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Artaxerce (Delrieu)/Texte entier

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Giguet et Michaud (p. Avant-titre-139).



ARTAXERCE.

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES.












Quel espoir te séduit ? Tu ne vois plus, sans doute,
Le Juge qui te parle et le Roi qui t’écoute.

Artaxerce, Acte III, Scène VIII



ARTAXERCE,
TRAGÉDIE EN V ACTES.
PAR M. DELRIEU.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, par les Comédiens ordinaires de S. M. l’Empereur et Roi, le 30 avril 1808, et à St.-Cloud, devant Leurs Majestés Impériales et Royales, le 18 août(a) de la même année.

Est, est fideli tuta silentio merces.
Hor.

À PARIS,
CHEZ GIGUET ET MICHAUD, IMPRIM.-LIBRAIRES,
rue des bons-enfants, n°. 34.

m. dccc. viii.

Extrait du décret du 19 juillet 1793, concernant les contrefacteurs et débitants d’Éditions contrefaites.
Art. III. Les officiers de paix, juges de paix ou commissaires de police, seront tenus de faire confisquer, à la réquisition et au profit des auteurs, compositeurs, peintres ou dessinateurs, et autres, leurs héritiers ou cessionnaires, tous les exemplaires des éditions imprimées ou gravées sans la permission formelle et par écrit des auteurs.
Art. IV. Tout Contrefacteur sera tenu de payer au véritable Propriétaire une somme équivalente au prix de trois mille exemplaires de l’Édition originale.
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Deux exemplaires de cet Ouvrage ont été déposés à la Bibliothèque impériale. Les lois nous garantissant la propriété exclusive, nous traduirons devant les Tribunaux les Contrefacteurs, Distributeurs ou Débitants d’Éditions contrefaites.
L’on doit regarder comme de contrefaçon, tout Exemplaire qui ne serait pas revêtu du Chiffre et de la Signature ci-dessous. Conformément à la loi, nous les avons déposés au Greffe du Tribunal de Commerce, et conséquemment quiconque les contrefera encourra les mêmes peines que les faussaires de signature.

AVERTISSEMENT.



L’accueil que le public a fait à mon ouvrage, les éloges que les journalistes m’ont donnés, surtout le témoignage si flatteur dont Sa Majesté l’Empereur et Roi a daigné de m’honorer, m’interdisent toute espèce de préface.

Je me borne à acquitter ma dette envers MM. les Comédiens Français, et je saisis avec plaisir cette occasion pour leur témoigner la reconnaissance que je dois à leur zèle, à leurs talents et à leur amitié.


Delrieu.
COSTUMES.


Artaxerce. Deux costumes : l’un guerrier aux deuxième, troisième et quatrième actes ; l’autre de cour, très riche, tel qu’il convient à un prince au moment de son couronnement, au cinquième acte.
Artaban. Costume guerrier, riche, mais sombre et sévère.
Arbace. Costume guerrier ; le casque en tête, avec armure à son entrée du deuxième acte ; sans casque et sans armure aux troisième et quatrième actes ; le casque en tête et l’épée à la main au cinquième acte.
Cléonide. Costume de cour riche et brillant, tel que l’exige le rang de premier ministre et de favori du roi.
Mégabise. Costume guerrier, moins riche, mais aussi sévère que celui d’Artaban.
Mandane. Costume de cour le plus riche et le plus brillant.
PERSONNAGES. ACTEURS.
MM.

ARTAXERCE, fils de Xercès, prince et ensuite roi de Perse.

Lafond.

ARTABAN, capitaine des gardes de Xercès, président du conseil.

St-Prix.

ARBACE, fils d’Artaban, ami d’Artaxerce, et amant de Mandane, généralissime des armées persanes.

Damas.

CLÉONIDE, premier ministre et favori de Xercès.

Després.

MÉGABISE, ami d’Artaban et capitaine des gardes d’Artaxerce.

Leclerc.

MANDANE, sœur d’Artaxerce, promise à Arbace.

Mlle. Bourgoin.(b
Deux Officiers.
Grand Pontife.
Mages.
Gardes du trône et du conseil.
Soldats.
Peuple.
Personnages muets.
La scène est à Suze.
Le théâtre représente la salle du conseil ; à droite l’appartement de Xercès ; à gauche celui d’Artaxerce son fils. Un siège de chaque côté. Le fond est fermé par un rideau qui couvre un autel où brille l’image du soleil.
Nota. Les acteurs sont inscrits en tête de chaque scène, tels qu’ils doivent être placés au théâtre ; le premier inscrit tient la droite.

ARTAXERCE.

ACTE PREMIER.

Au lever de la toile Artaban rêveur sort de l’appartement du roi, à droite, tandis que Mégabise entre par le fond, à gauche.


Scène première.

(Demi-jour.)
ARTABAN, MÉGABISE.
ARTABAN.

De ce lieu redoutable approche sans effroi.
Le monarque repose, et sa garde est à moi.
Cette enceinte sacrée est propice au mystère :
Que viens-tu m’annoncer ? Que faut-il que j’espère
De l’ardent Hélénus et du peuple inconstant ?

MÉGABISE.

Hélénus est à nous ; le peuple est mécontent :

Sous ses maux abattue et dans le deuil plongée,
Suze, de nos revers brûlant d’être vengée,
N’attend plus que ton fils pour armer sa fureur.

ARTABAN.

Arbace…

MÉGABISE.

Arbace… Est adoré.

ARTABAN.

Arbace… Est adoré. Xercès…

MÉGABISE.

Arbace… Est adoré. Xercès… Est en horreur.
L’Asie, au nom des Grecs, frémit épouvantée ;
On se rappelle encor Salamine et Platée ;
On compare partout la honte du tyran
Aux exploits du héros, digne fils d’Artaban.
Le moment est propice.

ARTABAN.

Le moment est propice. Il suffit, Mégabise.
Écoute, et, sans détour, réponds à ma franchise.
Je connais ta prudence ; avant cet entretien
Tu m’as ouvert ton cœur ; je dois t’ouvrir le mien.

Rappelle-toi le temps où ce peuple indomtable,
Le Parthe, à nous combattre ardent, infatigable,
Instruit de nos revers dans la Grèce essuyés,
Torrent dévastateur, aux Perses effrayés,
Du haut du mont Taurus apportant l’esclavage,
Semait dans nos cités la flamme et le ravage.
Nos Satrapes vaincus faisant un vain effort,
Aux champs de la victoire allaient trouver la mort.
Sur les débris fumants de nos villes désertes,
Le farouche Pharnace insultait à nos pertes ;
Du monarque avili la honte et le malheur
De nos chefs consternés enchaînaient la valeur…
Arbace attaque seul notre ennemi terrible,
Le défait, le repousse ; et, toujours invincible,
Poursuit jusqu’à l’Indus le cours de ses exploits…
Cependant loin de lui que fait le roi des rois ?
D’innombrables soldats quand sa flotte chargée
Prodigue la menace à la Grèce assiégée,
Devant quelques vaisseaux ce fier tyran des mers
Recule, et de sa fuite étonne l’univers. (1

MÉGABISE.

Que seraient devenus son empire et sa gloire,

Si, marchant pour lui seul de victoire en victoire,
Généreux défenseur d’un despote indolent,
Ton fils n’eût affermi le trône chancelant ?
Que dis-je ? Ce grand roi que le sort fit ton maître,
Ici, dans son palais eût-il osé paraître,
Si d’un péril nouveau pour lui seul alarmé,
Fidèle à ton devoir, tu n’eusses désarmé
Le mage ambitieux dont l’insolente audace
De son roi fugitif publiant la disgrâce,
Suscitant contre lui les prêtres, les soldats,
Hautement se vantait d’envahir ses états ? (2

ARTABAN.

