelque choſe de ſi modeſte ; & en la netteté de ſon teint une fraicheur ſi aimable ; qu’il n’eut preſque pas aſſez de liberté d’eſprit pour luy reſpondre. Neantmoins apres avoir fait un effort ſur luy meſme, il eſt vray, dit il, ma belle Fille, que j’avois quelque choſe à dire à voſtre Pere : mais en attendant que je le voye, vous voudrez bien que je vous demande, pourquoy il à choiſi une demeure ſi ſolitaire & ſi ſauvage ? Seigneur, luy dit elle, j’ay tant de reſpect pour luy, que je ne me ſuis pas informée de ce que vous me demandez : & je me ſuis meſme imaginée, que cette demeure n’eſt pas de ſon choix, & qu’il n’a fait que ſoumettre ſon eſprit à ſa fortune : qui ne luy ayant point donné de Palais, n empeſche pas qu’il ne s’eſtime heureux dans ſa Cabane. Mais eſt il poſſible, luy dit il, que cette auſtere Solitude ne vous donne point de melancolie ? Seigneur (luy reſpondit elle en ſousriant, avec beaucoup de modeſtie) vous m’allez ſans doute trouver bien ruſtique & bien ſauvage : d’oſer vous dire que la ſeule inquiétude que j’ay euë parmy ces Rochers depuis que j’y demeure, eſt celle que j’ay preſentement de vous voir en un lieu où je ne voy jamais perſonne : & où ſans doute je ne devrois pas vous voir, ſi j’eſtois en eſtat de vous en pouvoir empeſcher : n’eſtant ce ne me ſemble pas trop de la bien-ſeance, qu’un homme de voſtre condition, s’amuſe à parler ſi long temps à une perſonne de la mienne. Je ſerois bien malheureux, luy dit il, ſi je vous avois deſpleû, & ſi je vous importunois : Mais aimable Perſonne que vous eſtes, dittes moy voſtre Nom, & celuy de vos Parents : & me dittes encore quel Dieu ou quelle Deeſſe vient vous enſeigner dans ces Bois ? Seigneur, luy dit elle, l’on m’apelle Policrite : mon Pere ſe nomme Cleanthe, & ma Mere Megiſto : Mais pour ces Dieux que vous dittes qui m’enſeignent, pourſuivit elle en ſous-riant, ils m’ont encore apris ſi peu de choſes, que je ne sçay pas meſme la civilité : & pour vous le teſmoigner, je prens la hardieſſe de vous dire, que puis que les perſonnes de qui je dépends ne font point icy, je voudrais bien que vous ne trouvaſisez pas mauvais que je vous ſuppliasse de ne tarder pas davantage en un lieu où vous auriez plus d’incommodité que de plaiſir. Ce que vous me dittes, repliqua Philoxipe, ne me fera pas changer d’avis : & il faut ſans doute encore une fois, que les Dieux vous ayent inſpiré en un moment ; ce que les autres ont bien de la peine à apprendre en toute leur vie. Car que vous ſoyez la plus belle Fille du monde, & plus belle ſous une Cabane, que les Reines ne font dans leurs Palais, quoy que cela ſoit rare, il ne paroiſt pas impoſſible : Mais que vivant parmy des Bois & des Rochers, vous agiſſiez & parliez comme vous faites, ha belle Policrite, c’eſt ce que je ne puis comprendre : & je ne puis m’imaginer, que l’Iſle de Chipre vous ait veû naiſtre parmy ces Rochers ſauvages. Il eſt certain Seigneur, reprit cette Fille, que je ne ſuis pas née en cette Iſle : mais je ſuis partie de celle de Crete ſi jeune, que je ne m’en ſouviens preſque point : Bien eſt il vray que la converſation que j’ay icy, ne me peut pas avoir donné l’accent du Païs : car je ne parle au ce perſonne, qu’avec ceux qui font dans cette Maiſon, qui ne font pas de Chipre non plus que moy. Quoy Policrite, reprit Philoxipe, vous paſſez toute voſtre vie ſans parler, & vous parlez comme vous faites ! encore une fois, cette Cabane eſt indigne de vous : & il faut chercher les voyes de vous en tirer. J’y ſuis ſi. contente, Seigneur, reprit elle, que ce ſeroit me rendre un mauvais office ; & je m’imagine que vous n’en avez pas le deſſein : c’eſt pourquoy je vous conjure de m’y laiſſer dans la ſolitude où j’eſtois, quand vous y eſtes arrivé. Caraus ſi bien ne vous reſpondrois-je plus guere : n’y ayant preſque rien au monde dont je puiſſe parler par ma propre expérience. Philoxipe qui remarqua en effet que cette jeune Perſonne avoit de l’inquiétude de le voir ſi long temps aupres d’elle, quoy que ce ne fuſt pas d’une maniere deſobligeante, ne voulut pas la fâcher : de ſorte que ſe faiſant une violence extréme, il voulut s’en aller apres l’avoir ſalüée avec autant de civilité, que ſi elle euſt eſté ſur le Throſne. Mais Seigneur, luy dit elle fort agreablement, vous sçavez que je me nomme Policrite, & je ne pourray pas dire à mon Pere le Nom de celuy qui luy a fait l’honneur de le demander. Vous luy direz, reprit ce Prince tout tranſporté d’amour, que je m’apelle Philoxipe. Ha Seigneur, reſpondit Policrite, je vous demande pardon, ſi je ne vous ay pas traité avec aſſez de reſpect : Quoy, repliquat’il, mon Nom ne vous eſt il pas inconnu ? Nullement Seigneur, luy dit elle, & j’ay entendu dire des choſes de vous à mon Pere, quoy qu’il ne vous connoiſſe que ſur le rapport d’autruy, qui font que je ne doute point qu’il ne ſoit ravy de joye, quand il sçaura que vous luy voulez faire la grace de luy commander quelque choſe pour voſtre ſervice. Philoxipe tout charmé d’entendre parler Policrite de cette ſorte, luy dit encore cent choſes obligeantes & paſſionnécs, ſi elle euſt voulu les entendre : mais elle y reſpondit touſjours avec tant d’adreſſe & tant de modeſtie, que Philoxipe en fut encore beaucoup plus amoureux, il la quitta donc, & s’éloigna de cette Cabane, avec une douleur inconcevable.

Comme il fut arrivé au meſme lieu d’où il l’avoit aperçeuë la premiere fois, il s’y arreſta : & regardant d’un coſté ſa belle & magnifique Maiſon de Clarie, & de l’autre cette petite Habitation champeſtre ; ha Philoxipe, s’écria t’il, qui croiroit qu’en l’eſtat qu’eſt ton ame, tu puſſes preferer cette malheureuſe Cabane à ce Palais enchanté ? & que ton cœur ſi inſensible à l’amour, & ſi remply du deſir d’une veritable gloire, pûſt s’abaiſſer aux pieds de Policrite ? Mais auſſi, reprenoit il, ſeroit il poſſible, que ſi Philoxipe doit aimer quelque choſe, ce ne doive pas eſtre la plus belle choſe du monde ? & ſi cela eſt, Policrite doit eſtre l’objet de ſes deſirs & de ſon amour. Policrite, dis-je, de qui les regards font ſans artifice ; de qui les paroles font ſinceres ;, de qui toutes les penſées (ont innocentes, qui ne connoiſt pas meſme le crime ; de qui le cœur n’eſt preoccupé d’aucune paſſion ; qui n’aime encore que les Bois, les Prez, les Fleurs, & les Fontaines ; qui ne connoiſt qu’à peine ſa propre beauté ; & qui ſans doute a toutes les inclinations vertueuſes. Mais apres tout (reprenoit il, ayant eſté quelque temps ſans parler) l’amour eſt une foibleſſe, dont je me ſuis ſeulement deffendu juſques icy, parce qu’en effet j’ay crû qu’il eſtoit beau de n’en eſtre pas capable : mais l’amour d’une perſonne de naiſſance ſi inégale, eſt une folie à laquelle je dois reſister opiniaſtrément. Car enfin de quel front oſerois-je paroiſtre à la Cour ? de quelque beauté que l’adorable Policrite ſoit pourveuë, je n’oſerois montrer les chaiſnes qu’elle me fait porter : & il faut les rompre avec violence, ou les cacher du moins ſi bien que perſonne ne les aperçoive jamais. Ce fut en cette reſolution que Philoxipe s’en retourna chez luy, & de là à Paphos : mais il y parût ſi mélancolique, qu’il fut contraint de feindre qu’il ſe trouvoit un peu mal le Roy qui le vit le ſoir meſme & chez luy & chez la Princeſſe Aretaphile, s’aperçeut de ſon chagrin, & le preſſa de luy en deſcouvrir la cauſe : mais Philoxipe luy dit, ce qu’il avoit dit aux autres. La Compagnie eſtoit grande ce ſoir là : & tout ce qu’il y à de beau à la Cour y eſtoit. Ce qui fut cauſe que Philoxipe dans ſes reſveries, ſe demanda cent & cent fois à luy meſme, pourquoy puis qu’il devoit aimer, ce n’eſtoit pas quelqu’une deces illuſtres Perſonnes ? Cependant bien qu’il vouluſt ſe faire quelque violence, & taſcher meſme d’aimer par raiſon & par force, il n’en pût jamais venir à bout : & l’image de Policrite eſtoit ſi fortement emprainte dans ſon cœur, que rien ne l’en pouvoit effacer. Il paſſa trois jours de cette ſorte, avec une inquietude extréme : & le quatrieſme il retourna malgré luy à Clarie, & de Clarie chez Cleanthe, qu’il rencontra d’abord appuyé ſur cette petite Paliſſade de Lauriers qui fermoit ſa court. Ce ſage Vieillard ne le vit pas pluſtost, qu’il fut au devant de luy : & le reçeut avec une civilité, qui n’avoit rien de ruſtique. Seigneur, luy dit il, j’avois creû que ma Fille s’eſtoit trompée, lors qu’elle m’avoit dit voſtre Nom : & c’eſt ce qui m’a empeſché d’aller recevoir vos commandemens à Clarie. Joint qu’un homme de ma fortune & de mon âge, a quelque peine à s imaginer, qu’il puiſſe ſervir de quelque choſe, à un Prince comme vous. La Vertu, luy reſpondit Philoxipe, ſe fait des Amis de tous âges, & de toutes conditions : Mais Cleanthe, je ne demande plus qui a apris à parler à Policrite, apres vous avoir entendu : mais je vous demande à vous meſme, ſi c’eſt par neceſſité ou par choix, que vous habitez cette petite Maiſon ? Car ſi c’eſt le premier, vous n’y demeurerez pas long temps : & ſi c’eſt le dernier, je viendray quelque fois l’habiter aveque vous. Seigneur, luy repliqua Cleanthe en ſous riant, les petites Cabanes ne doivent point eſtre la demeure des Grands Princes : Il eſt vray, reprit Philoxipe, mais les grandes Vertus ne doivent pas non plus habiter dans les petites Cabanes, & ſeroient beaucoup mieux dans de grands Palais : c’eſt pourquoy je vous offre ma Maiſon de Clarie : où vous & toute voſtre Famille ferez plus commodément qu’icy Seigneur, reſpondit Cleanthe, il eſt beau à une Perſonne de voſtre condition & de voſtre vertu de vouloir ſecourir les malheureux : mais il ne ſeroit pas juſte, d’abuſer de cette bonté ; qui peut-eſtre mieux employée en quelque autre occaſion. Car enfin, je ne ſouffre point dans cette Cabane : mon ame n’eſtant pas plus grande qu’elle, y demeure en repos : & trouvant en ce petit coing de terre tout ce qui eſt neceſſaire pour n’avoir beſoin de perſonne ; j’y vy beaucoup plus heureux, que ceux qui habitent des Palais, & qui portent encore leurs deſirs plus loing. Mais ſage Cleanthe, luy dit Philoxipe, ne me direz vous point quelle fortune vous a amené icy, & preciſément de quelle condition vous eſtes ? Seigneur, reprit ce Vieillard, je ſuis ſorty de Peres gens de bien, & d’une fortune médiocre : pour la mienne, vous voyez qu’elle eſt aſſez baſſe ; & je puis vous aſſurer, que ma vertu eſt aſſez commune. Diverſes raiſons trop longues à dire, m’ont obligé à quitter mon Païs ; & à chercher la ſolitude en cette Iſle, où il y a deſja long temps que je demeure. Mais, reprit Philoxique, ne craignez vous point que Policrite, que l’on peut apeller un Threſor, ne ſoit pas en aſſurance, en un lieu comme celuy cy ? Quand je tomberois d’accord, reſpondit Cleanthe, que Policrite ſeroit ce que vous dites, j’aurois encore à vous reſpondre, que puis que ce Threſor n’eſt sçeu que du Prince Philoxipe, je le tiens en ſeureté. Vous avez raiſon mon Pere, luy dit il, car je vous promets de vous proteger, contre tout ce qui voudroit vous nuire. Apres cela, Cleanthe luy ayant offert de ſe repoſer, il le fit entrer dans ſa Maiſon, où il trouva Megiſto femme de Cleanthe qui le reçeut avec une civilité qui luy fit bien connoiſtre que toute cette Famille n’avoit rien de ſauvage ny de ruſtique. Elle avoir aupres d’elle la jeune Policrite, & encore une autre Fille aſſez agreable, que Policrite nommoit ſa Sœur, & qui s’apelle Doride. Mais Dieux, que Philoxipe retrouva Policrite belle ce jour là, & qu’elle acheva puiſſamment de luy gagner le cœur ! Ses cheveux qui luy pendoient negligeamment ſur la gorge, qu’une Gaze aſſez tranſparente cachoit à demy, eſtoient ratachez vers le derriere de la teſte, par une Guirlande de fleurs d’Orange & de Grenadiers mefiées enſemble : au deſſous de laquelle pendoit un Voile fort clair, qui luy ſervoit à ſe cacher le viſage, quand elle alloit au Soleil, & qui donnoit beaucoup d’agrément à ſa Coëffure. Le reſte de ſon habillement eſtoit blanc, & d’une forme agreable : ſes manches qui eſtoient fort larges, eſtoient retrouſſées avec des rubans de belles couleurs : & quoy que cét habit n’euſt rien du tout de magnifique ; & qu’au lieu de Perles & de Diamans, Policrite ne fuſt parée que de fleurs ; il y avoit pourtant quelque choſe de ſi galant & de ſi propre en ſa parure, que Philoxipe ne l’avoit jamais veuë ſi belle. Plus il la voyoit, plus il l’aimoit : & plus il l’entendoit, plus il l’admiroit : & ſoit qu’il entretinſt Cleanthe ; ſoit qu’il parlaſt à Megiſto ; ſoit qu’il s’adreſſast à Policrite ; ou que meſme il diſt quelque civilité à Doride ; il eſtoit touſjours plus ſurpris. Que ne fit il point alors, pour les obliger à luy dire quelque choſe de plus que ce que Cleanthe luy avoit dit, & pour les perſuader de ſouffrir qu’il les logeaſt mieux qu’ils n’eſtoient ! Il voulut meſme offrir des Pierreries à Cleanthe, pour en faire ce qu’il luy plairoit : mais quoy qu’il pend faire, il ne pût ny rien aprendre, ny rien obtenir, que la ſeule permiſſion d’aller quelquefois chez eux : encore ne la luy donnerent ils, que parce qu’ils ne la luy pouvoient refuſèr. Je ne m’arreſteray point à vous dire, avec quelle aſſiduité Philoxipe retourna en ce lieu là, pendant douze jours qu’il fut à Clarie, ſans retourner à Paphos : mais je vous diray qu’enfin Cleanthe qui avoit de l’eſprit, & Megiſto qui n’en manquoit pas, s’aperçevant aiſément que la beauté de Policrite eſtoit la cauſe des viſites de ce Prince, luy firent une grande leçon, & luy dirent qu’elle ſongeast bien à elle : & qu’elle concideraſt, que l’amour de Philoxipe ne luy pouvoit eſtre que dommageable : & qu’ainſi elle veſcust aveque luy comme avec une Perſonne qu’elle ne devoit jamais regarder qu’avec reſpect : ſans ſouffrir qu’il vouluſt l’engager à nulle affection particuliere.

Cependant Philoxipe qui s’aperçeut que jamais il n’auroit la liberté de parler à Policrite en particulier, ſi le hazard ne la faiſoit naiſtre : fut tant de fois en ce lieu là, qu’enfin il la rencontra ſans autre compagnie que de la jeune Doride. Cette occaſion eſtant trop favorable pour la perdre, il s’aprocha d’elle, & la regardant avec beaucoup d’amour, ne penſez pas Policrite, luy dit il, que j’aye rien de criminel, à vous dire, encore que j’aye cherché avec ſoin, à vous entretenir ſeule. Mais c’eſt que ne sçachant pas comment vous devez recevoir mon affection, j’ay eſté bien aiſe de n’avoir point de teſmoins de mon infortune ou de mon bonheur. Seigneur, luy dit Policrite en rougiſſant, auparavant que de me parler, conſiderez je vous prie en quel lieu vous eſtes : regardez la Cabane que j’habite, & voyez l’habillement que je porte. Non Policrite, luy repliqua l’amoureux Philoxipe, je ne voy rien que vos yeux : & quand vous auriez une Couronne de Diamants ſur la teſte, je ne m’en apercevrois non plus, que je m’aperçoy de ce que vous dites : tant il eſt vray que voſtre beauté attache fortement mes regards. Souffrez donc, Seigneur, luy dit alors cette ſage & belle Fille, que je vous aprenne une autre choſe, que peut-eſtre vous ne sçavez pas, & qui vous doit empeſcher de me dire rien qui ſoit injuſte. C’eſt, Seigneur, que cette meſme Policrite que vous voyez en une petite Maiſon Champeſtre ; qui ne porte que deſhabillemens tous ſimples ; qui ne connoiſt que ſes Bois & ſes Rochers ; a pourtant dans l’eſprit malgré ſa baſſesse & ſa ſimplicité, un ſentiment de gloire ſi délicat ; qui pour peu que vous l’offenciez, elle ſera capable de mourir de douleur & de deſplaisir. Songez donc, Seigneur, à ne rien dire qui puiſſe faire croire à Policrite que vous ne la connoiſſez pas : car enfin elle a une ſi forte paſſion pour la Vertu, qu’elle auroit bien de la peine à ne haïr pas ceux qui luy diroient quelque choſe qui luy ſeroit oppoſe. Ne craignez pas adorable Policrite, luy dit il, que je vous die rien qui vous fâche, ou du moins qui vous doive fâcher : car enfin je vous proteſte en preſence des Dieux qui m’eſcoutent, que la paſſion que vous avez pour les Fleurs, pour les Fontaines, & pour l’émail de vos Prairies ; n’eſt pas plus pure ny plus innocente, que celle que j’ay pour Policrite. Et s’il y a de la difference, c’eſt que celle que j’ay pour elle eſt ſi violente & ſi forte, qu’il n’eſt rien que je ne ſois capable de faire pour la luy teſmoigner. Vous ne le pouvez mieux faire, Seigneur, reprit Policrite, qu’en me faiſant la grace de ne me dire plus de ſemblables choſes, qui ne ſerviroient qu’à troubler le repos de ma vie : puis que ſi je ne vous croy point, j’auray ſans doute quelque chagrin de voir que vous aurez voulu vous moquer de ma ſimplicité : & ſi je vous croy, je ſeray au deſespoir d’eſtre cauſe qu’un ſi Grand Prince ait reçeu une paſſion indigne de luy, & une paſſion de laquelle il ne peut jamais tirer nul avantage. Car enfin Policrite ſe connoiſſant, & vous connoiſſant auſſi, ne voudrait pas faire une faute, ny vous obliger non plus à en faire une pour l’amour d’elle. Ainſi, ne vous engagez pas, Seigneur, en une au avanture ſi fâcheuſe : Laiſſez moy dit elle en le regardant d’une maniere qui le retenoit plus qu’elle ne le chaſſoit, quoy que ce fuſt fans artifice) laiſſez moy, dis-je, parmy nos bois & nos rochers, & allez vous en dans vos Palais, où vous ferez mieux qu’icy. Philoxipe ſurpris d’entendre parler Policrite de cette ſorte, ſe jettant à ſes genoux. Non, luy dit il, adorable Policrite, vous n’eſtes point ce que vous paroiſſez eſtre : & quand vous le feriez, voſtre vertu vous mettroit encore au deſſus de toutes les Reines du monde. Seigneur, luy dit elle en le relevant, ne vous imaginez pas que les flateries me puiſſent gagner : car ſi je ne connois pas le monde par ma propre experience, je le connois par le raport de mes Parens. Ainſi je sçay que l’amour eſt vie dangereuſe paſſion : & ſans sçavoir preciſément ce que c’eſt, je sçay qu’il la faut eſviter : & que celle que vous dites avoir, me doit eſtre plus redoutable qu’une autre. Et pourquoy Policrite, reprit il, la traitez vous de cette ſorte, cette innocente paſſion, que vous avez fait naiſtre dans mon cœur ? C’eſt parce, dit elle, qu’elle ne peut eſtre qu’injurieuſe au Prince Philoxipe, ou à Policrite. Mais, luy dit il, du moins dites moy de grace, ſi Policrite eſtoit Princeſſe, ou ſi Philoxipe eſtoit de la condition de Policrite, ce qu’elle penſeroit de luy ? le n’en sçay rien, Seigneur, luy reſpondit elle, mais je sçay touſjours bien que quand je l’eſtimerois infiniment, & que meſme je l’aimerois beaucoup, Cleanthe & Megiſto diſposeroient touſjours de moy abſolument. Aprenez moy donc, luy dit il, s’ils m’eſtoient favorables, ſi vous leur obeïriez ſans repugnance ? Seigneur, luy dit elle en ſous riant, l’on m’a tellement dit qu’il ne faut pas ſe fier legerement à perſonne, que je ne juge pas à propos de vous reveler un ſi grand ſecret. Comme ils en eſtoient là, Cleanthe & Megiſto arriverent & interrompirent leur entretien : D’abord Philoxipe remarqua aiſement que ces deux Perſonnes avoient quelque inquietude de ſes viſites : c’eſt pourquoy il ſe reſolut de les faire un peu moins frequentes, de peur de ſe priver pour toujours d’un bien dont il pouvoit jouir quelquefois, Ainſi donc, Seigneur, Philoxipe apres une converſation aſſez courte, partit & s’en retourna non ſeulement à Clarie, mais à Paphos ; où auſſi bien le Roy luy avoit envoyé ordonner de ſe rendre : ne pouvant plus ſouffrir qu’il fuſt ſi long temps en ſolitude. Toutes les Dames & toute la Cour ſe plaignoient de luy, & ne pouvoient comprendre ces longues retraites : Le Roy luy donna alors encore de nouvelles marques de ſon effection, en luy donnant le Gouvernement de Cithere, qui vint à vaquer par la mort de celuy qui le poſſedoit. Il luy raconta ce qui luy eſtoit arrivé pendant ſon abſence, avec la Princeſſe Aretaphile ; & le conjura de luy parler toujours en ſa faveur. Car, luy dit ce Prince, cette Perſonne s’eſt mis dans l’eſprit de vouloir eſtre aſſurée de la Couronne de Chipre, avant que de me donner ſon cœur ; & je veux qu’elle me donne ſon cœur, auparavant que de luy donner une Couronne. Philoxipe promit au Roy de parler à Aretaphile : mais ce fut avec tant de melancolie, que tout le monde s’en aperçeut. Il reſvoit preſque touſjours : il diſoit une choſe pour une autre : il fuyoit la converſation : & s’en retournoit à Clarie, auſſitost qu’il le pouvoit.

Cependant Philoxipe trouva plus de reſistance qu’il n’avoit penſé, dans le cœur de Policrite : Car comme cette jeune Perſonne craignoit tout, elle n’oſoit preſque regarder ce Prince. La difference de ſa condition, qui faiſoit que dans ſon ame elle luy eſtoit plus obligée ; eſtoit pourtant ce qui faiſoit qu’elle le traitoit plus mal. Philoxipe voulut faire des preſents à toute cette vertueuſe Famille : mais ils les refuſerent tous. Cependant il eſtoit touſjours plus malheureux : car encore qu’il aimaſt Policrite paſſionnément, & qu’il l’eſtimast plus que tout ce qu’il y avoit de Grand ſur la Terre ; apres tout, il ne pouvoit Ce reſoudre à faire jamais sçavoir à perſonne, qu’il avoit une paſſion ſi baſſe. Il euſt ſans doute eſté capable, d’aller vivre dans une Iſle deſerte avec Policrite : mais il ne pouvoit imaginer, qu’aux yeux de tout le Royaume, il peuſt jamais eſpouser une Fille de cette condition. Cela n’empeſchoit pourtant pas, qu’il ne l’aimait d’une affection tres reſpectueuse : & de telle ſorte, qu’il n’euſt pas voulu ſouffrir un deſir criminel dans ſon cœur. Cette vertu toute pure & ſans artifice, qu’il voyoit dans celuy de cette Fille, luy inſpiroit un reſpect plus grand pour elle, que ſi elle euſt eſté ſur le Throſne : il voyoit donc qu’il aimoit, & qu’il aimoit ſans eſperance de trouver jamais de remede à ſon mal : à moins que de ſe reſoudre d’abandonner & la Cour, & la Royaume, & de demander Policrite à Cleanthe, avec une ſi fâcheuſe condition. Toutefois ce qui l’affligeoit le plus, c’eſtoit de ne sçavoir point comment il eſtoit dans l’eſprit de Policrite : il la trouvoit douce & civile ; il ne voyoit nulles marques de haine ſur ſon viſage : mais il y voyoit auſſi une ſi grande retenüe, & une modeſtie ſi exacte, qu’il ne pouvoit connoiſtre ſes ſentimens. Il luy ſembla meſme, que Policrite eſtoit devenüe un peu plus melancolique depuis quelque temps : & en effet il ne ſe trompoit pas : car comme la beauté, la bonne mine, l’eſprit, & la civilité de Philoxipe, n’eſtoient pas des choſes que l’on peuſt voir ſans eſtime : la jeune Policrite ne pouvoit pas ſe voir aimée d’un Prince comme celuy là, ſans en avoir le cœur Un peu touché de reconnoiſſance. Neantmoins, comme elle ſe voyoit en une condition ſi eſloignée de la ſienne : & que par un ſentiment de vertu, il faloit reſister à cette affection naiſſante : elle ne pouvoit s’empeſcher de s’affliger de la conqueſte qu’elle avoit faite : & de s’en pleindre avec ſa chère Doride, qui a auſſi beaucoup d’eſprit. Ma Sœur, luy diſoit elle un jour, que vous eſtes heureuſe en comparaiſon de moy, de pouvoir encore prendre plaiſir à la promenade ; à cueillir des fleurs ; au chant des Oyſeaux ; & au murmure des Fontaines : & de n’eſtre pas reduite au point de vous pleindre de trop de bonne fortune. Car enfin Doride, je ſuis aſſurée que le cœur de Philoxipe eſt une conqueſte, que de Grandes Princeſſes voudroient avoir faite : cependant quoy qu’elles puſſent s’en rejoüir innocemment, il faut que je m’en afflige comme d’un grand mal. Je voudrois bien ne l’avoir jamais veû : ou du moins je me l’imagine. Car apres tout, quoy que je ſouhaitasse paſſionnément, ce me ſemble, qu’il ne m’aimaſt plus ; je ſuis pourtant bien aiſe de le voir. Mais, luy diſoit Doride, ſi l’amour eſt une choſe auſſi puiſſante que l’on dit, que sçavez vous ſi Philoxipe ne vous aimera point aſſez pour vous eſpouser ? Ha ma Sœur, luy reſpondit elle, comme je ne voudrois pas faire une choſe contre mon devoir, je ne voudrois pas non plus que Philoxipe fiſt rien contre le ſien. Mais, luy repliqua Doride, vous aimez donc Philoxipe, puis que vous vous intereſſez en ſa gloire contre vous meſme. Policrite rougit à ce diſcours : & regardant Doride toute confuſe ; Si vous connoiſſiez mieux cette paſſion que moy, luy dit elle, je vous deſcouvrirois tous les ſentimens de mon ame, afin de sçavoir ce que j’en dois croire : mais je ne penſe pourtant pas que cette dangereuſe maladie ſoit dans mon cœur. Car s’il vous en ſouvient, nous avons entendu dire à Cleanthe, & nous avons leû plus d’une fois, que l’Amour fait perdre la raion ; qu’il donne cent peines & cent inquiétudes ; qu’il fait quelqueſfois commettre des crimes ; & graces au Ciel, je ne ſens encore rien de tout cela dans mon cœur. Il me ſemble que ma raiſon eſt aſſez libre ; & que la melancolie qui me poſſede eſt aſſez douce : car enfin je reſve bien ſouvent, il eſt vray : mais je reſve avec plaiſir : & quoy que je ne veuille pas aimer Philoxipe, il y a pourtant des momens, où je ſuis bien aiſe qu’il m’aime. Mais pour des crimes, bien ſoing d’en vouloir commettre, je vous proteſte ma Sœur, que quand il n’y auroit nulle autre raiſon que celle de ne vouloir pas perdre l’eſtime de Philoxipe ; je mourrois mille fois pluſtost que de faire rien d’injuſte. Vous jugez donc bien que craignant les Dieux ; qu’aimant la Vertu ; & voulant me rendre digne de l’affection d’un ſi Grand Prince ; je ne ſeray jamais rien contre la gloire. Je le crois ainſi, reſpondit Doride, Mais apres tout ma Sœur, vous vous abuſez quand vous ne croyez point aimer Philoxipe : car enfin vous n’aimez plus ce que vous aimiez avant ſa connoiſſance : Vous eſtes meſme un peu plus propre : Vous conſultez plus ſouvent le Criſtal de nos Fontaines : & vous n’eſtes plus ce que vous eſtiez. Ha ma Sœur, repliqua Policrite, ſi ce que vous dittes eſt vray, j’y donneray bon ordre : & je ne verray plus Philoxipe que pour le mal traiter : afin que me haiſſant, je ne puiſſe pas l’aimer davantage.

Apres que ces deux jeunes Perſonncs ſe furent entretenües de cette ſorte au bord d’un petit Ruiſſeau, Cleanthe & Megiſto qui avoient changé de ſentimens & de reſolution y arriverent : & donnant une commiſſion à Doride pour l’eſloigner, Megiſto prenant la parole, Policrite, luy dit elle, il y a quelques jours que je vous dis qu’à cauſe de voſtre condition, vous ne deviez jamais regarder Philoxipe qu’aveque reſpect : Mais craignant que par l’inegalité que vous croyez eſtre entre vous & luy, vous ne luy ſoyez ſi obligée de ſon affection, qu’enfin vous ne veniez à l’eſtimer un peu trop : Cleanthe & moy avons reſolu de vous dire, qu’à cauſe de voſtre veritable condition, vous eſtes obligée à ne regarder jamais Philoxipe qu’avec beaucoup d’indifference. Car en un mot, pourſuivit Cleanthe, pour ne vous déguiſer plus la verité des choſes, vous eſtes ce que vous ne penſez pas eſtre : & nous femmes auſſi ce que vous ne sçavez pas, & ce que vous ne sçaviez meſme point encore, parce que les Dieux ne nous l’ont pas permis. Mais pour vous apprendre combien vous eſtes plus obligée que vous ne penſez à eſtre vertueuſe, sçachez Policrite, que vous eſtes d’un Sang ſi noble, qu’il n’y en a point de plus illuſtre en toute la Grece. Quoy mon Pere, luy dit Policrite en l’interrompant, je ne ſuis ce que j’ay touſjours creû eſtre ? Non ma fille, luy dit il, & conter des Rois parmy vos Anceſtres, n’eſt pas la plus glorieuſe marque d’honneur dont vous puiſſiez vous vanter. Il y a quelque choſe de plus Grand dans voſtre Race que ce que je dis : c’eſt pourquoy j’ay creû à propos pour vous eſlever le cœur, de vous confier cét important ſecret, que je vous deſſends de réveler à perſonne : & pour vous faire mieux voir, combien vous eſtes obligée de ne rien faire indigne de la vertu de vos Peres, & de la condition en laquelle vous eſtes née. Policrite entendant parler Cleanthe de cette ſorte, en eut une joye extréme, quoy que ce ne fuſt pas une joye tranquile : car la curioſité de sçavoir un peu plus preciſément ce qu’on luy diſoit, luy donna beaucoup de peine. Mon Pere, luy dit elle, ne me laiſſez point dans une ſi cruelle inquietude : dites moy je vous prie un peu plus clairement, une ſi agreable verité : & ne me laiſſez plus ignorer ce que je ſuis. Les Dieux ma fille, reſpondit Megiſto, nous l’ayant deſſendu par la bouche d’un de leurs Oracles, il faut que vous vous contentiez de ce que nous vous avons dit. Mais ſervez vous en à deſſendre l’entrée de voſtre cœur à l’amour de Philoxipe : & bien loing de le regarder comme un Prince qui vous fait trop d’honneur : regardez le pluſtost comme un Prince à qui vous feriez grace de le ſouffrir. Ce n’eſt pas, adjouſta Cleanthe, que Philoxipe n’ait toutes les vertus & toutes les qualitez neceſſaires à un Grand Prince : mais c’eſt ma fille, qu’il y a une eſpece d’orgueil qui n’eſt pas inutile dans le cœur d’une jeune Perſonne, pour la deſſendre contre l’amour. Quand nous eſtimons ceux qui nous prient au deſſus de nous, il eſt difficile de les refuſer : où au contraire quand nous croyons au deſſous de nous ceux qui nous demandent, ou du moins nos égaux, nous leur refuſons les choſes injuſtes ſans difficulté. Policrite aſſura alors Cleanthe & Megiſto, que quand elle n’auroit rien sçeu de ce qu’ils luy venoient de dire, elle n’auroit jamais rien fait contre la bien-ſeance qu’ils luy avoient enſeignée : en ſuitte de quoy ils la quitterent. Mais Dieux, que leur deſſein reüſſit mal, s’ils vouloient empeſcher Policrite d’aimer Philoxipe ! Elle fut quelque temps à n’avoir dans l’eſprit que la joye de sçavoir qu’elle eſtoit de naiſſance illuſtre : & apres cela voulant ſe ſervir de cette connoiſſance, pour chaſſer de ſon cœur ce commencement d’affection, que le merite de Philoxipe y avoit deſja fait naiſtre ; elle trouva que cette connoiſſance l’y fortiſſoit. Car enfin, diſoit elle, la certitude de ce que je ſuis, ne diminüe point l’obligation que je luy ay : puis qu’il ne sçait pas que je ſois rien au deſſus de ce que je parois éſtre. Mais pour moy qui connois aujour d’huy ce que je ſuis, pourquoy ne puis-je pas eſperer qu’un jour les Dieux permettront que Philoxipe sçachant ma veritable condition, me mette en eſtat de le pouvoir aimer ſans crime, & d’eſtre aimée de luy avec innocence ? Non non Policrite, adjouſtoit elle, ne deſſendons plus ſi opiniaſtrément noſtre cœur : contentons nous de cacher nos ſentimens, & de ne rien faire de criminel : Mais ne rejettons pas auſſi comme un grand mal, l’affection d’un Prince, qui devroit eſtre choiſi par le plus Grand & le plus ſage Roy du monde, quand meſme je ſerois ſa fille. Mais, pourſuivoit elle, peut eſtre que Philoxipe ſe déguiſe : qu’il a des ſentimens criminels pour toy : & que ta ſimplicité t’abuſe. Attends donc, diſoit elle, à te déterminer : & eſprouve ſa confiance & ſa fidelité, par une indifference apparente, qui ne luy laiſſe nul eſpoir.

C’eſtoit en cét eſtat qu’eſtoient les choſes dans le cœur de Policrite, lors que Philoxipe arriva aupres d’elle : d’abord qu’elle le vit, elle voulut reprendre le chemin de ſa petite Cabane : mais s’eſtant avancé en diligence, il l’en empeſcha. Neantmoins comme elle n’en eſtoit qu’à quinze ou vingt pas, & qu’il y avoit deux femmes qui la ſervoient, qui travailloient dans un petit Pré aſſez aproche d’eux, elle s’arreſta : & Philoxipe prenant la parole ; Quoy Policrite luy dit il, vous fuyez un Prince qui fuit tout le monde pour l’amour de vous, & qui ne cherche que vous ? Seigneur (luy dit-elle, avec je ne sçay quel air un peu plus imperieux qu’auparavant, bien qu’elle n’en euſt pas le deſſein) je fais ce que vous devriez peut-eſtre faire : car enfin, quel avantage pouvez vous eſperer de vos viſites & de vos ſoings ? Celuy d’entendre dire de voſtre belle bouche, reprit il, que je ne ſuis pas haï de vous. S’il ne faut que ce la, repliqua t’elle, pour vous fatiſfaire, il ne fera pas difficile d’en venir à bout : Mais n’en de mandez pas davantage, ſi vous ne voulez eſtre refuſé. Quoy aimable Policrite, reprit Philoxipe, vous ne m’aimerez jamais ; & tout ce que je fais pour meriter voſtre affection, fera fait inutilement ? Non, cela n’eſt pas poſſible : quand meſme vous feriez auſſi inſensible que les Portraits que j’ay de vous. Les Portraits que vous avez de moy ! reprit Policrite, Ouy, adjouſta Philoxipe, je ne ſuis pas ſi malheureux que vous penſez : & ſans voſtre conſentement, & malgré vous, j’ay tous les jours le plaiſir de vous voir. Ha, s’écria Policrite, je voy bien Seigneur, que Mandrocle m’a trahie, & qu’il m’a manqué de parole. Philoxipe luy demanda alors, comment elle avoit connu Mandrocle ? & elle luy aprit que ce fameux Peintre paſſant toutes les heures de ſon loiſir à errer parmy ces Montagnes, pour y deſigner quelques Paiſages, avoit un jour fortuitement eſté à leur petite Habitation : où l’ayant veüe, il avoit demandé à Cleanthe la permiſſion de la peindre. Que Cleanthe la luy avoit voulu refuſer : mais que voyant ſon opiniâtreté, il avoit eu peur qu’il n’allaſt luy parler d’elle à Clarie ; & que c’eſtoit pour quoy il le luy avoit permis : à condition de ne ſe ſervir de ce Portrait dans ſes Tableaux, que comme d’une teſte faite à plaiſir, & par imagination : luy faiſant jurer ſolemnellement, de ne parler jamais à perſonne ſans exception, de la connoiſſance qu’il avoit avec eux. Que depuis cela, tant que Mandrocle avoit eſté à Clarie, il luy eſtoit venu aprendre à deſſigner ; & avoit fait ſon Portrait de vingt façons differentes. Policrite demanda alors à Philoxipe ſi Mandrocle luy avoit parlé d’elle ? & il luy aprit la verité de la choſe. Mais, luy dit il, Policrite, vous voyez bien que la Deeſſe que vous repreſentez, n’a pas deſſein que vous ſoyez touſjours inhumaine : puis qu’elle a bien voulu paroiſtre ſous voſtre viſage. Seigneur, luy dit elle, comme je ne ſuis pas de voſtre Iſle, j’ay plus de devotion à Diane qu’à Venus Uranie : & ainſi ce n’eſt pas par cette raiſon, que vous me pouvez perſuader. joint que cette Deeſſe n’aprouvant que les paſſions innocentes, ne me conſeilleroit ſans doute jamais de ſouffrir la voſtre. La vertu meſme, reprit Philoxipe, vous l’ordonneroit : & vous vous le conſeilleriez vous meſme, ſi vous connoiſſïez bien mon cœur. Il faudroit, repliqua t’elle, un ſi long temps pour me le faire connoiſtre, que je ne vous conſeille pas de l’entreprendre. Mais enfin, dit il, ſi je l’entreprends, & que je vous face voir, que jamais perſonne n’a rien tant aimé que je vous aime, que penſerez vous ? Je penſeray, dit elle, que vous ferez bien malheureux, d’avoir ſi fortement aimé une Perſonne qui n’eſt pas digne de cét honneur. Mais, reprit il, m’en aurez vous quelque obligation ? Je vous en plaindray, luy dit elle, & ſouhaiteray voſtre gueriſon, ou par l’abſence, ou par l’oubly. Ha ! cruelle Perſonne, s’eſcria t’il, ſouhaitez la plus toſt par voſtre compaſſion & par voſtre pitié : & promettez moy ſeulement, ment, que vous me donnerez le loiſir de vous perſuader, que je ſuis le plus amoureux des hommes. Ce ſeroit deſja eſtre un peu perſuadée, luy dit elle, que d’en uſer comme vous dites : c’eſt pourquoy (pourſuivit elle en marchant vers ſa petite Cabane) je ne veux plus vous eſcouter.

C’eſtoit de cette ſorte que Philoxipe paſſoit ſa vie : qui parmy beaucoup d’inquiétudes, n’avoit que quelques momens de plaiſir. Cependant il ne pouvoit durer à Paphos : & quand il y alloit, tout ce qu’il pouvoit faire eſtoit de voir ſeulement la Princeſſe Aretaphile, parce que le Roy l’y forçoit : mais il paroiſſoit ſi melancolique & ſi changé, qu’il n’eſtoit pas connoiſſable. Le Roy qui l’aimoit tendrement, en eſtoit en une peine extréme ; il cherchoit avec toute la Cour, la cauſe de ce changement, & ne la pouvoit trouver : il la luy demandoit à luy meſme, ſans en pouvoir tirer aucune connoiſſance : Philoxipe luy diſant touſjours que c’eſtoit une melancolie qui venoit ſans doute de ſon temperamment, & de quelque legere indiſposition. Mais, luy diſoit le Roy, la ſolitude ne guerit pas de ſemblables incommoditez & vous devriez n’aller plus tant à Clarie. Cependant cela continua touſjours ainſi : & meſme quand l’Hyver fut venu, ce qui ſurprit encore davantage toute la Cour. L’on sçavoit qu’il ne faiſoit plus baſtir à Clarie : que les Peintres & les Sculpteurs qu’il y avoit eus ſi longtemps n’y eſtoient plus : que la Saiſon n’eſtoit plus belle : que quand il y alloit, c’eſtoit avec peu de Train, & qu’il s’y promenoit toujours ſeul : l’on voyoit ſur ſon viſage une triſtesse eſtrange, & un changement fort conſiderable ; & tout cela ſans qu’il paruſt aucune cauſe à ſon déplaiſir. Le Roy l’avoit comblé de bien faits & d’honneurs : il luy avoit demandé cent fois, ce qu’il deſiroit de luy ? Toute la Cour l’aimoit : il n’avoit pas un Ennemy : il eſtoit extraordinairement riche : il ne paroiſſoit point avoir de mal que l’on peuſt nommer, & que les Médecins connuſſent : Enfin, la melancolie & la retraite de Philoxipe eſtoient des choſes inconcevables. Toute la Cour ne parloit que de cela, & le Roy en eſtoit en une affliction extréme ; ne sçachant donc plus par quelle voye s’eſclaircir de ce que Philoxipe avoit dans l’ame, il jetta les yeux ſur moy : pour lequel il sçavoit que ce Prince avoit aſſez d’amitié : & meſme plus de confiance, que pour nulle autre perſonne. un jour donc que Philoxipe eſtoit allé à Clarie, le Roy m’envoya querir : & apres l’avoir aſſuré, comme il eſtoit vray, que je ne sçavois rien de particulier de la melancolie de ce Prince : il me fit l’honneur de me commander de l’aller trouver ; & de taſcher avec beaucoup d’adreſſe, de deſcouvrir ce qu’il avoit dans l’eſprit. Car, me dit il, Leontidas, j’aime Philoxipe à tel point, que je ne puis vivre content qu’il ne le ſoit : & s’il faloit luy donner la moitié de mon Royaume, je le ſerois ſans doute pluſtost, que de ne le ſatisfaire pas. Je partis donc avec intention en effet de taſcher de contenter la curioſité du Roy : qui certainement avoit quelque beſoin de la preſence de Philoxipe, pour le conſoler de la maniere dont la Princeſſe Aretaphile le traitoit : & je ne penſe pas qu’il ſe ſoit jamais veû un combat d’ambition & d’amour plus opiniaſtré. Je fus donc à Clarie, où je trouvay Philoxipe dans ſon chagrin ordinaire ; que je redoublay encore, parce que je l’empeſchay d’aller chez Cleanthe ce jour là. D’abord qu’il me vit, il voulut pourtant ſe contraindre, & me faire l’honneur de me teſmoigner quelque joye de me voir. Mais ce fut d’une façon qui me fît bien connoiſtre que ſon cœur démentoit ſes paroles : & que quelque amitié qu’il euſt pour moy, il euſt ſouhaité que j’euſſe encore eſté à Paphos. Leontidas, me dit il, je vous ſuis bien obligé de me venir viſiter en une Saiſon où la Campagne a perdu tous ſes ornemens : & où la Cour eſt la plus divertiſſante & la plus belle. Seigneur, luy dis-je, vous vous loüez de moy avec bien moins de raiſon, que la Cour ne ſe plaint de vous : Car enfin quitter Paphos pour Clarie quand vous y eſtes ; c’eſt quitter la Cour pour la Cour, & meſme pour la plus agreable partie de la Cour : Mais quitter Paphos comme vous faites, pour ne venir chercher que la ſolitude à Clarie, ha ! Seigneur (luy dis-je, ſans le ſoubçonner pourtant d’aucune paſſion) c’eſt tout ce que pourroit faire un Prince amoureux, qui ſeroit mal avec ſa Maiſtresse. Philoxipe rougit à ce diſcours ; & me regardant avec un ſous-rire qui n’effaçoit pas toutefois la melancolie de deſſus ſon viſage. Je voy bien Leontidas, me dit-il, que je ne vous ſuis pas ſi obligé que je penſois : puis que ſans doute vous venez pluſtost jcy pour me declarer la guerre, que pour me viſiter. J’y viens, Seigneur, luy dis-je, pour taſcher d’aprendre, ſi je ne pourrois rien pour voſtre ſervice, dans un temps où tout le monde croit que quelque choſe de grande importance que l’on ne comprend point vous afflige. Leontidas, me dit il, je vous ſuis bien obligé ; mais je vous le ſerois bien davantage, ſi vous pouviez empeſcher toute la Cour, de vouloir penetrer ſi avant dans mon cœur : car je vous advouë, pourſuivit-il, que je trouve quelque choſe de bien cruel, à ne pouvoir reſuer quand on veut, & à n’eſtre pas Maiſtre de ſes propres ſentimens. Seigneur, luy dis-je, ſi vous eſtiez moins aimé vous ne ſouffririez pas cette perſecution dont vous vous pleignez : cette eſpece d’amitié, reprit il, produit pour moy une eſpece de ſuplice qui n’eſt pas petit : car que veut on que je face de plus raiſonnable, que de venir cacher ma mélancolie dans la ſolitude, afin de ne troubler pas la joye de ceux qui en ont ? Mais, Seigneur, luy dis-je, c’eſt la cauſe de cette melancolie que tout le monde cherche, & que Perſonne ne trouve : & en mon particulier, je vous demande pardon ſi je vous dis que je la cherche comme les autres, ſans la pouvoir rencontrer. Car, Seigneur, ce n’eſt pas l’ambition qui vous tourmente : Non Leontidas, me dit il, & quand je ſerois malade de cette eſpece de maladie, le Roy m’en gueriroit bientoſt. Ce n’eſt pas auſſi la vangeance, repris-je, car comme vous n’eſtes haï de perſonne, il eſt croyable que vous n’avez pas de haine. Vous avez raiſon, repliqua t’il en ſoupirant, & je penſe que je ſuis mon plus grand ennemy. Ce n’eſt pas auſſi la paſſion que vous avez pour les Livres, pourſuivis-je, car cette pallion fait des Solitaires, mais elle ne fait pas de melancoliques au point que vous l’eſtes. Et puis, il y a long temps que vous l’avez, ſans qu’elle ait produit un ſi mauvais effet en voſtre eſprit. Les Livres, me repliqua t’il, ne ſont ſans doute pas mon chagrin : & ſi j’eſtois raiſonnable, ils m’en devroient pluſtost ſoulager. Ce n’eſt pas auſſi, luy dis-je, l’amour qui vous tourmente : car vous ne voyez perſonne qui vous en puiſſe donner. Concluez donc, me dit il en m’embraſſant, qu’il n’y a rien à dire ſinon que je me haï moy meſme ; que j’ay perdu la raiſon ; & que ſi mes Amis ſont bien ſages, ils me laiſſeront en repos ; & attendront du temps la connoiſſance ou la gueriſon de mon mal. Quoy, Seigneur, luy dis-je, Leontidas qui a pour vous une affection extréme, ſera traité comme les autres, & ne sçaura rien davantage de vous, que ce qu’en sçauroient vos Ennemis ſi vous en aviez ? Ha ! Seigneur, luy dis-je encore, il faut s’il vous plaiſt que vous agiſſiez d’une autre maniere : & pour vous teſmoigner que Leontidas le merite en quelque ſorte ; sçachez, Seigneur, que juſques icy je vous ay parlé comme un Eſpion, que le Roy qui veut sçavoir à quelque prix que ce ſoit, ce que vous avez dans l’ame vous a envoyé : Mais apres m’eſtre aquité de ma commiſſion inutilement, ce n’eſt plus, Seigneur, comme un Envoyé du Roy que je vous parle ; c’eſt comme un homme qui eſt reſolu de vous ſervir de ſa vie, ſi vous en avez beſoin : & de ne vous abandonner point abſolument, qu’il n’ait sçeu la cauſe de la melancolie qui vous poſſede. Car Seigneur, ſi cette melancolie n’en a pas, & que ce ne ſoit qu’un déreglement d’humeurs, il faut que je demeure icy, pour taſcher de vous divertir malgré vous : & ſi au contraire elle en a une, il faut encore que Leontidas vous y ſerve, quand meſme il ne vous en devroit reüſſir autre bien, que celuy de vous aider à la cacher, & au Roy, & à toute la Cour, ſi vous ne voulez pas qu’ils la sçachent. Je ne penſe pas, me dit il en ſoupirant, qu’il y ait une meilleure joye de ne la deſcouvrir pas, que de ne la dire à perſonne. Mais, Seigneur, luy dis-je, ſi vous me traitez avec cette indifference, quand je ſeray retourné à Paphos, & que le Roy demandera ce que je crois de voſtre chagrin, il faudra bien que je luy die quelque choſe. Et que luy direz vous ? reprit Philoxipe ; Je penſe, Seigneur, luy dis-je, que pour me vanger du peu de confiance que vous aurez euë en moy, je luy diray ce que je ne croy point du tout ; qui eſt que vous eſtes amoureux ; & que la honte de voſtre ancienne inſensibilité, ou de voſtre nouvelle foibleſſe, vous empeſche de l’advoüer. Je luy diray meſme peut-eſtre, luy dis-je en riant, que cette Venus Uranie dont on vous a tant fait la guerre, depuis la belle Feſte que vous fiſtesicy, & qui preceda quelques jours voſtre humeur melancolique, vous a affectivement donné de l’amour. Enfin, Seigneur, il n’eſt rien de ſi bizarre, que je ne ſois capable de dire, pour me vanger du tort que vous faites à la paſſion que j’ay pour voſtre ſervice.

Philoxipe pendant ce diſcours, avoit changé vingt fois de couleur : & ſoit par amitié, ou par l’importunité que je luy faiſois, ou parce qu’en eſtet ceux qui ſont amoureux, aiment naturellement à parler de leur amour ; il me prit par la main ; me fit entrer dans ſon Cabinet ; & apres m’avoir fait faire des ſermens ſolemnels de ne deſcouvrir jamais ce qu’il m’alloit dire : mais avec autant de ceremonie & d’empreſſement, que s’il euſt eu à me deſcouvrir qu’il avoit conſpiré contre l’Eſtat, ou attenté à la perſonne du Roy, il m’aprit qu’il eſtoit amoureux. Quoy, Seigneur, luy dis-je en riant, ces retraites, ces melancolies, & ce ſecret impenetrable que tout le monde cherche & que perſonne ne trouve, n’eſt autre choſe ſinon que vous eſtes amoureux ? Ha Leontidas, me dit-il, ne vous joüez point de mon malheur, car il eſt plus grand que vous ne penſez : mais Seigneur, luy dis je. j’ay bien de la peine à comprendre, que vous puiſſiez eſtre auſſi infortuné que vous dittes : parce que je ne comprens point qu’il y ait une Princeſſe en tout le Royaume (ſi vous en exceptez l’ambitieuſe Aretaphile qui veut eſtre Reine) qui ne reçoive voſtre affection favorablement, ſi vous la luy faites connoiſtre. Helas, me dit il en ſoupirant, l’Amour m’a bien traité plus cruellement que vous ne penſez : & puis qu’il faut vous deſcouvrir le ſecret de mon ame, sçachez que j’ay trouvé une reſistance invincible, dans le cœur d’une Perſonne qui n’habite que parmy des Rochers, & qui ne loge que ſous une Cabane. Ouy Leontidas, j’ay trouvé une Fille, ou pour mieux dire, j’ay trouvé la Vertu meſme toute pure, & ſous le viſage de Venus Uranie, qui m’a reſisté, & qui me reſiste encore. Une Fille, dis-je, que l’ambition ne touche point : à qui la beauté ne donne ny affetterie ny orgueil : qui a de la ſimplicité & de l’eſprit : de la galanterie & de la ſincerité : & qui dans un lieu ſauvage & deſert, que les Dieux ſeuls m’ont enſeigne ; parle mieux que tout ce qu’il y a de femmes d’eſprit à la Cour. Mais apres tout cela, elle loge ſous une Cabane : ſa condition me paroiſt fort baſſe, ſi je regarde tout ce qui l’environne : & elle me paroiſt née ſur le Throſne quand je ne regarde qu’elle, ou que je ne fais que l’entendre parler. Ceux qui la conduiſent ont de l’eſprit & de la vertu : Mais encore une fois Leontidas, ils logent dans une Cabane, & ne la veulent pas meſme abandonner. Enfin, me dit il preſque les larmes aux yeux, je ſuis le plus infortuné des hommes : j’ay une paſſion que je ne sçaurois vaincre, & que je ne veux point que l’on sçache : je reſpecte trop la vertu de Policrite (car cette Perſonne dont je vous parle s’apelle ainſi) pour concevoir un deſir criminel ; joint que je l’aurois inutilement : j’aime auſſi trop la gloire pour me reſoudre à eſpouser une Fille de cette condition, ſans une forte repugnance : Cependant je ne puis vivre ſans elle : je ſouffre par tout ailleurs, un ſupplice que je ne puis dire : ſans pouvoir prevoir de remede à mon mal, je le ſuporte ſans m’en pleindre, & ſans nul eſpoir que la mort. Philoxipe me dit cela d’une maniere ſi touchante, que j’en eus le cœur attendry : & alors il me conta tout ce qui luy eſtoit advenu : comment il avoit rencontre Policrite : ſa ſurprise de voir que c’eſtoit la Perſonne d’apres laquelle Mandrocle avoit fait la Peinture de ſa Venus Uranie : & tout ce que je vous viens de dire. Quoy que je ſusse un peu ſurpris de cette bizarre paſſion, principalement quand je me ſouvenois de l’inſensibilité de Philoxipe : je taſchay pourtant de le conſoler. Seigneur, luy dis-je, la beauté, quand elle eſt comme celle que vous me repreſentez, & comme celle que j’ay veüe en la Venus de voſtre Galerie, porte quelque excuſe avec elle, de quelque condition que ſoient les perſonnes qui la poſſedent : principalement quand elle ne fait naiſtre que de ces paſſions paſſageres qui troublent l’ame, mais qui ne la poſſedent pas long temps : comme je veux eſperer que fera celle dont vous vous pleignez. Non non, dit il, Leontidas, ne vous y trompez point : j’aimeray Policrite juſques au Tombeau. Mais, Seigneur, pour n’abuſer pas de voſtre patience, je vous diray que connoiſſant le mal de Philoxipe trop grand pour le pouvoir guerir, je le flatay & l’adoucis autant qu’il me fut poſſible : en fuiſſe il me mena dans ſa Galerie, pour me monſtrer ſon excuſe, quoy que j’euſſe veû ſes Peintures beaucoup d’autres fois. Apres nous allaſmes nous promner : mais comme il ne pouvoit jamais aller que d’un coſté, nous fuſmes parmy ces Rochers, juſques à un endroit d’où l’on deſcouvroit la petite Maiſon de Policrite. Nous ne la viſmes pas ſi toſt, que rougiſſant d’amour & de confuſion tout enſemble ; c’eſt là, me dit il, mon cher Leontidas, que demeure la Perſonne que j’adore : c’eſt ſous ce petit Toict : que je preſere aux plus ſuperbes Palais, que Philoxipe trouve quelques momens de plaiſir : & c’eſt là enfin qu’eſt renfermée toute ma joye, & toute ma felicité. Seigneur, luy dis-je, il ne faut pas de meilleures marques de la grande beauté de Policrite, que la petiteſſe de ſa Cabane : & quiconque s’imaginera que le Prince Philoxipe aime en ce lieu là, ne doutera meſme point qu’il n’ait diſputé ſon cœur autant qu’il a pû. Enfin Seigneur, apres que ce Prince m’eut bien exageré toutes les beautez & tous les charmes de Policrite, ſans vouloir ſouffrir que je la viſſe, tant il avoit peur de la fâcher ; il falut ſonger à revoir Paphos : car j’avois promis au Roy d’y retourner dés le ſoir meſme. Je demanday donc à Philoxipe ce que je luy dirois : toutes choſes, me reſponditil, mon cher Leontidas, pluſtost que la verité de mon avanture : Car aux termes où eſt mon eſprit, je penſe que je me deſespererois, ſi le Roy la sçavoit.

Je le quittay donc, apres qu’il m’eut encore fait jurer cent & cent ſois, de ne deſcouvrir pas la moindre choſe de ſon malheur : & je fus retrouver le Roy, qui m’attendoit avec une impatience extréme : & qui s’eſtoit retiré exprés d’aſſez bonne heure, afin que je puſſe l’entretenir avec plus de liberté quand je reviendrois, Et bien, me dit il, Leontidas, que fait noſtre Solitaire ? Seigneur, luy dis-je, en le nommant comme vous faites, voſtre Majeſté peut aiſément deviner ſes occupations : il reſue ; il ſe promene ; il lit ; il regarde ſes Peintures & ſes Statües :  ; il va d’un lieu en un autre ; & cherchant ſans doute la ſanté par tout, il ne la trouve en nulle part. Mais Leontidas, me dit il, vous me parlez comme parle Philoxipe : & ce n’eſt pas là ce que j’ay attendu de vous, Seigneur, luy repliquay-je, j’ay fait tout ce que j’ay pû pour ſatisfaire voſtre Majeſté : mais je vous advoüe que mon voyage n’a pas eſté ſi heureux que je le penſois. Car enfin Philoxipe dit ſeulement qu’il ſe trouve un peu mal ; & qu’il a une melancolie qu’il ne sçauroit vaincre. Luy avez vous demandé, me dit le Roy, ſi ce ne ſeroit point qu’il ſouhaitast quelque choſe que je ne m’aduiſasse pas de luy donner, parce que je ne sçay pas qu’il la deſire ? Ha Seigneur (luy dis-je, penſant bien faire) l’ambition ne tourmente point Philoxipe ; & il eſt ſi ſatisfait de voſtre Majeſté, qu’il ne ſouhaite rien au de là de ce qu’il poſſede. Avez vous donc deſcouvert, reprit il, qu’il ait quelque meſcontement ſecret contre quelqu’un de cette Cour ? Car ſi cela eſt, adjouſta t’il, je feray mon intereſt du ſien : & ne vangeray pas moins une injure qu’il aura receüe, que ſi je l’avois reçeüe moy meſme. Seigneur, luy dis-je, Philoxipe paroiſt ſi aimé de tout le monde, qu’il eſt difficile de croire que quelqu’un l’ait pû fâcher. Je ne sçay plus qu’imaginer, reprit le Roy, & puis que l’ambition de Philoxipe eſt ſatisfaite, & que la haine & la vangeance ne troublent point ſon eſprit, il faut donc qu’il ſoit amoureux. Voſtre Majeſté, luy dis-je connoiſt trop l’inſensibilité de Philoxipe, pour le ſoubçonner d’une ſemblable choſe : Non Leontidas, me dit il, l’inſensibilité paſſée de Philoxipe, n’eſt pas une raiſon aſſez forte, pour me perſuader qu’il ſoit encore inſensible : & je ne doute preſque point, que ce ne ſoit cette paſſion qui me dérobe Philoxipe. Car enfin il a toutes les marques d’un homme amoureux : ſon viſage eſt changé, ſans qu’il ait eſté malade : il eſt chagrin ſans ſujet : il reſue preſque touſjours : il ne peut durer en nulle part : il nous fait un grand ſecret de ſa melancolie : il ne peut ſouffrir qu’on luy en parle : il abandonne le ſoing de ſes affaires : il ne fait plus de viſites que par contrainte : & excepté la Princeſſe Aretaphile qu’il a voüe par mon commandement ; il n’a pas fait une viſite de Dames, depuis que nous fuſmes à Clarie. Seigneur, luy dis-je, une partie de ce que vous dittes pour prouver que Philoxipe eſt amoureux, eſt ce me ſemble ce qui fait voir qu’il ne l’eſt pas : car enfin s’il aimoit, il chercheroit la perſonne aimée : on le verroit attaché aupres d’elle : au lieu d’eſtre melancolique, il en ſeroit plus galant & plus ſociable : & au lieu de chercher la ſolitude comme il fait, il me ſemble qu’il augmemeroit pluſtost les divertiſſemens de la Cour : & que la Muſique, le Bal, la converſation & les promenades, ſeroient ſes occupations les plus frequentes. Ce que vous dittes, reſpondit le Roy, eſt bien dit, pour les paſſions ordinaires, ou pour les Amants heureux : Mais il eſt certaines paſſions bizarres, qui naiſſent parmy le chagrin ; qui s’y entretiennent, & qui fuyent meſme les plaiſirs. Ce qui m’embarraſſe un peu, pourſuivit il, c’eſt qu’enfin je ne puis imaginer de qui Philoxipe peut-eſtre amoureux, & en eſtre mal traité : car il n’y a ſans doute pas une Dame en tout mon Royaume, qui ne fut gloire d’avoir conqueſté ſon cœur. Et puis, reprenoit il encore, je n’ay point remarqué qu’il ſe ſoit attaché à la converſation de pas une en particulier : cependant inſailliblement Philoxipe eſt amoureux. Seigneur, luy repliquay-je, attendez à en parler ſi determinément, que vous en ayez de plus fortes prevues : & que vous ayez du moins de quoy conjecturer qui luy peut avoir donne de l’amour. Le Roy ſe mit alors à repaſſer toutes les femmes de la Cour l’une apres l’autre : & de toutes il trouva qu’il n’y avoit point d’apparence de le ſoubçonner d’en eſtre amoureux. Il ſe mit donc à ſe promener ſans rien dire : quelque temps apres je le vy rougir : & un moment en ſuitte il me parut fort inquiet. Leontidas, me dit il, vous sçavez plus que vous ne me dites. Seigneur, luy repliquay-je, je n’ay rien dit à voſtre Majeſté qui ne ſoit veritable : car enfin l’ambition de Philoxipe eſt ſatisfaite : il n’a point d’ennemis que je sçache : & ſi je ne me trompe, les plus belles Dames de voſtre Cour, n’ont pas grand pouvoir ſur ſon cœur. Ha Leontidas, me dit il, vous me déguiſez la verité : mais ſans que vous me la diſiez, je ne laiſſe pas de la sçavoir. Ouy Leontidas, adjouſta t’il, Philoxipe a de l’amour : & de l’amour ſans doute qui trouble ſon ame : & de l’amour qu’il veut combatre & qu’il veut vaincre : & ſi ce que je penſe n’eſtoit point, il ne ſeroit pas un ſi grand ſecret de ſa paſſion. Mais Dieux, reprenoit ce Prince, que je ſuis malheureux ! & à quelle eſtrange extremité me voy-je reduit ? Car enfin Leontidas, me dit il, advoüez la verité. Philoxipe eſt devenu mon Rival malgré luy : & le déplaiſir qu’il en a, eſt ce qui fait tout ſon chagrin. Ha Seigneur (m’écriay-je, ſans avoir loiſir de raiſonner ſur ce que je diſois) je ne sçay point la cauſe du chagrin de Philoxipe : mais je sçay bien qu’il n’eſt point amoureux de la Princeſſe Aretaphile : & qu’il a trop de reſpect pour voſtre Majeſté, pour en avoir ſouffert la penſée dans ſon cœur. Songez bien Leontidas, reprit il, à ce que vous dites ; Vous m’aſſurez que vous ne sçavez point le ſujet de la melancolie de Philoxipe ; & vous sçavez pourtant bien qu’il n’eſt point mon Rival : Encore une fois Leontidas, ſi vous sçavez la choſe dites la moy : ou ſi vous ne la sçavez pas, advoüez que mes ſoubçons ſont bien fondez : & ne craignez pas que pour cela j’en veüille mal à Philoxipe : au contraire, je luy en auray plus d’obligation. Le diſcours du Roy me mit en une peine extréme : car enfin à moins que de violer tout ce qu’il y a de plus Sacré parmy nous, je ne pouvois reveler le ſecret de Philoxipe : qui m’avoit faitivrer plus de cent fois de n’en parler jamais. De conſentir auſſi que le Roy le ſoubçonnaſt d’eſtre ſon Rival, il me ſembloit que cela luy eſtoit d’une trop grande importance, pour le laiſſer en cette opinion : mais plus je luy voulois perſuader que cela n’eſtoit pas, plus il le croyoit. Non, me diſoit il, je ſuis cauſe de mon malheur, & de celuy de Philoxipe : c’eſt moy qui J’ay obligé de voir Aretaphile plus ſouvent qu’une autre : c’eſt de ma propre main qu’il en eſt enchainé : & c’eſt moy qui fais tout ſon ſuplice. Car, pourſuivoit il, je comprends aiſément qu’il ne cherche la ſolitude, que pour ſe guerir de cette paſſion : j’ay meſme remarqué depuis quelque temps, qu’il areçeu toutes les commiſſions que je luy ay données de parler à Aretaphile avec peine : qu’il les a eſvitées autant qu’il a pû & je ne ſuis que trop perſuadé, qu’il a diſputé ſon cœur opinaſtrément ; & que je ſuis la ſeule cauſe de ſon ſuplice. Dieux, diſoit il, quelle infortune eſt la mienne ? il n’y a pas un ſeul homme en tout mon Royaume que je ne haïſſe s’il eſtoit mon Rival, excepté Philoxipe : & il n’y a pas une femme en toute la Cour, qui ne l’euſt rendu heureux s’il l’euſt aimée, à la reſerve de la Princeſſe Aretaphile. Mais Seigneur, luy diſois-je encore, je vous proteſte que Philoxipe n’en eſt point amoureux : & je vous proteſte, me reſpondoit ce Prince avec une douleur extréme, que Philoxipe eſt mon Rival : car ſi cela n’eſtoit pas, il m’auroit deſcouvert ſa paſſion. Le reſpect qu’il a pour vous, luy repliquois-je, l’en auroit deû empeſcher, quand il ſeroit vray qu’il auroit aimé : Non non, diſoit il, vous ne m’abuſerez pas : & je ſuis eſgalement perſuadé, de l’amour de Philoxipe ; de ſon innocence ; & de mon malheur. Car enfin quel homme du monde que j’aime le plus cherement, ſoit devenu amoureux de la ſeule Perſonne que je puis aimer : & que je me voye dans la cruelle neceſſité d’abandonner Aretaphile, ou de voir mourir Philoxipe ; c’eſt une advanture inſuportable. Seigneur, luy dis-je, je ſupplie voſtre Majeſté d’attendre qu’elle ait veû encore une fois Philoxipe, & qu’elle luy ait commandé abſolument de luy d’eſcouvrir ſon cœur, auparavant que de ſe determiner à rien : & ſi vous me le voulez permettre, j’iray le faire venir demain au matin. Non non, me dit le Roy, vous ne ſortirez point du Palais d’aujourd’huy ; & vous ne verrez point Philoxipe avant moy. En effet ce Prince me donna en garde à un des ſiens ; & me commanda de me retirer, à une Chambre que l’on me donna dans le Palais. De vous repreſenter, Seigneur, mon embarras, & l’inquietude du Roy, ce ſeroit une choſe aſſez difficile : puis qu’à vous dire la verité, il avoit autant d’amitié pour Philoxipe, qu’il avoit d’amour pour Aretaphile. Qui vit jamais diſoit il (car il l’a luy meſme raconté depuis) une avanture pareille à la mienne ? j’ay un Rival qu’il faut que j’aime malgré moy : & qui me donne un plus grand ſujet de l’aimer par l’amour qu’il a pour ma Maiſtresse, que par tout ce qu’il a jamais fait pour mon ſervice, & que par tous les bons offices qu’il m’a meſme rendus aupres d’elle : eſtant certain que je n’ay qu’à le regarder, pour connoiſtre ce qu’il ſouffre à ma conſideration ; & que je n’ay qu’à conſiderer la vie qu’il mene, pour voir combien je luy ſuis obligé. Je voy dans ſes yeux une melancolie qui me fait craindre ſa mort : & je voy en toutes ſes actions, des marques viſibles de ſon amour pour Aretaphile, & de ſon reſpect pour moy. Que feray-je ? diſoit il, feindray-je d’ignorer cette paſſion, & laiſſeray-je mourir Philoxipe ? Mais il n’eſt plus temps de vouloir faire un ſecret de ce que je penſe, puis que Leontidas le sçait : Leontidas, dis-je, qui a tant de part en ſa confidence & en ſon amitié. Diray-je auſſi à Philoxipe que je sçay ſon amour ſans l’en pleindre ? & quand je l’en pleindray, quel foible ſecours ſera celuy là ? Je haſteray peut eſtre l’heure de ſa mort, par le deſespoir que je luy donneray : Mais auſſi pourrois-je ceder Aretaphile, & l’amitié ſeroit elle plus forte que l’amour ? Philoxipe a une paſſion injuſte : mais les paſſions ne ſont pas volontaires, adjouſtoit il, & il a fait tout ce qu’il a pû & deû faire : puis que ne pouvant s’empeſcher d’aimer, il s’eſt empeſché de le dire : & a mieux aimé expoſer ſa vie par ſon ſilence reſpectueux, que de la conſerver en parlant d’une paſſion qu’il sçait bien qui me doit deſplaire. Ce Prince paſſa la nuit de cette ſorte, avec une agitation eſtrange : quelquefois il ſentoit de la colere & de la haine dans ſon cœur, ſans sçavoir pourtant ny de qui il devoit ſe vanger, ny qui il devoit haïr. Tantoſt il accuſoit un peu Philoxipe, de ne luy avoir pas dit d’abord ce qu’il ſentoit : tantoſt il s’en prenoit à la beauté d’Aretaphile : mais à la fin il s’en accuſoit luy meſme. Puis tout d’un coup venant à conſiderer le pitoyable eſtat où il voyoit Philoxipe reduit, & la malheureuſe vie qu’il menoit ; la compaſſion attendriſſoit ſon cœur de telle ſorte, qu’il s’en faloit peu qu’il n’aimaſt plus ſon pretendu Rival que ſa Maiſtresse. Il ſe ſouvenoit alors, que toutes les faveurs qu’il en avoit reçeuës, avoient eſté meſnagées & obtenuës par le moyen de Philoxipe : & il comprenoit ſi parfaitement, la peine qu’auroit effectivement ſouffert Philoxipe, ſi la choſe euſt eſté comme il la croyoit ; qu’il en eſtoit touché d’une pitié extréme.