C’est alors que le traître, heureux par ma constance,
Charmé de me devoir son trône, sa puissance,
Jura que de mes soins je recevrais le prix,
Et que sa fille enfin s’unirait à mon fils,
Si, se montrant un jour digne d’un tel salaire,
Il rendait du Persan le Parthe tributaire…
Que ne peut un guerrier par l’amour enflammé ?
Épris de la princesse, et sûr d’en être aimé,
Arbace part, combat, et fait rendre les armes
Au Parthe si long-temps objet de nos alarmes.

Tu crois que le monarque, à son libérateur
Réservant aujourd’hui l’accueil le plus flatteur,
Empressé d’adopter l’appui de sa famille,
Va tenir sa parole et lui donner sa fille ?
Eh bien ! dès qu’il apprend que le Parthe est soumis,
L’ingrat ne songe plus à ce qu’il a promis ;
Et soudain rappelant Arbace, il le condamne
À ne plus lui parler de ses droits sur Mandane.
Enfin contre un héros écoutant son courroux,
Des hauts faits de mon fils le despote jaloux
Ordonne qu’Artaxerce, injuste envers Arbace,
Usurpe ses lauriers et triomphe en sa place. (3
Ce n’est pas tout : apprends (tu vas frémir d’horreur)
Ce que peut de Xercès l’implacable fureur.
C’est peu, lorsque mon fils affermit sa puissance,
D’attaquer, de ternir sa gloire qui l’offense ;
Je sais qu’ici, ce soir, il le fait amener
Afin de le bannir, ou pour l’assassiner.
Je le sais !… Verrons-nous tant d’audace impunie ?
Verrons-nous triompher en paix la tyrannie,
Tandis que des travaux et du sang de mon fils,
Et l’exil et la mort seront l’indigne prix ?

MÉGABISE.

Tel est Xercès ! Je suis un exemple moi-même
De l’abus que l’ingrat fait du pouvoir suprême.
De son farouche orgueil dont ici tu te plains,
Apprends ce que je souffre, et vois ce que je crains.
Le jour où se livra la bataille fameuse
Aux Persans si funeste, aux Grecs si glorieuse,
J’osai sur le combat lui donner mes avis.
Il eût été vainqueur s’il les avait suivis :
Trop fier pour écouter un conseil salutaire,
Loin d’adopter mon plan à ses projets contraire,
Il aima mieux marcher vers un péril certain,
Que d’avoir à rougir de changer de dessein ;
Il fuit !… Le Grec vainqueur s’attache à sa poursuite,
L’atteint, va l’immoler ; je protège sa fuite.
Le croirais-tu ? Xercès, confus de mes secours,
Ne me pardonne pas d’avoir sauvé ses jours !… (4
Je le vois au conseil éviter mon approche :
Ma vue est de sa honte un éternel reproche.
L’ingrat me haît : j’en ai d’infaillibles garants ;
Je sais trop ce que peut la haine des tyrans.

J’aurais déjà sur moi vu fondre la tempête,
Si ton bras protecteur n’eût garanti ma tête.
D’un ami tel que toi je n’attendais pas moins :
Mon entier dévoûment est le prix de tes soins.
Fallût-il de Xercès renverser la puissance,
Parle, ordonne, attends tout de ma reconnaissance.
Cependant je l’observe, et s’il m’osait bannir…

ARTABAN.

C’est peu de l’observer, il le faut prévenir.
Le perfide à tous deux fait une même offense ;
Unissons contre lui nos moyens de vengeance :
Avant que par l’exil nous soyons séparés,
Contre lui, Mégabise, armons nos conjurés.
Les miens sont prêts : long-temps j’éprouvai leur courage.
À taire le complot le serment les engage.
Cependant pour le roi mon zèle et mon respect
Croissent depuis qu’Arbace à ses yeux est suspect :
S’il se plaint de mon fils, je prends un ton sévère ;
S’il parle contre lui, j’approuve sa colère ;
Trompé par mon adresse, abusé par mes soins,
Il m’appelle souvent, m’entretient sans témoins.

Seul, je puis à mon gré, sans son ordre, à toute heure,
Parcourir nuit et jour sa secrète demeure,
Tandis qu’inébranlable en mes projets hardis,
Pour les exécuter je n’attends que mon fils.
Mais ne crois point qu’alors je borne ma vengeance
À réclamer pour lui sa faible récompense.
On l’exclut du triomphe, il faut le couronner ;
Il a sauvé l’empire, il doit le gouverner…
Il faut aux grands un chef qui tienne sa parole,
Aux guerriers un modèle, aux mages une idole ;
Non un prince avili, vain fantôme de roi,
Sans force, sans vertu, sans honneur et sans foi ;
Qui, de l’or de son peuple uniquement avide,
N’écoutant au conseil que son cher Cléonide,
Au fond de son palais nous cache un nom flétri,
Et ne sait plus régner que par son favori.

MÉGABISE.

Jaloux de ton crédit ce favori sans doute,
Plus jaloux des lauriers de ton fils qu’il redoute,
Du roi contre un héros éveillant le soupçon,
Aiguise le poignard, apprête le poison.

ARTABAN.

Arbace est un guerrier digne du rang suprême :
À ses brillants destins je m’immole moi-même.
Au trône de Cyrus le chemin que je voi,
Aplani pour mon fils, est escarpé pour moi.
Quand Xercès fut vaincu, témoin de sa disgrâce,
J’aspirai le premier à régner en sa place…
J’armai le bras d’un fils pour m’en faire un appui :
Il n’était point alors tel qu’il est aujourd’hui…

(Avec feu.)

Tu règneras, Arbace !… Oui ; pour toi je conspire !
À détrôner Xercès c’est pour toi que j’aspire.
Les Perses triomphants, heureux à ton aspect,
Pour un faible monarque oubliant leur respect,
Verront avec transport le roi que je leur donne,
Des lauriers du soldat ennoblir sa couronne.

MÉGABISE.

Eh bien ! avec mon bras je t’offre mes amis.
Vengeons-nous de Xercès : l’empire est à ton fils.

L’injustice révolte et rend tout légitime…
Le tyran n’est pour toi qu’une faible victime.
Pour son peuple opprimé qui le craint, qui le hait,
Sa vie est un fléau, sa mort est un bienfait…
Qu’il meure ! à l’immoler l’ingrat nous autorise.

ARTABAN.

À ce zèle Artaban reconnaît Mégabise ;
Mais ce zèle t’égare, et tu ne songes pas
Qu’Artaxerce son fils vengerait son trépas…

MÉGABISE.

Ce prince qui, d’abord nourri dans la mollesse,
À la cour de Xercès vit languir sa jeunesse,
N’est plus comme son père un objet de mépris :
Aimé de ses soldats et chéri de ton fils,
Ce prince est un héros dont l’origine illustre
À l’éclat de sa gloire ajoute un nouveau lustre… (5

ARTABAN, l’interrompant.

N’importe !… il doit périr : il est fils du tyran.

MÉGABISE.

Une telle entreprise est digne d’Artaban…

Sous nos murs vers son père Artaxerce s’avance ;
Je vais…

ARTABAN.