Le lendemain au matin ſe paſſa encore en de pareilles inquietudes, & en des irreſolutions eſtranges : Mais enfin apres avoir diſné d’aſſez bonne heure, il partit tres peu accompagné, pour aller coucher à Clarie ; ſans qu’il m’euſt eſté poſſible de trouver les moyens de faire donner nul advis à Philoxipe : parce que celuy a qui l’on m’avoit baillé en garde, s’eſtant imaginé que c’eſtoit pour une affaire d’autre nature, me traitoit de Priſonnier d’Eſtat, & ne m’en voulut jamais donner la permiſſion. Au contraire, pour faire valoir ſon zele & ſa fidelité, il fut advertir le Roy de ce que j’avois voulu faire, ce qui le confirma encore plus fortement en ſon opinion. Ce Prince m’ayant fait commander de le ſuivre, j’arrivay à Clarie aveque luy, ſans qu’il euſt parlé tant que le chemin avoit duré, n’ayant fait que reſver ſur ſon avanture : mais comme nous y fuſmes, les Gens de Philoxipe dirent au Roy qu’il n’y eſtoit pas ; & que ſuivant ſa couſtume, il eſtoit allé ſe promener ſeul. Le Roy s’informa tres ſoigneusement d’un Eſcuyer qu’il y avoit long temps qui eſtoit à luy, s’il ne sçavoit rien du ſujet de la melancolie de ſon Maiſtre ? & comme cét homme aimoit tendrement Philoxipe ; voulant profiter de l’honneur que luy faiſoit le Roy de luy parler ; Seigneur, luy dit il, je ne sçay point ce qu’a mon Maiſtre : mais je sçay bien que ſi voſtre Majeſté n’a la bonté de trouver quelque remede au chagrin qui le poſſede, il mourra infailliblement bientoſt. Car enfin il mange peu : il ne dort preſque point : il ſoupire continuellement : il ne peut ſouffrir qu’on luy parle de ſes affaires : il erre les journées entieres parmy ces Champs : & je l’ay meſme entendu lors qu’il ne penſoit pas que je l’ouïſſe, & lors meſme qu’il ne penſoit pas parler, tant ſa reſverie eſtoit profonde ; s’eſcrier, Dieux, que penſeroit le Roy, s’il voyait ma melancolie telle qu’elle eſt ! & qu’il luy ſera difficile de deviner la cauſe de ma mort ! Enfin, Seigneur, pourſuivit cét homme preſque les larmes aux yeux, je ne sçay que ce que je dis : mais je sçay bien que voſtre Majeſté perdra le plus fidelle de ſes Serviteurs, ſi elle perd le Prince mon Maiſtre. Pendant que cét Eſcuyer parloit de cette ſorte, je ſouffrois une peine eſtrange : car je voyois que tout ce qu’il diſoit, confirmoit le Roy en ſon opinion. J’avois beau vouloir luy faire ſigne, il ne me regardoit point, tant il eſtoit attentif à ce qu’il diſoit. Le Roy de ſon coſté ſoupiroit : & apres qu’il eut quitté cét Eſcuyer ; Et bien Leontidas, me dit il, vous voulez que Philoxipe ne ſoit pas amoureux, & qu’il n’aime pas Aretaphile ? Seigneur, luy dis-je, j’adjouë que je le crois encore ainſi : & je voudrois bien que voſtre Majeſté peuſt ſe reſoudre de le croire comme moy. Ha ! malheureux Philoxipe, s’eſcria le Roy ſans me reſpondre, quel pitoyable deſtin eſt le tien ! & que je ſuis infortuné moy meſme, de ne pouvoir te guerir abſolument du mal qui te poſſede ! Je voulus alors aller chercher Philoxipe, afin de pouvoir l’advertir des ſentimens du Roy auparavant qu’il le viſt : mais il ne voulut pas me le permettre ; & s’eſtant fait monſtrer le chemin que Philoxipe tenoit le plus ſouvent, nous fuſmes effectivement vers la Source de Clarie. Cependant Philoxipe eſtoit allé chez Cleanthe, où les choſes avoient un peu changé de face : eſtant certain que depuis que Policrite avoit sçeu que ſa condition n’eſtoit pas telle qu’elle l’avoit touſjours crevé ; le merite de Philoxipe avoit fait un plus grand progrés dans ſon cœur : & elle n’avoit pû ſi bien cacher ſes ſentimens, que Cleanthe & Megiſto ne s’en fuſſent aperçeus avec beaucoup de chagrin. C’eſtoit toutefois une choſe, qui ne rendoit pas Philoxipe plus heureux : car cette jeune Perſonne s’eſtant mis dans la fantaiſie d’eſprouver ſon affection, par une indifference aparente ; luy cachoit avec beaucoup de ſoing, la tendreſſe qu’elle avoit pour luy. Et en effet, le jour meſme que le Roy fut à Clarie, & que nous n’y trouvaſmes point Philoxipe, elle luy donna autant d’inquietude, qu’elle luy cauſa d’admiration. Car eſtant allé chez elle, & l’ayant trouvée au pied d’un Arbre, où elle deſſignoit ſur des Tablettes de Palmier, un petit coing de Païſage qui luy plaiſoit ; il ſe mit à l’entretenir de ſa paſſion ; & à luy proteſter, qu’elle eſtoit touſjours plus violente. Seigneur, luy dit elle, s’il eſt permis à Policrite de parler ainſi, je vous diray que ſi vous avez deſſein d’aquerir mon eſtime, vous ferez mieux de me dire que voſtre paſſion devient tous les jours plus ſage & plus moderée : car à vous dire la verité, je crains un peu ces paſſions furieuſes dont j’ay entendu parler, que l’on dit qui déreglent la raiſon ; qui font perdre le reſpect que l’on doit à la Vertu, encore qu’elle n’habite que ſous une Cabane ; & qui font faire enfin cent eſtranges choſes, qui donnent de l’horreur, à les entendre ſeulement raconter. C’eſt pourquoy, Seigneur, ſi vous avez deſſein de m’obliger, vous vous contenterez de me dire que vous avez aſſez d’affection pour moy, pour ſouhaiter s’il eſtoit poſſible, que la Fortune m’euſt eſté plus favorable ; que je fuſſe née d’une condition plus relevée que je ne ſuis ; ou que du moins cela n’eſtant pas, je puiſſe demeurer contente dans la mienne, ſans envier celle d’autruy. Pour vous aimer avec mediocrité (luy reſpondit Philoxipe, qui m’a raconté depuis toute cette converſation) il faudroit que voſtre beauté fuſt mediocre : il faudroit que voſtre eſprit & voſtre vertu le fuſſent de meſme : & il faudroit enfin que ce charme inexpliquable que je trouve en la moindre de vos paroles & de vos actions, & aux moins favorables de tous vos regards ; ne m’enchantaſt pas comme il fait. Mais diuine Policrite, ne craignez rien de la violence de ma paſſion : puis que plus elle ſera forte, plus je ſeray reſpectueux, & ſousmis à vos volontez. Seigneur, luy dit elle, ſi ce que vous dites eſt vray, ne m’en parlez donc plus s’il vous plaiſt : puis que ne pouvant comprendre qu’il me ſoit permis de vous donner nulle part à mon affection, il me ſemble que je vous dois prier de ne m’entretenir plus de la voſtre. Mais adorable Policrite, reprit il, pour qui la reſervez vous, cette glorieuſe affection que vous dites cruellement que je ne poſſederay jamais ? A ces mots Policrite rougit ; & baiſſant les yeux avec beaucoup de modeſtie, Je la reſerveray, luy dit elle, pour nos Bois, pour nos Prez, pour nos Rochers, & pour nos Fontaines : dont je penſe, Seigneur, pourſuivit elle en ſous-riant, que vous ne ſerez pas jaloux. Je n’en ſeray pas jaloux, repliqua t’il, mais j’en ſeray envieux : & je ne ſouffriray pas facilement que vous aimiez à mon prejudice, des choſes qui ne vous sçavroient aimer. Mais cruelle Perſonne, ne me direz vous rien de plus obligeant ? & quittant la Cour comme je fais pour l’amour de vous : & renonçant à tout ce qu’il y a au monde, excepté à Policrite : eſt il poſſible que je ne puiſſe vous obliger à me traiter avec un peu moins de ſeverité ? Je ne demande pas que vous m’aimiez : mais dites ſeulement que vous n’eſtes pas marrie que je vous aime : & adjouſtez y ſi vous voulez, que ſi je ne ſuis point aimé, c’eſt que vous ne voulez rien aimer, & que vous n’aimerez jamais rien. L’advenir, reſpondit malicieuſement Policrite, eſt une choſe, Seigneur, dont je ne dois pas reſpondre avec tant de certitude : & comme vous n’euſſiez pas preveû le jour auparavant que j’euſſe l’honneur d’eſtre connuë de vous, que vous quitteriez ſouvent vos Palais, pour venir à la Cabane que j’habite : que sçay-je de meſme ſi la reſolution que je fais de ne recevoir nulle affection en mon cœur, y demeurera toujours ? Non Seigneur, il ne faut pas ſe fier ſi abſolument en ſoy meſme : & je ne puis reſpondre que des ſentimens preſens de mon ame. Monſtrez les moy donc, repliqua t’il, tels qu’ils ſont veritablement : afin que je sçache ce que je dois faire. Seigneur, luy reſpondit Policrite, comme j’ay beaucoup d’eſtime & beaucoup de reſpect pour vous, je vous advoüeray que je ne ſerois pas bien aiſe que vous aimaſſiez long temps une perſonne qui ne fuſt pas d’une condition proportionnée à la voſtre : & que je ne pourrois guere recevoir un plus ſensible déplaiſir. Philoxipe qui n’entendoit par le ſens caché de ces paroles, luy reſpondit que la ſupréme Beauté eſtoit quelque choſe de Divin, qui ennobliſſoit toutes celles qui la poſſedoient. Non, luy dit elle encore avec plus de malice, ne vous y trompez pas : pour faire naiſtre l’amour, il faut à mon advis de la proportion en toutes choſes : & ſi j’avois un jour à aimer quelqu’un, ce ſeroit infailliblement une perſonne de ma condition : & je ne me reſoudrois jamais, d’aimer un homme qui n’en ſeroit point. Quoy Policrite, s’écria Philoxipe bien affligé, il y a de la verité en vos paroles ? Ouy Seigneur, repliqua t’elle, & le temps vous le fera connoiſtre. Mais Policrite, reprit il, vous ne ſongez pas que vous eſtes un Miracle : & que l’on ne trouve pas parmy des Rochers, des hommes de voſtre condition, qui ayent aſſez de merite pour devoir ſeulement oſer vous regarder. Je n’aimeray donc rien Seigneur, reſpondit elle en ſe levant, parce qu’elle vit paroiſtre Cleanthe & Megiſto : qui ne pouvant plus ſouffrir les viſites du Prince ſans impatience, veû ce qu’ils penſoient avoir remarque dans le cœur de Policrite, le prierent avec beaucoup de civilité, de vouloir ne ſe donner plus la peine de venir ſi ſouvent chez eux. Mais comme Philoxipe avoit l’eſprit un peu irrité des cruelles paroles qu’il penſoit avoir entendues de Policrite, & qui luy eſtoient pourtant tres avantageuſes : il ne pût recevoir le diſcours de Cleanthe & de Megiſto avec la moderation qu’il avoit accouſtumé d’avoir. Au contraire, il parut de la colere ſur ſon viſage, & beaucoup de douleur dans ſes yeux. Cleanthe, luy dit il comme je ne viens pas icy pour vous dérober le Threſor que les Dieux vous ont donné, ne vous oppoſez pas à la ſatisfaction que je trouve à admirer en Policrite, la vertu que vous luy avez apriſe. Seigneur, reprit Cleanthe, quoy que je connoiſſe bien la voſtre, je ne laiſſe pas de craindre que comme Policrite n’a pas encore aſſez veſcu pour connoiſtre preciſément, juſques où doit aller le reſpect qu’elle vous doit : elle ne manque à quelque choſe, ou contre vous, ou contre elle meſme. Non non, luy repliqua bruſquement Philoxipe, ne craignez rien de ce que vous dittes : & apprehendez pluſtost que ſa ſeuerité ou la voſtre ne me face perdre la raiſon. Enfin cette converſation quoy que reſpectueuse pour Policrite, fut touteſois ſi paſſionnèe, que Cleanthe & Megiſto en furent fort affligez : & Policrite meſme en eut aſſez d’inquietude, & ſe repentit d’avoir parlé ſi malicieuſement à Philoxipe.

Mais enfin ce Prince ſe retira fort triſte, & fort amoureux tout enſemble : comme il s’en revenoit avec intention de remonter à cheval, à l’endroit où il avoit accouſtumé d’en laiſſer un avec un de ſes Gens ; il rencontra le Roy, qui avoit mis pied à terre, & que j’avois l’honneur d’accompagner. Je vous laiſſe à penſer combien cette veüe le ſurprit : je voulus d’abord taſcher de luy faire connoiſtre par quelque ſigne que j’eſtois au deſespoir de ce que le Roy luy allait dire : Mais ce que je penſois faire pour luy preparer l’eſprit à quelque choſe de fâcheux, produiſit un autre effet, & l’embarraſſa davantage. Auſſi toſt qu’il eut aperçeu le Roy, faiſant effort ſur luy meſme, pour cacher une partie de ſon chagrin, il s’avança en diligence : & prenant la parole le premier, apres l’avoir ſalüé, Segneur, luy dit il, voſtre Majeſté quitte ce me ſemble Paphos, en une Saiſon où elle n’a guere accouſtumé de chercher la promenade ſolitaire. Vous avez raiſon, reſpondit il, mais il ſemble pourtant bien moins eſtrange que je vienne chercher Philoxipe à Clarie, que de trouver Philoxipe parmy des Rochers. Comme il faiſoit aſſez beau ce jour là, quoy que ce fuſt en hyver, le Roy ne pouvant differer davantage à dire à Philoxipe ce qu’il avoit ſur le cœur : s’arreſta en un endroit aſſez agreable, apres avoir fait ſigne au peu de monde qui l’avoit ſuivy, de ſe retirer, & m’avoir commandé que je demeuraſſe. Comme il n’y eut donc plus que Philoxipe & moy aupres de ce Prince, il ſe fit un ſilence qui dura aſſez long temps : & où ſans doute nous penſions tous trois des choſes bien differentes. Le Roy voyant Philoxipe ſi changé, ſi melancolique, & ſi inquiet, taſchoit de faire que ſon amitié fuſt plus forte que ſon amour : Philoxipe vouloit chercher dans les yeux du Roy & dans les miens, ce qu’il avoit à luy dire, & le ſujet de ſon voyage : caignant, veû les ſignes que je luy faiſois, qu’il ne sçeuſt ſa paſſion : Et en mon particulier, j’eſtois au deſespoir de ne pouvoir advertir Philoxipe, & de n’oſer dire au Roy ce que je sçavois de l’amour de celuy qu’il croyoit eſtre ſon Rival. Mais enfin ce cruel ſilence où nous nous diſions tant de choſes à nous meſmes ceſſa : & le Roy regardant ce Prince d’une maniere tres oblibeante ; Mon cher Philoxipe, luy dit il en l’emraſſant, ne ſoyez point fâché que je sçache le ſecret de voſtre ame : & de ce que je n’ignore pas la paſſion qui vous tourmente. Philoxipe ſurpris du diſcours du Roy, me regarda en rougiſſant : & le Roy s’imaginant, comme il eſtoit vray, que c’eſtoit pour m’accuſer de l’avoir trahi, me regarda auſſi bien que luy : & pour me punir, m’a t’il dit depuis, de ne luy avoir pas dit la verité ; ſans me donner loiſir de parler, & ſans deſabuser Philoxipe de l’opinion qu’il avoit de moy ; Encore une fois, luy dit il, mon cher Philoxipe, ne vous affligez point de ce que je sçay voſtre amour : & croyez que je ne vous en eſtime pas moins. Seigneur, luy repliqua Philoxipe, il me ſemble que ſi voſtre Majeſté sçait mes veritables ſentimens, elle devoit avoir la bonté de m’en pleindre, ſans m’en parler. Non Philoxipe, reprit le Roy, ma bonté va encore plus loing que cela : & je ſuis venu exprés icy, pour eſtre le compagnon de voſtre ſolitude : car puis que je ne vous puis rendre heureux, il faut du moins, que je ſois malheureux aveque vous. Ha Seigneur, s’écria Philoxipe, vous me couvrez de confuſion ! Non Seigneur, luy dit il, ne prenez pas un ſemblable deſſein : laiſſez moy ſeul icy porter la peine de ma foibleſſe : & croyez que je me loüeray infiniment de voſtre bonté, ſi elle me laiſſe ſeulement mourir en repos, parmy mes Bois & mes Rochers. Le Roy touché d’une compaſſion extréme, embraſſa encore une fois Philoxipe eſtroitement : & le regardant avec une melancolie eſtrange ; Je vous demande pardon Philoxipe, luy dit il, de ne pouvoir encore vous ceder abſolument Aretaphile : mais je viens icy pour taſcher de combatre pour l’amour de vous, la paſſion que j’ay pour elle : comme vous combatez depuis long temps pour l’amour de moy, celle qu’elle a fait naiſtre en voſtre ame. Philoxipe ſurpris du diſcours de ce Prince, eut deux mouvemens bien contraires tout à la fois : car il eut de la douleur de la bizarre opinion du Roy : & de la joye auſſi, de ce que ce Prince ne sçavoit pas la verité de ſon amour, comme il avoit penſé qu’il la sçavoit. Et comme il creût qu’il luy ſeroit bien aiſé de le deſabuser d’une choſe auſſi fauſſe qu’eſtoit celle là, il ſe reſolut de continuer de cacher ſa veritable paſſion. Le Roy n’eut donc pas pluſtost dit ce que je viens de vous dire, que Philoxipe ſe reculant d’un pas ; Quoy Seigneur, luy dit il, voſtre Majeſté me ſoubçonne d’avoir eu l’audace d’eſtre ſon Rival ! Dittes, repliqua le Roy, que je sçay que vous avez eu le malheur de ne pouvoir reſister aux charmes d’Aretaphile : Mais Philoxipe, je ne vous en accuſe pas : je les ay eſprouvez le premier : je sçay combien ils ſont ineuitables : Vous avez meſme fait plus que je n’euſſe fait moy meſme : & peut-eſtre ſi j’avois eſté en voſtre place, aurois-je trahi mon Maiſtre, au lieu de me reſoudre à mourir d’ennuy & de douleur, comme vous avez fait pour l’amour de moy. Ainſi Philoxipe, je ne vous veux point de mal, de ce que vous aimez Aretaphile. Seigneur, repliqua Philoxipe, pour teſmoigner à voſtre Majeſté que je n’en ſuis pas amoureux ; je vous promets de ne la voir de ma vie : de n’entrer pas meſme à Paphos : ou du moins de ne parler plus du tout à cette Princeſſe. je sçay bien, luy reſpondit le Roy, que voſtre generoſité vous porte à vous reſoudre à la mort, pluſtost que de manquer à voſtre devoir : Mais Philoxipe, afin que vous ne puiſſiez pas me reprocher que je n’ay rien fait pour me vaincre : je viens demeurer à Clarie auſſi bien que vous : pour taſcher de me guerir de cette paſſion, & de vous ceder Aretaphile. De voſtre coſté, vous ferez la meſme choſe : & le premier gueri, la cedera à celuy qui ne le ſera pas. Mais mon cher Philoxipe, luy diſoit il, vous eſtes encore plus malheureux que vous ne penſez : car quand je n’aimerois plus Aretaphile, vous n’auriez pas gagné ſon cœur. Vous sçavez que c’eſt une ambitieuſe, qui n’a l’ame ſensible qu’à la Grandeur ſeulement : & quand je vous aurois cedé ma Maiſtresse, ſi je ne vous cedois auſſi ma Couronne, vous n’auriez guere de part en ſon inclination. Mais enfin (pourſuivoit ce Prince, ſans donner loiſir à Philoxipe de l’interrompre) ſi je vous cede Aretaphile, il me ſera apres aiſé de vous ceder le Throſne. En un mot, je ne veux pas que voſtre mort me ſoit reprochée : je veux faire tout ce que je pourray pour me guerir, afin de vous guerir vous meſme : & ſi nous ne le pouvons ny l’un ny l’autre, nous mourrons du moins enſemble. Seigneur, luy dit alors Philoxipe, je vous jure par tout ce qui m’eſt de plus Sainet & de plus Sacré, que je ne pretens rien à la Princeſſe Aretaphile : Quelle eſt donc, reprit le Roy qui ne le croyoit pas, la cauſe de voſtre retraite & de voſtre melancolie ? l’avoüe Seigneur, que je fus tenté cent & cent fois, de manquer à la parole que j’avois donnée à Philoxipe : Mais voyant le trouble où il eſtoit, & qu’enfin il ne pouvoit ſe reſoudre de dire au Roy la verité de la choſe, je me retins : & j’entendis que Philoxipe luy reſpondit, que ce qu’il luy demandoit, ne meritoit pas ſa curioſité, & qu’il ne pouvoit le luy dire.

Comme il eſtoit deſja tard, nous nous en retourvaſmes à Clarie : où le Roy parla touſjours de la meſme façon à Philoxipe, & où Philoxipe luy parla touſjours auſſi de la meſme ſorte. Ayant trouvé un petit moment à entretenir Philoxipe en particulier, je voulus luy perſuader de dire la verité au Roy : mais il ne voulut jamais s’y reſoudre : me diſant qu’il luy feroit aſſez connoiſtre qu’il n’eſtoit point amoureux d’Aretaphile, en ne la voyant jamais. Cependant, plus le Roy voyoit d’obſtination & de douleur dans l’eſprit de Philoxipe, plus il en avoit de compaſſion, & plus il faiſoit d’effort ſur luy meſme pour vaincre ſon amour. Et pour cét effet, il fut effectivement huit jours à Clarie : pendant leſquels Philoxipe eſtoit deſesperé, & de l’opinion qu’avoit le Roy, & plus encore de ne pouvoir aller voir Policrite. Je penſe meſme que le Roy n’auroit pas ſi toſt quitté cette Solitude, ſi l’on ne fuſt venu l’advertir qu’un Ambaſſadeur d’Amaſis Roy d’Egypte eſtoit arrivé à Paphos. Il fut donc contraint d’y retourner : mais quoy que peuſt faire Philoxipe, il falut qu’il y allaſt auſſi. Non, luy diſoit le Roy, je ne veux point revoir Aretaphile, que je ne vous voye en meſme temps : il faut que la melancolie que je verray dans vos yeux, me ſoit un contrepoiſon, contre les charmes que je verray dans les ſiens. Nous fuſmes donc à Paphos : mais Dieux ! que la Cour fut peu agreable en ce temps là, & que l’Ambaſſadeur d’Amaſis trouva l’eſprit du Roy peu tranquille ! Ce Prince fut trois jours ſans voir la Princeſſe Aretaphile chez elle : & comme Philoxipe ſouffroit une peine qui n’eſt pas imaginable ; tant à cauſe de l’opinion que le Roy avoit de luy, que de la privation de la veuë de Policrite, il paroiſſoit encore plus melancolique, & le Roy en eſtoit auſſi plus affligé. Cependant l’ambitieuſe Aretaphile eſtoit en une inquietude extréme, & du voyage du Roy à Clarie ; & de ce qu’il ne la viſitoit pas ; & de ce qu’on luy diſoit que ce Prince eſtoit fort chagrin. Mais à la fin le Roy ayant encore voulu ſe confirmer en ſa croyance, mena Philoxipe malgré luy chez la Princeſſe Aretaphile ; eſperant pouvoir mieux obſerver les ſentimens de ſon cœur en ce lieu là qu’en tout autre. Philoxipe qui creut qu’il n’y avoit pas moyen de mieux détromper le Roy, qu’en luy faiſant voir qu’il ne prenoit nul plaiſir à regarder cette Princeſſe, en deſtourna touſjours les yeux avec grand ſoin : mais ce qu’il faiſoit pour deſabuser ce Prince, le decevoit davantage. Car, diſoit il en luy meſme, le malheureux Philoxipe ne peut ſouffrir la veuë de ce qu’il aime, & de ce qu’il ne veut pas aimer. Il s’accuſoit alors d’eſtre trop inhumain, de l’expoſer à un ſi grand ſuplice : & voyant les cruelles inquietudes qui paroiſſoient ſur le viſage de Philoxipe, ſa viſite ne fut pas longue. Cependant comme il avoit pour le moins ce jour là autant regardé ſon pretendu Rival que ſa Maiſtresse, & qu’il avoit eu l’eſprit fort inquiet, cette Princeſſe ne fut pas fort ſatisfaite de ſa converſation ; & ne sçavoit à quoy attribuer la cauſe du changement qu’elle voyoit en luy. Au ſortir de là, il dit encore cent choſes obligeantes à Philoxipe : & Philoxipe luy fit encore cent proteſtations ſon in-de ſensibilité pour Aretaphile. Mais enfin, pour accourcir mou diſcours autant que je le pourray, Philoxipe perſecuté de l’imagination du Roy ; en colere du diſcours de Cleanthe ; affligé de celuy de Policrite ; & bien plus encore de ne la voir point, & de n’oſer retourner à Clairie, tomba malade, & meſme dangereuſement malade. Tous les Medecins diſoient que ſi l’on ne trouvoit quelque remede à ſa melancolie, il mourroit infailliblement. La fièvre luy dura ſept jours tres violente : pendant leſquels le Roy eſtoit inconſolable ; & pendant leſquels j’eſtois allé faire un petit voyage à Amathuſe, pour quelques affaires que j’y avois : car je penſe que ſi j’euſſe eſté à Paphos, j’euſſe bien eu de la peine à ne deſcouvrir pas au Roy le ſecret de Philoxipe. Toutes les fois que le Roy entroit dans ſa Chambre, & qu’il le voyoit en ce pitoyable eſtat, il faiſoit une ferme reſolution de ne ſonger plus à Aretaphile : mais dés qu’il en eſtoit ſorty, ou qu’il amandoit un peu à Philoxipe, cette reſolution devenoit moins forte ; & la choſe eſtoit encore douteuſe dans ſon eſprit. Mais enfin la fièvre ayant quitté cét illuſtre Malade, & les Medecins ne laiſſant pas de dire apres cela qu’il mourroit infailliblement, ſi on ne luy oſtoit la cauſe du chagrin qui faiſoit ſes maux : le Roy ſembla avoir pris une reſolution tres forte, de s’arracher de l’ame la paſſion qui le poſſedoit. Il ſe reſolut donc, de n’aller plus chez Aretaphile : qui ne sçachant qu’imaginer du changement du Roy, creut que peut-eſtre n’avoit il pas trouvé bon qu’elle n’euſt point encore eſte voir Philoxipe qu’il aimoit ſi cherement : & que preſque toutes les femmes de la Cour avoient eſté viſiter. Car durant ſa maladie, la belle Princeſſe de Salamis, & la Princeſſe Agariſte ſes Sœurs, ne l’avoient point abandonné, & ainſi les Dames y pouvoient aller avec bien-ſeance. Neantmoins il ſe trouva que le jour qu’Aretaphile y fut, comme Philoxipe eſtoit beaucoup mieux, elles eſtoient ſorties : De ſorte que la Princeſſe Aretaphile y allant ſuivie de quatre ou cinq de ſes femmes le trouva ſeul. Bien eſt il vray qu’elle n’y fut pas long temps ſans Compagnie : car le Roy arriva un moment apres. Comme Philoxipe le vit entrer, il rougit, & parut auſſi interdit de cette rencontre, que ſi effectivement il euſt eſté amoureux d’Aretaphile. Le Roy qui remarqua ce changement de couleur, eſtant puiſſamment touché de voir Philoxipe en danger pour l’amour de luy, faiſant un grand effort ſur luy meſme, s’aprocha de la Princeſſe Aretaphile ; qui par reſpect luy avoit voulu quitter ſa place, & où il voulut pourtant qu’elle demeuraſt. Et apres l’avoir regardée quelque temps ſans parler. Madame, luy dit il en ſoupirant, ne voulez vous point guerir Philoxipe ? Seigneur, luy repliqua t’elle, ſi ſa ſanté dependoit de moy, voſtre Majeſté ſeroit bien toſt conſolée de la douleur que ſa maladie luy cauſe. Philoxipe qui vit une grande alteration ſur le viſage du Roy, eut peur qu’il ne diſt encore quelque choſe qui fiſt connoiſtre à Aretaphile l’opinion qu’il avoit de luy : c’eſt pourquoy prenant la parole, ſans donner loiſir à ce Prince de reſpondre ; Seigneur, luy dit il, quoy que je croye que la Princeſſe Aretaphile ſoit capable de faire de grandes choſes, & de charmer de grandes douleurs : je penſe pourtant pouvoir dire ſans l’offencer, que la fin de celles que je ſens, ne dépend pas de ſa volonté ; & qu’il n’y a que les Dieux ſeuls, qui puiſſent me retirer du Tombeau.

Philoxipe prononça ces paroles d’une façon ſi triſte ; que le Roy achevant de vaincre ce qui s’oppoſoit au deſſein qu’il avoit de taſcher de ſauver Philoxipe ; s’aprochant encore un peu plus prés de la Princeſſe Aretaphile, de peur que ceux qui eſtoient dans la Charobre ne l’entendiſſent ; Madame (luy dit il, en faiſant ſigne à Philoxipe qu’il ne vouloit pas eſtre interrompu) je m’en vay vous dire une choſe qui vous ſurprendra : je vous conjure pourtant, de la recevoir favorablement ; & de me faire la grace de croire, qu’à moins que de vouloir ſauver la vie Philoxipe, je ne vous la dirois pas ; non pas meſme quand il iroit de la mienne : Ha ! Seigneur, s’écria ce Prince malade, ſi voſtre Majeſté acheve de dire ce qu’elle a commencé, elle haſtera ma mort, au lieu de la reculer : La Princeſſe Aretaphile ſurprise d’entendre ce qu’elle entendoit, & ne sçachant ce que ce pouvoit eſtre ; regardoit tantoſt le Roy, & tantoſt Philoxipe. Mais enfin le Roy achevant de ſe determiner, C’eſt vous Madame, dit il à la Princeſſe Aretaphile, qui mettez Philoxipe dans le Tombeau : vos charmes ont eſté plus forts que ſa raiſon, quoy que ſa generoſité ait eſté encore plus forte que ſon amour. Il vous aime divine Aretaphile, ſans oſer vous le dire : il ne veut pas meſme encore l’adjoüer : cependant je sçay de certitude, que ſi vous n’avez pitié de luy, il mourra infailliblement. je ne vous demande donc plus rien pour moy, luy dit il avec une melancolie eſtrange, mais traitez le moins rigoureuſement que vous ne m’avez traité, puis qu’il le merite mieux : & ſi voſtre ambition ne peut eſtre ſatisfaite, ſans une Souveraine puiſſance : je vous promets divine Princeſſe, que ſi je ne puis mettre Philoxipe ſur le Throſne, il en ſera touſjours ſi prés, qu’on ne pourra preſque diſcerner ſa place ce de la mienne. Enfin, dit il encore, ſi Philoxipe meurt je mourray ; & ainſi je vous perdray pour touſjours. Mais ſi vous ſauvez Philoxipe, du moins pourray-je eſperer de languir encore quelque temps ; & d’avoir quelque part en voſtre eſtime, n’en pouvant plus pretendre en voſtre affection. Ne penſez pas, luy dit il, que ce que je fais ſoit une marque de la ſoiblesse de mon amour : puis qu’au contraire s’en eſt une de ſa violence. Car enfin ſi je pouvois me reſoudre à vous abandonner, & à ſuivre Philoxipe dans le Tombeau, je ne luy cederois pas la part que je pretendois à voſtre affection, quoy qu’il en ſoit plus digne que moy : mais ne pouvant le voir mourir à ma conſideration ſans en expirer de douleur, il faut que je vive pour le faire vivre, & que je taſche de prolonger de quelque temps le plaiſir que j’ay de vous voir. Aretaphile eſtoit ſi eſtonnée d’entendre parler le Roy de cette ſorte, & Philoxipe en eſtoit ſi affligé ; que l’eſtonnement & la douleur produiſant un pareil effet en ces deux Perſonnes, elles demeurerent un aſſez long temps ſans pouvoir parler. Aretaphile avoit bien aſſez bonne opinion de ſa beauté, pour ſe laiſſer perſuader facilement que Philoxipe fuſt amoureux d’elle ; & elle l’avoit auſſi aſſez bonne de ſa generoſité, pour croire qu’il n’auroit pas oſé deſcouvrir ſa paſſion : Mais comme tout ce qui n’eſtoit point Roy ne pouvoit toucher ſon cœur, elle avoit un chagrin eſtrange, d’entendre ce qu’elle entendoit : & il y avoit des momens, où elle s’imaginoit que c’eſtoit peut-eſtre un pretexte que le Roy cherchoit pour rompre avec elle. Philoxipe de ſon coſté, jugeant bien qu’à la fin il faudroit dire la verité au Roy pour le deſabuser, en avoit une confuſion ſi grande, qu’il n’en pouvoit ouvrir la bouche. De ſorte que le Roy voyât ces deux Perſonnes ſi ſurprises ; & ſentant bien que peut-eſtre ſon amour le ſeroit dédire dans un moment, de tout ce que ſon amitié luy avoit fait prononcer ; ſe leva : & ſans attendre ce qu’Aretaphile reſpondroit, Madame, luy dit il, le pitoyable eſtat où vous voyez Philoxipe, vous perſuade mieux que je ne sçaurois faire : & il me pardonnera bien ſans doute, ſi je ne vous parle pas auſſi long temps pour luy, qu’il vous a parlé autrefois pour moy. En diſant cela ce Prince ſortit, quoy que Philoxipe le ſuppliast de demeurer : l’aſſurant qu’il alloit le deſabuser entierement. Cependant quoy qu’Aretaphile euſt beaucoup d’envie de s’en aller, comme elle avoit l’eſprit aigry, & qu’elle vouloit sçavoir un peu plus preciſément ce que c’eſtoit que cette bizarre avanture ; elle demeura un moment apres le Roy : & regardant Philoxipe, qui luy paroiſſoit auſſi interdit, que s’il euſt eſté amoureux d’elle ; Eſt-ce vous, luy dit elle, Philoxipe, qui avez perdu la raiſon, ou ſi c’eſt le Roy ? car je vous adjouë que j’en ſuis en doute, & que je ne vous comprens ny l’un ny l’autre. je confeſſe, Madame, repliqua Philoxipe, que je ne ſuis pas Maiſtre de ma raiſon : Mais, Madame, c’eſt un mal dont vous n’eſtes point coupable ; & dont je ne vous accuſe pas. Avez vous donc eu deſſein, luy dit elle, de me faire perdre l’amitié du Roy ; ou eſt-ce que le Roy cherche un mauvais pretexte de me l’oſter ? Mais Philoxipe ſi cela eſt, il n’eſt point beſoin d’une ſi bizarre ſainte : il ne faut que m’en donner le moindre ſoubçon, & je vous aſſure que je ne regreteray pas long temps la perte d’un cœur auſſi partagé que le ſien. Car enfin le Roy juſques à maintenant a touſjours plus aimé ſa Couronne, que la Princeſſe Aretaphile : & par ſon diſcours il me veut encore faire côprendre aujourd’huy, qu’il vous aime mieux que moy. Madame, luy dit Philoxipe, je vous demande en grace de ne condamner pas le Roy legerement : & de ne blaſmer pas en luy, la compaſſion qu’il veut avoir d’un mal dont il vous croit la cauſe. Je m’engage, Madame, à le deſabuser de l’opinion qu’il a : car enfin quoy que vos charmes ſoient incomparables, le reſpect que j’ay touſjours eu pour vous, & celuy que j’auray toute ma vie pour le Roy, m’ont certainement garanty d’un peril preſque inevitable, pour ceux qui n’auroient pas eu de ſi puiſſantes raiſons de reſister à voſtre beauté. Ainſi, Madame, ne vous inquietez pas ; & faites moy l’honneur de me promettre de pardonner au Roy l’injuſtice qu’il a de vouloir que je partage aveque vous, un cœur où vous devez regner ſeule. Mais, Madame, auparavant que le Roy vous aimaſt, il m’avoit deſja donné la place que j’y occupe aujourd’huy : c’eſt pourquoy vous n’en devez pas murmurer. Non non, luy dit l’ambitieuſe Aretaphile, il ne vous ſera pas aiſé de juſtifier le Roy : il eſt genereux, je l’adjouë ; mais il eſt mauvais Amant : & quiconque peut ceder la perſonne aimée, ne l’aime ſans doute que fort mediocrement. En diſant cela, Aretaphile luy dit adieu : & laiſſa Philoxipe dans une douleur ſi grande, que ſon mal en augmenta.

Craignant donc de mourir en laiſſant le Roy dans l’opinion où il eſtoit il l’envoya ſuplier qu’il luy peuſt parler : & ce fut juſtement comme je revenois d’Amathuſe. Je me trouvay donc aupres de ce Prince, lors qu’il reçeut ce meſſage : & à l’inſtant meſme il partit, pour aller chez Philoxipe : mais avec tant de chagrin qu’il m’en faiſoit piti@©. Il s’eſtoit repenti plus d’une ſois, de ce qu’il avoit dit à Aretaphile : & ne sçachant ſi effectivement cette Princeſſe n’auroit point dit quelque parole obligeante à Philoxipe, apres qu’il les eut laiſſez enſemble ; il retournoit chez luy avec une inquietude extréme. Comme nous y fuſmes, il s’informa ſi la Princeſſe Aretaphile y avoit encore eſté long temps apres luy ? Et ayant sçeu que non, il entra dans la chambre de Philoxipe : qui me voyant avec le Roy en fut fort aiſe. Seigneur, luy dit il, je voy bien qu’il eſt temps de vous adjoüer ma foibleſſe, & de vous deſabuser : Le Roy qui ne pouvoit concilier ces deux choſes, ne luy reſpondit qu’en ſoupirant : & s’eſtant aſſis aupres de ſon lict, Philoxipe reprenant la parole, luy demanda pardon de la peine qu’il luy avoit donnée : & me pria de raconter au Roy ce que je sçavois de ſon avanture : le ſuppliant de ne trouver pas mauvais que je ne luy euſſe point dit la verité, puis qu’à moins que d’attirer ſur moy le courroux du Ciel & d’eſtre parjure, je n’euſſe pû reveler ſon ſecret, apres les ſermens qu’il m’avoit fait faire. Je commençay donc de dire au Roy, tout ce que je sçavois de l’amour de Philoxipe : Mais Seigneur, tout ce que je luy diſois, luy paroiſſoit tellement incroyable, & parce qu’en effet la choſe n’eſtoit pas trop dans la vray-ſemblance ; & parce qu’il craignoit qu’elle ne fuſt pas vraye ; qu’il fut un aſſez long temps à ne pouvoir meſme concevoir qu’elle fuſt poſſible. Enfin il dit à Philoxipe, qu’à moins que de voir Policrite, il n’adjouſteroit point de ſoy à mes paroles. Philoxipe voyant donc l’obſtination de ce Prince, luy dit qu’encore qu’il ſe trouvaſt fort mal, il ne laiſſeroit pas de ſe faire porter à Clarie, pour peu qu’il ſe trouvaſt mieux le lendemain : s’imaginant qu’il recouvreroit pluſtost la ſanté, en s’aprochant de Policrite, qu’en demeurant à Paphos. Cependant quoy que le Roy ne creuſt pas encore ce que je luy diſois, il y avoit des momens, où l’on ne laiſſoit pas de voir des ſentimens de joye dans ſon cœur. Ha mon cher Philoxipe, luy diſoit il, ſeroit il bien poſſible que vous ne fuſſiez point mon Rival, & que je me fuſſe trompé ? Si cela eſt, adjouſtoit il encore, je penſe que j’adoreray cette Policrite dont vous me parlez, au lieu de condamner l’amour que vous dittes avoir pour elle : puis que par là je ne ſeray plus contraint de ceder, ce que j’aime plus que ma vie, & que mon Confident ne ſera point mon Rival. Mais admirez Seigneur, les effets extraordinaires de l’Amour ! Philoxipe eſtoit encore aſſez malade, lors qu’il avoit envoyé prier le Roy de le venir revoir : mais des qu’il eut formé la reſolution de retourner à Clarie, il luy amanda ; il dormit toute la nuit ſuivante, avec aſſez de tranquilité ; & le lendemain il ſe fit porter en Litiere à Clarie, où le Roy alla coucher. Le jour d’apres, Philoxipe quitta le lict : & celuy qui ſuivit malgré ſa foibleſſe, il monta à cheval avecque le Roy, accompagné de peu de monde : & fut juſques au pied des Rochers où il faloit deſcendre.