Je vais… Je t’instruirai du temps de la vengeance.
Demeure, ami ; commande à ta haine pour eux ;
Agissons de concert pour les perdre tous deux.
Dans ce vaste projet, c’est en toi que j’espère :
Tu veilles sur le fils, je veille sur le père…
Mais avec tes guerriers sois prudent, sois discret ;
Enflamme leur courroux sans trahir mon secret :
Il faut les bien connaître avant de les instruire ;
Interroge les cœurs avant de les séduire.
Tu pourras de mon fils leur vanter les succès ;
Tu leur rappelleras la fuite de Xercès…
Crains surtout d’éveiller les soupçons et l’envie
Du ministre insolent, fléau de sa patrie,
Qui, favori d’un roi dont il se croit l’appui,
Usurpe son pouvoir et commande sous lui.
De cet ambitieux, trop confiant peut-être,
J’ai dû gagner le cœur, pour captiver son maître.

(Jour.)

Il m’aide à le tromper en lui vantant ma foi ;
Il redoute mon fils, et n’espère qu’en moi…

MÉGABISE.

De gardes entouré vers ces lieux il s’avance !

ARTABAN.

En flattant son orgueil, assurons ma vengeance.


Scène II.

CLÉONIDE, ARTABAN, MÉGABISE, GARDES.
CLÉONIDE, à Artaban.

Quand mon roi satisfait, du haut de ces remparts,
Contemple des vaincus les nombreux étendards,
Aux ordres de son père Artaxerce docile,
Sur son char de triomphe entre seul dans la ville.

MÉGABISE.

Seul, dites-vous ?

CLÉONIDE.

Seul, dites-vous ? Oui, seul ; le roi le veut ainsi.

MÉGABISE.

Arbace va le suivre et triompher aussi !

CLÉONIDE.

Arbace !

ARTABAN, à Mégabise.

Arbace ! On vous a fait un récit peu fidèle ;
Mon fils revient : le roi près de lui le rappelle.
Digne héritier du trône, issu du sang des dieux,
Artaxerce doit seul triompher en ces lieux,
Et je ne pense pas qu’Arbace ait osé croire
Qu’Artaxerce avec lui partagerait sa gloire.
Un guerrier né sujet peut-il être honoré
Comme le fils d’un roi dans l’Asie adoré ?
Entre un prince et mon fils la trop grande distance,
Des honneurs qu’on leur doit marque la différence ;
Et je ne doute point qu’Arbace, de retour,
Renonçant à la fois au triomphe… à l’amour,
Aux vertus de son prince heureux de rendre hommage,
Ne cède à son ami la palme du courage.

CLÉONIDE, à Artaban.

Pour votre souverain j’aime ce zèle ardent.
Arbace, ainsi que vous, se fût montré prudent,

Si d’un père chéri la sévère sagesse
Eût toujours réprimé le feu de sa jeunesse ;
Mais il est loin de vous, et sa témérité…

MÉGABISE.

Douteriez-vous, seigneur, de sa fidélité ?
Ah ! croyez…

CLÉONIDE, à Mégabise.

Ah ! croyez… Mon devoir me prescrit de vous taire
Ce que je viens ici révéler à son père.

ARTABAN.

À moi, seigneur ?

CLÉONIDE.

À moi, seigneur ? À vous, Artaban ; demeurez.

(À Mégabise.)

Laissez-nous.

MÉGABISE, bas à Artaban.

Laissez-nous. Quel orgueil !

ARTABAN, bas à Mégabise qui sort.

Laissez-nous. Quel orgueil ! Arme nos conjurés !


Scène III.

CLÉONIDE, ARTABAN, GARDES.
CLÉONIDE.

L’accueil fait au vainqueur a droit de vous surprendre ;
À le voir triompher vous deviez vous attendre :
Vos services, seigneur, l’éclat de vos vertus,
Aux bienfaits du monarque étaient un droit de plus ;
Mais on a vu par fois l’ambition cruelle
D’un soldat triomphant faire un sujet rebelle.
Votre fils, devenu le plus grand des guerriers,
Peut, par la trahison, flétrir tant de lauriers.
Sans doute à l’accuser mon maître est trop facile ;
Mais, alors qu’il craint tout, peut-il, d’un œil tranquille,
Voir s’avancer vers lui, du fond de ses états,
Ce colosse de gloire adoré des soldats ?
On dit qu’aux champs d’Ormus, où finit sa conquête,
Pour prix de ses exploits, l’armée a sur sa tête
Posé le diadême et l’a proclamé roi.

ARTABAN.

Ce bruit, né de l’envie, est-il digne de foi ?

CLÉONIDE.

Non ; mais de votre fils le compagnon fidèle,
Nicanor, a toujours calomnié mon zèle.
Il me hait, je le sais : ce prince ambitieux,
Indigné de servir où régnaient ses aïeux,
Conspire loin de vous, et nourrit l’espérance
De ressaisir un jour la suprême puissance.
Si tel est son dessein, il peut par ses avis
Vers la rébellion entraîner votre fils.

ARTABAN.

Vous croiriez ?… non… Mon fils à son devoir fidèle,
Pour défendre son prince imitera mon zèle.

CLÉONIDE.

Par vos soins généreux sur son trône affermi,
Xercès voit un soutien où je vois un ami ;
Artaban, écoutez… Un complot lâche, impie
Attaque son pouvoir et menace sa vie.

ARTABAN.

Un complot, dites-vous ?… Les chefs sont-ils connus ?

CLÉONIDE.

On vient d’en arrêter… un…

ARTABAN.

On vient d’en arrêter… un… Son nom ?

CLÉONIDE.

On vient d’en arrêter… un… Son nom ? Hélénus.

ARTABAN.

Hélénus !… quel soupçon ! se peut-il ? lui rebelle !
Hélénus, de mon roi le défenseur fidèle,
Jadis son favori !

CLÉONIDE.

Jadis son favori ! Cet agent corrupteur
Est l’instrument du crime, un autre en est l’auteur.

ARTABAN.

Sans doute du secret il est dépositaire :
Il faut qu’il le révèle.

CLÉONIDE.

Il faut qu’il le révèle. Il s’obstine à le taire.

(Artaban, à part, fait un mouvement de joie.)

Pour lire dans son cœur j’ai fait un vain effort :
Il brave les tourments et demande la mort.

ARTABAN.

Je saurai le contraindre à rompre le silence.

CLÉONIDE.

Le roi veut que le traître, admis en sa présence,
Soit, en conseil secret, interrogé par vous.

ARTABAN.

J’obéis… déguisant notre juste courroux,
À cet ambitieux, trop digne du supplice,
Promettons des bienfaits, s’il nomme un seul complice…
Mais avant tout, seigneur, parlez ; apprenez-moi
D’où naît contre mon fils la haine de mon roi.
Parmi les conjurés peut-il compter Arbace ?

CLÉONIDE.

Non, seigneur ; mais instruit du coup qui le menace,
De l’ingrat Nicanor craignant la trahison,
Il peut sur votre fils étendre le soupçon :
Un vainqueur, à ses yeux, peut être redoutable,
S’il suivait des conseils…

ARTABAN.

S’il suivait des conseils… Il en est incapable.

Mon fils, instruit par moi, connaît trop son devoir
Pour oser de son prince usurper le pouvoir.
Il sait que dans les camps mon nom jadis illustre
De ma fidélité reçut un nouveau lustre ;
Et qu’insensible aux coups dont on veut l’accabler,
Par son obéissance il doit me ressembler.
Arrêtons cependant un complot qui m’étonne.
De l’empire et du roi le salut nous l’ordonne.
Mais ne me privez pas du bonheur de revoir
Un fils, mon seul soutien et mon unique espoir.