Comme nous y fuſmes, le Roy ſans eſtre ſuivy que de Philoxipe & de moy, prit le chemin de la Cabane de Cleanthe : comme nous la deſcouvrismes, Philoxipe qui auſſi bien avoit beſoin de ſe repoſer, s’arreſta : & la monſtrant au Roy, Seigneur, luy dit il avec une confuſion eſtrange, voila le lieu qui m’a fait quitter Paphos : Voila l’endroit de toute la Terre qui me plaiſt le plus : & où vous allez voir une perſonne, qui peut-eſtre vous fera pluſtost Rival de Philoxipe, que Philoxipe n’eſt le voſtre. Ce Prince dit cela avec un ſousris qui marquoit viſiblement que la ſeule eſperance de revoir Policrite, avoit remis la joye dans ſon cœur ; ce n’eſt pas qu’il n’aprehendaſt de déplaire à cette jeune Perſonne, & d’irriter encore Cleanthe, en menant le Roy chez luy : mais la choſe n’ayant point de remede, il s’y eſtoit reſolu : & cette crainte n’empeſchoit pas que la joye n’euſt place en ſon ame. Apres que le Roy eut aſſez conſideré la grandeur de l’amour de Philoxipe, par la petiteſſe de la Cabane de Policrite : & qu’il eut pourtant adjoüé, que ce Deſert avoit quelque choſe de ſauvage qui ne déplaiſoit pas : nous marchaſmes, & nous arrivaſmes enfin à cette petite Paliſſade de Lauriers qui fermoit la court de Cleanthe. Nous y entraſmes donc, & Philoxipe devançant alors le Roy, fut à la Maiſon, dont il trouva la porte fermée. Il frapa ſans que perſonne reſpondist : ce qui d’abord luy fit croire que peut-eſtre toute la Famille de Cleanthe ſeroit allée à ce petit Temple où il avoit veû une fois Policrite. Neantmoins comme il euſt pû eſtre que quelqu’un euſt eſté dans cette Maiſon qui ne l’euſt pas entendu, il frapa encore : & frapa ſi fort en effet, qu’un jeune Eſclaue qui ſeruoit Cleanthe leur vint ouvrir : qui connoiſſant bien Philoxipe, luy dit, apres qu’il luy eut demandé où eſtoit ſon Maiſtre ? Seigneur, je ne puis vous rien dire de ce que vous voulez sçavoir : & je sçay ſeulement que Cleanthe, Megiſto, Policrite, & Doride, ne ſont plus icy, & n’y doivent plus revenir. Ils ont emmené avec eux, les femmes qui eſtoient de leur païs : & mon Maiſtre m’a commandé d’attendre icy de ſes nouvelles : ſans que je sçache ny pourquoy il eſt party, ny pourquoy il m’a laiſſé. Philoxipe ſurpris & affligé de ce diſcours, fut aſſez long temps ſans parler : le Roy s’imagina d’abord, qu’il y avoit de l’artifice : & que Philoxipe ne m’avoit fait dire ce que j’avois dit que pour l’abuſer. Mais enfin ce jeune Eſclave eſtant rentré dans la Maiſon, & revenu un moment apres ; Seigneur, dit il à Philoxipe, lors que Policrite fut preſte à partir d’icy, elle me tira à part, ſans que perſonne le viſt : & me donna ce que je remets entre vos mains : avec ordre ſi vous veniez icy de vous le bailler. Philoxipe prenant à l’inſtant meſme des Tablettes que cét Eſclave luy preſenta, les ouvrit, pendant que le Roy me faiſoit l’honneur de me parler, à huit ou dix pas de là, & il y leût ces paroles.


POLICRITE A PHILOXIPE.

Je ne sçay Seigneur, où l’on mene Policrite : mais je sçay bien que t’eſt le Prince Philoxipe qui fait ſon exil. Comme je n’auray peut-eſtre jamais l’honneur de le voir, j’ay creû que je pouvois ſans crime apprendre par cette Lettre mes veritables ſentimens, que je refuſay de luy dire, la derniere fois que je luy parlay. Il sçaura donc, que d’abord ne me croyant pas digne de ſon affection par ma naiſſance, je luy ay refuſé la mienne autant que j’ay pû : mais qu’ayant apris en ſuitte, que je ne ſuis pas de la condition dont il parois eſtres : & qu’il y a eu des Rois dans ma Race : je luy adjoüe que j’ay eu de la joye de ne pouvoir moy meſme reprocher au Prince Philoxipe, qu’il euſt une inclination trop diſproportionnée à ſa qualité : & que j’ay creû luy devoir aprendre ce que je ſuis, afin qu’il ne croye pas faire rien indigne de luy, en ſe ſouvenant quelquefois de Policrite, qui ſe ſouviendra touſjours agreablement de ſa vertu : ſoit que la Fortune luy faſſe paſſer ſa vie dans un Palais ou ſous une Cabane.

POLICRITE.

Philoxipe n’eut pas pluſtost achevé de lire cette Lettre, qu’il vint retrouver le Roy : Seigneur (luy dit il en la luy preſentant avec une melancolie eſtrange) voſtre Majeſté verra dans ces Tablettes mon innocence & mon malheur. Apres cela le Roy ſe mit à lire ce que Policrite avoit eſcrit, & à le lire tout haut : Mais Dieux que le malheureux Philoxipe eut de peine à n’interrompre pas le Roy ! auſſi n’eut il pas pluſtost achevé de lire, que regardant ce Prince avec une douleur extréme ; Et bien Seigneur, luy dit il, ſuis-je amoureux de la Princeſſe Aretaphile, & ne ſuis-je pas le plus malheureux homme du monde ? Le Roy l’embraſſant alors, luy demanda pardon de ſes ſoubçons, & de l’inquietude qu’il luy cauſoit. Mais mon cher Philoxipe, luy dit il, j’en feray bien puni, & par voſtre propre douleur, qui ſera touſjours la mienne : & par la Princeſſe Aretaphile, qui ne me pardonnera pas aiſèment. Mais, adjouſta t’il, encore avez vous de quoy vous conſoler : puis que vous aprenez deux choſes à la fois fort importantes & fort agreables. Car enfin Policrite vous aime, & Policrite eſt de naiſſance illuſtre : en euſſiez vous pû demander davantage aux Dieux, quand ils vous enſſent promis de vous accorder tous vos ſouhaits ? Ha Seigneur, s’écria Philoxipe. ce que vous me dittes pour me conſoler, eſt ce qui fait toute la malignité de mon infortune : car il eſt vray que j’aprens que Policrite ne me haït pas, & que Policrite eſt d’une condition égale à la mienne : mais en meſme temps cette aimable & cruelle perſonne me dit qu’elle ne me verra jamais, & qu’elle ne sçait où l’on la mene. Ha Seigneur, je ſerois plus coupable ſi j’eſtois amoureux de la Princeſſe Aretaphile : mais je ſerois moins miſerable. J’aurois des raiſons pour combattre ma paſſion : mais icy je ne voy rien qui ne la fortifie, & qui ne l’augmente.

Enfin apres que Philoxipe ſe fut bien pleint, il quitta le Roy : & fut encore demander cent choſes à ce jeune Eſclave, ſans qu’il peuſt tirer nul eſclaircissement, ny de la naiſſance de Policrite ; ny du lieu où Cleanthe & Megiſto eſtoient allez : & il sçeut ſeulement qu’il y avoit plus de quinze jours qu’ils eſtoient partis. Ny prieres, ny promeſſes, ny menaces, ne purent jamais rien faire dire davantage à ce jeune Eſclave, de qui Philoxipe tout deſesperé qu’il eſtoit, ne laiſſa pas d’eſtimer la fidelité. Mais enfin ne pouvant rien sçavoir de plus, il ſuivit le Roy qui s’en retournoit à Clarie. Pour moy, je ne me trouvay de ma vie plus embarraſſé : car le Roy eſtoit ſi melancolique, & de ſa propre douleur, & de celle de Philoxipe, qu’il ne pouvoit ſe reſoudre à parler, ny pour ſe pleindre, ny pour conſoler ce Prince affligé, qu’il aimoit ſi tendrement. Philoxipe de ſon coſté eſtoit encore plus inquiet : il abandonnoit cette Cabane à regret, quoy que ce qu’il aimoit n’y fuſt plus. Tantoſt il tournoit les yeux pour la regarder encore : tantoſt il regardoit la Lettre de Policroite, que le Roy luy avoit rendüe : En ſuitte il regardoit vers le Ciel : apres il attachoit ſes regards vers la terre : & marchant quelquefois ſans rien dire, & quelquefois auſſi ſoupirant fort haut, il ſembloit ne sçavoir pas ſi le Roy eſtoit là, ou s’il eſtoit ſeul, tant ſa reſuerie eſtoit profonde. Enfin nous arrivaſmes à Clarie : Mais Dieux, que la conuerſation fut triſte le reſte du jour ! Du moins Philoxipe, luy diſoit le Roy, vous avez cét avantage, de sçavoir que Policrite vous a beaucoup d’ obligation ; qu’elle n’a rien à vous reprocher ; que vous eſtes innocent envers elle ; & qu’elle ne penſe à vous, en quelque lieu qu’elle ſoit, que pour regretter voſtre abſence. Où au contraire, j’ay irrité Aretaphile : de qui l’ame ſuperbe m’accuſe ſans doute de peu d’affection : & qui trouvera fort mauvais que j’aye preferé voſtre vie, à l’amour que j’ay pour elle. Mais Seigneur, reprit l’affligé Philoxipe, vous sçavez où eſt la Princeſſe Aretaphile : vous pouvez luy faire entendre vos raiſon : Vous pouvez luy demander pardon de ce crime, qu’un excès de generoſité vous a fait commettre : Vous pouvez ſoupirer aupres d’elle : Vous pouvez vous plaindre, & vous pouvez appaiſſer ſa colere. Mais pour moy Seigneur, quand je me plaindray ; que je ſoupireray ; que je reſpandray des torrents de pleurs parmy mes Rochers, tout cela me rendra t’il Policrite, & sçauray-je où elle demeure ? Peut-eſtre que Cleanthe ſe ſera embarqué : & peut-eſtre enfin que je ne sçauray jamais, ny qui eſt Policrite ; ny où eſt Policrite. Ha ! Seigneur, s’écrioit ce Prince amoureux & deſolé, ſi vous sçaviez quelle cruelle avanture eſt la mienne, vous connoiſtriez aiſément que je ſuis de plus malheureux homme du monde : car ſi j’aimois une perſonne qui me haïſt, le deſpit me pourroit guerir : ſi j’en aimois une inconſtante, le meſpris que je feroïs de ſa foibleſſe me conſoleroit : ſi j’eſtois jaloux, une partie de mon chagrin ſe paſſeroit, à chercher les voyes de nuire à mes Rivaux : ſi l’abſente de Policrite eſtoit bornée, l’eſperance de ſon retour, quelque eſloigné qu’il me paruſt, adouciroit mes inquietudes : & ſi la mort meſme avoit mis une perſonne que j’aimerois dans le Tombeau, je penſe que je ſouffrirois moins que je ne ſouffre. Car enfin ce mal eſt un ſi grand mal, qu’il aſſoupit la raiſon, & preſque l’ame inſensible : Mais icy, l’eſloignement de Policrite a pour moy toute la rigueur de la mort, & quelque choſe de plus. Je ne la dois non plus voir, à ce qu’elle dit, que ſi elle n’eſtoit plus vivante : & cependant je sçay qu’elle ſera peut-eſtre en lieu où elle ſera veüe ; ou elle ſera aimée : & où peut-eſtre elle aimera, ſans ſe ſouvenir plus de Philoxipe : & tout cela, ſans que je puiſſe prevoir de fin à ma ſouffrance ny à mes douleurs : & meſme ſans que je puiſſe avoir recours à la mort. Car apres tout, quoy que Policrite die que je ne la verray plus, je la pourrois voir, & le hazard pourroit me la faire rencontrer. C’eſtoit de cette ſorte que le Roy & Philoxipe s’entretenoient : je taſchois de les conſoler tous deux, mais à vous dire le vray, mes raiſons eſtoient fort mal eſcoutées. Cepcndant pour Philoxipe, il n’avoit point de remede à chercher à ſon mal : car comme il avoit sçeu par cét Eſclave qui luy avoit baillé la Lettre de Policrite, qu’il y avoit deſja avez longtemps qu’elle eſtoit partie : il ne pouvoit ſonger à aller apres, ny ne sçavoit pas de quel coſté faire chercher. Tout ce qu’il pût faire, fut d’ordonner à ſes Gens de veiller jour & nuit à l’entour de cette Cabane, avec ordre d’arreſter tous ceux qui y viendroient, pour taſcher d’aprendre par eux ; ce que ce trop fidelle Eſclave n’avoit pas voulu dire : & de le ſuivre par tout où il iroit ; jugeant bien que Cleanthe ne l’avoit pas laiſſe ſeul dans cette Maiſon ſans quelque raiſon ſecrette, & ſans avoir deſſein d’y revenir : ou du moins d’y renvoyer quelqu’un de ſa part, ou que l’Eſclave luy meſme l’allaſt trouver où il ſeroit Pour le Roy il n’en eſtoit pas ainſi : & il n’ignoroit pas que c’eſtoit aux pieds de la Princeſſe Aretaphile qu’il faloit aller taſcher d’obtenir ſon pardon. Il ne voulut pourtant pas obliger ſi toſt ſon cher Philoxipe à retourner à Paphos : & il tarda encore le jour ſuivant à Clarie. Mais quoy qu’il n’y euſt nulle apparence de retrouver Policrite, Philoxipe ſupplia le Roy de ne laiſſer pas d’envoyer à tous les Ports de l’Iſle : afin de taſcher de sçavoir ſi Cleanthe ſe ſeroit embarqué en quelqu’un : eſtant aſſez aiſé d’en eſtre eſclaircy, à cauſe de ce nombre de femmes qu’il menoit, qui le rendoient remarquable. Le Roy luy dit qu’il feroit ce qu’il voudroit : mais qu’il le conjuroit auſſi, de ne luy refuſer pas d’aller à Paphos : pour luy aider à obtenir ſa grace de la Princeſſe Aretaphile. Philoxipe eut un ſensible deſplasir d’eſtre forcé de retourner à la Ville : Mais ayant tant d’obligation au Roy, & ce Prince n’eſtant mal avec la perſonne qu’il aimoit que pour l’amour de luy, il crüt qu’il devoit y aller, & en effet il y vint. Icy, Seigneur, admirez les caprices de l’amour : l’excès de la douleur de Philoxipe occuppa ſi fort ſon eſprit, qu’il ne ſe pleignit plus des maux du corps ny de ſa foibleſſe : et. ce meſme Prince qui trois jours auparavant eſtoit venu à Clarie en Lictiere, s’en retourna à cheval à Paphos.

Comme nous y fuſmes, le Roy alla le ſoir meſme chez la Princeſſe Aretaphile, qu’il rencontra ſans autre compagnie que celle de ſes femmes : elle le reçeut avec toute la civilité qu’elle devoit à ſa condition : mais auſſi avec toute la froideur d’une perſonne irritée. Comme elle vit Philoxipe avec le Roy, Seigneur, luy dit elle avec un ſous-rire malicieux, je vous avois bien dit que Philoxipe gueriroit ſans que je m’en meſlasse : Philoxipe, Madame, reſpondit il, eſt beaucoup plus malade que je ne le croyois : mais graces au Ciel je ne vous reprocheray point ſa mort : puis que vous n’eſtes pas la cauſe de ſes inquietudes : Eh, veüillent les Dieux que vous ne mettiez pas Philoxipe en eſtat de vous reprocher la mienne. Non non, Seigneur, luy dit elle, voſtre vie n’eſt point en danger ; & tant que Philoxipe vivra, voſtre Majeſté n’aura rien à craindre. Ha ! Madame, s’eſcria le Roy, ne me traitez pas ſi cruellement : Ha ! Seigneur, repliqua t’elle, n’entreprenez pas s’il vous plaiſt de me vouloir perſuader des choſes ſi oppoſécs les unes aux autres en ſi peu de temps. Il n’y a que quatre ou cinq jours, que vous me fiſtes l’honneur de me dire chez Philoxipe, Que vous ne me demandiez plus rien pour vous : que mon affection eſtoit un bien où vous ne vouliez, plus avoir de part : Et vous me priaſtes encore, ſi j’ay bonne memoire, de ne traiter pas Philoxipe ſi rigoureuſement que je vous avois traité : Et peut-eſtre (adjouſta t’elle, avec une malice extréme) que defferant beaucoup à vos prieres en cette occaſion, je vous euſſe accordé ce que vous me demandiez pour Philoxipe, ſi mon amitié euſt eſté neceſſaire pour ſauver ſa vie. Mais grace au Ciel n’en ayant pas beſoin, il ſe contentera s’il luy plaiſt de mon eſtime : & voſtre Majeſté ſe ſatisfera auſſi de mon reſpect : qui eſt la ſeule choſe que je luy puis & que je luy dois rendre. Car enfin me vouloir faire croire que vous m’aimez, apres avoir pû ſouffrir qu’un autre m’aimaſt, & avoir ſouhaité que je l’aimaſſe ; c’eſt ce qui n’eſt pas aiſé d’entendre ſans quelque ſentiment de colere. Croyez moy, Seigneur, adjouſta t’elle, qu’aimer ſon Rival plus que ſa Maiſtresse, eſt une choſe qui n’a guere d’exemples : & qui me permet à mon aduis de faire connoiſtre à ceux qui sçauront la choſe, que c’eſt une excellente voye de ſe faire un Serviteur fidelle : & une fort mauvaiſe invention d’obliger une Princeſſe à aimer celuy qui la traite de cette ſorte. Quoy, Madame, repliqua le Roy, la compaſſion que j’ay euë pour Philoxipe me deſtruira dans voſtre eſprit ! Moy, dis-je, qui ay ſouffert un ſupplice effroyable, auparavant que de me reſoudre d’avoir de la pitié pour luy. Moy qui ne vous cedois, que parce que je ne pouvois vous abandonner ; & qui ſentois que la mort de Philoxipe avançoit la mienne. Si vous euſſiez plus aimé Aretaphile, repliqua cette Princeſſe, que vous n’aimiez Philoxipe, vous vous fuſſiez pleint de ſon malheur & du voſtre : vous euſſiez taſché de le guerir par l’abſence, & par cent autres voyes : & tout au plus, vous ne l’euſſiez pas haï ; vous euſſiez pleuré ſa mort quand elle fuſt arrivée ; & vous vous en ſeriez conſolé, par la ſeule veüe d’Aretaphile. Mais parce que vous aimez plus Philoxipe qu’Aretaphile, vous vous reſoluez aiſément à ſa perte. Cependant, Seigneur, vous n’avez pû ceder à Philoxipe, que la part que vous aviez dans ſon ame : qui n’eſtoit peut-eſtre pas telle que vous la croiyez. Ha ! inhumaine Princeſſe, reprit le Roy, ne me deſesperez pas : & sçachez qu’en vous cedant à Philoxipe, je m’eſtois reſolu à mourir. Peut-eſtre, Seigneur, repliqua t’elle, ſi j’avois la foibleſſe de vous eſcouter favorablement aujourd’huy ; qu’à la premiere occaſion qui s’en preſenteroit ; & qu’au premier ſoubçon que vous auriez que quelqu’un ne me haïſt pas, vous viendriez encore me conjurer de guerir ſon mal. Non non, Seigneur, adjouſta t’elle avec un viſage plus ſerieux, vous ne m’avez jamais aimée, & vous ne sçavez point aimer : l’amour eſt quelque choſe au deſſus de la raiſon & de la generoſité, qui a ſes reigles à part : l’on peut donner ſa propre vie à un de ſes Amis : mais pour la Perſonne aimée, il ſeroit bien plus juſte & plus ordinaire, de donner tous ſes Amis pour ſes intereſts, que de la ceder à un de ſes Amis. Enfin, pourſuivit elle encore, vous avez pû imaginer que vous pouviez vivre ſans moy : car ſi vous euſſiez creû que vous enſſiez deû mourir, il euſt ce me ſemble eſté auſſi beau de mourir ſans ceder Aretaphile à Philoxipe, qu’apres la luy avoir cedée. Mais, Seigneur, ayant mieux aimé donner une marque de generoſité extraordinaire, qu’une preuve d’amour aſſez commune ; je n’ay rien à dire : mais auſſi n’ay-je rien à faire, qu’à conſerver mon cœur auſſi libre qu’il l’a touſjours eſté. Le Roy voyant qu’il ne pouvoit appaiſer cét eſprit altier, apella Philoxipe à ſon ſecours : Venez, luy dit il, venez reparer le mal que vous m’avez fait innocemment : & ſi vous voulez conſerver ma vie, comme j’ay voulu conſerver la voſtre, faites que l’on me remette en l’eſtat où j’eſtois, auparavant que d’avoir eu pitié de vous. Madame, dit alors Philoxipe parlant à cette Princeſſe, ſi vous jugez de l’amour du Roy pour vous, par ſon amitié pour moy, que n’en devez vous point attendre ! puis que pour me ſauver la vie, il a pû durant quelques momens ſeulement, renoncer à la poſſession d’un threſor ineſtimable : Et ne devez vous pas croire, qu’à la moindre occaſion qui s’en preſenteroit, il ſacrifieroit pour voſtre ſervice, non ſeulement Philoxipe, mais tous ſes Sujets ; & qu’il ſa crifieroit meſme ſa propre vie ? Non non, reſpondit cette Princeſſe, vous n’eſtes pas ſi obligé au Roy que vous penſez ; & au lieu que vous me priez de juger de l’amour qu’il a pour moy, par l’amitié qu’il a pour vous : je vous conſeille de ne juger de l’amitié qu’ il a pour vous, que par l’amour qu’il a pour moy : & de croire que puis qu’il a pû me ceder, il n’a jamais eu une paſſion aſſez violente pour Aretaphile, pour meriter que Philoxipe luy ſoit fort obligé de ce qu’il a fait pour luy, puis qu’il l’euſt fait pour tout autre. Mais cruelle Princeſſe, interrompit le Roy, que voulez vous que je face ? je penſe, reſpondit elle, que je ne vous demanderay rien d’injuſte, quand je vous ſupplieray tres-humblement, de ne vous ſouvenir plus d’Aretaphile : & de jouir en repos, de la vie de Philoxipe qui vous a ſi peu couſté. Ha ! s’eſcria le Roy, ſi la vie de Philoxipe me couſtoit voſtre affection, je l’aurois achetée plus cher que ſi j’euſſe donné ma Couronne. Adjoüez la verité. Seigneur, luy dit cette malicieuſe Princeſſe, il Philoxipe euſt eſté auſſi malade d’ambition, que vous le croiyez malade d’amour, il ne ſeroit pas encore guery ; & vous n’euſſiez pas ſi toſt cedé le Sceptre, que vous avez cedé Aretaphile. Philoxipe qui comprit aiſément le ſens caché de ces paroles, où le Roy ne reſpondoit pas, tant il eſtoit accablé de douleur : luy dit, Madame, quand le Roy vous adjoüera qu’il a failly, & qu’il vous en demandera pardon, ſerez vous plus inexorable que les Dieux, & luy refuſerez vous ſa grace ? Quand le Roy, luy dit elle, aura fait pour me guerir de quelque maladie d’eſprit s’il m’en arrive, une choſe auſſi extraordinaire que ce qu’il a fait pour vous, je verray alors en quelle diſposition ſera mon ame. Enfin, Seigneur, quoy que le Roy & Philoxipe puſſent dire, ils ne purent rien obtenir de cette imperieuſe Perſonne. Comme ils furent ſortis de chez elle, & qu’ils furent retournez au Palais, Philoxipe qui connoiſſoit admirablement Aretaphile, luy dit qu’il sçavoit une voye infaillible, de le remettre bien avec elle : Helas ! luy dit le Roy, il eſt peu de choſes que je ne face pour cela : Parlez donc mon cher Philoxipe : faut il ſoupirer longtemps ? faut il verſer des larmes en abondance ? & faut il eſtre eternellement à ſes pieds ? Non Seigneur, reprit il, & il ne faut que luy mettre la Couronne ſur la teſte. Mais, luy reſpondit ce Prince, j’euſſe bien voulu ne devoir point l’amour d’Aretaphile à ſon ambition : & au contraire, j’euſſe voulu que la Couronne de Chipre, euſt eſté la recompenſe de ſon affection pour moy.

Enfin, Seigneur, cinq ou fix jours s’eſtant paſſez de cette ſorte, & Philoxipe ne pouvant plus ſouffrir la Cour, ſupplia le Roy de luy permettre de s’en retourner à Clarie. Tous ceux que le Roy avoit envoyez à tous les Ports de Mer qui n’eſtoient pas fort eſoignez de Paphos, revindrent en ce meſme temps : & ne raporterent nulles nouvelles de Policrite. De ſorte que le malheureux Philoxipe s’en retourna à ſa ſolitude, avec un deſespoir eſtrange. Il avoit pourtant obligé le Roy à ne dire point quelle eſtoit la cauſe de ſon chagrin : & il n’y avoit que luy, la Princeſſe Aretaphile, & moy, qui en sçeuſſions la verité. Encore cette Princeſſe n’en sçavoit elle rien autre choſe, ſinon que Philoxipe eſtoit devenu amoureux d’une perſonne qu’il ne connoiſſoit pas. De vous repreſenter quelle eſtoit la vie qu’il menoit ; cela ſeroit aſſez difficile. Dés qu’il faiſoit beau, il s’en alloit viſiter la Cabane de Policrite, & tous les lieux où il l’avoit veuë, & où il luy avoit parlé : il s’en alloit faire de nouvelles queſtions à Eſclave qui y eſtoit, & que l’on avoit touſjours obſervé, ſans voir venir perſonne parler à luy, ny ſans qu’il euſt eſté parler à perſonne : mais toute l’adreſſe de ce Prince fut une ſeconde fois inutile contre la genereuſe fidelité de cét Eſclave ſi digne de ne l’eſtre point. Quand Philoxipe ne pouvoit ſe promener, il demeuroit dans ſa Galerie, à conſiderer la Peinture de ſa belle Venus Uranie : lors qu’il ſe ſouvenoit de la douce vie qu’il avoit menée auparavant que d’eſtre amoureux, il ſouhaitoit preſque de n’avoir jamais veû Policrite : mais dés qu’il rapelloit en ſa memoire les charmes de ſa beauté & de ſon eſprit, & les heureux momens dont il avoit joüy aupres d’elle, quoy qu’elle luy euſt touſjours caché les ſentimens d’eſtime qu’elle avoit pour luy ; il preferoit toutes les douleurs qu’il ſouffroit depuis qu’il aimoit, à tous les plaiſirs qu’il avoit eus pendant qu’il eſtoit inſensible. Helas (diſoit il quelquefois en luy meſme en reliſant la Lettre de Policrite) que de douces, d’agreables, & de cruelles choſes j’ay apriſes en un meſme jour ! Policrite eſt de Naiſſance illuſtre ; Policrite ſe ſouviendra touſjours de moy, & Policrite ne me verra jamais. Ha s’il eſt ainſi, pouſuivoit il, que n’ay-je recours à la mort, & que fais-je d’une vie ſi malheureuſe ? Puis tout d’un coup venant à penſer que Policrite vivoit, & que Policrite ne le haïſſoit pas ; un rayon d’eſperance luy faiſoit croire que peut-eſtre s’informant de luy, & aprenant la miſerable vie qu’il menoit, ſe reſoudroit elle à luy aprendre enfin en quel lieu de la Terre elle vivoit. Ce raiſonnement ne luy donnoit pourtant qu’autant d’eſperance qu’il en faloit pour l’empeſcher de mourir : & ne luy en donnoit pas aſſez pour le conſoler de ſes infortunes. Philoxipe vivant donc de cette ſorte tout le reſte de l’Hyuer, alloit quelques fois voir le Roy, lors que le Roy ne le pouvoit venir viſiter : & ſans nul eſpoir de remede à ſes maux, il attendoit la mort ou des nouvelles de Policrite : car l’une ou l’autre eſtoient l’objet de toutes ſes penſèes, & le terme de tous ſes deſirs. Le Printemps meſme, qui ſemble inſpirer la joye à toute la Nature, n’apporta point de changement à ſon humeur : & il regarda rougir les Roſes de ſes Jardins, avec le meſme chagrin qu’il avoit veû blâchir ſes Parterres de neige durant l’Hyuer. Ceux qui obſervoient l’Eſclave de Cleanthe, luy aprirent un matin qu’il eſtoit mort ſubitement : cette fâcheuſe nouvelle redoubla encore ſes déplaiſirs : tant parce que tout ce qui apartenoit à Policrite luy eſtoit fort conſiderable, & que cét Eſclave luy avoit paru digne d’un ſort plus heureux ; que parce qu’il perdoit en le perdant, preſque toute l’eſperance qu’il luy reſtoit de pouvoir découvrir où eſtoit Policrite. Il ne laiſſa pas pourtant de faire continuer encore quelque temps de prendre garde s’il ne viendroit perſonne à cette Cabane deſerte : mais enfin ſe laſſant de laſſer ſes Gens, il les diſpensa d’une peine ſi inutile : & abandonna abſolument ſa fortune à la conduitte des Dieux.

Un jour donc, comme il eſtoit en une humeur ſi ſombre, Solon arriva à Clarie : un Nom qui luy eſtoit ſi cher, luy donna d’abord beaucoup d’émotion de joye : Mais venant à conſiderer combien il eſtoit changé depuis qu’il ne l’avoit veû ; & quelle confuſion il auroit s’il faloit luy adjoüer ſa foibleſſe ; quoy qu’il sçeuſt bien que l’amour honneſte n’eſtoit pas une paſſion dont Solon fuſt ennemi declaré, cette joye en fut un peu moderée. Il fut pourtant au devant de luy, avec beaucoup d’empreſſement : mais comme la triſtesse s’eſtoit puiſſamment emparée de ſon cœur & de ſes yeux, la ſatisfaction qu’il avoit de revoir l’illuſtre Solon eſtoit tellement interieure, qu’à peine en paroiſſoit il quelques marques ſur ſon viſage. Solon ne le vit donc pas pluſtost, qu’il remarqua aiſément ſa melancolie : & Philoxipe de ſon coſté regardant Solon, vit qu’au lieu de cette phiſionomie tranquile, & de cét air ouvert & agreable qu’il avoit accouſtumé d’avoir dans les yeux, il y paroiſſoit beaucoup de douleur. Apres que les premiers complimens furent faits, & que Philoxipe eut conduit Solon dans ſa chambre. Seigneur, luy dit il, vous me donneriez une grande conſolation d’avoir l’honneur de vous voir, ſi je ne voyois pas quelques ſignes de triſtesse en vous, dont je ne puis m’empeſcher de vous demander la cauſe. Genereux Prince, repliqua Solon, je devrois vous avoir prevenu : & vous avoir demandé le ſujet de voſtre melancolie, auparavant que de vous avoir donné loiſir de me parler de la mienne. Mais je vous adjoüe que le Legiſlateur d’Athenes n’eſt pas preſentement en eſtat de ſe donner des loix à luy meſme, & que la douleur que je ſens, eſt plus forte que ma raiſon. Philoxipe l’embraſſant alors eſtroitement, le conjura de luy en vouloir dire la cauſe : & le pria de croire qu’il ſeroit toutes choſes poſſibles pour le ſoulager. Mais, luy dit il, Seigneur, je penſois que la Philoſophie vous euſt mis à couvert de toutes les infortunes de la vie : & que la douleur fuſt un ſentiment inconnu à Solon, à qui toute la Grece donne le Nom de Sage. La Philoſophie, reprit ce fameux Athenien, eſt une imperieuſe qui ſe vante de regner en des lieux où elle n’a pas grand pouvoir : Elle peut ſans doute, pourſuivit il, enſeigner la vertu aux hommes : leur faire connaiſtre toute la Nature : leur faire aprendre l’Art de raiſonner : & leur donner des loix & des preceptes, pour la Y conduitte des Republiques & des Eſtats. Elle peut meſme aſſez ſouvent nous faire vaincre nos paſſions : Mais lors qu’il faut ſurmonter un ſentiment equitable que la Nature nous donne ; croyez moy Philoxipe, que cette meſme Philoſophie qui nous aura quelque fois fait perdre des Couronnes ſans changer de viſage ; ou qui nous en aura fait refuſer ſans repugnance ; ſe trouve foible en des occaſions moins éclatantes. Et en mon particulier, je puis dire que j’en ay eſté abandonné trois fois en ma vie : quoy que peut-eſtre j’en aye eſté ſecouru en cent autres rencontres aſſez difficiles. Mais encore, luy dit Philoxipe, ne sçauray-je point ce qui vous affligé ? Il faut bien que je vous le die, luy repliqua Solon, puis que ce n’eſt que de vous ſeul que je puis attendre quelque ſecours. je ne vous rediray point, luy dit il, tant de particularitez qu’autrefois je vous ay racontées de ma fortune ; car je veux croire que vous ne les avez pas oubliées : Mais pour vous faire entendre parfaitement la cauſe de ma douleur ; il faut toutefois que je reprenne les choſes d’aſſez loin : & que je vous dis quelques circonſtances de ma vie, que vous avez ignorées. Vous avez bien sçeu que je n’ay jamais creû que le mariage fuſt incompatible avec la Philoſophie & la parfaite Sageſſe, comme Thales cét illuſtre Mileſien ſe l’eſt imaginé : & vous n’avez pas ignoré non plus, que j’eſpousay une Perſonne de grande vertu & de grand eſprit, dont j’eus des Enfans, qui moururent peu apres leur naiſſance : à la reſerve d’un Fils qui me reſta, & que j’ay eſlevé avec beaucoup de ſoin, en intention de le rendre digne de l’illuſtre Sang dont il eſt deſcendu. Il pouvoit avoir quatorze ou quinze ans, lors que je fus à Milet pour quelques affaires : & comme le ſage Thales eſtoit fort de mes amis je fus le viſiter : & ſuivant noſtre couſtume, il ſoustint ſes opinions, & moy les miennes. Il me reprochoit agreablement ma foibleſſe : & me diſoit que je teſmoignois aſſez l’indulgence que j’avois pour l’amour, par une petite Image de Cupidon que je conſacray un jour à cette Dimunité, & que je fis placer au Parc de l’Academie, au lieu où ceux qui courent avec le flambeau Sacré ont accuſtumé de s’aſſembler. Paſſant donc inſensiblement d’une choſe à une autre, nous parlaſmes des felicitez & des infortunes du mariage : & en ſuitte la converſation s’eſloignât toujours de ſon premier ſujet, côme il arrive aſſez ſouvent, nous parlaſmes de nouvelles, & d’autres choſes ſemblables. Un moment apres, Thales feignant d’avoir quelque ordre à donner à un des ſiens pour ſes affaires particulieres, ſe leva pour luy parler bas, & ſe vint remettre à ſa place. En ſuitte de quoy à quelque temps de là, je vys arriver un Eſtranger que je ne connaiſſois pas, qui luy dit qu’il venoit d’Athenes, & qu’il n’y avoit que dix jours qu’il en eſtoit parti. A l’inſtant meſme, preſſé par ce deſir naturel de curioſité de sçavoir s’il n’y avoit eu nulle nouveauté en ma Patrie, depuis que j’en eſtois eſloigné, je luy demanday s’il ne sçavoit rien de conſiderable de ce lieu là ? Non, me reſpondit il, ſi non que le jour que je partiſe vy faire les funerailles d’un jeune Garçon de la premiere qualité, où toutes les perſonnes de conſideration qui ſont à la Ville eſtoient : & pleignoient extrémement la douleur que recevoit le Pere de cét Enfant, qui n’eſtoit pas alors à Athenes. j’adjoûe Philoxipe, qu’entendant parler cét homme de cette ſorte, je changeay de couleur : & ne pus m’empeſcher de craindre pour mon fils. Mais, luy dis-je, ne sçavez vous point le Nom de ce malheureux pere ? je l’ay oublié, me repliqua t’il, mais ſe sçay que c’eſt un homme d’une extréme probité, & dont la reputation eſt grande en ce lieu là. je confeſſe Seigneur, que comme la Philoſophie enſeigne auſſi bien la ſincerité que la modeſtie, je creus que je pouvois eſtre celuy dont parloit cét homme : de ſorte que voulant m’éclaircir, ſans choquer la bien-ſeance ; il ne s’appelloit ſans doute pas Solon ? (luy dis-je, attendant ſa reſponse avec beaucoup d’inquiétude) Pardonnez moy, me reſpondit il, & ma memoire m’avoit deſja redonné ſon Nom, quand vous l’avez prononcé. Que ſerviroit il de le nier ? je ne pûs entendre une ſi funeſte nouvelle ſans douleur : mais une douleur ſi violente, que Thales en eut pitié ; & ſe moquant de ma faibleſſe, me demanda en riant, s’il eſtoit avantageux au Sage de ſe marier, & de ſe mettre en eſtat d’avoir eſtudié la Philoſophie pour les autres, ſans s’en pouvoir ſervir pour ſoy meſme ? En ſuitte de quoy il m’aprit qu’il n’y avoit rien de vray en tout ce que cét homme m’avoit dit ; qu’il n’avoit pas meſme eſté à Athenes depuis fort long temps, & qu’il n’avoit parlé ainſi que par ſes ordres, qu’il luy avoit fait donner, lors qu’il m’avoit quitté pour parler bas à un des ſiens.