CLÉONIDE.

Aujourd’hui devant vous Arbace va paraître.
C’est à vous de juger s’il est fidèle ou traître.
Songez que le monarque à vous seul a commis
Le soin d’interroger le cœur de votre fils.

ARTABAN.

J’obéirai, seigneur ! et d’avance j’espère
Qu’il cèdera sans peine aux conseils de son père.
Je l’attends : vous, seigneur, retournez près du roi ;
Croyez qu’il peut compter sur Arbace et sur moi.

Surtout dites-lui bien qu’il doit à ma prudence
Confier, en ce jour, le soin de sa vengeance ;
Que si pour l’un des deux il faut armer mon bras,
Entre Arbace et Xercès je n’hésiterai pas.

CLÉONIDE.

Je vais dire à mon roi ce que je viens d’entendre.
À de nouveaux bienfaits vous devez vous attendre.
Il sait qu’en tous les temps vous l’avez bien servi.
Par des sujets ingrats quand il se voit trahi,
Que mon maître est heureux de retrouver le zèle
D’un guerrier si vaillant, d’un ami si fidèle !

(Allant pour sortir.)

Je me rends au conseil où le roi vous attend ;
Hélénus y sera.

ARTABAN.

Hélénus y sera. Je vous suis à l’instant.

(Cléonide sort à droite avec ses gardes.)

Scène IV.

ARTABAN, seul.

Hélénus est ardent, mais il n’est point perfide.
S’il a trop écouté la fureur qui le guide,

Son zèle qui le perd ne nous a point trahis.
Il n’a pu dévorer l’affront fait à mon fils !…
Et moi, sujet sans gloire et guerrier sans audace,
Je verrais de sang froid humilier Arbace ?
Non ! monarque superbe et despote insensé !
Tout pouvoir a son terme, et ton règne est passé.
Mon fils impatient de venger son injure,
Justement révolté contre son roi parjure,
Revient ; je vais le voir, partageant mon courroux,
Aujourd’hui conspirer et combattre avec nous !…
Et Nicanor ?… je sais que mécontent lui-même,
Ce prince audacieux aspire au rang suprême.
Je nourris son espoir, pour ne pas redouter
Un soupçon que sur lui je prétends rejeter.
Je veux que sur mon bras fondant son espérance,
Nicanor abusé s’immole à ma vengeance.
Lieutenant de mon fils, il a vaincu sous lui ;
Compagnon de sa gloire, il lui doit son appui ;
Il l’aime : dans mon cœur quel espoir il fait naître !
Vils ennemis ! tremblez ; Arbace va paraître !

(Artaban sort à droite, du côté de l’appartement de Xercès.)
fin du premier acte.

ACTE II.



Scène première.

ARTAXERCE, GRANDS DE L’EMPIRE, HÉRAUTS D’ARMES, GARDES.
ARTAXERCE, en entrant à gauche.

Que j’aime ces transports, amis trop généreux !
Mais le roi veut en vain que je cède à vos vœux.
Du prix qui m’est offert ma vaillance flattée
Rejette une faveur qu’un autre a méritée.
On l’accordait au prince ; on la doit au soldat.
Le triomphe appartient au vengeur de l’état.
Ce vengeur est Arbace ; heureux par sa victoire,
Je réclame pour lui les palmes de la gloire. (6
Indigné de l’affront que l’on fait au vainqueur,
Je viens dans ce palais, n’écoutant que mon cœur,
Défendre mon ami, désabuser mon père,
Et garder à l’état son appui tutélaire.


Scène II.

ARTAXERCE, MANDANE, GARDES.
MANDANE.
(Elle entre du même côté que son frère.)

La victoire en ce jour, après tant de travaux,
Rend à Mandane un frère, à la Perse un héros !
Que j’aime à contempler le vainqueur de Pharnace,
Le soutien de l’empire et l’émule d’Arbace !…
Il te suit !… et je touche au moment désiré
Où Suze enfin verra ce héros admiré,
Joignant l’or de l’Indus aux trésors de l’Euphrate,
Triompher en dépit de cette cour ingrate,
Et suspendant sa foudre au temple de la paix,
Respirer entouré des heureux qu’il a faits !…
On dit qu’à ton ami toi seul rendant justice,
Tu fais, en sa faveur, l’éclatant sacrifice
Des lauriers que ton bras moissonna près de lui.
Arbace est opprimé ; toi seul es son appui !
L’univers admirant ta vertu, ton courage,
En répétant ton nom, redira d’âge en âge :

« Exempt d’orgueil, d’envie, il a sacrifié
» Les palmes du triomphe aux droits de l’amitié ! »

ARTAXERCE.

À mon ame étonnée épargne la louange.
On offense un soldat ; Artaxerce le venge.
Arbace est malheureux : je le plains comme toi.
Mais je plains davantage et mon père et mon roi.
Loin du trône où triomphe en paix la calomnie,
Toujours la vérité sera-t-elle bannie ?
Apprends si le héros que l’on ose accuser,
Mérite les honneurs que j’ai dû refuser.
Rappelle-toi le jour où Tygrane et Pharnace
Vainqueurs de tous nos chefs, mais vaincus par Arbace,
Virent leurs bataillons renversés, confondus,
Des plaines de l’Euphrate aux rives de l’Indus
Fuir ; et, dans les déserts de l’aride Hyrcanie,
Courir cacher leur rage et leur ignominie…
Jeune, oisif, languissant dans un lâche repos,
J’entendis raconter les hauts faits du héros ;
Et soudain abjurant ma honteuse mollesse,
Aux armes, aux combats exerçant ma jeunesse,

Sur les pas d’un ami que je veux égaler,
Dans les champs de l’honneur je cours me signaler.
Ton frère, grâce à lui, déjà cher à l’armée,
S’était acquis des droits à quelque renommée ;
De sa gloire mon nom empruntait son éclat.
Le Parthe qui, toujours évitant le combat,
Et fuyant devant moi dans un désert sauvage,
Fatiguait mes guerriers et lassait mon courage,
S’arrête ; et jusque-là fugitif, dispersé,
Présente à mes regards un bataillon pressé,
Qui tout à coup cédant à son antique audace,
S’avance et fond sur nous à la voix de Pharnace.
Par les cris du barbare, instruit de mon danger,
Mon intrépide ami, brûlant de me venger,
Dans les rangs que le Parthe oppose à son courage,
Sur les corps entassés s’ouvre un large passage ;
Il me voit : d’ennemis j’étais environné.
Le farouche Pharnace à ma perte acharné,
Déjà tenait le fer suspendu sur ma tête ;
Arbace le prévient, me dégage, l’arrête,
L’attaque et le renverse expirant devant moi.
Et je consentirais à triompher sans toi,

Arbace ?… à ta valeur je dois plus que la vie ;
Et je pourrais te voir victime de l’envie,
Après tant de hauts faits au mépris réservé !
Par qui ? par un ingrat que ton bras a sauvé !…
Ingrat ? moi ! non : jamais ! dût en ce jour mon père
Me punir, m’accabler de toute sa colère,
Je lui désobéis ; l’honneur m’en fait la loi.
Une gloire usurpée est indigne de moi ! (7

MANDANE.

Que j’aime à voir un prince aimé de la victoire,
Fidèle à l’amitié, modeste dans sa gloire,
Loin de s’enorgueillir d’un éclat séducteur,
Lui-même rendre hommage à son libérateur,
Et, faisant d’un vain faste un noble sacrifice,
Au séjour de l’envie écouter la justice !…
Mais ne puis-je savoir quel puissant intérêt
Fait subir au vainqueur un si cruel arrêt ?
Quel injuste soupçon, quelle haine cruelle
Arme le roi des rois contre un sujet fidèle ?

ARTAXERCE.

On le craint ; on l’accuse ; ah ! pour lui je frémis.
Il a dans ce palais de puissans ennemis.

Si j’en crois Cléonide, ici, dans le mystère,
Il existe un complot tramé contre mon père.

MANDANE.

Celui qui, de lauriers voit son front couronné
D’un si noir attentat serait-il soupçonné ?
Il défendra mon père ; et tu crains trop peut-être
Un bruit dans ce palais répandu par un traître,
Qui, rampant sous le roi, sourdement s’agrandit,
Et rêve des complots pour garder son crédit.

ARTAXERCE.

Un flatteur hautement ose accuser Arbace !
Son père souffre-t-il un tel excès d’audace ?
Craint-il de démentir un bruit injurieux ?
N’oserait-il défendre un fils victorieux ?

MANDANE.

Réserver cet outrage à l’ami de mon frère !
Il a sauvé le fils ; peut-il trahir le père ?

ARTAXERCE.

Les courtisans, d’Arbace ennemis déclarés,
Pour nous perdre tous deux nous ont-ils séparés ?

Serais-je, auprès du roi, calomnié moi-même ?
Prêt à me dévouer pour un père que j’aime,
J’accours : et jusqu’à lui je ne puis pénétrer !

(Il va vers l’appartement du roi.)
MANDANE, le retenant.

Demeure ! à ses regards tremble de te montrer !
Sans son ordre oses-tu paraître en sa présence ?
Ta mort serait le prix d’une telle imprudence,
Mon frère ! ton audace augmente mon effroi.
Arbace est en danger ; c’est bien assez pour moi !


Scène III.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, MANDANE, GARDES, SUITE, HÉRAUTS D’ARMES.
CLÉONIDE, sortant de l’appartement du roi.
(À Artaxerce.)

Le monarque irrité d’un refus qui l’outrage,
Vous défend de lui rendre un légitime hommage,
Jusqu’au moment heureux où, cédant au devoir,
Au temple du soleil vous irez recevoir

La palme du vainqueur, des mains de votre père.

(Artaxerce fait un mouvement d’improbation.)

Ne lui résistez plus, ou craignez sa colère…
« Renoncez, m’a-t-il dit, à l’espoir odieux
» De me voir du triomphe honorer en ces lieux
» Un sujet qui déjà trop dangereux peut-être,
» Ne peut s’accoutumer à fléchir sous un maître. »
Aux ordres de mon roi toujours obéissant,
Épouvanté, certain de son danger pressant,
Et redoutant pour vous le coup qui le menace,
Je vais prouver mon zèle en m’assurant d’Arbace.

(Artaxerce et Mandane frémissent d’indignation.)

Vous, tremblez pour un père et songez qu’aujourd’hui
Un seul pas indiscret peut vous perdre avec lui. (8

(Cléonide sort par le fond avec les gardes, les grands de l’empire et les hérauts d’armes.)

Scène IV.

ARTAXERCE, MANDANE.
MANDANE.

Quel sinistre langage et quel affreux mystère !

ARTAXERCE.

Je crains pour mon ami ! je tremble pour mon père !
Ses vils adulateurs lui cachant le danger,
Écartent le héros qui seul peut le venger.

MANDANE.

Tes soupçons étaient vrais ; n’en doutons plus, l’envie
Ose attaquer d’Arbace et l’honneur et la vie.
Son nom aux courtisans imprime la terreur ;
Sa gloire les irrite, et leur lâche fureur,
Par une calomnie alarmant sa prudence,
Du monarque abusé réveille la vengeance.

ARTAXERCE.

Et je verrais mon roi par leurs conseils trahi,
Captif dans son palais, de ses sujets haï,
Confiant la justice aux artisans du crime,
De leurs propres fureurs devenir la victime ?…
Il retient mes guerriers ; j’irai les retrouver !

MANDANE.

Malgré ton roi, tu veux…

ARTAXERCE.

Malgré ton roi, tu veux… Périr, ou le sauver.

Je vois dans ce palais quel danger l’environne.
En défendant mes droits, je défendrai son trône.

(S’arrêtant.)

Que dis-je ? impunément, au nom du roi des rois,
Je verrais l’imposture ici dicter des lois ?…
En des climats lointains j’ai combattu Pharnace ;
Et lorsque, pour défendre et pour venger Arbace,
Empressé, je reviens près d’un père chéri,
J’attendrais pour le voir l’ordre d’un favori ?…
Non !… dût contre moi seul éclater sa colère,
Sur le bord de l’abîme il faut que je l’éclaire ;
Allons : et de mon roi vengeant l’autorité,
Jusqu’à son trône enfin portons la vérité !

(Il entre dans l’appartement de son père.)

Scène V.

MANDANE, seule.
(Voulant le retenir.)

Artaxerce !… il me fuit !… nul danger ne l’arrête !
Arbace ! c’est pour toi qu’il expose sa tête !
Contre tes oppresseurs il t’offre son secours ;
Il ne peut oublier que tu sauvas ses jours !…

Cependant je crains tout du courroux de mon père.

(Voyant Artaban qui entre.)

Ah ! sauvez votre fils et rendez-moi mon frère !


Scène VI.

ARTABAN, MANDANE.
ARTABAN, entrant par le fond à droite.

Princesse ! ainsi que vous j’aime Arbace, et je croi
Qu’il n’a point oublié ce qu’il doit à son roi.
Je connais ses vertus, et peut-être il ignore
Ce complot odieux dont vous doutez encore.
Mais le roi le soupçonne ; il se croit en danger ;
Prompt à calmer sa crainte, ardent à le venger,
D’un arrêt qui m’afflige approuvant la sagesse,
Je dois à son salut immoler ma tendresse ;
Et Mandane, d’un père oubliant le pouvoir
Ose écouter l’amour et trahir son devoir !…
Gardez sur le complot un éternel silence.
J’ai fait mander Arbace ; évitez sa présence.
Ainsi le veut Xercès… à ses ordres, soumis,
Seul, je viens en ces lieux interroger mon fils. (9

(Mandane va pour lui répondre.)

Le monarque a parlé ; vous l’aimez, il vous aime ;
Tremblez de résister à son ordre suprême !…
Vous craignez pour mon fils !… je ne puis oublier
Qu’il y va de ma gloire à le justifier.
À vos désirs, aux miens, empressé de le rendre,
S’il est calomnié, je saurai le défendre,
Princesse !… et si mon fils vous est cher… il paraît !
Gardez-vous de troubler cet entretien secret.

MANDANE, en elle-même.

On me défend de voir ce guerrier magnanime
Que l’univers contemple et que l’envie opprime ! (10
Dieux puissants ! de sa tête écartez le danger !
Contre ses ennemis daignez le protéger !

(Elle sort à gauche, elle entre dans l’appartement d’Artaxerce.)
ARTABAN
(Regardant Mandane qui sort.)

Calme-toi : rien n’échappe à ma vue attentive.
Pour protéger mon fils, il suffit que je vive.