A mon retour à Athenes, je retrouvay effectivement mon fils en vie, mais je trouvay toute la Ville en confuſion : à cauſe de quelque deſordre qui eſtoit arrive entre les Deſcendans de Megacles, & les Deſcendants de ceux qui avoient eſté de la Conjuration Cylonienne. En ſuitte les Megariens ſurprirent le Port de Niſacée, & reprirent l’Iſle de Salamine qui m’avoit tant donné de peine : & pour comble de malheur, tout le peuple ſe trouva ſaisi d’une crainte ſuperstitieuse, qui luy perſuada qu’il revenoit des Eſprits ; qu’il aparoiſſoit des Spectres & des Fantoſmes ; & cette imagination s’empara tellement de la plus grande partie du monde, qu’il y eut une conſternation univerſelle. Ceux qui avoient le ſoin des choſes Sacrées, diſoient meſme qu’ils apercevoient dans les Victimes des lignes infaillibles que la Ville avoit beſoin de purifications, & que les Dieux eſtoient irritez, par quelque crime ſecret. Pour cét effet, de l’advis des plus Sages, l’on envoya en Crete vers Epimenides le Phaeſtien, qui eſtoit & qui eſt encore ſans doute un homme incomparable : un homme, dis-je, de qui la vie eſt toute pure, toute ſimple, & toute ſainte : qui ne mange à peine qu’autant qu’il faut pour vivre : de qui l’ame eſt autant deſtachée des ſens, qu’elle le peut eſtre en cette vie : qui eſt tres sçavant en la connaiſſance des choſes Celeſtes ; & qui paſſe en ſon Païs non ſeulement pour avoir quelques revelations divines : mais meſme les Peuples de Crete aſſurent, qu’il eſt Fils d’une Nimphe nommée Balte. Quoy qu’il en ſoit, Seigneur, c’eſt un homme extraordinaire en sçavoir & en vertu : Epimenides donc ne refuſant pas la priere qu’on luy fit, vint à Athenes, & me fit la grace de me choiſir entre tant de Gens illuſtres dont cette celebre Ville eſt remplie, pour le plus particulier de ſes Amis. Apres qu’il eut par ſa ſagesse, & par la croyance que le Peuple avoit en luy, diſſipé toutes les fauſſes imaginations qu’il avoit : & qu’il l’eut guery de toutes ſes craintes, par des Sacrifices, par des prières, 8c par des ceremonies : il voulut encore à ma conſideration, tarder quelque temps à Athenes : où certainement il fit des Predictions prodigieuſes, à cent Perſonnes differentes. Un jour que venant à parler enſemble de la foibleſſe humaine, & combien peu il faloit ſe fier à ſes propres forces, ny meſme à celles de la Philoſophie, je luy racontay ce qui m’eſtoit arrivé chez Thales le Mileſien ; & à quel point j’avois eſté honteux, de n’eſtre pas Maiſtre de mes premiers ſentimens. Solon, me dit il, eſt aiſé à vaincre de ce coſté là : & toutes les fois que la Fortune ſe ſervira des ſentimens de la Nature contre luy, elle le vaincra ſans doute : car il a l’ame auſſi tendre en ces rencontres, qu’il l’a forte contre l’ambition. Mais Solon, dit il, que vous eſtes à pleindre, ſi vous ne vous reſoluez à me croire ! & que ce que vous avez ſouffert chez Thales voſtre illuſtre Amy eſt peu de choſe, en comparaiſon de ce que vous ſouffrirez un jour en la perſonne d’une Fille, dont Voſtre Femme eſt groſſe preſentement ! J’ay, me dit il encore, obſervé voſtre Naiſſance & voſtre vie : & je trouve que cette Fille qui naiſtra bien-toſt, doit eſtre un Prodige en beauté & en vertu : & doit eſtre auſſi une des plus heureuſes perſonnes du monde, ſi vous croyez mes conſeils : mais auſſi la plus infortunée. Il vous ne les ſuivez pas. Enfin, me dit il, ſi vous ne faites ce que je vous diray, vous aurez le deſplaisir de voir, que la beauté de voſtre Fille deſolera voſtre Patrie : & qu’apres avoir refuſé la Souveraine Puiſſance comme vous la refuſerez un jour, elle donnera de l’amour à un de vos Citoyens, qui deviendra le Tyran de la Republique ; ce qui la fera reſoudre à la mort, pluſtost que de l’eſpouser. J’advouë qu’en rendant parler Epimenides de cette ſorte, j’en fus ſensiblement touché : car je luy avois entendu predire des choſes que j’avois veuës arriver ſi preciſément en ſuite, que mon ame en fut eſbranlée. je le priay donc de me dire ce qu’il faloit faire, pour empeſcher qu’un homme qui ſacrifioit toute ſa vie à la Gloire d’Athenes, n’euſt une Fille qui deuſt donner de l’amour à celuy qui en voudroit eſtre le Tyran. Il me dit donc que comme l’on ne sçavoit pas encore dans Athenes que ma Femme eſtoit groſſe, il faloit cacher ſa groſſesse ; l’envoyer à la Campagne, & quand elle y ſeroit accouchée, faire nourrir cette Fille ſecrettement, ſans qu’elle sçeuſt de qui elle eſtoit née : & ſans que perſonne le sçeuſt auſſi excepté ceux qui auroient ſoin de ſon education. Que s’il arrivoit que je fuſſe obligé de quitter ma Patrie, il faloit que je la laiſſasse pendant mon exil, en quelque Iſle de la Mer Egée : & que cela eſtant elle ſeroit infailliblement heureuſe, ſans que je deuſſe craindre qu’elle fuſt aimée du Tyran d’Athenes. Enfin, Seigneur, pour accourcir mon diſcours, je creus les conſeils d’Epimenides : & j’envoyay ma Femme aux Champs, où elle acoucha d’une Fille quand le temps en fut venu. Ce commencement de Prediction acomplie me ſemblant eſtrange, je continuay d’agir ſelon les conſeils d’Epimenides : qui en s’en allant (apres avoir refuſé tous les preſens qu’on luy offrit, n’ayant voulu pour ſa recompenſe, qu’un rameau de l’Olive Sacrée) me dit que ma Fille me donneroit un jour autant de ſatisfaction par ſa vertu & par ſon bonheur, qu’elle me donneroit d’inquietude par ſa perte. Ces paroles obſcures me demeurerent dans l’eſprit : & depuis cela je remis ma Fille entre les mains d’une Sœur que j’aimois beaucoup, qui eſtoit mariée à Corinthe, & qui m’eſtoit venuë voir : confiant à elle ſeule & à ſon Mary le ſecret qu’Epimenides m’avoit tant recommandé.

je ne m’arreſteray point à vous dire que je perdis bientoſt apres ma Femme, & que j’en eus une douleur extréme : je ne vous entretiendray pas non plus des deſordres d’Athenes, qui ſont trop connus pour eſtre ignorez de quelqu’un : ny des ſolicitations que l’on me fit d’accepter la Souveraine Puiſſance ; en me faiſant ſouvenir qu’il y avoit eu des Rois dans ma Race : & qu’un homme deſcendu de l’illuſtre Codrus, pouvoit accepter le Sceptre ſans ſcrupule. Ny avec quelle fermeté je rejettay ceux qui me faiſoient une proportion injuſte, ſuivant les Predictions d’Epimenides. je ne vous rediray pas non plus, quelles furent les Loix que j’eſtablis : vous les sçavez, & n’ignorez pas comment elles furent reçeuës : ny la reſolution que je pris de quitter ma Patrie pour dix ans, afin de n’y changer plus rien, & de laiſſer au Peuple le loiſir de s’y accouſtumer. Mais je vous diray qu’eſtant preſt à me bannir volontairement de la Grece, & n’ayant pas oublié ce qu’Epimenides m’avoit dit, j’aborday à Corinthe ſans eſtre connu : où je dis à ma Sœur que j’eſtois obligé de laiſſer ma Fille en une Iſle, tant que mon exil dureroit. Cette vertueuſe Perſonne qui ne l’aimoit pas moins qu’une Fille qu’elle avoit auſſi ; avoit eſpousé un homme de qui la vertu eſtoit extraordinaire, & qui depuis longtemps menoit une vie fort retirée ; de ſorte qu’elle luy perſuada aiſément de n’abandonner point ma Fille : qui effectivement me parut la plus belle Enfant que je vy jamais. je conſultay meſme les Dieux ſur le deſſein que j’avois, qui m’y confirmerent : Ainſije pris dans mon Vaiſſeau cette petite Famille : & voulant du moins que le lieu de l’exil de ces Perſonnes qui m’eſtoient ſi cheres, fuſt agreable ; je choiſis cette Iſle pour les y laiſſer. Pendant le diſcours de Solon, Philoxipe qu’il y avoit deſja long temps temps qui avoit bien de la peine à ne l’interrompre point, ne pût plus s’en empeſcher : Quoy, Seigneur, lny dit il, vous avez laiſſé une Fille en cette Iſle ? Ouy, reprit Solon en ſoupirant, & je l’y vy encore le voyage que je fis icy il y a prés de quatre ans, ſans vouloir eſtre veû que de vous. Mais, Seigneur, ſi j’oſe parler de cette ſorte, je la vy telle qu’Epimenides me l’avoit dépeinte ; c’eſt à dire belle, pleine d’eſprit & de vertu. Lors queje quittay la premiere fois ceux qui la conduiſoient, je les obligeay de ſe dire de l’Iſle de Crete ; à ce mot, Philoxipe changea de couleur, ſe ſouvenant que c’eſtoit le lieu d’où Cleanthe luy avoit dit qu’il eſtoit. Mais Seigneur, reprit il, comment ſe nomme cette Fille que les Dieux vous ont donnée ? Policrite, reſpondit Solon : Policrite ! s’eſcria Philoxipe ; Quoy, Seigneur, Policrite eſt voſtre Fille ? Solon ſurpris du diſcours de Philoxipe, changea de couleur à ſon tour : & craignit que ce Prince ne sçeuſt quelque choſe de Policrite qui luy deſplust davantage que l’incertitude où il eſtoit de ſa vie & de ſon ſejour. Seigneur, luy dit il, qui vous a fait connoiſtre ma Fille, que j’avois ſans doute laiſſée aſſez prés de vous : mais que j’avois auſſi logée en un lieu aſſez ſauvage, pour croire que vous ne la deviez pas rencontrer : & que quand vous la rencontreriez, vous ne la connoiſtriez pas pour ce qu’elle eſt ? Les Dieux, reſpondit Philoxipe, ſont ceux qui me l’ont fait connoiſtre : & les Dieux, adjouſta t’il encore, ſont ceux qui l’ont enlevée de ſa Cabane, pour me punir ſans doute de n’avoir pas connu plus preciſément la Fille de l’illuſtre Solon. En ſuite il pria ce fameux Legiſlateur de paſſer dans ſa Galerie, qui avoit eſté peinte depuis ſon dernier voyage à Clarie ; & luy monſtrant les Portraits de Policrite ſous la Figure de Venus Uranie ; Voila, Seigneur, luy dit il, la Deeſſe qui m’a fait connoiſtre Policrite. Solon ſurpris de cette veuë regarda Philoxipe : & ne pouvant comprendre qu’il peuſt avoir ces Peintures ſans le conſentement de Policrite ; Seigneur, luy dit il, Epimenides m’aſſura que Policrite ſeroit vertueuſe : mais ces Portraits me font craindre que pour avoir eſté eſlevée parmy des Rochers, elle ne ſoit devenuë un peu trop indulgente. Ha ! Seigneur, s’eſcria Philoxipe, que Policrite eſt eſloignée de ce que vous me dittes ! Mais oſeray-je vous aprendre ma hardieſſe ? & oſeray-je vous demander, auparavant que de vous raconter mon malheur & le voſtre, pourquoy vous la laiſſastes en ce lieu là ? Solon qui connoiſſoit la vertu de Megiſto & de Cleante : qui sçavoit auſſi côbien eſtoit grâde celle de Philoxipe, condamna ſes premiers ſentimens : & ſe haſta de luy dire, comment lors qu’il arriva en noſtre Iſle, il avoit fait débarquer Cleanthe & ſa Famille comme des Paſſagers qui n’eſtoient pas de ſa connoiſſance. Qu’en ſuitte il les avoit logez au bord de la Mer : Mais qu’eſtant apres à Clarie, & luy aidant à faire baſtir la Ville à la quelle il avoit voulu donner ſon Nom, s’eſtant allé promener ſeul, il avoit remarqué ce petit Deſert, ou il avoit logé Policrite : ayant donné à Cleanthe dequoy faire baſtir ſa Cabane, & dequoy y ſubsster tres commodément, auſſi long temps que devoit durer ſon exil. Que paſſant d’Affrique en Aſie, pour s’en aller à la Cour de Creſus, il avoit voulu auparavant revenir en Chipre, afin d’y voir ſa chere Policrite : & qu’il avoit eſté un mois entier à cette Cabane, ſans que Policrite euſt sçeu ſon Nom, ny qu’il eſtoit ſon Pere : & qu’en ſuitte il l’eſtoit venu voir à Clarie : mais qu’il luy advoüoit qu’il avoit deſcouvert en ce voyage là dans l’eſprit de cette je une Perſonne, des lumieres extraordinaires, qui l’obligeoient d’en regretter la perte ſensiblement. Car dit il, je n’ay plus trouvé perſonne dans cette Cabane : & n’ay pû sçavoir ny pourquoy ceux qui l’habitoient en ſont partis ; ny la route qu’ils ont priſe ; ny depuis quand ils ne ſont plus en cette Solitude. Mais vous, adjouſta t’il, Seigneur, haſtez vous s’il vous plaiſt de me dire tout ce que vous sçavez de ma Fille, & ne me deſguisez rien : car je vous advoüe que j’ay l’eſprit un peu en peine.

Philoxipe apres avoir en effet remarque que Solon avoit une extréme impatience de sçavoir comment il connoiſſoit Policrite, & comment il en avoit tant de Portraits, luy raconta la choſe avec beaucoup de ſincerité. Il le fit reſſouvenir de ſon humeur inſensible : & qu’il luy avoit dit il y avoit long temps. Que l’on pouvoit eſtre vaincu par l’Amour une fois en ſa vie ſans bonté. En ſuite il luy dit la belle & illuſtre Côpagnie qu’il avoit euë chez luy : combien cette Venus avoit eſté trouvée merveilleuſe : la guerre qu’on luy en avoit fait : la rencontre de Policrite aupres de la Source de Clarie : ſa ſurprise de voir que la Peinture de ſa Venus, eſtoit le Portrait de cette Inconnue : ſon inquietude de ne pouvoir la retrouver : l’heureuſe rencontre qu’il avoit faite de Cleanthe, comme il s’en alloit au Temple avec ſa Famille : La troiſiesme fois qu’il l’avoit veuë, lors qu’il la trouva dans le Temple meſme : comment il avoit enfin deſcouvert ſa Cabane, & ſes diverſes penſées là deſſus : la premiere viſite qu’il avoit renduë à Policrite, lors qu’il la trouva faiſant des Feſtons de Fleurs : les converſations qu’il avoit euës avec Cleanthe & avec Megiſto : & enfin la violente pavion dont il s’eſtoit trouvé ſurpris. Il luy dit encore combien je l’avoit côbatuë, à cauſe de la baſſesse qu’il croyoit en la condition de Policrite : quel changement cette paſſion avoit cauſé en ſon eſprit : quel bruit ſa melancolie avoit fait dans la Cour : la bizarre imagination que le Roy en avoit euë : ſes converſations aveque luy, & avec la Princeſſe Aretaphile : la colere de cette Princeſſe, & l’embarras où il s’eſtoit trouvé : de quelle façon Mandrocle avoit fait les Portraits de Policrite : & enfin tout ce qui luy eſtoit advenu. Mais apres avoir finy ſon recit, ſans donner loiſir à Solon de luy parler ; ainſi Seigneur, luy dit il, vous voyez que je ne ſuis plus cét inſensible Philoxipe que vous avez autrefois connu : mais du moins puis-je vous proteſter, qui j’ay aimé Policrite dans une Cabane, avec le meſme reſpect que ſi elle euſt eſté ſur le Throſne : & je puis meſme vous aſſurer, que la paſſion que j’ay eüe pour elle, a eſté auſſi pure, que ſi j’euſſe sçeu qu’elle euſt eſté voſtre fille. Ne me condamnez donc pas je vous en conjure : puis que je n’ay fait autre choſe, qu’adorer la vertu de Solon, en la perſonne de Policrite. Ouy Seigneur, pourſuivit il, c’eſt plus de ſa vertu que de ſa beauté que je ſuis amoureux : cependant je ne laiſſe pas de meriter chaſtiment : car ſans doute mes viſites ont obligé Cleanthe à quitter ſon Deſert. Il n’a pas connu Philoxipe : & s’eſt imaginé qu’il abuſeroit de ſa condition. Mais pour vous prouver, dit il encore, que j’ay veſcu aveque reſpect aupres de Policrite, & que je n’en ay jamais eu une parole favorable ; Voyez (luy dit il Seigneur, en luy monſtrant la Lettre qu’il en avoit reçeüe) l’innocente & cruelle marque de reconnoiſſance, que cette adorable Perſonne m’a donnée ; puis qu’en meſme temps qu’elle me dit qu’elle ſe ſouviendra de moy, elle me dit auſſi qu’elle ne me verra jamais. Neantmoins Seigneur, adjouſta t’il, ſi ma paſſion vous déplaiſt, je vous proteſte que je me reſoudray à mourir, auſſi toſt que vous m’en aurez donné la moindre connoiſſance : puis que c’eſt la ſeule voye par laquelle je puis l’arracher de mon cœur. Mais auſſi, s’il eſt vray que vous ayez une veritable affection pour moy, vous me plaindrez au lieu de m’accuſer : vous me promettrez de ne m’eſtre pas contraire, ſi les Dieux vous redonnent Policrite : & que vous ſouffrirez qu’elle poſſede la belle Ville que j’ay fait baſtir par vos ordres. je voudrois Seigneur, pouvoir luy offrir pluſieurs Couronnes : mais je ne penſe pas que celuy qui les refuſe, faſſe difficulté de donner ſa fille à un Prince qui s’eſtime heureux de n’eſtre qu’aupres du Throſne : & d’aider à ſon Roy à ſoutenir la peſanteur du Sceptre. Apres que l’illuſtre Philoxipe eut ceſſé de parler, & que Solon eut achevé de lire la Lettre de Policrite ; Ma fille, luy dit il, eſt encore plus ſage que je ne penſois : & puis qu’elle a pû reſister aux charmes de la Grandeur, & à la vertu de Philoxipe : je trouve qu’Epimenides avoit raiſon de parler de celle de Policrite comme d’un miracle. Soyez donc aſſuré, luy dit il, Seigneur, que ſi les Dieux me redonnent ma fille, je n’aporteray nul autre obſtacle à vos deſſeins, que la priere que je vous feray de conſiderer plus d’une fois, ſi elle eſt digne de l’honneur que vous luy voulez faire : car ſi vous continuez en voſtre reſolution, & qu’en effet je connoiſſe que ſa vertu merite une partie des graces que vous luy faites, je ſeray tout preſt de luy commander de vous conſiderer comme celuy que les Dieux ont choiſi pour la rendre heureuſe, & pour la combler de gloire. Je ne vous dis point Philoxipe, que le fameux Exceſtides mon Pere, qui ne m’a laiſſé pauvre, que par ſa magnificence, eſtoit deſcendu de l’illuſtre Race du Roy Codrus : car ce ne ſont pas des choſes dont je trouve qu’il faille tirer grand advantage. Mais je vous aſſureray, que tous ceux de ma Maiſon depuis qu’ils ont quitté là Couronne, ont eſté auſſi bons Citoyens, que leurs Devanciers avoient eſté bons Rois : & qu’en mon particulier, j’aimeray touſjours beaucoup mieux m’oppoſer à la Tyrannie qu’eſtre le Tyran. Enfin, luy dit il encore, comme ce ne ſera point à voſtre Grandeur que je donneray Policrite : je pretens auſſi que la vertu de Policrite luy tienne lieu d’une Couronne. Mais helas, interrompit Philoxipe, comment me la donnerez vous, cette adorable Policrite, ſi nous ne sçavons point où elle eſt ? Il faut la demander aux Dieux, luy repliqua t’il, puis que c’eſt d’eux ſeuls que nous devons attendre tous les biens qui nous peuvent arriver. Enfin Seigneur, Philoxipe eut une joye que l’on ne peut dire, de trouver en l’eſprit de Solon des diſpositions ſi favorables pour luy. Mais auſſi eut il une douleur extréme, de voir que les bonnes intentions de Solon ſeroient inutiles, ſi l’on ne retrouvoit point Policrite. Touteſfois la veüe d’un homme ſi illuſtre, ne laiſſoit pas de le conſoler en quelque ſorte : & la converſation d’une perſonne qui poſſedoit la Sageſſe au ſouverain degré, fit que du moins ſa douleur parut plus moderée, quoy qu’effectivement elle fuſt touſjours tres forte. Il m’a dit meſme, que quelque affligé qu’il fuſt, il ne laiſſoit pas de ſe ſouvenir de vous, & d’en entretenir Solon comme d’une perſonne fort extraordinaire.

Cependant le Roy ayant appris l’arrivée de Solon, & comme quoy Policrite eſtoit ſa fille, en eut une extréme joye : & voulurent qu’ils allaſſent à la Cour Philoxipe & luy : de ſorte que l’amour de ce Prince ne fut plus un ſi grand ſecret. Comme l’on s’imagina que Cleanthe ne ſeroit point ſorty de l’Iſle, l’on envoya un nouveau commandement par toutes les Villes, par tous les Bourgs, & par tous les Vilages, de rendre conte des Eſtrangers qui habitoient en tous ces divers lieux : Mais quoy que l’on peuſt faire, il fut un poſſible d’en rien aprendre. Cependant la Cour redevenoit fort melancolique : car la Princeſſe Aretaphile ne pouvant ſe reſoudre de pardonner au Roy, ce Prince auſſi par un bizarre ſentiment d’amour, s’obſtinoit à vouloir gagner le cœur de cette Princeſſe, auparavant que de l’aſſurer d’eſtre Reine. Philoxipe de ſon coſté, eſtoit deſesperé de ne retrouver point Policrite, & de l’avoir fait perdre à Solon : & Solon auſſi eſtoit fort triſte de n’avoir point de nouvelles de ſa fille : principalement en un temps où il faloit qu’il s’en retournaſt à Athenes : où il aprit qu’il y avoit d’aſſez grands deſordres ; & que toutes choſes s’y preparoient à la ſedition. Il sçeut qu’il y avoit trois Partis differens : qu’un nomme Lieurgue eſtoit Chef des habitans de la Plaine : qu’un appellé Megades fils d’Alemeon l’eſtoit de ceux de la Marine : & que Piſistrate, que vous connuſtes ſans doute quand vous paſſastes à Athenes, l’eſtoit de ceux de la Montagne. De ſorte qu’encore qu’effectivement tout ce grand Peuple euſt gardé ſes Loix depuis ſon départ, les choſes eſtoient pourtant en eſtat de changer bientoſt de face. Solon eſtant donc preſſé de partir en peu de jours, dit à Philoxipe que l’intereſt de la Patrie eſtoit preferable à tout : & que celuy qui avoit bien voulu cacher ſa fille, pluſtost que de l’expoſer à donner de l’amour à un Tyran, n’abandonneroit pas ſon païs, pour attendre inutilement des nouvelles d’une Perſonne que les Dieux conſerveroient ſans doute ſi elle s’en rendoit digne : Qu’ainſi il n’avoit plus qu’à luy laiſſer un pouvoir abſolu de l’eſpouser s’il la retrouvoit. Philoxipe fort affligé & fort content tout enſemble, remercia Solon de l’honneur qu’il luy faiſoit : Mais comme le vent ne ſe trouva pas propre pour partir, & que ſon Vaiſſeau n’eſtoit pas preſt, il falut qu’il euſt patience. Durant cét intervale Solon sçeut qu’il y avoit un Temple celebre à cent cinquante ſtades de Paphos, dedié comme preſque tous les autres de l’Iſle à Venus Uranie : où l’on diſoit que cette Deeſſe ſe plaiſoit plus d’eſtre honnorée qu’en aucun autre : parce que c’eſtoit la couſtume que toutes les ceremonies en eſtoient faites par des Filles de condition, qui ſe voüoient au ſervice de la Deeſſe, & qui la ſervoient trois ans dans ſon Temple, avant que d’eſtre mariées. Solon qui creût ne pouvoir mieux employer le temps qui luy reſtoit à demeurer en Chipre malgré luy, parce que le vent n’eſtoit pas propre, & que ſon Vaiſſeau comme je l’ay dit, n’eſtoit pas encore en eſtat de faire voile. Croyant, dis-je, ne pouvoir mieux faire que de prier les Dieux, propoſa à Philoxipe d’y aller, qui y conſentit aiſement. De ſorte que montant à cheval dés le lendemain au matin, ſuivis de peu de monde ; ils furent à ce Temple, qui eſt ſcitué en un lieu infiniment agreable. je sçay bien Seigneur, que je ne devrois pas m’arreſter à vous raconter toutes les ceremonies du Sacrifice que l’on offrit pour Solon & pour Philoxipe en cette occaſion : neantmoins comme ce qui le ſuivit l’a rendu celebre parmy nous, je ne laiſſeray pas de vous le dire. Joint que peut eſtre n’en avez vous point veû de ſemblable : car c’eſt un Sacrifice qui ne couſte point la vie aux Victimes que l’on y offre : & qui au contraire, fait qu’elles recouvrent la liberté. Ce Temple eſt d’une ſtructure aſſez belle : l’Autel en eſt magnifique : au pied de cét Autel, & droiſt au milieu, l’on mit pour la ceremonie du Sacrifice, un grand Chandelier d’Or à douze branches, où pendoient des Lampes de Criſtal, que l’on alluma. Auſſi toſt apres cinquante Filles habillées de Gaze d’argent meſlé de bleu, pour marquer l’origine de la Celeſte Venus qu’elles ſervent : ayant toutes des Couronnes de fleurs ſur la teſte, & des branches de Mirthe à la main, ſe rangerent des deux coſtez du Temple : à la reſerve de celle qui devoit faire la ceremonie, qui demeura au milieu. Au pied de ce Chandelier d’or, eſtoit une grande Caſſolette de meſme metal, où il y avoit du feu, qu’ils appellent Sacré : parce qu’il n’eſt allumé que par l’agitation de certaines pierres conſacrées à la Deeſſe. Celle qui offroit le Sacrifice au Nom de Solon & de Philoxipe, mit dans cette Caſſolette, de l’Ambre, du Thimianie, du Benioin, du Labdan, & de pluſieurs autres Parfums. En ſuitte dequoy, ayant formé ſur l’Autel un petit Bûcher de rameaux de Mirtheſée, elle prit un flambeau compoſé de Cire parfumée, avec lequel elle l’alluma : & de ce meſme flambeau elle en alluma cinquante autres, qui eſtoient en divers endroits du Temple. Apres cela une de ces Filles apporta deux Tourterelles liées enſemble, avec des filets d’or & de ſoye bleüe : & devant celle qui portoit ces Oyſeaux, marchoient quatre autres Filles chantant un Hymne à la Lydienne : qui comme vous sçavez eſt la plus parfaite Muſique du monde, ſi l’on en excepte celle de Phrigie. Apres celles là en vint quatre autres, portant deux Cignes attachez enſemble avec un cordon de ſoye bleüe meſlée de l’or : & ſuivies de quatre autres encore chantant comme les premieres. Ces Filles qui portoient les Victimes, ſe mirent à genoux au pied de l’Autel : En ſuitte dequoy celle qui faiſoit la ceremonie, afin de n’irriter pas Venus Anadiomene (qui autrefois avoit eſté adorée en ce Temple) par les honneurs que l’on rendoit à Venus Uranie : prit des Roſes & des Coquilles qu’elle ſema ſur l’Autel : & prenant une grande Conque de Nacre, pleine de l’eau de la Mer, puiſée au Soleil levant, en arroſa les Victimes. L’on prepara meſme le Couteau Sacre grani d’Agathe Orientale, comme pour les ſacrifier. Mais ces Filles qui chantoient touſjours, le deffendirent de la part de Venus Uranie : de ſorte que celle qui portoit les Touterelles, & les autres qui portoient les Cignes, s’eſtant approchées de celle qui faiſoit la ceremonie, elle les détacha : & ouvrant une des feneſtres du Temple, dans le meſme temps que l’on mit de nouveaux Parfums dans la Caſſolette ; ils ſe perdirent dans cette nüe parfumée qui s’en eſleva : & volant avec rapidité vers le Ciel, ſemblerent aller porter les Vœux de Selon & de Philoxipe à la Deeſſe à laquelle ils eſtoient offerts. Apres cela, toutes les Filles qui eſtoient dans ce Temple, commencerent un Cantique de joye, qui fit retentir ſes voûtes agreablement : & une d’entr’elles prenant un petit faiſceau de Mirthe lié avec des filets d’Or, en ramaſſa les cendres du petit Bûcher, afin de voir ſi tout avoit eſté parfaitement conſumé : car c’eſt une des marques que le Sacrifice a eſté bien reçeu. L’on fut en ſuitte viſiter le Jardin Sacré où l’on nourrit les Tourterelles & les Cignes deſtinez au ſervice de la Deeſſe, pour voir ſi ceux qu’on luy avoit offerts n’y eſtoient pas retournez : car alors que cela n’arrive point, c’eſt une marque infaillible, que le Sacrifice n’a pas eſté accepté ; & que la Deeſſe ne trouve plus ces Oyſeaux aſſez purs, pour luy eſtre preſentez une autre fois. Mais pour le Sacrifice de Solon, il eut toutes les marques d’un Sacrifice heureux : Le Bûcher avoit eſté entierement conſumé : les Parfums avoient monté droit vers la voûte du Temple : les Oyſeaux avoient volé du coſté du Levant, & on les avoit retrouvez dans le Jardin Sacré. En fin ces Filles aſſurerent à Solon & à Philoxipe, que leurs vœux avoient eſté agreables à la Deeſſe : & qu’il y avoit tres long temps qu’elles n’avoient offert de Sacrifice qui euſt eſté ſi bien reçeu. Apres avoir donc rendu grace à la divine Uranie, ces deux illuſtres Affligez partirent pour s’en retourner à Paphos : Solon entretenant Phitoxipe ſi agreablement, & luy diſant de ſi belles choſes ; que ſans y penſer il quitta le chemin par lequel ils eſtoient venus. Ceux qui les accompagnoient, crurent que Philoxipe qui sçavoit fort bien ce chemin là, avoit deſſein d’aller encore en quelque lieu qu’ils ne sçavoient pas : de ſorte qu’ils ne luy dirent rien. Ainſi continuant de marcher par ce chemin détourné, ils s’eſloignerent non ſeulement de la route qu’ils devoient ſuivre, mais meſme ils arriverent enfin en un endroit, où il n’y avoit plus nulle trace de chemin.

Se trouvant alors au bord de la Mer, parmy des Rochers ſauvages & preſque inacceſſibles, cette veüe remit encore plus fortement en la memoire de Philoxipe, le Deſert où il avoit trouve la demeure de Policrite : Mais au meſme temps auſſi, il s’aperçeut qu’ils s’eſtoit eſgaré ; & tellement eſgaré, qu’il ne connoiſſoit point du tout le lieu où il eſtoit. Neantmoins comme il luy parut aſſez agreable, quoy que fort ſauvage, il dit à Solon qu’infalliblemêt continuant d’aller le long de la Mer, ils trouveroient quelque ſentier qui leur feroit retrouver leur chemin. C’eſt pourquoy du lieu de retourner ſur ſes pas, il continua d’aller, & ſe mit meſme à marcher devant, afin d’eſtre le Guide de ceux qu’il avoit eſgarez. comme Philoxipe fut aſſez avancé, il deſcouvrit cinq ou ſix petites Cabanes de Peſcheurs baſties au bord de la Mer : il entendit meſme pluſieurs voix de Femmes qui crioyent, & qui ſe pleignoient de quelque malheur. Il avança alors avec precipitation, ſans sçavoir par quel ſentiment les voix de ces Femmes luy avoient donné tant d’eſmotion, & eſtant arrivé aupres d’elles, il reconnut Megiſto & Doride, & les vit le viſage tout couvert de larmes, acconpagnées de pluſieurs autres Fêmes qui pleuroient auſſi bi ? qu’elles, & qui ſans le regarder, regardoient toutes vers la Mer. Il jetta alors les yeux du meſme coſté qu’elles regardoient : Mais helas ! il vit Policrite toute ſeule dans un petit Bateau ſans Rames & ſans Gouvernail ; qui ne sçachant que faire, s’eſtoit miſe à genoux pour prier les Dieux. Car encore que la Mer ne fuſt pas fort eſmuë, elle l’eſtoit toutefois un peu : joint que comme les Rochers repouſſoient les vagues avec impetuoſité en cét endroit, & qu’il faiſoit un peu de vent du coſté de la Terre, ce Bateau s’eſloignoit toujours davantage. Philoxipe voyant donc Policrite en ſi grand danger, & ne voyant point de Bateau pour s’en pouvoir ſervir, deſcendit de cheval en diligence : & quittant tout ce qui euſt pû rembarraſſer, il ſe jetta à l’eau pour aller droit à Policrite. De ſorte, Seigneur, que lors que Solon qui venoit un peu derriere arriva ſur le bord de la Mer, il vous eſt aiſé de juger que ſa ſurprise fut grande : de voir Megiſto toute en larmes ; Policrite ſeule dans un Bateau que les vagues portoient vers la pleine Mer ; & Philoxipe nageant vers Policrite. Mais qui en eſtoit encore ſi eſloigné, qu’il y avoit lieu de croire, que le Bateau allant touſjours, la force luy manqueroit auparavant qu’il le peuſt joindre ; & qu’il auroit le deſplaisir de voir perir devant luy, & ſa chere Fille, & un Prince qu’il n’aimoit pas avec moins de tendreſſe qu’elle. De vous dire auſſi quel eſtonnement fut celuy de Megiſto, de voir Philoxipe ſe jetter à l’eau, & un moment apres Solon arriver où elle eſtoit, c’eſt ce qui n’eſt pas aiſé à faire. De vous dépaindre non plus ce que penſa Policrite, lors qu’elle reconnut Philoxipe, & qu’elle le vit en un danger ſi grand pour l’amour d’elle il ne ſeroit pas non plus bien facile de vous le faire comprendre. Cette illuſtre Perſonne nous a pourtant dit depuis, qu’elle ne l’eut pas pluſtost reconnu, que ſes vœux changerent d’objet : & que ceſſant de ſonger à ſon propre ſalut, toutes les prieres furent pour Philoxipe. Cependant Solon eſtoit ſur le nuage avec Megiſto, qui n’avoit pas aſſez de liberté d’eſprit pour luy dire alors comment ce malheur eſtoit arrivé : & qui ne pouvant deſtacher ſes yeux d’un objet ſi capable de toucher l’eſprit le plus inſensible, ſe contentoit de luy dire que Policrite eſtoit perdue. Et certes à dire vray, je penſe qu’en cette rencontre, la ſagesse de Solon ſur miſe à la plus rigoureuſe eſpreuve où elle ſera jamais : & qu’il luy a bien eſté plus aiſé de refuſer une Couronne, que de voir Policrite & Philoxipe au danger où il les voyoit, ſans donner d’exceſſives marques de deſespoir. Ce Grand Homme demeura pourtant dans les juſtes bornes d’une douleur legitime : & ſans faire rien indigne de ſa vertu, il ſentit pourtant tout ce qu’une ame tendre & genereuſe devoit ſentir. Cependant quoy que Philoxipe n’euſt qu’un habillement fort leger, parce que le Printemps eſt déja fort chaud en noſtre Iſle, il ne pouvoit pas nager avec meſme facilité que s’il n’en euſt point eu : de ſorte que le Bateau de Policrite s’eſloignant touſjours, il ne pouvoit venir à bout de le joindre. L’on voyoit cette je une Perſonne faire quelques legers & inutiles efforts pour taſcher de retenir cette petite Barque, mais il ne luy eſtoit pas poſſible : & elle faiſoit des choſes qu’elle connoiſſoit bien elle meſme qui ne luy pouvoient ſervir, ſans pouvoir pourtant s’en empeſcher. L’on voyoit auſſi Philoxipe faire de grands efforts : & quelquefois apres il ſembloit que la laſſitude commençoit de le prendre. Mais enfin comme il s’en fut un peu aproché, quelquefois l’on voyoit une vague qui repouſſoit ce Bateau aſſez prés de luy ; & une autre auſſi toſt apres qui le r’emportoit avec elle : car ſelon le vent qu’il faiſoit, il changeoit de place & de route. Il eſtoit ſi proche de Philoxipe, qu’il entendoit la voix de Policrite ſans luy pouvoir reſpondre, tant la violence avec laquelle il nageoit l’avoit mis hors d’haleine. Seigneur, luy diſoit elle, laiſſez moy perir, retournez vous en au rivage, & ne vous obſtinez pas à me ſuivre inutilement. je vous laiſſe à penſer ſi un commandement ſi obligeant, n’obligeoit pas Philoxipe à redoubler ſes efforts : Enfin, Seigneur, apres que plus d’une fois Solon eut veû des vagues s’eſlever aſſez pour renverſer ce Bateau, & pour engloutir Philoxipe, qui ne pouvoit preſque plus y reſister : un gros d’eau ayant pouſſé cette petite Barque vers ce Prince, il fut ſi heureux qu’il prit un bout de corde avec laquelle elle avoit eſté attachée au bord de la Mer. Conſiderez, Seigneur, quelle fut alors la joye de Philoxipe ; celle de Policrite, de Solon ; de Megiſto ; de Doride : & des autres Femmes qui eſtoient ſur le rivage. Ils en pouſſerent tous des cris d’allegreſſe : il n’eſtoit pourtant pas encore temps de ſe reſjouïr : car bi ? qu’il ne ſoit pas difficile de conduire un Bateau qui flote ; neantmoins Philoxipe eſtoit ſi las, qu’il y eut lieu de deſesperer qu’il peuſt achever heureuſemêt, ce qu’il avoit ſi bien cômencé, & qu’il peuſt r’amener cét Eſquif à bord. En effet, on le vit plonger deux fois malgré luy, ſans abandonner pourtant jamais la corde qu’il tenoit ! je vous laiſſe à juger Seigneur, quelle douleur eſtoit celle de Policrite en ces fâcheux inſtans : & de combien de larmes elle paya la peine qu’il avoit pour la vouloir ſauver. L’on voyoit pourtant cét amoureux Prince, vouloir faire deux choſes toutes oppoſées : car il vouloit regarder la rivage, afin d’y conduire pluſtost ſa chere Policrite : Et il y avoit auſſi des momens, où croyant mourir ſans la pouvoir ſauver, il vouloit du moins la voir en mourant. Il regardoit donc tantoſt vers la Terre, & tantoſt vers Policrite : & les choſes eſtoient en cét eſtat, lors que les Gens de Philoxipe & de Solon qui eſtoient demeurez fort loin derriere, à cauſe de quelque petit accident advenu à un de leurs chevaux, arriverent : entre leſquels s’eſtant trouvé un Eſcuyer de Philoxipe qui sçavoit nager, il ſe je tta à l’eau en diligence : & fut aider à ſon cher Maiſtre à conduire Policrite au bord : où ce Prince ne fut pas ſi toſt, que la force luy manquant, il tomba eſvanoüy.

De vous dire comment il fut ſecouru de Solon, de Megiſto, & de tout ce qui ſe trouva ſur le rivage, je penſe qu’il ſeroit ſuperflu : eſtant aiſé à s’imaginer qu’apres une ſemblable action, il en fut bien aſſisté. Pour Policrite elle eſtoit ſi ſurprise & ſi affligée de l’eſtat où elle voyoit Philoxipe, qu’elle ne ſentoit point la joye d’eſtre eſchapée d’un ſi grand peril. Mais enfin, apres que l’on eut porte Philoxipe dans une de ces Cabanes ; que par les remedes qu’on luy eut faits, il fut revenu de ſa foibleſſe ; & qu’on luy eut ſeché ſes habillemens ; il demanda où eſtoit Policrite ? que Solon fit venir d’une petite Chambre où elle s’eſtoit retirée : quoy qu’elle ne fuſt pas encore bien remiſe, & de la frayeur qu’elle avoit euë pour elle, & de celle qu’elle avoit euë pour Philoxipe. Mais enfin, apres que tous ceux qui eſtoient dans cette Cabane ſe furent retirez, à la reſerve de Megiſto, de Policrite, de Doride, de Philoxipe, & de Solon : ce dernier pria Megiſto de luy dire pourquoy elle avoit quitté la Cabane qu’il luy avoit fait baſtir ; pourquoy elle eſtoit en celle là ; en quel lieu eſtoit Cleanthe ; pourquoy ils n’avoient pas laiſſé ordre de l’advertir du lieu de leur retraite ; & comment ce dernier malheur eſtoit arrivé à Policrite ? Mais, luy dit il, ma Sœur, parlez ſans déguiſer la verité : car le Prince Philoxipe sçait que je ſuis voſtre Frere, que Policrite eſt ma Fille ; & je sçay auſſi qu’il luy fait l’honneur de l’aimer ; c’eſt pourquoy ne déguiſez plus rien devant luy ; car il a preſentement plus de part en Policrite que je n’y en ay, puis que je la luy ay donnée : & qu’il vient d’y aquerir encore un nouveau droit en luy ſauvant la vie. je vous laiſſe à penſer, Seigneur, quelle fut la ſurprise de Policrite, d’aprendre qu’elle eſtoit Fille de Solon, qu’elle connoiſſoit bien pour un Grand & excellent homme, mais qu’elle ne connoiſſoit pas pour ſon Pere : & d’entendre en meſme temps, qu’elle eſtoit donnée à Philoxipe. Elle en rougit donc avec beaucoup de modeſtie ; & regardant Megiſto, comme pour luy demander s’il eſtoit vray qu’elle fuſt Fille de Solon ? elle la confirma en cette croyance : & luy donna lieu de confondre ſi bien la joye qu’elle avoit de revoir Philoxipe ; avec celle qu’elle avoit auſſi de voir qu’elle eſtoit Fille d’un Homme ſi illuſtre ; qu’il n’en parut dans ſes yeux que ce que luy en devoit cauſer un ſi grand honneur. Philoxipe prenant alors la parole, dit des choſes à Solon auſſi obligeantes pour Policrite que pour luy : & Megiſto fut quelque temps ſans pouvoir contenter la curioſité de ſon Frere. Mais enfin elle luy aprit, comment connoiſſant l’amour que le Prince Philoxipe avoit pour Policrite ; elle avoit creû à propos de dire ſeulement à cette Fille qu’elle eſtoit plus que ce qu’elle penſoit eſtre : afin qu’elle connuſt qu’elle eſtoit encore plus obligée de traiter Philoxipe avec beaucoup d’indifference : & qu’elle luy euſt moins d’obligation des ſentimens qu’il avoit pour elle. Que Cleanthe & elle ayant ce leur ſembloit remarqué que cela avoit produit un effet contraire en l’eſprit de Policrite : & le Prince Philoxipe ayant paru extraordinairement paſſionné en la derniere viſite qu’il avoit faite chez eux : elle advoüoit que le merite de Philoxipe & la jeuneſſe de Policrite, luy avoient donne quelque apprehenſion. Qu’en ſuite ayant sçeu que le Roy eſtoit à Clarie, & ayant craint que Philoxipe ne luy parlaſt de la beauté de Policrite : elle avoit conſeillé à Cleanthe de quitter leur Cabane. Qu’en effet ils l’avoient abandonnée ; & eſloient venus en ce petit Hameau maritime, où Cleanthe connoiſſoit un vieux Peſcheur qui leur avoit preſté la ſienne : eſtant allé loger avec un Fils qu’il avoit. Qu’ils avoient laiſſé chez eux un je une Eſclave, aux ordre ſi Solon venoit, de luy dire ſeulement qu’il ſe trouvaſt le premier jour de la Lune enſuivant, à un Temple qu’ils luy nommerent : où Cleanthe ne devoit pas manquer de ſe trouver en pareils jours, afin de l’y rencontrer quand il reviendroit. Que depuis quelque temps Cleanthe avoit sçeu par le Sacrificateur de ce petit Temple qui eſt aupres de leur premiere Cabane, que cét Eſclave eſtoit mort : ſi bien que sçachant que le terme du retour de Solon aprochoit, Cleanthe avoit pris la reſolution d’aller demeurer fſul à Paphos : sçachant bien que lors qu’il reviendroit en Chipre, il verroit infailliblement le Roy, & qu’ainſi il ne pouvoit manquer de le trouver, de ſorte qu’il eſtoit party ce matin là. Que Policrite qui n’avoit de plus grand divertiſſement, principalement depuis qu’ils avoient quitté leur premiere demeure, que de deſſigner touſjours quelque choſe ſur ſes Tablettes : ayant veû partir tous les Peſcheurs de leur petit Hameau, ſans qu’il reſtast nul Bateau que celuy dans lequel on l’avoit veüe, & qui n’avoit ny Timon ny Rames : elle y eſtoit entrée, s’y eſtoit aſſise ; & ſans prendre garde s’il eſtoit bien attaché, s’eſtoit miſe à faire un Deſſein de cette petite Flotte ruſtique qui s’eſloignoit d’elle. Que cependant elle avoit eſté ſi attentive à ſon ouvrage, qu’a ce qu’elle diſoit, elle ne s’eſtoit point aperçeüe que le Bateau dans lequel elle eſtoit, s’eſtoit deſtaché ; avoit abandonné le rivage, & flotoit au gré du vent. De ſorte, dit Megiſto, que ſortant de noſtre Cabane pour regarder où eſtoit Policrite, je l’ay veüe comme je vous l’ay dit : & j’ay fait un ſi grand cry, que je l’ay fait apercevoir du danger où elle eſtoit, ſans que j’y puſſe aporter aucun remede : n’y ayant pas un homme en ce Hameau : & tous les Bateaux de Peſcheurs ayant deſja doublé un Cap qui les déroboit à noſtre veüe.

Megiſto ayant fini ſon recit, Solon admira la Providence des Dieux, en la conduitte des choſes du monde : car venant à conſiderer que s’il ne ſe fuſſent égarer Philoxipe & luy, Policrite ſelon les apparences auroit peri : il ne pouvoit aſſez remercier la Deeſſe, à laquelle il avoit offert un Sacrifice, qui paroiſſoit avoir eſté ſi bien reçeu. En effet, cette Advanture amis ce Temple de Venus Uranie en grande reputation : Mais Seigneur, pour n’abuſer pas plus longtemps de voſtre patience, je vous diray ſeulement qu’au lieu d’aller à Paphos, Philoxipe & Solon furent le lendemain à Clarie : où ils menerent Megiſto, Policrite ; Doride ; & toutes les femmes qui les ſervoient : apres que Philoxipe eut recompenſé liberalement les femmes de ces Peſcheurs de l’hoſpitalité & de la courtoiſie dont Policrite leur eſtoit redevable. De vous dire maintenant la joye de Philoxipe & celle de Policrite, il ne ſeroit pas aiſé : & de vous redire en quels termes cét heureux Amant exprima ſa ſatisfaction à Policrite, & avec quelle obligeante modeſtie, elle reçeut les teſmoignages de ſon affection, & luy donna des marques de la ſienne ; ce ſeroit entreprendre un diſcours trop difficile. Car enfin aprendre en un meſme jour, qu’elle eſtoit Fille de l’illuſtre Solon, & qu’elle alloit eſtre Femme de Philoxipe, eſtoient deux choſes qui partageoient bien ſon ame, & qui mettoit un agreable trouble dans ſon cœur. Philoxipe ne manqua pas de faire voir à Policrite ſes Portraits dans ſa Galeries qui certainement quoy que tres beaux, l’eſtoient infiniment moins qu’elle. Le jour d’apres, Solon envoya chercher Cleanthe à Paphos, que l’on y trouva, & que l’on amena à Clarie : En ſuitte ayant donné les ordres neceſſaires pour cela, Cleanthe, Megiſto, Policrite, & Doride, eurent des habillemens proportionnez à leur condition. Le lendemain la Princeſſe de Salamis, & la Princeſſe Agariſte, ayant eſté adverties par Philoxipe leur Frere, de la verité de ſon Advanture : ces deux belles Princeſſes, dis-je, qui l’aimoient cherement, qui par cét advis avoient apris l’illuſtre Naiſſance de Policrite, & qui reveroient Solon comme un Dieu : furent prendre cette belle Perſonne à Clarie, pour la mener à Paphos. Mais Dieux qu’elles furent ſurprises de ſon extréme beauté ! & la comparant avec ſes Portraits, qu’elles trouverent qu’elle eſtoit au deſſus d’eux ! Mais ſi elle leur parut belle & charmante, elle leur ſembla encore plus ſpirituelle ; elle avoit je ne sçay quelle aimable modeſtie, qui ſans avoir rien de ſauvage, la rendoit encore plus agreable. Elle avoit ſans doute dans l’ame toute l’innocence qu’elle avoit conſervé parmy ſes Rochers : mais elle avoit pourtant dans l’humeur & dans l’eſprit tous les charmes que la Cour peut donner. Car comme Megiſto eſtoit une digne Sœur de l’illuſtre Solon, elle sçavoit auſſi bien toutes les choſes de bien ſeance neceſſaire à celles de ſon Sexe, que perſonne les peuſt sçavoir ; & les avoit auſſi parfaitement apriſes à Policrite. La je une Doride parut auſſi fort belle & fort aimable à la Cour : où le Roy reçeut Solon, Cleanthe, Megiſto, Philoxipe, & Policrite, avec des honneurs & des joyes que l’on ne sçauroit exprimer. Et d’autant plus encore, que s’eſtant enfin reſolu de contenter l’ambition de la Princeſſe Aretaphile, afin de ſatisfaire ſon amour : il luy avoit fait dire le jour auparavant, qu’il ne tiendroit plus qu’à elle d’eſtre Reine. Mais Seigneur, ſi Aretaphile fut Reine de Chipre, Policrite fut Reine de la Beauté : & la ſeule Princeſſe de Salamis euſt pu luy diſputer un peu ce glorieux Empire. Enfin Seigneur, ce ne furent plus que Feſtes & reſjoüiſſances : Comme Solon eſtoit preſſé de partir, l’on haſta ces illuſtres Nopces : le Roy voulut qu’il n’y euſt qu’une ſeule ceremonie pour ces deux Grands Mariages ; & Chipre n’a rien veû de plus ſuperbe que le fut cette belle Feſte, quoy qu’elle fuſt faite avec precipitation. Solon ne manqua pas de ſe ſouvenir alors des Predictions d’Epimenides : & d’advoüer qu’il y avoit quelque choſe de Divin en ce rare Homme. Cependant comme l’intereſt de la Patrie eſtoit plus fort en luy que tout autre intereſt, il partit pour s’en retourner à Athenes : de ſorte qu’il y eut quelques larmes de triſtesse qui interrompirent un peu la joye de Policrite. Mais pour luy laiſſer quelque conſolation, la je une Doride demeura aupres d’elle pour quelque temps : & Cleanthe & Megiſto s’embarquerent avec l’illuſtre Solon. Voila Seigneur, l’eſtat où ce Grand Homme laiſſa la Cour de Chipre : c’eſt à dire le Roy tres content, la Reine Aretaphile tres ſatisfaite ; & Philoxipe & Policrite ſi heureux, que l’on ne peut pas l’eſtre davantage. Peu de jours apres le Prince de Cicilie ayant envoyé demander la Princeſſe Agariſte Sœur de Philoxipe, il la luy accorda : & mit dans les conditions de ſon Mariage, qu’il vous envoyeroit des Troupes, comme le Roy de Chipre vous en avoit deſja envoyé. Et comme ce fut moy qui eus l’honneur de conduire la Princeſſe Agariſte en Cilicie, je me reſolus d’accepter l’employ que l’on m’offrit pour venir icy ; & eſtant retourné en Chipre pour faire mon equipage, le Prince Philoxipe me chargea de vous aprendre ſon Advanture : & de vous ſupplier de ſa part, de ne troubler pas ſon bonheur, en le privant de voſtre amitié, qui luy eſt infiniment chere, & infiniment precieuſe.

Leontidas ayant ceſſé de parler, Artamene l’aſſura, que ſi la felicité de Philoxipe n’eſtoit jamais troublée que par la perte de ſon affection, il eſtoit aſſuré d’eſtre touſjours fort heureux : Thimocrate & Philocles teſmoignerent en ſuitte avoir une ſensible joye, de la ſatisfaction d’un Prince qu’ils aimoient infiniment ; & Artamene en reçeut ſans doute tout le plaiſir que l’eſtat preſent de ſa vie luy pouvoit permettre d’avoir. Il eſtoit pourtant en termes de ne pouvoir apprendre d’Advantures ny bonnes ny mauvaiſes ſans quelque douleur : car lors qu’on luy parloit de la felicité de quelqu’un, la comparant à ſon infortune, il en ſoupiroit : & ſi on luy diſoit quelque choſe de funeſte, il en ſoupiroit encore : tant il eſt vray que l’experience des malheurs, rend l’ame ſensible à la compaſſion : Il ſe reſjoüit donc du bonheur de Philoxipe, mais en ſoupirant : & il teſmoigna à Leontidas qu’il eſtoit bien fâché de n’eſtre pas en eſtat de pouvoir faire voir à Philoxipe en la perſonne du Prince Artibie & en la ſienne, combien tout ce qu’il luy recommandoit luy eſtoit cher. Mais, luy dit il, Leontidas, vous venez ſervir un ſi Grand Roy & ſi equitable, que voſtre vertu ne laiſſera pas d’eſtre auſſi bien recompenſée, que ſi j’eſtois encore en liberté. Seigneur, luy reſpondit Leontidas, il ſeroit bien difficile de perſuader à toute l’Aſie que le Roy des Medes fuſt equitable en toutes choſes, tant que vous ſerez priſonnier : Les Rois (reprit Artamene avec une ſagesse extréme) font quelquefois des injuſtices innocemment : parce qu’ils ſont perſuadez qu’ils ont raiſon d’agir comme ils agiſſent : & ceux qui ſouffrent ces eſpeces d’injuſtices dont je parle, ſeroient eux meſmes bien injuſtes, s’ils ne les enduroient paſſans les en accuſer & ſans s’en pleindre. Thimocrate, Philocles ; & Leontidas ravis de la prudence d’Artamene ; & de voir qu’il ne sçavoit pas moins bien uſer de la mauvaiſe fortune que de la bonne, le quitterent apres luy avoir fait de nouvelles proteſtations d’une amitié inviolable. Mais durant qu’il ſouffroit avec tant de patience une priſon ſi cruelle, tous ſes illuſtres Amis n’avoient autre penſée que celle de ſonger à l’en tirer. Ariobante que Ciaxare avoit laſſé Regent du Royaume, vint de Themiſcire à Sinope : tant pour luy rendre conte de ſon adminiſtration, que pour l’advertir que tous les Habitans de Themiſcire, d’Amaſie, & de toute cette partie de la Capadoce, qui n’eſtoit pas revoltée, diſoient hautement, qu’il faloit envoyer des Deputez au Roy, pour le ſupplier de remettre Artamene en liberté. Enfin Seigneur, dit Ariobante à Ciaxare, toute la Galatie dit la meſme choſe : & vos trois Royaumes tous entiers, ne peuvent fouſtrir qu’un homme qu’ils reverent comme un Dieu toit dans les fers ; car ce que je vous dis de Galatie & de Capadoce, je l’ay auſſi entendu dire de toute la Medie. Ciaxare eſcouta Ariobante ſans luy reſpondre preciſément : parce qu’il attendoit la reſponse du Roy d’Armenie, auparavant que de ſe determiner à rien. Cependant Chriſante & Feraulas agiſſoient continuellement : & par leurs ſoins, & par l’affection que tant de Rois & tant de Princes avoient pour Artamene, Ciaxare n’eſtoit jamais ſans qu’il y euſt aupres de luy quelqu’un qui luy parlaſt pour cét illuſtre priſonnier. Le Roy de Phrigie n’en eſtoit pas pluſtost ſorti, que celuy d’Hircanie y entroit ; A celuy là ſuccedoit Perſode ou Hidaſpe : à ceux-cy Artibie ou Aduſius : Enfin, ſoit par Agiatidas, par Thimocrate, par Philocles, par Gobrias, par Gadate, par Thrafibule, par Madate, ou par Artucas, le Nom d’Artamene eſtoit continuellement prononce. Si Ciaxare alloit au Temple, les Sacrificateurs luy en parloient : s’il alloit dans les rues de Sinope, les Habitans je mettoient à genoux, pour luy demander ſa liberté : s’il alloit quelqueſfois ſe promener au Camp, tous les Soldats demandoient leur general : & à la reſerve de cét ancien Amy d’Aribée, qui avoit touſjours intelligence avec Artaxe, il n’y avoit pas une perſonne qui ne ſervist Artamene : ſi bien que cét homme qui ſe nommoit Metrobate, eſtoit ſans doute le ſeul qui avoit deſſein de luy nuire. Marteſie en ſon particulier, qui eſtoit informée par Feraulas de tout ce qui ſe paſſoit, avoit une joye extréme de voir que le rare merite d’Artamene eſtoit ſi univerſellement connu : & de voir qu’il n’eſtoit pas comme ces Favoris que tout le monde quitte, quand la Fortune les abandonne : puis qu’au contraire, l’amitié que l’on avoit pour luy, eſtoit redoublée par ſon malheur. Elle recevoit auſſi tous les jours par le meſme Feraulas, des nouvelles d’Artamene, qui du moins vouloir luy rendre teſmoignage par la regularité des complimens qu’il luy faiſoit faire, qu’il n’eſtoit pas changé en priſon : & que puis qu’il avoit conſervé la civilité, il avoit auſſi conſervé ſa paſſion toute entiere.

Les choſes eſtant en cét eſtat, Megabiſe revint : & arriva chez le Roy qu’il y avoit beaucoup de monde. A peine fut il entre, que chacun ſe preſſa, afin d’entendre ce qu’il aprendroit à Ciaxare : qui ne le vit pas pluſtost, que ſans vouloir faire un ſecret de ſa reſponse ; Et bien Megabiſe, luy dit il, sçavrons nous comment l’on a reçeu ma Fille en Armenie, & le Roy d’Armenie me la rendra t’il comme il y eſt obligé ? Seigneur, luy repondit Megabiſe, mon voyage n’a pas eſté heureux : je ne sçay point qui eſt le Roy dont la Princeſſe a parlé par ſon Billet : le Roy d’Armenie ne veut point advoüer qu’elle ſoit dans ſes Eſtats, quoy qu’il y ait grande aparence que la choſe ſoit ainſi : & je n’ay point trouve le Prince Tigrane à la Cour du Roy ſon Pere. Mais encore, luy dit Ciaxare, comment ce Prince vous a t’il reçeu ? Seigneur, reprit Megabiſe, quand je fus arrivé à Artaxate, & que j’eus envoyé demander Audience au Roy, il me la fit attendre trois jours : & durant cela, je fus touſjours ſoigneusement obſervé par diverſes perſonnes. En ſuite comme je me fus aquité du commandement que j’avois reçeu de voſtre. Majeſte ; & que je luy eus dit qu’ayant sçeu que la Princeſſe voſtre Fille eſtoit dans ſes eſtats, vous m’aviez envoyé la luy redemander : je penſois, me dit il aſſez fierement, que vous vinſſiez me ſoliciter encore de payer le Tribut que j’ay paye à Aſtiage, & que je ne dois plus à Ciaxare, auquel je n’ay ri ? promis. Mais pour la Princeſſe Mandane, elle n’eſt pas en ma puiſſance : & quand elle y ſeroit, je ne la rendrois pas ſans doute : & la garderois pour Oſtage, juſques à ce que par un Traité autentique, le Roy voſtre Maiſtre euſt advoüé, que les Rois d’Armenie ne doivent plus eſtre des Rois Tributaires. Seigneur, luy dis-je, ſongez bien à ce que vous dites, auparavant que de me donner mon congé : car le Roy mon Maiſtre sçait de certitude que la Princeſſe eſt dans vos Eſtats. Je la feray chercher, me dit il, & on la traitera en perſonne de ſa condition : Mais ſi elle y eſt, je vous dis encore une fois, que je ne la renvoyeray point au Roy des Medes, qu’il ne ſe ſoit départy des pretentions qu’il a ſur l’Armenie. Qu’il ſe contente, me dit il encore, que la Fortune luy a donné un home qui luy fait aſſez de Conqueſtes, pour le conſoler de la perte qu’il fait d’un mediocre Tribut. Enfin, Seigneur, luy dis-je, ſi vous ne me dites autre choſe, j’ay ordre de vous dire que le Roy mon Maiſtre viendra luy meſme vous redemander la Princeſſe ſa Fille, avec une Armée de cent mille homes. Allez donc en diligence, me dit il, luy dire qu’il Ce prepare à partir : & advertiſſez le qu’il n’y a point de plus vaillans Soldats au monde, que ceux qui combattent pour leur liberté : & que puis qu’Arramene eſt en priſon, comme je l’ay sçeu, le Prince Tigrane mon Fils, ne fera pas à mô aduis difficulté de le combatre : & peut-eſtre ne trouvera t’il pas touſjours la Victoire diſposée à ſuivre ſes pas. Megabiſe sçavoit bien que ce n’eſtoit pas eſtre judicieux, que de parler de cette ſorte à Ciaxare devant tant de monde : & de raconter ſi preciſément, ce que le Roy d’Armenie avoit dit d’Artamene : mais croyant que peut-eſtre cela ne luy ſeroit il pas inutile, il s’y eſtoit reſolu. Il acheva ſon recit, en diſant encore que depuis qu’il avoit eſté ſorty de chez le Roy d’Armenie, on luy avoit fait commandement de partir d’Anaxate dés le lendemain : & qu’on luy avoit donné des Gardes, qui ne l’avoient point abandonné, qu’il n’euſt eſté à l’extrémité des Frontieres d’Arménie. Ciaxare entendant la reſponse de ce Prince, en fut en une colere eſtrange : & ſe reſolut à la guerre contre luy. Non non, dit il, je ne doute point que Mandane ne ſoit en Armenie : elle l’a eſcrit ; Marteſie l’a confirmé, & la reſponse de ce Prince audacieux me le dit aſſez. Mais encore (dit le Roy de Phrigie parlant à Megabiſe) ne vous eſtes vous point informé de quelqu’un, s’il eſtoit arrivé quelque Princeſſe eſtrangere en cette Cour là ? Ouy, dit il, Seigneur, & j’ay effectivement apris, qu’il y quelque temps qu’il y arriva des Femmes de qui l’on ne connoiſſoit point la condition : que l’on envoya en un Chaſteau qui eſt vers le Païs des Chaldées, & qui ne tarderent point à Artaxate. Non non, dit Ciaxare encore une fois, il ne faut point s’en informer davantage : Mandane eſt en Armenie, & il y faut aller porter la guerre. Et par conſequent (dit le Roy de Phrigie avec autant de generoſité que de bardieſſe) il faut aller tirer l’illuſtre Artamene de priſon ? Car, Seigneur, ſi vos Soldats ne le voyent point à leur teſte, & qu’ils le laiſſent à Sinope, ils marcheront lentement vers l’Armenie : & ne combatront peut-eſtre pas comme ils ont accouſtumé de combatre. auſſi bien, adjouſta le Roy d’Hircanie, ne crois-je point qu’il y ait une meilleure voye de ſe rendre les Dieux propices, que de proteger un homme qu’ils ont tant favoriſe. Ces deux Princes ne furent pas les ſeuls qui parlerent de cette ſorte : tout ce qui ſe trouva alors dans la Chambre de Ciaxare fit la meſme choſe : il ſembla meſme que la neceſſité preſente, l’emportaſt enfin ſur ſa reſolution paſſée ; & qu’il n’euſt plus deſſein de vouloir ſi opiniaſtrément sçavoir quelle avoit eſté l’intelligence d’Artamene avec le Roy d’Aſſirie ; de ſorte qu’il y avoit beaucoup d’aparence qu’il ſeroit bien toſt delivré. Le Roy des Medes ſouffrit qu’on le loüaſt en ſa preſence, ſans teſmoigner d’en eſtre fâché : il ne rejetta point les prieres qu’on luy fit : & ſans les accorder preciſément, il agit comme un homme qui avoit quelque confuſion de changer ſi toſt d’advis ; & comme un homme qui vouloit ſe reſerver l’avantage de faire la choſe par luy meſme, ſans y eſtre forcé par autruy : Ses ſentimens ayant eſté facilement reconnus par toute cette illuſtre Compagnie, on ne luy parla plus d’Artamene ; de peur de nuire à celuy que tout le monde vouloit ſervir.

Neantmoins ils ſortirent de chez le Roy avec une ſi forte eſperance de la liberté d’Artamene : que comme la joye eſt une choſe que beaucoup de perſonnes ne peuvent cacher, & qui fait bien ſouvent reveler cent ſecrets qu’il faudroit faire : il s’eſpandit en un moment un bruit general par toute la Ville & par tout le Camp y qu’Artamene alloit eſtre delivré. Il en fut luy meſme adverty comme d’une choſe certaine ; ſes Gardes en pleurerent de joye : Andramias ne pouvoit ſe laſſer de luy teſmoigner la ſatisfaction qu’il avoit d’eſperer de le revoir bientoſt au meſme eſtat qu’il l’avoit veû quelque temps auparavant. Marteſie en eſtoit ſi tranſportée, qu’elle ne pouvoit exprimer ſa joye : & Chriſante & Feraulas en eſtoient ſi aiſes, que l’illuſtre Artamene ne l’eſtoit guere davamage : bien que la conſideratron de la Princeſſe luy fiſt regarder la liberté comme le plus grand bien qui luy peuſt jamais arriver, en l’eſtat où eſtoit ſa fortune, Quoy, diſoit il en luy meſme, je pourrois encore eſperer de ſervir l’illuſtre Mandane ! & je pourrois croire de me retrouver en termes de delivrer ma Princeſſe, ou de mourir du moins pour ſon ſervice ! Quoy je pourrois encore me flatter de l’agreable penſée de la revoir & d’en eſtre veû ! & je pourrois m’imaginer de me retrouver encore une fois aupres d’elle, avec la liberté de l’entretenir de ma reſpectueuse paſſion ! Ha, s’il eſt ainſi, s’eſcrioit il, que je dois peu me plaindre des maux que j’ay ſoufferts : & que je ſeray pleinement recompente de tant de douleurs que j’ay endurées ! C’eſtoit de cette ſorte que l’illuſtre Artamene s’entretenoit, pendant que toute la Ville & tout le Campeſtoient en joye, par l’eſperance de ſa liberté ; Et afin qu’il jouiſt encore d’un nouveau plaiſir, Feraulas entra dans ſa Chambre, qui luy confirma que la nouvelle qu’on luy avoit donnée n’eſtoit pas ſans fondement. De là venant à parler de Mandane, il ſe fit preſque redire tout ce que Marteſie avoit dit à Chriſante & a luy : & tout ce qu’ils luy avoient dit à luy meſme. Puis tout d’un coup ſe ſouvenant qu’ils luy avoient raconté que lors que Marteſie eſtoit demeurée au bord de la Riviere d’Halis parmy des Peſcheurs, elle s’eſtoit ſervie d’une Boëte de Portrait pour avoir dequoy revenir à Sinope, & qu’elle en avoit retenu la Peinture, qui eſtoit celle de Mandane : Ha ! luy dit il, Feraulas, n’y auroit il point moyen que par le credit que je sçay que vous avez ſur l’eſprit de Marteſie, vous puſſiez l’obliger à me faire la grace de m’envoyer ce Portrait, avec promeſſe de le luy rendre ſi elle veut, le jour que je ſortiray de priſon ? Seigneur, luy dit il, je ne penſe pas que Marteſie vous le refuſe avec cette condition : mais pour vous le donner abſolument, je penſe que la crainte de deſplaire à la Princeſſe (qui comme vous sçavez a une vertu. delicate, qui fait ſcrupule des moindres choſes) l’empeſcheroit de le faire. Joint qu’elle a elle meſme tant d’amour pour cette, Peinture, que difficilement ſe reſoudroit elle à s’en priyer pour touſjours. Mais pour me la confier durant quelque temps, adjouſta t’il, je ne penſe pas qu’elle me le refuſe. Artamene embraſſa alors Feraulas avec beaucoup de tendreſſe, pour l’obliger à faire ſes derniers efforts, afin de le ſatisfaire : Feraulas donc s’eſtant chargé de cette commiſſion, le quitta : & le laiſſa avec une joye qu’il y avoit long temps qui n’avoit trouvé place dans ſon cœur. Ciaxare de ſon coſté, ſentoit quelque ſecret plaiſir de s’eſtre vaincu luy meſme : & d’eſtre en quelque façon contraint de delivrer Artamene. Il avoit pourtant encore aſſez de chagrin de ne pouvoir preciſement sçavoir quelle avoit eſté cette intelligence qu’il n’avoit pu deſcouvrir : Mais apres tout, le rare merite d’Artamene ; les grandes choſes qu’il avoit faites ; les obligations qu’il luy avoit, & la neceſſité preſente qu’il avoit de ſa valeur, l’emporterent ſur ſon eſprit : & il ſe reſolut en effet à delivrer Artamene, le jour meſme qu’il ſeroit marcher ſon Armée pour aller en Armenie.

Mais pendant qu’il eſtoit dans une reſolution ſi avantageuſe pour luy, ſi utile pour la Princeſſe ſa Fille ; ſi agreable pour cét illuſtre Priſonnier ; & ſi capable de cauſer une alegreſſe publique en la plus belle & la plus grande partie de l’Aſie, qui s’intereſſoit alors en ſa fortune : Metrobate ſeul, cét Ennemy caché d’Artamene, & cét ancien Amy d’Aribée, en avoit une douleur extréme. Comme cét homme avoit une ame ambitieuſe, qui ne ſe ſoucioit pas par quelle voye il parvinſt à la Grandeur, pourveû qu’il y arrivaſt : il y avoit eu pluſieurs choſes en ſa vie qui avoient obligé Artamene à ne l’eſtimer point, durant qu’il eſtoit dans ſa plus grande fortune : & par conſequent, à ne luy faire pas tout le bien qu’il faiſoit à d’autres. Car Artamene eſtoit perſuadé ; que c’eſt faire une notable injuſtice aux Gens d’honneur malheureux ; que d’accabler de biens ceux qui ne le meritent pas, & de laiſſer les autres dans la miſere. Metrobate de plus s’eſtant trouvé attaché à la fortune d’Aribée, avoit ſuivy tous ſes ſentimens : & Artamene l’ayant fait perir preciſément dans le temps que Metrobate eſtoit ſur le point de recevoir la recompenſe de tous les ſervices qu’il luy avoit rendus : cét homme en avoit l’eſprit ſi irrité contre Artamene, qu’il n’eſt rien qu’il n’euſt fait pour le perdre. Chriſante & Feraulas avoient bien eſté advertis de ſes mauvaiſes intentions ; mais comme il n’agiſſoit pas ouvertement contre leur Maiſtre ; & que de plus ils n’imaginoient point quel nouveau mauvais office il luy pouvoit rendre : ils n’avoient pas eu recours à des voyes violentes pour s’en deffaire : tant parce qu’ils eſtoient ſages & vertueux, que parce que cela auroit pu nuire à Artamene. Ils ne pouvoient plus meſme deſcouvrir ſes deſſeins : car celuy qui les avoit advertis de la mauvaiſe volonté de Metrobate, eſtoit mort de douleur quelque temps apres, d’avoir cauſe la priſon d’Artamene. De plus en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, il n’y avoit pas lieu de penſer que rien ſe peuſt oppoſer à ſa liberté, qui eſtoit demandée par une grande Armée & par trois Royaumes. Au contraire, il y avoit preſque une certitude infaillible que l’on delivreroit bientoſt un homme que les Vaincus & les Vainqueurs aimoient eſgalement : & que perſonne n’euſt oſé teſmoigner haïr, non pas meſme Metrobate. auſſi ne fut-ce pas par cette voye qu’il nuiſit à Artamene, apres que la Fortune qui n’eſtoit pas laſſe d’eſprouver la vertu, luy en eut donné les moyens. Comme il eſtoit donc dans ce chagrin ſecret que la joye univerſelle que tout le monde avoit de la liberté d’Artamene cauſoit dans ſon cœur : il reçeut des nouvelles d’Artaxe qui commandoit dans Pterie : & qui avoit sçeu qu’Ortalque avoit eſté dire quelque choſe au Roy d’Aſſirie, comme il eſtoit preſt d’en partir. Il n’avoit pas pû deſcouvrir preciſément ce qu’il avoit dit à ce Prince, qui luy en avoit fait un ſecret : mais touſjours sçavoit il bien que ſelon les apparences Ortalque avoit eſté envoyé par Artamene : car il le connoiſſoit pour eſtre à luy : & pour luy avoir porté les ordres du Roy lors qu’il eſtoit en Bithinie. Celuy qu’il envoya à Metrobate eut commandement de n’entrer point dans Sinope de peur qu’il ne fuſt arreſté : & d envoyer ſeulement quelqu’un avec adreſſe, l’advertir de ſe rendre au Temple de Mars où il l’attendroit. Metrobate ayant reçeu cét advis, ne manqua donc pas d’y aller ; mais à peine eut il apris parce Confident d’Artaxe, le voyage d’Ortalque à Pterie, qu’il commença de concevoir quelque eſpoir de troubler la joye publique. Car il sçavoit qu’Ortalque eſtoit à Sinope : & qu’ainſi l’on pourroit s’aſſurer de luy. Mais comme il avoit pluſieurs choſes à dire à cét homme, & qu’il craignoit d’eſtre veû en ſa compagnie dans un lieu auſſi frequenté qu’eſt un Temple ; ils furent ſe promener au bord de la Mer : & juſtement au meſme lieu où Artamene avoit eſté quelque temps auparavant, lors qu’il avoit trouvé des marques du naufrage de la Princeſſe. Eſtant arrivez vis à vis de la meſme Cabane où le Prince Mazare avoit eſté porte, & où l’on avoit dit depuis à Artamene qu’il eſtoit mort : il y fut avec intention de chercher quelque pretexte pour s’y repoſer, afin de pouvoir eſcrire à Artaxe en ce lieu là, ayant des Tablettes dans ſa poche deſtinées à cét uſage. Mais comme le hazard fait quelquefois des prodiges, les Peſcheurs qui demeuroient dans cette Cabane, & qui s’eſtoient affectionnez à Artamene, quoy qu’il n’euſt eſté qu’un moment chez eux : voyant un homme comme Metrobate, prirent la liberté de luy demander s’il eſtoit vray que l’on allaſt delivrer Artamene, comme on le leur avoit dit à la Ville, & comme ils le ſouhaitoient ? Metrobate ſurpris d’entendre le Nom d’Artamene en un lieu où un il ne croyoit pas qu’il deuſt y avoir perſonne qui s’intereſſast en ſa fortune : leur demanda s’ils connoiſſoient celuy qu’ils teſmoignoient aimer ? & ils luy reſpondirent qu’ils avoient eu l’honneur de le voir dans leur Cabane : & luy raconterent comment il avoit trouvé Mazare mourant. Mais pour circonſtantier mieux la choſe, ils luy dirent encore en leur maniere, comment ce Prince luy avoit parlé de la Princeſſe Mandane ; luy avoit baillé une Eſcharpe, & luy avoit dit, Eſte ce vous que l’affection d’une Grande Princeſſe rendoit le plus heureux des honmes & que j’ay rendu le plus infortuné, en vous privant d’une Perſonne qui vous aimoit tant ? Ainſi ils ne dirent pas preciſément les meſmes paroles que Mazare avoit dittes à Artamene, mais ils y en mirent d’autres plus obligeantes, qui rendoient encore la choſe plus forte : penſant en faire une tres avantageuſe pour Artamene, que de bien exagerer qu’il faloit ſans doute que leur princeſſe l’aimaſt beaucoup, veû ce que ce Prince mourant luy avoit dit. Mais, diſoient ils encore, il faut auſſi qu’Artamene l’aime bien : car il demanda cent choſes à celuy qui luy parloit : & apres qu’il luy eut dit que ſelon les aparences elle eſtoit morte : il ſortit de cette Cabane tout furieux & tout deſesperé : emportant l’Eſcharpe que l’autre luy avoit donnée, & s’en allant vers le bord de la Mer, comme s’il euſt voulu ſe jetter dedans. Metrobate qui avoit de l’eſprit, fit ſur le raport de ces bonnes Gens toutes les reflexions qu’il y faloit faire : & ſoupçonna, en effet qu’Artamene eſtoit amoureux de Mandane : & que le ſecret qui eſtoit entre le Roy d’Affirié & luy, eſtoit un ſecret d’amour & de jalouſie tout enſemble. Ainſi ſeignant d’eſtre bien aiſe de l’affection que le Peuple avoit pour Artamene ; & diſant à ces Peſcheurs qu’il ſeroit bien toſt delivré ; il ſortit de cette Cabane auſſi toſt apres avoir eſcrit : & congediant l’amy d’Artane, il s’en retourna à Sinope, bien ſatisfait de ſon voyage. Comme il paſſa devant la maiſon d’Artucas, il en vit ſortir fortuitement Feraulas & Chriſante qui venoient de viſiter Marteſie : & pour achever de luy donner les moyens de nuire à Artamene, il ſe trouva qu’un des Domeſtiques de Metrobate eſtoit Frere d’un jeune Garçon qui ſervoit chez Artucas. De ſorte qu’ayant veû ſortir Feraulas & Chriſante de cette maiſon, il voulut sçavoir s’ils y alloient ſouvent : & pour cét effet il employa l’adreſſe de celuy qui le ſervoit, pour deſcouvrir par le moyen de ſon Frere s’ils y alloient pour Artucas ou pour Marteſie. Comme ce Garçon eſtoit jeune, & que ſon Frere employa la ruſe, les preſens, & les menaces pour luy faire deſcouvrir la verité : encore qu’on luy euſt deffendu chez ſon Maiſtre de dire que Marteſie avoit eſte deux ou trois jours à Sinope auparavant que tout le monde le sçeuſt : il le dit à ſon Frere, quoy qu’on ne luy demandaſt pas cela : & promit de dire touſjours tout ce qu’il sçavroit des viſites de Feraulas & de Chriſante. Il apprit donc à ſon Frere, que pendant que Marteſie avoit eſté cachée chez Artucas, ils n’avoient pas laiſſé de la voir : & que depuis qu’elle eſtoit arrivée, Feraulas l’avoit viſitée tous les jours, & Chriſante tres ſouvent. Il n’en faloit pas davantage, pour eſclairer un eſprit deffiant comme celuy de Metrobate : & ſe reſſouvenant de cent choſes où il n’avoit point pris garde auparavant, il ne douta plus du tout qu’Artamene ne fuſt amoureux de la Princeſſe : & que du moins la Princeſſe ne le sçeuſt & ne le ſouffrist. Ayant donc des armes ſi puiſſantes pour nuire à Artamene, il fut au coucher du Roy, que le traitoit fort bien : car ce Prince qui sçavoit de quelle ſorte Aribée l’avoit aimé, croyoit que puis que Metrobate ne s’eſtoit pas engage dans ſon Parti, c’eſtoit une marque infaillible de ſa fidélité : ne sçaçhant pas que cét homme n’eſtoit demeure aupres de luy, que comme un Eſpion d’Aribée.