Quel que soit son danger, je serai son appui ;
Xercès a, dans ce jour, plus à craindre que lui !

(Les officiers de la suite d’Arbace entrent par le fond à droite ; Arbace entre vivement le dernier ; il est armé en guerre. Au moment où il paraît, Artaban va au-devant de lui et le reçoit dans ses bras.)

Scène VII.

ARTABAN, ARBACE, OFFICIERS DE LA SUITE D’ARBACE.
ARBACE, courant dans les bras de son père.

Vous qui m’avez tracé le chemin de la gloire,
Vous m’offrez dans vos bras le prix de ma victoire !
Ah ! combien près de vous je bénis mon retour !
Quel plaisir pour mon cœur d’apporter en ce jour
La paix à mon pays, mes lauriers à mon père !…

(Aux officiers de sa suite.)

Magnanimes guerriers ! vous qu’une loi sévère
Bannit de ce palais et sépare de moi,
Cédez, sans murmurer, aux ordres de mon roi.

Quand le Parthe fuyait au fond de l’Hyrcanie,
Vous ne présumiez pas qu’ici la calomnie,
Dans l’ombre et le silence armant la trahison,
Eût osé contre Arbace éveiller le soupçon.
Mais mon ame est tranquille ; et je rends grâce au zèle
Qui, dans tous mes dangers, près de moi vous appelle.

(Montrant Artaban.)

Mon père me suffit ; avec un tel soutien,
Fort de mon innocence, amis ! je ne crains rien.
Allez et réprimez une ardeur téméraire. (11

(Regardant autour de lui.) (Ses officiers sortent.)

J’espérais qu’en ces lieux, conduite par son frère,
Après deux ans d’absence, empressée à me voir,
Mandane, à mes regards…

ARTABAN.

Mandane, à mes regards… Arbace ! vain espoir !…

ARBACE.

Vain espoir, dites-vous ? ce langage m’étonne…
Artaxerce me fuit !… Mandane m’abandonne !…
Le monarque irrité… Mon père ! expliquez-moi
Les discours que j’entends, l’accueil que je reçoi.

ARTABAN.

Écoute : profitons du moment qu’on nous laisse.
Par ta sincérité réponds à ma tendresse…
De l’orgueil de Xercès, du mépris de sa foi,
De l’affront qu’il te fait je souffre plus que toi.
Son parjure m’outrage ; et le coup qui t’accable
Rendrait, même à mes yeux… ta révolte excusable.

ARBACE.

Qu’osez-vous dire ?

ARTABAN.

Qu’osez-vous dire ? Écoute !… et moins prompt à juger
Un père qui te plaint et veut te protéger,
Songe que ton bonheur est tout ce qui me touche ;
Songe aussi que ton roi te parle par ma bouche ;
Et lorsqu’il me prescrit de lire dans ton cœur,
N’accuse pas mon zèle, accuse sa terreur.
Tandis que nuit et jour ma sage vigilance
D’un monarque orgueilleux protège l’indolence,
Son palais (si j’en crois ses vils adulateurs)
Est rempli d’ennemis et de conspirateurs.
On dit que sourdement les Satrapes, les Mages,
Indignés de le voir payer par des outrages

Les hauts faits d’un héros, l’honneur du nom persan,
Arment pour te venger et punir le tyran.
On dit même (mon cœur en a frémi d’avance),
On dit qu’ils ont sur toi fondé leur espérance ;
Que certains de frapper un parjure, un ingrat,
Ils réservent le trône au vengeur de l’état ;
Que la honte d’un roi défait à Salamine,
Peut de son vaste empire entraîner la ruine ;
Que ton nom à la Perse imprimant sa grandeur,
Peut seul lui rendre enfin son antique splendeur ;
Que le vainqueur aimé jusqu’à l’idolatrie,
Voyant ses vœux trompés et sa gloire flétrie,
Lui-même recueillant le fruit de ses exploits,
Au peuple qu’il sauva doit seul donner des lois.
Voilà ce que partout on se plaît à répandre…
Ce bruit flatteur pour toi n’a point dû me surprendre.
Est-il fondé ? réponds : ne va point m’abuser.
Ton père qui t’écoute est prêt à t’excuser.

ARBACE.

Si l’envie à ce point a noirci mon courage,
Je ne m’étonne plus d’un accueil qui m’outrage.

On soupçonne mon zèle !… ah ! vous me jugez mieux ;
Mon père ne croit point à ce bruit odieux !
Je respecte mon roi jusque dans sa faiblesse ;
En lui j’excuse même un soupçon qui me blesse ;
Mais lorsque tout conspire à me sacrifier,
Je ne m’abaisse point à me justifier.
Pour imposer silence à la haine, à l’envie,
Je pourrais retracer l’histoire de ma vie ;
Arbace injustement accusé par son roi,
Se tait, plaint son erreur et lui garde sa foi…
De ses sujets ingrats, Xercès me croit complice !
Je suis sûr que son fils me rend plus de justice.
Il m’estime ; il le doit : et son cœur irrité
Me venge d’un accueil qui n’est point mérité.
Si d’un coupable espoir mon ame était séduite,
Aurais-je, au gré du roi, congédié ma suite ?
Aurais-je réprimé l’ardeur de mes guerriers,
Qui voyant de mes mains arracher mes lauriers,
Et ne pouvant souffrir l’affront que je pardonne,
Parlaient de m’élever sur les débris du trône ?

ARTABAN.

Du trône ? un tel honneur est par toi refusé !

ARBACE.

J’ai puni le premier qui me l’a proposé. (12

ARTABAN.

Sans murmurer, tu perds le prix de ton courage !

ARBACE.

Au prince, à mon ami je dois en faire hommage.

ARTABAN.

Ainsi l’ambition n’a sur toi nul pouvoir !

ARBACE.

Je sais borner la mienne à remplir mon devoir.

ARTABAN.

Ton devoir te prescrit l’oubli de ton offense,
Il est vrai… cependant soumis par ta vaillance,
Le Parthe humilié t’élève au rang des rois.
S’ils comptent leurs aïeux, tu comptes tes exploits.
Xercès qui n’a pu voir tes succès sans envie,
Ose te reprocher de me devoir la vie !
L’ingrat sauvé par toi, ne te pardonne pas
D’entendre les Persans, affranchis par ton bras,
En comparant sa honte à l’éclat de ta gloire,
Déplorer sa défaite et chanter ta victoire…

ARBACE, l’interrompant.

Quel discours ! de mon roi vous le plus ferme appui,
Mon père ! vous m’offrez des armes contre lui !
Est-ce pour m’éprouver ? parlez sans artifice ;
À ma sincérité rendez plus de justice.
Est-ce pour me défendre ? épargnez-vous ce soin ;
Votre amitié pour moi vous emporte trop loin.
Quelque injuste que soit l’ordre qui me rappelle,
Au devoir, à l’honneur je resterai fidèle.
Si mon maître abusé méconnaît son appui,
Mon zèle à le servir me vengera de lui.

ARTABAN.

Je ne puis qu’approuver ta vertu que j’admire.
Quel spectacle de voir le soutien de l’empire,
Le chef que ses soldats voulaient proclamer roi,
Au parjure tyran garder toujours sa foi,
Dévorer ses affronts, et, vainqueur de Tygrane,
Renoncer, sans se plaindre, au triomphe… à Mandane ! (13

ARBACE.

À Mandane !

ARTABAN.

À Mandane ! Oui, mon fils ! tu n’y dois plus songer.

ARBACE.

Qui ? moi ! je lui fus cher ; a-t-elle pu changer ?

ARTABAN.

N’accuse point Mandane ; elle est toujours fidèle.

ARBACE.

Qui peut me la ravir, si je suis aimé d’elle ?

ARTABAN.

Xercès.

ARBACE, avec fureur.

Xercès. Xercès !

ARTABAN.

Xercès. Xercès ! Modère un tel emportement !

ARBACE, hors de lui.

Il me l’avait promise !

ARTABAN.

Il me l’avait promise ! Il trahit son serment !

ARBACE.

Ah ! Dieux !…

ARTABAN.

Ah ! Dieux !… Mon fils ! silence ! on pourrait nous entendre…
Le roi te la ravit ; moi, je veux te la rendre.

Je ne souffrirai pas qu’il t’enlève à la fois
Le prix de ton amour, le fruit de tes exploits.
Du triomphe à ton roi tu fais le sacrifice ;
Je veux de ses rigueurs réparer l’injustice.
Oui : je veux lui parler pour sa fille et pour toi,
Je veux voir s’il persiste à violer sa foi…
Sois libre cependant ; et de l’aveu d’un père,
Sans crainte en ce palais vois Mandane et son frère.

(Désignant l’appartement à gauche.)

Ils t’attendent tous deux… Va ! surtout songe bien
Que je ne te permets qu’un secret entretien ;
Et que tu dois cacher à Mandane elle-même,
Ce que je fais pour elle et pour un fils que j’aime.

ARBACE.

Le bienfait signalé que je reçois de vous,
Mon père ! est un secret entre le ciel et nous.

(Il entre à gauche dans l’appartement d’Artaxerce.)

Scène VIII.

ARTABAN, seul.

Il est à moi !… son cœur à Mandane fidèle,
Enfin, grâce à l’amour, est devenu rebelle !…

C’en est fait : oubliant un importun devoir,
Au gré de mes souhaits, mon fils ! je vais te voir,
Emporté loin de toi, confondre en ton délire,
Et tes vœux et les miens, et Mandane et l’empire !…
Ta désobéissance aux ordres de ton roi,
Ta fureur contre lui, ton amitié pour moi,
Ta gloire, tout te force à finir mon ouvrage.
Ta vertu m’alarmait ; ton amour m’encourage !…
Nicanor est dans Suze ; interrogé par moi,
Hélénus a gardé mon secret et sa foi.
Au temple du Soleil où m’attend Mégabise,
Hâtons-nous d’assembler les chefs de l’entreprise.
Allons, d’un même coup, affranchir mon pays,
Punir ses oppresseurs et couronner mon fils.

(Il sort par le fond à droite, du côté de l’appartement du roi.)
fin du second acte.

ACTE III.



Scène PREMIÈRE.

ARBACE, seul, entrant par le fond, à gauche.
(Très agité.)

Où suis-je ? Tout ici respire la vengeance !
Les mages, les guerriers s’assemblent en silence !…
Heureux de voir Mandane et certain de sa foi,
Je viens de lui jurer de mourir pour mon roi ;
Je la quitte… J’entends le peuple qui m’appelle ;
Je traverse la foule et la garde rebelle ;
Et jusque dans ces lieux m’ouvrant un libre accès,
Je ne vois que soldats armés contre Xercès !…
Ils m’entourent !… ma vue excite leur audace !…
Oseraient-ils compter sur le secours d’Arbace ?

Les factieux déjà désarmés à ma voix,
Me poursuivent encor dans l’asile des rois !
Ils m’élèvent au trône !… ah ! quel est donc le traître
Qui prend ici mon nom pour attaquer mon maître ?
Moi, chef des conjurés !… moi qui les ai punis,
Je pourrais…


Scène II.

ARTABAN, ARBACE.
ARTABAN, sortant de l’appartement du roi, et cachant une épée sous son manteau.
(Égaré.)Mégabise(Regardant Arbace.)

Je pourrais… Est-ce toi, Mégabise ?… Mon fils !

ARBACE.

Mon père !

ARTABAN.

Mon père ! De ton roi ne crains plus la colère.

ARBACE.

Dieux ! quel égarement ! quel désordre !… mon père,

D’où naît le trouble affreux où je vous vois plongé ?
Qu’avez-vous fait ? Parlez ! parlez !

ARTABAN.

Qu’avez-vous fait ? Parlez ! parlez ! Je t’ai vengé.

ARBACE.

Vengé !

ARTABAN.

Vengé ! Je le devais… Regarde cette épée !…

(Il découvre l’épée sanglante et la lui montre.)
ARBACE, la saisissant.

Ciel !

ARTABAN.

Ciel ! La reconnais-tu ? (14

ARBACE.

Ciel ! La reconnais-tu ? De sang elle est trempée !

ARTABAN.

Je le sais.

ARBACE.

Je le sais. De quel sang ? il me glace d’effroi !

ARTABAN.

C’est celui de Xercès.

ARBACE, avec feu.

C’est celui de Xercès. Qui l’a répandu ?

ARTABAN.

C’est celui de Xercès. Qui l’a répandu ? Moi !…
Voilà de ta grandeur le garant infaillible.

ARBACE, contemplant l’épée avec horreur.

De votre amour pour moi voilà le gage horrible !

(On entend du bruit au fond, à droite.)
ARTABAN, voulant la reprendre.

On vient !… donne !… (15

ARBACE, égaré et en sortant.

On vient !… donne !… Ah ! cachons ce glaive à tous les yeux !
Mon roi !… mon père !… où fuir ? guidez mes pas, grands dieux !

(Arbace emporte l’épée sanglante et sort par le fond, à gauche.)

Scène III.

ARTABAN, seul.

Mon fils ! demeure !… Arbace ! entends la voix d’un père !…
Imprudent ! où va-t-il ? ô ciel ! que va-t-il faire ?
Je tremble… moi, trembler ! suis-je donc Artaban ?…

J’ai dû venger mon fils et punir un tyran.

(Il prête l’oreille.)

Ah ! j’entends le signal de la mort d’Artaxerce.
Artaban dans ses mains tient le sort de la Perse.
Le même dieu conduit et tes coups et les miens ;
Qu’attends-tu ? hâte-toi, Mégabise ! reviens.
Si tes coups sont portés, mon fils obtient l’empire.

(Regardant au fond et voyant Mégabise qui entre.)

C’est toi ? Xercès n’est plus.


Scène IV.

ARTABAN, MÉGABISE.
MÉGABISE.

C’est toi ? Xercès n’est plus. Artaxerce respire ! (16

ARTABAN.

Qu’entends-je ? malheureux ! tu ne l’as pas frappé ?

MÉGABISE.

Un dieu veille sur lui ; ton espoir est trompé !

ARTABAN, avec fureur.

Mégabise !… oses-tu me tenir ce langage ?

MÉGABISE, sans s’effrayer.

Écoute, et cesse enfin d’accuser mon courage…
Fidèle à mes serments, partageant ton courroux,
Je cherchais la victime échappée à mes coups ;
J’entends au loin des cris ; étonné, je m’arrête ;
Que vois-je ? des soldats et le prince à leur tête.
Malgré l’ordre du roi, pour défendre ses jours,
Il a de son armée emprunté le secours :
Il revient ; et, tranquille en ce péril extrême,
Il croit venger son père et se venge lui-même.

(Désignant la droite du théâtre.)