Metrobate donc eſtant le ſoir aupres du Roy, à une heure où il n’y avoit plus perſonne qui peuſt l’empeſcher de parler avec liberté, penſa faire reüſſir ſon deſſein. Neantmoins comme il euſt bien voulu ne commencer pas à parler d’Artamene, il attendit quelque temps pour voir ſi ce Prince qui n’avoit l’eſprit rempli que de la guere d’Armenie, de la captivité de la Princeſſe Mandane ; & de la liberté d’Artamene, ne diroit point quelque choſe qui luy donnait lieu d’executer ſon entrepriſe, ſans qu’il paruſt nulle affectation en ſon diſcours. En effect Ciaxare ne manqua pas de luy en donner l’occaſion telle qu’il la ſouhaitoit. Metrobate, luy dit il, eſtes vous de l’opinion de ceux qui m’aſſurent qu’Artamene me ſervira avec autant d’ardeur & autant de fidelité qu’il a fait autrefois ? & ne craignez vous point que cette Grande Ame que l’on a touſjours remarquée en luy, ne luy permette pas de pouvoir oublier ſa priſon, & ne puiſſe ſouffrir qu’il ſe reſſouvienne de mes anciens bienfaits ? Je croy Seigneur, repliqua Metrobate, qu’Artamene oubliera tout, & ſe ſouviendra de tout, pour delivrer la Princeſſe Mandane : Mais encore, luy dit le Roy, n’y a t’il point moyen de pouvoir deviner quel eſt le ſecret que je ne dois plus demander, puis que je ſuis reſolu de delivrer celuy qui ne me le veut pas dire ? Seigneur, reprit Metrobate, ſi j’oſois dire à voſtre Majeſté une choſe que je penſe, elle acheveroit peut-eſtre de ſe détromper abſolument de l’opinion qu’elle a eüe qu’Artamene ne la ſervira pas à l’advenir, auſſi bien qu’il a fait par le paſſé. Joint Seigneur, adjouſta-t’il, que comme c’eſt moy qui ſuis cauſe de ſa priſon, puiſque ce fut de ma main que vous euſtes le Billet qu’il eſcrivit au Roy d’Aſſirie : il me ſemble que je ſuis en quel que façon obligé de vous dire auſſi bien ce que je sçay à ſon avantage, que ce que j’ay sçeu à ſon prejudice. Le Roy l’entendant parler ainſi, Je preſſa alors extrémement de s’expliquer : & Metrobate faiſant l’ingenu & le ſincere, luy raconta comment le hazard l’avoit fait aller dans une Cabane de Peſcheurs pour eſcrire un Billet en faveur d’un de ſes amis qu’il avoit rencontré : & déguiſant encore un peu la choſe, il dit ſeulement au Roy, que ces Gens luy avoient dit qu’Artamene aimoit paſſionnement leur Princeſſe : & il exagera tellement le deſespoir d’Artamene, lors qu’il avoit d’eu Mandane mortes qu’il porta l’eſprit du Roy intenſiblement à la connoiſſance de ce qu’il vouloit qu’il ſceust. Quoy, luy dit il, Metrobate, de la maniere dont vous parlez, il ſemble que vous croiyez qu’Artamene ſoit amoureux de ma fille ? Seigneur, luy dit il, j’advoüe que c’eſt par là que je pretens ſervir Artamene : & que j’oſe aſſurer voſtre Majeſté, qu’ayant une ſi noble paſſion dans le cœur, il oubliera ſa priſon, & ſera plus vaillant & plus fidele qu’il n’a jamais eſté. Car Seigneur (luy dit il d’une façon à faire croite qu’il n’avoit nulle mauvaiſe intention) l’amour d’Artamene ne fait point de tort à la vertu de la Princeſſe : la beauté ſur le Throſne, eſt comme le Soleil dans le Ciel : tout le monde a la liberté de la regarder : & comme cét Aſtre ne prophane pas ſes rayons, quoy qu’il ne les porte pas touſjours ſur des fleurs : de meſme la beauté de la Princeſſe n’enchainant pas touſjours des Rois, ne fait rien qui luy puiſſe eſtre reproché. Cependant ce poiſon ſubtil que Metrobate avoit mis dans l’eſprit du Roy, operoit de là dans ſon cœur : & y j’appelloit quelques legers ſoubçons qu’il avoit eus de l’amour d’Artamene, quand il l’avoit fait mettre priſonnier. Il fit alors redire encore à Metrobate ce que ces Peſcheurs luy avoient dit : mais l’autre ſeignant de ne l’avoir pas allez bien retenu, ny meſme allez bien eſcouté, pour oſer aſſurer que ce qu’il avoit dit fuſt poſitivement vray, offrit d’aller le lendemain de grand matin s’en informer plus exactement. Le Roy qui avoit l’eſprit fort troublé, luy commanda de n’y manquer pas : & de taſcher de deſcouvrir tout ce qu’il pourroit d’une choſe auſſi importante que celle là. Metrobate ſeignit d’eſtre bien marri de l’inquietude qu’il avoit miſe dans ſon eſprit : & luy dit qu’il ſeroit tout ce qu’il pourroit pour apprendre quelque choſe qui luy peuſt mettre l’ame en repos. Cependant Ciaxare n’y eſtoit guere : car ce Prince ſe ſouvenant alors que depuis qu’Artamene eſtoit priſonnier il ne luy avoit jamais fait rien dire pour demander ſa liberté, juſques à ce qu’il euſt sçeu que la Princeſſe eſtoit vivante, trouvoit que c’eſtoit avoir lieu de le ſoubçonner d’eſtre amoureux d’elle. De plus, il ſe reſſouvenoit encore de la violente douleur qu’il avoit teſmoignée avoir à ſon retour à Themiſcire, lors qu’il luy avoit raconte comment il avoit ſecouru le Roy d’Aſſirie, & facilité l’enlevement de Mandane. Il rapelloit encore en ſa memoire, l’exceſſive affliction qu’il avoit veüe dans ſes yeux lors qu’il eſtoit arrivé à Sinope & qu’il avoit voulu luy apprendre le naufrage de la Princeſſe. Enfin il ſoubçonnoit & craignoit que ſes ſoubçons ne fuſſent veritables. Il paſſa la nuit en cette inquietude, attendant Metrobate avec beaucoup d’impatience : qui ayant fait ſemblant d’aller s’informer tout de nouveau de ce que le Roy vouloit sçavoir : revint le trouver le matin dans ſon Cabinet où il eſtoit entre auſſi toſt qu’il avoit eſté achevé d habiller. D’abord que le Roy le vit, il s’avança vers luy ; & bien, luy dit il, Metrobate ; que m’aprendrez vous ? Artamene ſortira t’il de priſon, ou redoubleray-je ſes chaines ? Metrobate paroiſſant alors fort triſte, & faiſant comme un homme qui sçait pluſieurs choſes qu’il n’oſe dire : Seigneur, luy dit il, je vous demande pardon, de ce qu’il ſemble que je ſois deſtiné à n’aporter jamais que de fâcheuſes nouvelles à voſtre Majeſté. Cette eſpece de crime, repliqua Ciaxare, merite pluſtost recompenſe, que chaſtiment ny pardon : car pour l’ordinaire, les Rois n’apprennent que de leurs fidelles Serviteurs les choſes qui ne leur doivent pas plaire. Metrobate devenu encore plus hardy par ce que le Roy luy diſoit, luy conta alors comment il paroiſſoit par le diſcours que Mazare avoit fait à Artamene, que non ſeulement il aimoit, mais que meſme il n’eſtoit pas haï. Et il luy redit parole pour parole, tout ce que les Peſcheurs luy avoient dit. Quoy, s’eſcria Ciaxare, ma Fille sçauroit la folle paſſion d’Artamene & la ſouffriroit ? Ha ! Metrobate ſi cela eſt, il la faut laiſſer entre les mains du Roy d’Armenie : car ſi elle a dans le cœur la baſſesse d’une Eſclave, elle ne peut eſtre mieux que dans les ſers de mon Ennemy. Seigneur, luy dit-il, je ſupplie voſtre Majeſté de ne s’emporter pas ſi fort : cette affection n’eſt peut-eſtre pas ſi criminelle : Artamene a de ſi grandes qualitez, qu’encore que ſa condition ſoit aparemment fort baſſe, puis qu’il ne la veut point dire : la Princeſſe ne laiſſeroit pas d’eſtre excuſable, quand elle auroit eu quelque legere indulgence pour luy. Non Metrobate, adjouſta le Roy, vous ne croyez pas ce que vous dites : les perſonnes de la condition de ma Fille, ne doivent recevoir de ceux qui ſont de celle d’Artamene, que des teſmoignages de reſpect : & le moindre ſoubçon d’amour, les doit faire bannir pour jamais. Ce qui m’embarraſſe le plus, diſoit encore ce Prince, c’eſt que j’ay fait mettre Artamene & Araſpe priſonniers, parce que voyant une intelligence ſecrette entre le Roy d’Aſſirié & Artamene, j’ay creû que ce dernier avoit ſans doute fait ſauver l’autre ; Mais ſi Artamene eſt amoureux, eſt il croyable qu’il ait voulu delivrer ſon Rival ? Et quand ce ne ſera point luy en effet qui l’aura delivré, quelle peuteſtre cette intelligence qu’il a aveque luy, & qui l’oblige à luy eſcrire comme il luy a eſcrit ? Enfin Metrobate, je perdray la raiſon, ſi vous ne me trouvez les moyens de développer cét Enigme. Si je regarde le Billet du Roy d’Aſſirie, Artamene eſt un ambitieux qui traite avec mon Ennemy ; Si j’eſcoute le diſcours de Mazare, Artamene eſt un temeraire, & ma Fille a perdu le ſens. Que dois-je donc croire, & que dois-je faire ? Mandane eſt captive en Armenie, & Artamene eſt dans les fers à Sinope : je parle de delivrer celuy-cy, & je parle encore de faire marcher mon Armée pour aller delivrer l’autre : Cependant ſi Artamene eſt amoureux, & que Mandane le sçache & le ſouffre ; je dois faire perir Artamene, & je dois abandonner Mandane. Mais pour faire l’un & l’autre, il faut deſhonnorer ma Fille aux yeux de toute l’Aſie : & il faut me deſhonnorer moy meſme. Seigneur, reprit alors le meſchant Metrobate, j’eſpere que vôtre Majeſté n’en viendra pas là : mais quand il ſeroit vray (ce que je ne penſe pourtant pas) qu’Artamene fuſt aſſez criminel pour vous obliger à le faire perir : vous ne manqueriez pas d’autres pretextes, ſans y meſler la Princeſſe. Mais, Seigneur, adjouſta t’il, il me ſemble touſjours que voſtre Majeſté ne ſera pas mal, de ne delivrer pas ſi toſt Artamene : de taſcher de s’eſclaircir un peu mieux des choſes : de le refferrer un peu plus qu’il n’eſt preſentement : car il me ſemble que ces Troupes de Cilicie qui ſont arrivées comme on ne les attendoit pas, & que Philoxipe envoye à Artamene pour vous les preſenter, vous doivent eſtre un peu ſuspectes : y en ayant deſja de Chipre dans voſtre Armée y qui n’y ſont auſſi que par ſon moyen. Et en effet, s’il vous en ſouvient, le Prince Artibie parla à votre Majeſté d’une maniere aſſez eſtrange : & Megabiſe meſme à ſon retour d Armenie vous a dit des choſes, qui me ſont conjecturer qu’il y a quelque deſſein cache, qui ne doit peut-eſtre eſclater que lors que l’on aura delivrée Artamene. Que sçait on, Seigneur, adjouſta Metrobate, ſi tout ce que l’on dit de la Princeſſe eſt vray ? Les Amis d’Anamene la retiennent peut-eſtre par force en quelque lieu : & il y a enfin quelque choſe en tout cela, qui merite qu’on s’en eſclaircisse : & ſi voſtre Majeſte me l’ordonne, je ſeray tous mes efforts, pour taſcher de deſcouvrir ce que c’eſt. Le Roy qui avoit l’ame en une inquietude eſtrange, le luy commanda : & pour ne donner nulle marque de ſon chagrin ; par les conſeils de Metrobate, qui craignoit que l’on n’empeſchast ſes deſſeins : il ne voulut voir perſonne de tout le jour : & il fit dire qu’il ſe trouvoit un peu mal. Cependant Metrobate avoit reſolu de revenir le ſoir dire au Roy ce qu’il sçavoit du voyage d’Ortalque à Pterie ; que Marteſie avoit eſte trois jours cache chez Artucas avant que de paroiſtre à la Cour ; & les frequentes viſites qu’y faiſoient Feraulas & Chriſante. Mais il fut bien plus heureux qu’il ne penſoit : car ce jeune Garçon qui ſervoit chez Artucas, fut advertir ſon Frere chez Metrobate, qu’il n’y avoit pas deux heures que Feraulas avoit encore eſté voir Marteſie : & que s’eſtant caché dans un Cabinet de la Chambre où elle eſtoit, qui avoit une Porte degagée : il avoit veû qu’apres une aſſez longue converſation qu’ils avoient euë enſemble, où il avoit entre-oüy pluſieurs fois le Nom d’Artamene & celuy de Mandane : elle avoit ouvert une Caſſette, & luy avoit donné quelque choſe, qu’il croyoit eſtre une Lettre. Que Feraulas apres cela eſtoit ſorty, & luy avoit dit qu’il alloit à l’inſtant meſme porter ce qu’elle luy avoit baille, à la perſonne qui l’attendoit avec impatience. Ce Garçon diſoit encore qu’il eſtoit ſorty apres Feraulas, & l’avoit ſuivy juſques au Chaſteau, & juſques à l’Apartement où Artamene eſtoit retenu. Metrobate ayant encore sçeu cela, s’en retourna chez le Roy, avec autant de melancolie ſur le viſage, qu’il avoit de joye dans le cœur. Comme il fut aupres de luy où il n’y avoit perſonne : Seigneur, luy dit il, je ſuis au deſespoir d’eſtre forcé de vous aprendre qu’infailliblement il y a quelque choſe de conſiderable qu’il faut deſcouvrir. Car enfin, dit il, j’ay sçeu de certitude par un Amy que j’ay dans Pterie, que depuis qu’Anamene eſt priſonnier, Ortalque qui vous a aporté la nouvelle de la vie de la Princeſſe, a eſté de la part d’Artamene vers le Roy d’Affirié, qui eſt party de ce lieu là ; ſans que l’on sçache où il eſt preſentement : Et je sçay de plus par un Domeſtique d’Artucas, que Marteſie a eſte trois jours cachée chez luy, auparavant que de voit voſtre Majeſté : elle qui avoit à vous aprendre que la Princeſſe Mandane n’eſtoit pas morte. Je sçay meſme encore, qu’elle a envoyé aujourd’huy une Lettre à Artamene : & qu’il n’y a point de jour que Feraulas ne la voye : qui comme vôtre Majeſté sçait eſt fort aimé d’Artamene. l’ay de plus remarque, adjouſta t’il, que Chriſante & luy vont eternellement d’un lieu â l’autre : tantoſt chez le Roy de Phrigie ; tantoſt chez le Roy d’Hircanie ; tantoſt chez Hidaſpe ; chez Thimocrate ; chez Gadate ; chez Gobrias ; & chez tous les autres. Ortous ces Princes, Seigneur, ne ſe croyent vos Sujets que par ce qu’ils ſont perſuadez que la ſeule valeur d’Artamene vous les a aſſujetis : & comme il s’eſt adroitement ſervy de la bonté de voſtre Majeſté pour les faire bien traiterais luy en ont l’obligation toute entiere : & tant par reconnoiſſance que par leur propre intereſt, je les tiens capables de tout entreprendre pour luy. Mais, dit alors Ciaxare, que dois-le & que puis-je faire pour m’eſclaircir encore un peu davantage d’une choſe dont je ne doute pourtant preſque plus ? Seigneur, reſpondit Metrobate, je penſe que voſtre Majeſté s’inſtruiroit infailliblement de bien des choſes, ſi elle faiſoit arreſter Ortalque, pour luy faire rendre compte de ſon voyage vers le Roy d’Aſſirie : ſi elle faiſoit chercher dans la Caſſette d’Artamene, qui dans la croyance où il eſt d’eſtre delivré, n’aura pas fait de difficulté de conſerver la Lettre que Marteſie luy a envoyée aujourd’huy : Et ſi outre cela, elle s’aſſuroit encore d’Artucas, de Marteſie, de Feraulas, & de Chriſante. De plus, adjouſta t’il, comme aſſurément la naiſſance d’Artamene eſt fort baſſe, je voudrois contraindre ſes Gens à me la dire preciſement : parce que la choſe eſtant connue telle, cette connoiſſance ſeroit trois effets : car cela rendroit ſon crime plus grand envers la Princeſſe ; ſon ingratitude plus noire envers vous ; & pourroit meſme guerir l’eſprit de Mandane, s’il eſt vray, comme il y a aparence, qu’elle ait reçeu dans ſon cœur quelque affection pour Artamene. Ciaxare qui avoit l’eſprit fort aigry, ne conſidera pas combien ce deſſein eſtoit dangereux à entreprendre : au contraire, il creut que s’il faiſoit effectivement voir aux yeux de tous ces Rois & de tous ces Princes, qu’Artamene eſtoit un traiſtre ; qu’Artamene eſtoit un homme de tres baſſe naiſſance ; & qui avoit abſolument perdu le reſpect qu’il devoit à la Princeſſe ſa Fille ; ils abandonneroient ſa protection, & ſeroient les premiers à luy conſeiller de le perdre. Ce n’eſt pas qu’il ne ſe trouvaſt un peu embarraſſé à choiſir ceux qu’il employeroit pour executer ſes ordres : Mais comme Metrobate eſtoit auſſi hardy que meſchant-il s’offrit, pourveû que ſa Majeſté luy en donnaſt le pouvoir, de faire luy meſme tout ce qu’il luy avoit conſeille.

Cixare fut pourtant encore long temps à reſoudre : mais enfin il creut que la premiere choſe qu’il faloit faire, eſtoit de voir la Caſſette d’Artamene. Et pour cét effet, il envoya ordre à Andramias par Metrobate de la luy donner : Metrobate fut donc demander Andramias, qui ne ſe trouva point aupres d’Artamene : mais comme il y avoit alors grande liberté de voir cét illuſtre Priſonnier, Arbace Lieutenant des Gardes ſous Andramias, le laiſſa entrer, avec douze des Gardes du Roy qui le ſuivoient : car ce Prince luy avoit commandé de joindre la force, ou le ſimple commandement ſeroit inutile. Comme il entra dans la Chambre, il vit Artamene qui reſermoit ſa Cadette en diligence, à cauſe du bruit qu’il avoit entendu : Seigneur, luy dit il en s’avançant, le Roy m’a commandé de luy porter cette Caſſette que vous venez de refermer, & vous me permettrez s’il vous plaiſt de luy obeïr. Metrobate (luy dit Artamene en ſe mettant entre la Table & luy) ne me perſuadera pas aiſement que le Roy luy aye donné cette commiſſion : c’en pourquoy ne croyant pas qu’il agiſſe par ſes ordres, je taſcheray de l’empeſcher de ſatisfaire ſa curioſité particuliere. Seigneur (luy dit Metrobate, en appellant les Gardes qui l’avoient ſuivy, & qui eſtoient demeurez dans l’Antichambre) je ſuis en eſtat de faire obeïr le Roy : c’eſt pourquoy ne me forcez pas à vous faire quelque violence. Artamene deſesperé de cette avanture, ne sçavoit ce qu’il devoit faire : d’entreprendre de reſister, il n’y avoit point d’aparence : de laiſſer emporter une Caſſette ou il y avoit une choſe importante, il ne s’y pouvoit reſoudre ; c’eſt pourquoy ſe tournant vers la Table où elle eſtoit pour l’ouvrir, vous ſouffrirez du moins, dit il, que j’en oſte quelque choſe qui n’eſt pas à moy, auparavant que de vous la donner. Mais au meſme temps Metrobate ayant ſaisi la Caſſette, commandant aux Gardes retenir Artamene, ils penſerent n’obeïr pas. Toutefois Metrobate leur ayant dit que le Roy les ſeroit punir, s’ils n’empeſchoient Artamene d’arracher cette Caſſette de ſes mains, ils obeïrent ; & Metrobate ſortit & l’emporta, ces Gardes le ſuivant un moment apres. Il fut donc en diligence à la Chambre du Roy : deffendant à Arbace de laiſſer plus entrer perſonne dans la Chambre d’Artamene juſques à nouvel ordre. Il ne fut pourtant pas retrouver Ciaxare ſans quelque aprehenſion : car enfin il ne sçavoit pas preciſément ce que Marteſie avoit envoyé à Artamene : & il craignoit un peu que ce ne fuſt quelque choſe qui ne le rendiſt pas aſſez criminel. Neantmoins comme il ne pouvoit imaginer qu’il peuſt y avoir une intelligence innocente entre Artamene & la Princeſſe Mandane, il fut retrouver Ciaxare avec beaucoup de hardieſſe, & meſme à la fin avec beaucoup d’eſperance : luy ſemblant que la reſistance d’Artamene marquoit infailliblement, qu’il y avoit quelque choſe contre luy dans cette Caſſette. Il exagera donc fort à Ciaxare, le deſespoir de cét illuſtre Priſonnier : & rompant la Caſſette qui n’eſtoit pas pleine, parce que l’Eſcharpe de Mandane eſtoit demeurée ſur la Table, lors qu’Artamene l’avoit refermée à l’arrivée de Metrobate ; ils commencerent de viſiter diverſes choſes qui eſtoient dedans. Quelques Pierreries : des Parfums : une Iliade d’Homere dans des Tablettes de Philire : les Loix de Licurgue & de Solon dans d’autres : une Comedie de Theſpis : quelques Vers de Sapho & d’Erinna : quelques Enigmes de la Princeſſe Cleobuline ; quelques petites Cartes Geographiques : le Plan de Babilone : la Circonvalation & le Campement de l’Armée de Ciaxare devant cette Ville : quelques Chanſons du fameux Arion : & pluſieurs autres ſemblables choſes. Pendant cette curieuſe recherche, Metrobate eſtoit deſesperé de ne trouver rien contre Artamene, & Ciaxare en eſtoit bien aiſe : mais tout d’un coup ayant ouvert un petit Coffre d’or eſmaillé, Ciaxare qui le prit des mains de Metrobate, vit que le Portrait de Mandane eſtoit de dedans : à l’entour duquel il y avoit un Deviſe en Capadocien, qui diſoit JE SUIS MIEUX DANS VOSTRE CŒUR. Car ce Portrait avoit eſté fait pour une Princeſſe de Capadoce, que Mandane aimoit beaucoup, & de laquelle elle eſtoit tendrement aimée : de ſorte que cette Princeſſe eſtant morte ſans avoir eu ce Portrait, elle l’avoit donne à Marteſie, qui le luy avoit demandé. Mais helas, quelle ſurprise fut celle de Ciaxare de trouver cette Peinture ! & quelle joye fut celle de Metrobate, devoir qu’il eſtoit bien plus heureux qu’il ne penſoit l’eſtre.

Si le Roy euſt eu l’eſprit tranquile, il s’en fuſt aiſément aperçeu : mais ce Prince avoit l’ame ſi troublée, qu’il ne sçavoit ce qu’il faiſoit ny ce qu’il voyoit. Il leut pourtant cette innocente Deviſe, qu’il croyoit ſi criminelle : puis il s’écria tout d’un coup, Quoy Mandane a pû dire une pareille choſe à Artamene ! Quoy cette vertu ſi ſevere en apparence, a pû ſe reſoudre à imaginer une pareille galanterie en faveur d’un ſimple Chevalier, qui erre parmi le monde ſans eſtre connu ! Ha ſi cela eſt, comme il n’eſt que trop vray, Mandane a bien pu concevoir d’autres deſſeins : elle eſt peut-eſtre : diſoit il, cachée chez Artucas, où elle attend qu’Artamene ſoit delivré : afin que remettant à la teſte de toutes les Troupes qui ſont de ſon intelligence, il m’oſte la Couronne & me renverſe du Throſne. Non non (dit il a Metrobate en rejettant ce Portrait dans la Canette d’où il l’avoit tiré) il n’y a point de temps à perdre : il faut changer les Gardes d’Artamene : il faut s’aſſurer de Chriſante, de Feraulas, d’Artucas, d’Ortalque, de Marteſie, & meſme d’Andramias, car il m’eſt devenu ſuspect. Seigneur, dit Metrobate, je sçay bien que cela eſt un peu dangereux à executer, mais je ne laiſſe pas de m’y offrir : & pourveu que ce ſoient des Gardes de voſtre Majeſté qui me ſuivent, je croy que le reſpect empeſchera tout le monde de s’oppoſer à vos volontez. Joint qu’à la reſerve d’Andramias & d’Artucas qui ſont Gens de qualité, & de Marteſie qui eſt Fille de condition, les trois autres ne ſont pas conſiderables : car Chriſante & Feraulas font Eſtrangers, & ne ſont ſans doute pas plus que leur Maiſtre : & Ortalque n’eſt pas un honme à devoir craindre de s’en aſſurer. Le Roy repaſſant alors encore dans ſon eſprit le diſcours de Mazare à Artamene ; le voyage d’Ortalque vers le Roy d’Aſſirie, le ſejour ſecret de Marteſie chez Artucas ; les frequentes viſites de Feraulas & de Chriſante ; le Portrait de Mandane entre les mains d’Artamene ; & un Portrait encore où il y avoit une Deviſe paſſionnée & trop galante pour une perſonne qui faiſoit profeſſion d’une vertu ſi exacte : Il croyoit qu’il y avoit ſans doute quelque grand crime à deſcouvrir : & ne doutoit point du moins qu’Artamene ne fuſt amoureux, & que Mandane ne le ſouffrist agreablement. Enfin emporté de colere, il fit prendre cinquante de ſes Gardes à Metrobate, pour executer ſes volontez, auparavant que ce qui c’eſtoit paſſé à la chambre d’Artamene fuſt sçeu de tout le monde. Andramias revenant au Chaſteau comme Metrobate en alloit ſortir, en fut aiſément arreſté, auſſi bien qu’Ortalque qui l’accompagnoit. De là s’en allant prendre Artucas qu’il trouva chez luy, il y rencontra Chriſante qui eſtoit avec Marteſie, & les arreſta tous trois : faiſant conduire Marteſie & une Femme pour la ſervir, dans un Chariot juſques au Chaſteau ; & faiſant mener Chriſante & Artucas à pied. En ſuitte il fut chercher Feraulas, mais il ne le trouva point : car par bonheur ayant eſté adverti que Metrobate avoit eſté à la chambre de ſon Maiſtre acconpagné de Gardes, il eſtoit allé chez Hidaſpe pour le luy aprendre, ou il trouva le Roy de phrigie. Un moment apres qu’il y fut arrive, ils sçeurent qu’Andramias eſtoit arreſté : qu’Ortalque l’eſtoit auſſi : que Marteſie, Chriſante, & Artuças, eſtoient retenus dans le Chaſteau : & qu’Artamene eſtoit gardé plus eſtroitement qu’il n’avoit jamais eſté. De ſorte qu’aprenant toutes ces choſes en meſme temps ; & sçachant que Metrobate avoit eſté chercher Feraulas chez luy, le Roy de Phrigie ne voulant point qu’il ſortist de chez Hidaſpe, luy fit comprendre qu’il ſeroit beaucoup plus utile à ſon Maiſtre en liberté, que s’il eſtoit en priſon.

Ce Prince ayant envoyé en diligence advertir tous les illuſtres Amis d’Artamene, ils ſurent chez le Roy avec une precipitation extréme : pour sçavoir par quelle voye un changement ſi ſubit eſtoit arrivé. Le Roy de Phrigie, celuy d’Hircanie, Perſode, Thraſibule, le Prince de Paphiagonie, celuy de Licaonie, Ariobante, Gadate, Artibie, Hidaſpe, Aduſius, Agiatidas, Gobrias, Madate, Artabaſe, Leontidas, Megabiſe, Thimocrate, Philocles, & beaucoup d’autres s’y rendirent, mais on leur dit qu’on ne voyoit pas le Roy. Toutefois comme ils craignoient quelque reſolution violente, ils preſſerent tant, qu’enfin il commanda que l’on fiſt ſeulement entrer le Roy de Phrigie & le Roy d’Hircanie dans ſon Cabinet, où ils le trouverent avec un chagrin extréme. Seigneur (luy dit le Roy de Phrigie qui ne le vouloir pas irriter davantage) nous venons icy pour sçavoir ſi voſtre Majeſté a beſoin de nous : Ouy, reſpondit ce Prince en colere, & je ne penſe pas que vous ſoyes plus long temps les protecteurs d’un ingrat, d’un temeraire, & d’un ambitieux comme Artamene : qui n’eſt venu dans ma Cour, que pour me deſhonnorer : & qui a eu l’audace de lever les yeux juſques à ma Fille. Tous ſes Raviſſeurs, pourſuivit il, ſont moins dignes de ma haine que luy, qu’enfin en l’enlevant ils ne luy ont rien fait faire indigne d’elle : mais cét inſolent en luy raviſſant le cœur, luy a fait un tort irréparable, & m’a mortellement offenſé. Le Roy d’Aſſirie, pourſuivit il, tout eſtranger qu’il eſtoit pour elle, & tout Ennemy des Medes qu’il eſt encore, eſt pourtant touſjours un Grand Roy. Le Roy de Pont quoy qu’il ait perdu deux Royaumes, n’a pas perdu ſa qualité : le Prince Mazare eſtoit auſſi de naiſſance Royale, & devoit porter une Couronne : mais pour Artamene, il eſt ſans doute nay dans les fers : ſes Peres ont tous eſté Eſclaves : car ſi cela n’eſtoit pas, il n’auroit pas caché ſa condition comme il a fait. Seigneur, reprit le Roy de Phrigie, Artamene à fait des actions à la guerre, qui marquent ce me ſemble aſſez qu’il eſt autre choſe que ce que vous dites : Artamene, reprit il, a fait une action ſi criminelle, en ſongeant à gagner le cœur de ma Fille, que je ne la luy pardonneray jamais, Car enfin il voit que je la refuſe au Roy de Pont qui porte deux Couronnes : il voit que j’arme plus de cent mille hommes, pour la retirer d’entre les mains du plus puiſſant Roy de l’Aſie : & il ne laiſſe pas de concevoir une affection pour elle, qui ne peut eſtre innocente. Car s’il ne la veut point eſpouser, il veut donc qu’elle ſoit infame : & s’il ſonge à eſtre ſon Mary, il ſonge à mettre un Eſclave dans le Throſne de Medie ; à m’en renverſer ſans doute ; & à me priver du jour : n’eſtant pas poſſible qu’il ait eſperé que je conſentisse à ſon deſſein : Et il penſe enfin à des choſes ſi injuſtes, ſi eſtranges, & ſi criminelles, que la mort eſt un trop petit ſupplice pour luy. Mais encore Seigneur, reprit le Roy d’Hircanie, qu’avez vous de nouveau contre Artamene, vous qui ſongiez à le delivrer ? Cent choſes, reſpondit Ciaxare, qui ſont que je ne ſonge plus qu’à le perdre. Seigneur, repliqua le Roy de Phrigie, ce n’eſt pas une reſolution que vous deviez prendre en tumulte : & quand Artamene ſeroit auſſi criminel, que je le croy encore innocent, il a de telle ſorte gagné le cœur des Soldats, qu’il ſeroit à craindre que l’on ne viſt une eſtrange confuſion dans voſtre Camp, ſi vous le vouliez faire perir. Point du tout, repartit le Roy, & quand j’auray sçeu preciſément la baſſe Naiſſance d’Artamene, comme je la sçavray ſans doute, aujourd’huy que je tiens Chriſante en mon pouvoir : & que par un Manifeſte je ſeray sçavoir à tout le monde, qu’un ſimple Soldat de fortune, & peut-eſtre quelque choſe de moins : a eu l’audace d’oſer lever les yeux à la Fille d’un Roy qui l’avoit comblé de biens & d’honneurs, & de ſonger à luy oſter la Couronne ; le ne penſe pas qu’il y ait quelqu’un aſſez injuſte, pour s’oppoſer au chaſtiment que j’en veux faire ; car enfin c’eſt une choſe inouïe, qu’un homme comme Artamene ait eu l’inſolence d’oſer ſeulement regarder ma Fille. Ma Fille, dis-je, qui juſques icy m’avoit paru une Perſonne auſſi ſage & auſſi prudente qu’il y en ait eu au monde : mais Marteſie m’aprendra par quels charmes elle a perdu la raiſon : & par quel enchantement Artamene luy a fait oublier ce qu’elle ſe devoit à elle meſme, & ce qu’elle me devoit auſſi. Mais Seigneur, repliqua le Roy de Phrigie, vous accuſiez Artamene d’avoir une intelligence avec le Roy d’Aſſirie, Amant de la Princeſſe Mandant : & vous l’accuſez aujourd’huy d’en avoir avec la Princeſſe meſme : comment accordez vous ces deux choſes, qui paroiſſent ſi directement oppoſées ? Je n’en sçay rien, reprit Ciaxare, mais la rigueur des ſupplices, & la crainte de la mort, feront ſans doute confeſſer à Chriſante, à Ortalque, & a Artamene luy meſme, tout ce que je ne sçay pas encore. Mais Seigneur, interrompit le Roy d’Hircanie, que sçavez vous de ſi convainquant ? Je sçay cent choſes, vous dis-je, repliqua Ciaxare, qui me ſont toutes voir clairement, qu’Artamene a intelligence avec mon Ennemi, & avec ma Fille, & que ma Fille ne hait pas Artamene. Il n’en faut pas davantage pour me faire prononcer un Arreſt de mort contre un homme que j’ay tant aime, quoy qu’il fuſt d’une condition ſi baſſe. Mais Seigneur, reprit le Roy de Phrigie, s’il eſtoit fils d’un Grand Roy ? Il l’auroit dit il y a long temps, repliqua Ciaxare, & il n’eſt affeurément qu’un temeraire ambitieux que la Fortune a favoriſé : & que la foibleſſe de ma Fille a rendu heureux & criminel tout enſemble. Enfin, leur dit il, quand je sçray pleinement informé de toutes les circonſtances de ſon crime, par ſa propre bouche ; par celle de Marteſie ; de Chriſante : & d’Andramias, que je ſoupçonne d’eſtre trop de ſes amis : Que je sçavray, dis-je, par Artucas ; par Ortalque ; par Araſpe ; & par Feraulas ſi je le puis faire arreſter ; tout ce que l’amour & l’ambition jointes enſemble, ont pu faire entreprendre à cét Ennemy caché ; je vous appelleray tous, pour eſtre les teſmoins de ſa condamnation. Seigneur, luy dit le Roy de Phrigie, je ſupplie tres humblement voſtre Majeſté, de ne condamner pas Artamene ſur des apparences : il eſt peut-eſtre ce que vous ne penſez pas qu’il ſoit ; & l’affection qu’il a pour la Princeſſe & l’intelligence qu’il a eüe avec le Roy d’Aſſirié, ne ſont peut-eſtre pas criminelles comme vous les croyes. Et puis, adjouſta le Roy d’Hircanie, j’oſe dire à voſtre Majeſté, que les ſervices qu’Artamene luy a rendus, meritent le pardon de beaucoup de crimes : Vous avez raiſon, reprit Ciaxare, auſſi eſtois-je enfin reſolu de luy pardonner l’intelligence qu’il avoit eüe avec mon Ennemy : mais pour celle qu’un homme comme luy a eüe avec ma Fille, je ne la luy pardoneray jamais. Ces Princes voyant Ciaxare ſi irrité, ne voulurent pas s’opiniaſtrer davantage pour cette lois : & le ſupplierent ſeulement de bien examiner les choſes : & de ne le condamner que ſur des preuves convainquantes, qu’il euſt eu une intelligence criminelle avec le Roy d’Aſſirie ; qu’il euſt concerté quel que choſe d’injuſte, avec la Princeſſe Mandane, & qu’il fuſt comme il le croyoit un vil Eſclave, ou du moins un ſimple Chevalier.

Ils le quitterent en ſuitte, afin d’aller adviſer tous enſemble, à ce qu’ils avoient à faire : au ſortir du Cabinet du Roy, tous ceux qui eſtoient dans la Chambre les environnerent auſſi toſt, pour sçavoir ce qu’ils avoient apris : faiſant aſſez entendre par leurs diſcours & par leurs actions, qu’ils eſtoient preſts de tout entreprendre pour Artamene. Mais ces Rois ne voulant pas les inſtruire en ce lieu là de ce qu’ils avoient sçeu, s’en allerent chez Hidaſpe : où ils Rirent ſuivis de toute cette multitude de Gens de qualité, que ce grand changement avoit amenez chez le Roy. Ils n’y furent pas pluſtost, que Feraulas qui les y attendoit, ayant ſupplié le Roy de Phrigie qu’il luy peuſt dire un mot en particulier, luy aprit que depuis qu’il eſtoit ſorty, il avoit sçeu que Metrobate avoit pris la Caſſette d’Artamene, & l’avoit portée au Roy : il luy dit en ſuite, comme infailliblement il y auroit trouvé un Portrait de la Princeſſe, qui n’avoit pas eſté fait pour luy : que Mandane ne luy avoit pas donné, comme il ſeroit aiſé de le prouver : & que Marteſie n’avoit meſme fait que luy preſter ce jour là. Mais qu’apres tout, quoy qu’il fuſt fort facile de juſtifier la Princeſſe de ce Portrait, il ne l’eſtoit pas de trouver un pretexte au Roy, autre que l’amour d’Artamene pour Mandane : qui luy fiſt voir pour quel ſujet il avoit deſiré avoir ce Portrait dans ſa Priſon. Enfin comme tous ceux qui eſtoient alors chez Hidaſpe, eſtoient tous amis d’Artamene ; ce Prince dit à ceux qui ne sçavoient pas ſon hiſtoire, qu’il leur engageoit ſa parole, qu’Artamene eſtoit le plus fidelle Serviteur qu’euſt Ciaxare : qu’ainſi c’eſtoit ſervir le Roy des Medes, que de l’empeſcher de faire une injuſtice : que de plus l’on voyoit que Metrobate ancien Amy d’Aribée, avoit eſté employé en cette derniere occaſion : & qu’il eſtoit à craindre que cét homme vindicatif, n’impoſast beaucoup de choſes au Roy, Que cependant il faloit ſonger à maintenir les Soldats en l’opinion qu’ils avoient de l’innocence d’Artamene : & que pour cela, il faloit aller donner promptement tous les ordres neceſſaires au Camp. Quelques uns d’eux s’y en allerent donc en diligence, ſemer le bruit de la nouvelle injuſtice que l’on faiſoit à cét illuſtre Priſonnier : & n’eſtant enfin demeuré que ceux qui sçavoient toute la vie d’Artamene, c’eſt à dire le Roy de Phrigie, celuy d’Hircanie, Perſode, Thraſibule, Hidaſpe, Aduſius, & Feraulas : ils delibererent ſur ce qu’il eſtoit à propos de faire en une rencontre ſi facheuſe. Ils jugeoient bien que Chriſante ne diroit jamais rien, ny de l’amour de ſon Maiſtre, ny de ſa naiſſance, quelque tourment qu’on luy peuſt faire ſouffrir : mais ils jugeoient bien auſſi, que plus il refuſeroit de dire qui eſtoit Artamene, plus le Roy croiroit que ſa condition eſtoit baſſe, & plus il le croiroit criminel. Ils craignoient auſſi un peu qu’Ortalque ne s’eſtonnast, & ne diſt quelque choſe qui peuſt nuire : car Feraulas avoit sçeu d’Artamene ce que cét honme avoit eſté faire à Ptcrie. Ils aprehendoient encore, que Marteſie par la frayeur de la mort ne deſcouvrist plus qu’il ne faloit de l’innocente affection d’Artamene pour la Princeſſe : & qu’en voulant juſtifier Mandane, elle ne diſt ce qu’eſtoit effectivement Artamene : Enfin ils voyoient beaucoup d’apparence de craindre, & ne voyoient guere d’eſperance qu’en la force. Ils ne jugeoient pas meſme qu’elle fuſt une voye aſſurée de ſauver la vie à ce Prince : puis qu’enfin Ciaxare le tenoit dans le Chaſteau, & le pouvoit faire mourir auparavant qu’on fuſt en eſtat de le pouvoir delivrer. Ils reſolurent donc de voir encore le lendemain comment iroient les choſes : & cependant de ſe tenir touſjours tous preſts à employer la violence s’il en eſtoit beſoin. Feraulas paſſa la nuit ſuivante en une agitation continuelle : il ſortit traveſty de la Ville ? & fut au Camp de Tente en Tente, & de Hute en Hute, inſpirer à tous les Capitaines, & à tous les Soldats, un nouveau deſir de ſauver Artamene : & revenant à la premiere pointe du jour à Sinope, il paſſa encore en quatre ou cinq lieux differens ; auparavant que de ſe renfermer chez Hidaſpe. Enfin jamais il ne s’eſt veû un pareil deſordre : tous les Habitans de Sinope diſoient qu’il ne faloit point ſouffrir que l’on fiſt perir un homme comme celuy là : Les Soldats & du Camp & de la Ville diſoient auſſi tout haut qu’ils ne l’endureroient pas : les propres Gardes du Roy n’obeïſſoient qu’à regret : & ſi Metrobate n’euſt eu une prevoyance extréme, il ſe ſeroit trouvé bien embarraſſé. Mais il n’avoit pas eu pluſtost les ordres du Roy pour arreſter tous ceux qu’il avoit mis priſonniers, qu’il avoit envoyé en diligence vers Artaxe, afin qu’à l’entrée de la nuit il peuſt avoir mille hommes aux Portes de Sinope : ſe en meſme temps il avoit dit au Roy qu’il faiſoit venir une Partie de la Garniſon d’une Ville dont il eſtoit Gouverneur. De ſorte que de la façon dont Metrobate en uſa, il fit entrer cette nuit là dans la Ville & dans le Chaſteau des Troupes rebelles : ſi bien que le lendemain au matin les Amis d’Artamene furent bien eſtonnez de voir dans l’une & dans l’autre des Soldats qu’ils ne connoiſſoient point. Cependant Chriſante, Ortalque, Artucas, Andramias, Araſpe, & Marteſie, eſtoient bien empeſchez à reſpondre aux queſtions que leur faiſoit Metrobate, ſur trois choſes qu’il leur demandoit : l’une, qui eſtoit Artamene ? l’autre, quelle eſtoit l’intelligence qu’il avoit avec le Roy d’Aſſirie ? & la derniere, quand avoit commencé celle qu’il avoit avec Mandane ? Chriſante qui craignoit de nuire à ſon Maiſtre en diſant qu’il eſtoit Cyrus, & qui aprehendoit en meſme temps de luy nuire encore s’il laiſſoit croire qu’il fuſt d’une naiſſance obſcure, prenoit un milieu entre ces deux extremitez : & diſoit qu’il eſtoit d’une naiſſance tres illuſtre, mais qu’il ne luy eſtoit pas permis d’en dire autre choſe. Que quant à ce qui eſtoit de l’intelligence du Roy d’Aſſirie avec Artamene, elle eſtoit avantageuſe à Ciaxare, au lieu de luy eſtre dommageable, mais qu’il n’en diroit rien de plus particulier que cela. Que pour la Princeſſe Mandane elle eſtoit aſſez obligée à Artamene, puis qu’elle luy devoit la vie du Roy ſon Pere, & tant de victoires qu’il avoit remportées pour luy, pour ne devoir pas trouver eſtrange qu’elle l’eſtimast : mais qu’il n’en sçavoit pas davantage. Ortalque de ſon coſté, diſoit ne sçavoir nulles particularitez de ce qu’Artamene avoit mandé au Roy d’Aſſirie, ſinon qu’il sçavoit bien qu’il ne traitoit rien aveque luy qui fuſt contre le ſervice du Roy : & qu’enfin ils n’eſtoient nullement Amis. Andramias ne pouvoit reſpondre que non, à tout ce qu’on luy demandoit, non plus qu’Artucas & Araſpe : car il eſtoit vray qu’ils ne sçavoient rien du tout. Et pour Marteſie, elle dit à Metrobate, avec autant de prudence que de hardieſſe, que quand ſa Maiſtresse auroit un ſecret, elle ne le luy diroit pas : & que comme elle avoit eſté miſe aupres d’elle de la main du Roy, ce n’eſtoit auſſi qu’au Roy à qui elle en devoit rendre compte. Cependant Artamene eſtoit en une inquietude inconcevable : Quoy, diſoit il en luy meſme, je ſeray cauſe que le Roy accuſera ma Princeſſe ! & toute ſa vertu & toute ſa ſeverité, ne pourront empeſcher qu’il ne la ſoubçonne ; qu’il ne la blaſme ; & que peut-eſtre il ne la condamne injuſtement ! Ha imprudent que ſe ſuis, s’eſcrioit il, deſois-je me fier à l’eſperance que l’on m’avoit donnée ? Se ne devois-je pas tout craindre du caprice de ma fortune, qui ne m’a jamais eſlevé, que pour me precipiter ? Quoy, Mandane, le Roy croira que vous m’avez donné le Portrait qu’il aura veû ! & par cette fauſſe imagination, il penſera cent autres choſes auſſi peu veritables que celle là. Il y avoit alors des momens, où Artamene craignant la fureur de Ciaxare pour la Princeſſe, aimoit preſque mieux qu’elle fuſt entre les mains d’un Rival reſpectueux comme eſtoit le Roy de Pont : que d’eſtre entre celles d’un Pere violent & irrité, comme l’eſtoit Ciaxare. Ces momens ne duroient pourtant pas long temps : il ſe repentoit de ſes propres ſouhaits : & venant à conſiderer que l’eſperance de ſa liberté eſtoit perdue, que celle de la Princeſſe eſtoit bien eſloignée ; qu’il eſtoit cauſe du malheur de tant de perſonnes innocentes ; & le peu d’aparence qu’il y avoit de ſortir de tant d’infortunes, autrement que par la mort, il eſtoit dans un deſespoir extréme. Cette Grande Ame toutefois faiſoit effort pour reſister à la douleur : & ſi Artamene n’euſt eſté attaqué qu’en ſa perſonne, il n’auroit pas eu beſoin de toute ſa confiance. Tous ſes Gardes eſtoient changez : & l’on avoit mis aupres de luy de ces Soldats qu’Artaxe avoit envoyez : de ſorte qu’il eſtoit alors ſans conſolation aucune. Comme le Roy connoiſſoit ſa fermeté, quoy qu’il euſt eu deſſein de luy faire faire pluſieurs queſtions à luy meſme, & ſur ſa naiſſance ; & ſur l’intelligence qu’il avoit avec le Roy d’Aſſirié ; & ſur ſon amour ; il changea d’advis : & ſe reſolut de tirer la verité par les autres perſonnes qu’il tenoit en ſon pouvoir. Pour cét effet on leur promit des recompenſes ; on les menaça de chaſtimens tres rudes ; on commença meſme de les mal traiter : Mais quoy que Metrobate puſt faire, il ne pût jamais faire changer de diſcours, ny à Chriſante, ny à teſie à Ortalque : car pour les trois autres, ils n’avoient rien du tout à dire. Artucas advoüoir bien que ſa Parente avoit eſte trois jours chez luy, auparavant que de ſe monſtrer : mais il diſoit que c’eſtoit parce qu’elle n’eſtoit pas en eſtat d’eſtre veuë : que du moins ne luy en avoit elle donne autre raiſon. Et quoy qu’en effet Marteſie luy euſt demandé à voir Chriſante & Feraulas, il n’en parla point du tout. Metrobate ne diſoit pourtant pas au Roy la choſe comme elle eſtoit ; au contraire, il l’aſſuroit qu’ils commençoient de s’eſbranler, qu’ils ſe contrediſoient ſouvent, & qu’ils diroient bien-toſt toutes choſes.

Cependant le Roy voulut voir Marteſie, quoy que Metrobate s’y oppoſast de toute ſa puiſſance : de ſorte que cette courageuſe Fille fut conduite devant luy par ſes Gardes. Apres qu’elle eut ſalüé ce Prince avec tout le reſpect qu’elle luy devoit, mais auſſi avec toute la hardieſſe d’une perſonne innocente : Et bien Marteſie, luy dit il, vous avez eſté la Confidente de Mandane & d’Artamene ? & c’eſt de voſtre bouche que je dois entendre la verité, quoy que je la sçache par d’autres voyes. Seigneur, luy dit elle, comme je ne sçay rien qui puiſſe nuire aux deux illuſtres Perſonnés que vous nommez, je n’auray pas grand peine à me reſoudre de vous la dire. Quoy Marteſie, reprit le Roy en colere, vous croyez que ce ſoit une choſe advantageuſe à Mandane, que d’aimer Artamene, comme il faut qu’elle l’aime infalliblement ? Je croy. Seigneur, reprit elle, que la Princeſſe ſeroit une des plus déraiſonnables perſonnes du monde, n’elle ne l’eſtimoit pas : & une des plus ingrattes, ſi le croyant auſſi innocent qu’il eſt, elle n’avoit pas beaucoup de reconnoiſſance des ſervices qu’il a rendus à voſtre Majeſte. Mais, Seigneur, tous les ſentimens de la Princeſſe pour Artamene, ſont renfermez en ces deux choſes, elle l’eſtime, & elle ſe croit ſon obligée. Mais Marteſie, reprit le Roy, les Princeſſes vertueuſes qui n’ont que de l’eſtime & de la reconnoiſſance pour un ſimple Chevalier comme Artamene, ne leur donnent point de Portraits : Ha ! Seigneur, s’eſcria Marteſie, la Princeſſe n’a jamais donné de Portrait à Artamene : & s’il s’en eſt trouvé un entre ſes mains, il faut que Feraulas qui eſt fort de mes Amis, & a qui je lay baillé comme une tres belle choſe, le luy ait monſtré par un pareil ſentiment. Ce Portrait la Seigneur, n’a pas meſme eſte fait pour moy, bien loin d’avoir eſté fait pour Artamene : & ſi nous eſtions à Themiſcire, il me ſeroit bien aiſé de vous prouver qu’il fut fait autrefois pour la Princeſſe de Pterie, qui mourut ſans l’avoir reçeu. Enfin Marteſie reprit le Roy, ce Portrait ſe trouve dans la Caſſette d’Artamene : & Mandane le luy a ſans doute envoyé par vous, afin de le conſoler de ſon abſence. Non Seigneur, interrompit cette Fille, je ne sçaurois ſouffrir la calomnie des méchans qui vous ont donné cette croyance : & l’appelle tous les Dieux que j’adore à teſmoings, que la Princeſſe ne sçait point qu’Artamene ait ſon Portrait : & que vous ſerez le plus injuſte Prince de la Terre, ſi vous accuſez d’une pareille choſe, la plus innocente & la plus vertueuſe Princeſſe du monde. Mais qu’allez vous fait, reprit il trois jours chez Artucas, auparavant que de me voir ? Marteſie ne pouvant pas bien reſpondre à cette demande changea de couleur : neantmoins s’eſtant bien toſt r’aſſurée, Seigneur, luy dit elle, n’eſtant pas alors en eſtat de paroiſtre à la Cour, je ne pus ſouffrir de vous faire aprendre par un autre ce que j’avois à vous dire : principalement sçachant que vous n’ignoriez pas que la Princeſſe eſtoit vivante. Mais durant ce temps là, reprit le Roy vous avez touſjours veû Chriſante & Feraulas : II eſt vray Seigneur, dit elle, & j’ay taſché de les conſoler de leur douleur : & de leur faire eſperer que vous connoiſtriez enfin l’innocence de leur Maiſtre. Contentez vous, dit ce Prince violent, de cacher la foibleſſe de voſtre Maiſtresse : & ne vous meſlez pas de vouloir juſtifier un temeraire & un ingrat, qui ne ſe ſouvenant plus de la baſſesse de ſa naiſſance, a oſé lever les yeux juſques à ma Fille. Seigneur, reprit Marteſie, quand le Roy d’Aſſure eſtoit dans voſtre Cour ſous le Nom de Philidaſpe, vous ne le croiyez pas de plus grande condition qu’Artamene. Il eſt vray, repliqua ce Prince, Mais ce beau raiſonnement ne ſuffit pas à me perſuader qu’Artamene ſoit autre choſe que ce que je dis. Encore une fois Seigneur, reprit Marteſie, je croirois pluſtost Artamene fils de Roy que fils d’un Eſclave : Et de quel Roy, adjouſta Ciaxare en colere, de celuy de Phrigie qui n’en a point ? Du Roy d’Hircanie qui n’eſt pas marié ? De celuy d’Armenie qui en : deux que tout le monde connoiſt ? De celuy d’Arrabie qui n’en eut jamais ? De celuy des Saces dont le fils unique a eſte noyé ? Ou de celuy de Perte qui n’a pas retrouvé le lien comme on le diſoit, & qui regrette encore la mort de Cyrus ? Seigneur (interrompit Marteſie que le Nom de Cyrus ſurprit & fit rougir) je ne vous diray point de qui Artamene eſt fils : mais je vous diray bien encore que je ſuis perſuadée que voſtre Majeſté ne le connoiſt pas pour ce qu’il eſt. Le Roy s’emportant alors de colere, voyant que Marteſie ne pouvoit s’empeſcher de prendre le Party de cét illuſtre Priſonnier, luy parla avec beaucoup d’aigreur, & pour la Princeſſe, & pour Artucas, & pour elle meſme. Non non, luy dit il, Artamene n’eſt pas comme Philidaſpe : & je sçavray bien faire la difference d’un Grand Roy à un ſimple Soldat : mais je n’en ſeray point du tout, de Mandane à la fille d’un Eſclave, ny de Marteſie à Mandane. Les Dieux Seigneur, reprit elle, changeront voſtre cœur malgré vous : & vous vous repentirez infailliblement un jour, de ce que vous dittes maintenant. Enfin le Roy ne pouvant tirer nul eſclaircissement par Marteſie, la renvoya, & demeura dans une inquietude eſtrange. Il connoiſſoit par les reſponses de cette Fille, quoy qu’elle euſt tout nié, qu’il y avoit un ſecret dans cette affaire qu’elle ne vouloir pas dire : les paroles de Mazare, & de Mazare mourant, eſtoient trop intelligibles : ce Portrait de Mandane luy ſembloit une choſe convainquante : le ſejour caché de Marteſie chez Artucas ces frequentes viſites de Feraulas & de Chriſante ; le voyage d’Ortalque à Pterie ; & cent autres choſes dont il ſe ſouvenoit, luy perſuadoient touſjours plus fortement qu’Artamene eſtoit tres coupable : & l’impoſſibilité qu’il trouvoit a sçavoir ſa veritable condition, le confirmoit touſjours d’avantage dans la croyance qu’il avoit qu’il eſtoit d’une Naiſſance tres baſſe. Ce n’eſt pas que le conſiderant quelquefois malgré luy, comme cét homme illuſtre & extraordinaire à qui il devoit la vie ; qui avoit tant gagné de Batailles ; qui avoit ſousmis tant de Rois ; & qui venoit de renverſer un ſi grand Empire ; il ne s’eſtonnast un peu de l’obſcurité de ſa Naiſſance : mais enfin ne pouvant comprendre le ſecret qu’Artamene en faiſoit luy meſme ; il concluoit touſjours qu’il falloit infailliblement qu’il fuſt ſi peu de choſe qu’il n’euſt pas la hardieſſe de l’advoüer. De ſorte que paſſant de cette penſée en une autre, Quoy, diſoit il, Mandane ſortie de tant d’illuſtres Rois, & qui doit elle meſme regner un jour ſur tant de Peuples & ſur tant de Royaumes, a pû ſe reſoudre de ſouffrir qu’un Inconnu euſt l’audace de l’entretenir d’une paſſion criminelle ! Ha non non, il faut punir Artamene, & de ſa temerité, & de la foibleſſe de Mandane tout enſemble : en attendant que je la puiſſe tenir en mes mains, pour la punir a ſon tour de ſon propre crime, & de celuy d’Artamene. De plus, voyant que Feraulas ne s’eſtoit pas laiſſé prendre, il croyoit encore que s’eſtoit une marque infaillible, qu’il sçavoit beaucoup de choſes : car il n’ignoroit pas que Feraulas eſtoit aſſez courageux pour ne fuir point par un ſentiment de crainte pour ſa, vie. Enfin faiſant du venin de tout, il avoit l’eſprit tellement irrité, qu’il ne pût plus ſouffrir que le Roy de Phrigie continuait de luy parler pour Artamene. Le Roy d’Hircanie ne fut pas moins rudement rejetté que luy : & voyant à l’entour de ſoy ces deux Rois accompagnez de tant de Princes, & de tant de Perſonnes de qualité comme il y en avoit alors à Sinope : eſt il poſſible, leur dit il que vous ne vous laſſiez point de me preſſer pour un homme que vous ne connoiſſez pas ? S’il ſe diſoit ſeulement Sujet de quelqu’un de vous autres, j’aurois patience de voir que vous intereſſeriez en ſa fortune : mais Artamene eſt ſans doute de quelque Païs ſi peu conſiderable, que ſa Nation meſme eſt honteuſe à advoüer. Cependant vous me parlez tous de luy, comme ſi c’eſtoit le fils d’un Grand Roy, & comme ſi je devois irriter tous les Rois du monde en le puniſſant. Non, leur dit il fort en colere, ne m’en parlez plus : ou faites moy connoiſtre du moins pourquoy vous m’en parlez. Car enfin je vous le dis pour la derniere fois, ſi dans deux jours Artamene ne ſe reſoud à m’advoüer tous ces crimes, la fin de ſa vie me mettra en repos de ce coſté la : & je n’auray plus qu’à punir en ſuitte tout à loiſir les complices de ſes fautes. Apres avoir dit cela, Cixare entra dans ſon Cabinet : & laiſſa tous ces Rois & tous ces Princes fort ſurpris & fort affligez.

ils s’en allerent donc chez Hidaſpe, comme eſtant le plus intereſte en la choſe, & parce que là ils eſtoient en plus grande liberté qu’ailleurs. Comme ils y furent, le Roy de Phrigie ayant conſulté, avec celuy d’Hircanie, avec Hidaſpe, Aduſius, Artabaſe, Thraſibule, Madate, & apellé meſme Feraulas : ils conſidererent que Ciaxare faiſant conſister le plus grand crime d’Artamene, à la baſſesse de la condition, il faloit la luy aprendre telle qu’elle eſtoit, afin de le retenir par cette voye, & l’empeſcher de ſe porter à quelque extréme reſolution. Ils penſerent enfin qu’Aſtiage eſtant mort, peut-eſtre Ciaxare ne ſeroit il pas auſſi troublé des preſages des Aſtres, & des predictions des Mages, que le Roy ſon Pere l’avoit eſté. Qu’apres tout, sçachant qu’Artamene eſtoit fils d’un Roy ; eſtoit ſon Parent ; & avoit dans ſon Armée trente mille Perſans ; ſongeroit il plus d’une fois auparavant que de le perdre : & qu’en cas qu’il faluſt en venir à la force ouverte, les Soldats meſme ſe porteroient encore à combattre avec plus d’ardeur, pour le fils d’un Roy que pour un Inconnu. Cette reſolution ne fut pourtant pas priſe ſans eſtre fort conteſtée : Mais enfin apres l’avoir examinée à fonds, ils la prirent : & reſolurent qu’apres avoir donné tous les ordres neceſſaires à leurs Troupes, ils agiroient le lendemain au matin, ſelon qu’ils l’avoient imaginé : & que cependant il faloit faire en ſorte qu’il y euſt le plus de Gens que l’on pourroit aupres de Ciaxare : afin que tout d’un coup le bruit de la choſe s’épandiſt, & dans la Ville & dans le Camp. Apres cette petite conference, le Roy de Phrigie ſe raprochant de tous ceux qui ne sçavoient pas encore la condition d’Artamene, & qui n’eſtoient attachez à luy que par ſa ſeule vertu : leur dit qu’il les prioit de ſe trouver le lendemain au lever de Cixare : d’y amener le plus de leurs amis qu’ils pourroient ; & qu’il s’agiſſoit du ſalut d’Artamene. Il n’en faloit pas davantage, pour les obliger à n’y manquer pas : & en effet l’on peut dire que jamais la Cour n’avoit eſté ſi groſſe, qu’elle fut ce jour là chez Ciaxare. Les Rois de Phrigie & d’Hircanie, le Prince des Caduſiens, celuy de Licaonie, celuy de Paphlagonie, Gobrias, Gadate, Thraſibule, Arribie, Thimocrate, Philocles, Leontidas, Megabiſe, Ariobante, Hidaſpe, Aduſius, Madate, Artabaſe, Agladitas, & cent autres s’y trouverent. Leur diligence fut toutefois inutile : & quoy qu’ils peuſſent faire, il leur fit impoſſible de pouvoir voir le Roy de tout le matin. Il voulut meſme diſner en particulier : afin de n’eſtre pas obligé de ſouffrir la veüe de tant de perſonnes qui ne luy diſoient que des choſes contraires à ſes deſſeins. Mais enfin sçachant qu’ils s’opiniaſtroient à luy vouloir parler ; & qu’ils eſtoient tous dans ſa Chambre, il ſortit de ſon Cabinet tout en fureur, abſolument determiné à la perte d’Artamene. Un moment apres, Feraulas ſuivant ce qui avoit eſté reſolu le jour auparavant, entra dans cette Chambre : & ſendant la preſſe pour arriver juſques aupres du Roy, il ſe preſenta devant luy avec autant de hardieſſe que de reſpect. Ciaxare ſurpris de le voir, Quoy Feraulas, luy dit il, vous craignez ſi peu la mort, que vous venez vous remettre dans les mains d’un Prince qui vous fait chercher comme un criminel ! Il eſt vray Seigneur, luy reſpondit il, que la mort n’eſt pas ce que je crains : & que preſentement j’ay beaucoup plus de peur que voſtre Majeſté ne face une injuſtice en la perſonne de mon Maiſtre. C’eſt pourquoy je viens luy apprendre qu’Artamene bien loin d’eſtre une obſcure Naiſſance, eſt fils d’un Grand Roy. Et de quelle Terre inconnüe eſt Roy ce Pere d’Artamene ? reprit Ciaxare. Ha mon amy, pourſuivit il, cette ſeinte eſt un peu groſſiere : & à moins qu’il ſe trouve un Prince, & meſme pluſieurs Princes, qui m’aſſurent ce que tu dis, je ne le croiray pas facilement. S’il ne faut que cela Seigneur, repliqua Feraulas, vous croirez bien toſt qu’Artamene eſt Fils d’un Grand Roy : puis qu’enfin vous avez dans voſtre Armée plus de trente mille Sujets du Roy ſon Pere : & que tous ces Rois & tous ces Princes qui m’eſcoutent, vous atteſteront que je dis vray. Enfin Seigneur, pourſuivit Feraulas, Artamene eſt Cyrus, Fils du Roy de Perſe : & Hidaſpe, Aduſius, & tant d’autres illuſtres Perſans que voſtre Majeſté voit à l’entour d’elle, doivent eſtre un jour ſes Sujets. Artamene eſt Cyrus ! reprit le Roy des Medes, Ha non non, cela n’eſt pas poſſible. Seigneur, interrompit Hidaſpe, la choſe eſt ſi veritable, que rien ne le peut-eſtre davantage : Ouy Seigneur, pourſuivit Aduſius, & nous ſommes en pouvoir de vous en éclaircir pleinement. Le bruit de ſon naufrage a eſté faux : & Cyrus n’a preſque jamais eſté en danger de mourir, que pour le ſervice de voſtre Majeſté. Vous sçavez, dit le Roy de Phrigie, que ce ne ſeroit pas une choſe à inventer : & que ſi cela n’eſtoit vray, Hidaſpe ne le diroit pas. Je sçay en effet (repliqua Ciaxare fort inquiet & fort trouble) qu’à moins que de vouloir encore haſter ſa perte, c’eſt une choſe qu’il ne me faloit pas deſcouvrir. Car enfin (dit il apres avoir eſté un moment ſans parler) Artamene comme Artamene n’eſt qu’un temeraire ; un ingrat ; & un Ennemy particulier de Ciaxare : auquel ſelon ſa clemence ou ſa juſtice, il peut remettre ſa faute, ou faire donner chaſtiment. Mais s’il eſt vray qu’il toit Cyrus, c’eſt un ennemy public de toute l’Aſie, qu’il faut exterminer : c’eſt un intereſt commun que vous avez tous aveque moy (dit il en regardant tous ceux qui l’environnoient, à la reſerve des Perſans) c’eſt enfin voſtre Tyran qui eſt dans les fers : c’eſt cét homme que les Mages ont dit qui doit renverſer toute l’Aſie, & en eſtre Maiſtre : Et ſi quelque choſe me peut perſuader qu’Artamene ſoit Cyrus, c’eſt en effet les prodigieux advantages qu’il a remportez. Mais Seigneur, interrompit le Roy d’Hircanie, ces advantages qu’il a remportez ſont à voſtre Majeſté : de tant de combats, de tant de Victoires, & de tant de Conqueſtes qu’il a faites, il n’en poſſede aucune choſe, & n’a que ſes fers en partage. Non, repliqua Ciaxare, parce que graces aux Dieux je l’en ay empeſché. Mais, pourſuivit il en regardant Feraulas, Mandane sçait elle la Naiſſance de Cyrus ? Seigneur, repliqua t’il, je ne sçay rien de la Princeſſe, ſinon qu’il n’y a nulle intelligence criminelle entre elle & mon Maiſtre : & que la paſſion qu’il a eüe pour elle, ne luy a jamais fait perdre le reſpect ny envers elle, ny envers vous. La paſſion qu’à eu voſtre Maiſtre, reprit bruſquement Ciaxare, n’a eſte qu’une ambition démeſurée, & qu’un ſentiment de vangeance effroyable ; il a voulu punir Ciaxare, de ce qu’Aſtiage avoit entrepris contre luy dans le Berçeau pour le ſalut de toute l’Aſie. Mais j’acheveray ſans ſcrupule, ce qu’il ne commença ſans doute pas ſans peine : car enfin j’ay bien de plus puiſſantes raiſons à m’y porter : & bien de plus puiſſantes raiſons auſſi, interrompit le Roy de Phrigie, qui vous endoivent empeſcher. Cyrus, reprit Ciaxare, n’eſtoit alors qu’un Enfant, qui n’eſtoit pas encore en eſtat de nuire : & le Cyrus dont je parle eſt un criminel heureux, capable de tout entreprendre, & de tout executer. Il eſt vray, repliqua le Roy d’Hircanie, Mais c’eſt auſſi un homme qui a tout entrepris & tout execute pour voſtre gloire : & qui vouloit tout entreprendre & tout executer, interrompit Ciaxare, pour ma honte & pour ma perte, ſi je ne l’en euſſe empeſché. De plus, adjouſta t’il, le Cyrus qu’Aſtiage vouloit faire perir, ne luy avoit encore fait aucun mal : Il eſt vray, reprit Hidaſpe, Mais le Cyrus dont nous vous parlons vous a ſervy, & ſervy utilement. Dittes pluſtost, repliqua le Roy en colere, qu’il m’a trahi avec une laſcheté extréme : II eſt venu dans ma Cour, il y eſt demeure déguiſé ; il a ſeduit l’eſprit de ma Fille, il s’eſt ſans doute deſcouvert à elle, il luy a mis l’ambition dans l’ame ; elle l’a regardé comme le Vainqueur de toute l’Aſie : & ſans conſiderer qu’il ne pouvoit s’en rendre le Maiſtre, à moins que de renverſer ſon Pere du Throſne ; elle l’a eſcouté favorablement ; elle l’a ſouffert, elle l’a aimé. Mais graces au Ciel je ſuis en pouvoir de les punir tous deux à la fois : puiſque ſi elle aime Artamene, comme je n’en doute point, elle ſouffrira la mort en la perſonne de ce temeraire, en attendant qu’elle ſoit en lieu où je puiſſe la luy faire ſouffrir en la ſienne. Ha Seigneur (s’eſcrierent tout d’une voix tout ce qu’il y avoit de Gens dans cette Chambre) nous vous demandons la vie de Cyrus, ou nous vous demandons la mort. Quoy, reprit ce Prince fort eſtonné, mes Sujets, mes Vaſſaux, & mes Alliez, me demandent de la vie de leur Tyran, ou du moins de celuy qui le devoit eſtre un jour ? Nous vous demandons la vie, dirent ils tous, d’un homme que les Dieux ont fait naiſtre pour eſtre en effet le Maiſtre legitime de tous les hommes, tant ils ont donné de vertus : & qui pouvant tour entreprendre pour ſortir de priſon, adjouſta Hidaſpe, ne l’a jamais voulu faire. un homme dis-je, pourſuivit Gobrias, qui n’a veſcu que pour vous : Dittes encore, adjouſta Gadate, un homme qui n’a vaincu que pour luy, & qui a touſjours vaincu. un Prince, Pourſuivit Traſibule, qui s’eſt fait des adorateurs les plus ſages de toute la Grece : Et qui s’eſt fait les Amis, adjouſta le Roy d’Hircanie, de tous eux meſme dont il a eſté vainqueur. Dittes encore, pourſuivit Perſode, qui s’eſt fait admirer par ſes plus mortels ennemis : Et adjouſtez, dit Aglatidas, à qui ſes plus mortels ennemis doivent aux meſmes la vie, tant il eſt vray que le deſtin d’Artamene eſt glorieux & extraordinaire. Dites encore, interrompit Artibie, que ceux qui à peine le connoiſſent, ne laiſſent pas d’eſtre chargez de ſa vertu, & d’eſtre preſts à mourir pour luy : Pour moy, adjouſta Thimocrate, je tiendrois ma vie bien employée, ſi elle pouvoit ſauver celle d’un Prince ſi illuſtre : En effet, reprit Philocles, voſtre fort ſeroit digne d’envie ſi vous obteniez cette grace : car quelle loüange ne meriteroit pas un homme qui auroit conſervé un Prince ſi vertueux ? un Prince, reprit Megabiſe, qui poſſede la valeur au dernier point : Qui eſt auſſi liberal que vaillant, pourſuivit Arabaſe : Qui n’eſt pas moins prudent que courageux, adjouſta le Prince de Licaonie : Qui eſt auſſi doux apres la victoire que furieux dans les combats, repliqua Madate : De qui la reputation eſt connue par tout le monde ; dit Leontidas : Qui poſſede toutes les vertus ; adjouſta le Prince de Paphiagonie : Et pour tout dire en peu de paroles, pourſuivit Ariobante ; qui n’a jamais fait aucun mal qu’on luy puiſſe reprocher. Quoy, interrompit alors Ciaxare tout ſerieux, Cyrus n’a jamais fait aucun mal ! et. quand il ne m’en auroit point fait d’auroit, adjouſta t’il, que celuy de ſe rendre ſi puiſſant dans l’eſprit de mes Amis, de mes Ennemis, de mes Alliez, de mes Voiſins, & de mes Sujets, que meſme il me ſemble que je n’oſerois le punir, n’en ſeroit-ce pas un aſſez grand pour le perdre, afin d’apprendre aux autres à avoir plus de reſpect pour moy ? Mais eſt il poſſible, adjouſta t’il, qu’il n’y ait perſonne d’entre vous, qui aime la liberté, & qui haiſſe un homme que tant de Predictions vous doivent faire regarder comme un Tyran ? Cependant, puis que vous ne regardez ny mon intereſt, ny le voſtre, ny celuy de toute l’Aſie ? je ne regarderay auſſi que le mien : & je puniray ſeulement ce pretendu Cyrus comme un homme qui n’eſt venu dans ma Cour que pour me trahir : comme ayant conjuré avec ma Fille contre ma vie : comme ayant laiſſé échaper le Roy d’Aſſirie volontairement : comme ayant une intelligence criminelle aveque luy : & comme un homme enfin qui m’a voulu perdre. Prenez garde Seigneur, dit Hidaſpe, à ce que vous dittes : car apres tout, Cyrus n’eſt pas voſtre Sujet : & le Roy mon Maiſtre sçavra bien trouver les moyens de ſe vanger d’une pareille injuſtice ſi vous la luy faites. Au nom des Dieux, dit le Roy de Phrigie, ne prenez nulle reſolution dans les premiers mouvemens de voſtre colere : Au nom des Dieux, reprit Ciaxare, ne me parlez plus jamais ny d’Artamene, ny de Cyrus : & ſoyez tous aſſurez, que tenant en une meſme perſonne, mon Ennemy particulier, le Seducteur de ma Fille, & le Tyran de toute l’Aſie, rien ne le sçavroit ſauver : & qu’ainſi ſa perte eſtant indubitable, vous n’avez qu’a vous preparer à entendre bientoſt la nouvelle de ſa mort. En diſant cela, ce Prince les quitta tout hors de luy meſme, & fit emmener Feraulas, par ſes Gardes : un moment apres, le Roy de Phrigie fut adverty que Metrobate avoit donné ordre aux Portes de la Ville de n’en laiſſer plus forcir perſonne pour aller au Camp : ny entrer auſſi perſonne du Camp dans la Ville. De ſorte que le faiſant sçavoir au Roy d’Hircanie, & à tous ces Princes & à tous ces Capitaines qui l’environnoient : ils douterent meſme s’ils auroient la liberté de ſortir du Chaſteau, & : ſi Artamene n’eſtoit point deſja mort : car Metrobate avoit parlé une fois bas au Roy depuis qu’ils eſtoient entrez dans ſa Chambre, & qu’il avoit sçeu qu’Artamene eſtoit CYRUS.