Par la porte du temple il entre devant moi ;
Il traverse à mes yeux l’appartement du roi.
Il s’avance, entouré des soutiens de son trône !

ARTABAN.

Laisse-moi !… je l’attends.

MÉGABISE.

Laisse-moi !… je l’attends. Moi ! que je t’abandonne ?
Il poursuit l’assassin !

ARTABAN.

Il poursuit l’assassin ! Il ne le connaît pas !…
Il n’a que retardé l’instant de son trépas.

J’en atteste ma haine et le dieu qui m’éclaire,
Avant la fin du jour, il rejoindra son père !…

On vient… laisse(On entend du bruit à droite.)

On vient… laisse-moi seul, te dis-je ? Éloigne-toi :

Évite les regards du prince(Avec feu.)

Évite les regards du prince… Je le voi.

(Il lui fait signe de s’éloigner promptement. Mégabise sort mystérieusement ; le bruit redouble dans l’appartement du roi.)

Scène V.

ARTAXERCE, ARTABAN, SOLDATS sortant de chez le roi.
ARTAXERCE, en entrant.

Mon père ! ô perfidie ! ô destin déplorable !

Mon père ! ô(Il se jette sur le siège, à droite.)
ARTABAN, d’un ton prononcé.

Artaxerce ! est-ce vous ? quelle audace coupable
Vous porte à violer l’asile redouté,
Où repose des rois l’antique majesté ?…
Eh ! pourquoi ces soldats ?…

Eh ! pourquoi ces soldats ?(Se modérant tout à coup.)

Eh ! pourquoi ces soldats ?… Je vois couler vos larmes.

ARTAXERCE.

Ô trahison !

ARTABAN.

Ô trahison !Seigneur, dissipez mes alarmes.

ARTAXERCE.

Ô douleur !

ARTABAN.

Ô douleur ! Achevez. Quel trouble ! quel effroi !
Parlez : que faut-il faire ?

ARTAXERCE, se levant avec feu.

Parlez : que faut-il faire ? Il faut venger ton roi !

ARTABAN.

Mon roi ! que dites-vous ?

ARTAXERCE.

Mon roi ! que dites-vous ? Un barbare, un impie,
Dans cet asile saint, vient de trancher sa vie !
J’ai vu son sang ; j’entends ses mânes courroucés ;
Ils demandent vengeance… ils seront exaucés !…
Dieux puissants ! c’est en vain qu’un horrible mystère

Dérobe à mes regards l’assassin de mon père :
À son juste supplice il n’échappera pas !

(Artaxerce s’abandonne aux transports de sa fureur ; Artaban cache son trouble et garde un profond et morne silence.)

Scène VI.

ARTAXERCE, MANDANE, ARTABAN, GARDES.
MANDANE, accourant épouvantée.

Quel trouble ! quel tumulte ! où vont tous ces soldats ?
Qui les a conduits ?

ARTAXERCE.

Qui les a conduits ? Moi.

MANDANE.

Qui les a conduits ? Moi. Qui poursuis-tu ?

ARTAXERCE.

Qui les a conduits ? Moi. Qui poursuis-tu ? Le crime.

MANDANE.

Quel crime ?

ARTAXERCE.

Quel crime ? Un meurtre affreux.

MANDANE.

Quel crime ? Un meurtre affreux. Ah ! quelle est la victime ?

ARTAXERCE.

Mon père !

MANDANE.

Mon père ! Dieux !

ARTAXERCE, hors de lui.

Mon père ! Dieux ! C’est là qu’un lâche meurtrier
A plongé dans son cœur un parricide acier !…

MANDANE, avec impétuosité.

Le barbare est puni ?… quel est-il ?

ARTAXERCE.

Le barbare est puni ?… quel est-il ? Je l’ignore.

MANDANE.

Quand mon père n’est plus, l’assassin vit encore ! (17


Scène VII.

ARTAXERCE, CLÉONIDE, MANDANE, ARTABAN, UN SOLDAT portant l’épée du roi, GARDES.
CLÉONIDE, accourant par le fond, à droite.

Il est chargé de fers.

MANDANE.

Il est chargé de fers. Son nom ?

CLÉONIDE.

Il est chargé de fers. Son nom ? Arbace.

TOUS, excepté Artaban, qui reste immobile et comme foudroyé.

Il est chargé de fers. Son nom ? Arbace. Dieux !

MANDANE.

Arbace !

ARTAXERCE.

Arbace ! Mon ami !

MANDANE.

Arbace ! Mon ami ! Ce guerrier généreux !

ARTAXERCE.

Lui, qui sauve l’état !

MANDANE.

Lui, qui sauve l’état ! Lui, qui sauva mon frère !…

ARTAXERCE, avec menace, à Cléonide.

Oses-tu devant moi l’accuser, téméraire !

CLÉONIDE.

Je le dois… Oui, seigneur, son crime est avéré ;

(Artaxerce fait un mouvement d’indignation.)

J’en ai saisi sur lui le garant assuré.
Écoutez, et jugez : j’en appelle à vous-même…
Je remplissais du roi la volonté suprême ;
Je cherchais, par son ordre, Arbace… je le voi !
Il sortait du palais, et fuyait devant moi ;
Des mots entrecoupés s’échappaient de sa bouche :
Je le suis, je l’observe, et son aspect farouche
D’avance à mes regards révèle son forfait.
Je m’approche, il frémit ; je lui parle, il se tait :
J’ordonne qu’on l’arrête, et dans la main du traître
On a saisi ce fer, teint du sang de son maître.

(Il désigne le soldat qui tient l’épée.)
ARTAXERCE, après avoir regardé l’épée sanglante.

Arbace !… il est donc vrai ?

Arbace !… il est donc (À Artaban qui est accablé.)

Arbace !… il est donc vrai ? Le coupable est ton fils !

(À Cléonide.)

Il se tait sur le crime !

MANDANE, avec énergie.

Il se tait sur le crime ! Il ne l’a point commis.

ARTAXERCE.

Tout parle contre lui.

MANDANE.

Tout parle contre lui. La trompeuse apparence (18
Coûta plus d’une fois la vie à l’innocence…
J’ignore quel prodige ou quel fatal destin
A fait trouver sur lui le fer de l’assassin ;
J’ignore si lui-même, épouvanté du crime,
Veut cacher le coupable et s’offrir pour victime ;
Mais je ne puis penser qu’à tes yeux sa valeur
Atteste vainement les vertus de son cœur…
Sans doute il faut venger le trépas de mon père ;
Peut-être un même sort te menace, mon frère !

Ta gloire, ton danger, le salut de l’état,
Tout veut que l’on punisse un si noir attentat.
De son infâme auteur la mort est légitime ;
Mais avant de frapper, choisis bien la victime.
Le zèle trop ardent cache la trahison.
Tremble de condamner sur un premier soupçon…
Jamais je ne verrai l’assassin de mon père
Dans le libérateur, dans l’ami de mon frère.
J’en appelle à Pharnace, à ton danger pressant ;
J’en atteste ta vie ; Arbace est innocent !…

ARTAXERCE.

Innocent !… de ce fer le muet témoignage,
D’un amour insensé dément seul le langage.
En vain dans ma douleur je cherche à m’abuser,
Tu pleures le coupable et je dois l’accuser.

MANDANE.

Sans lui tu périssais, et tu le sacrifies.

ARTAXERCE.

Sans lui Xercès vivrait, et tu le justifies ?…
Après son attentat tu déplores son sort !

Entends le cri d’un père : il ordonne sa mort !…

(À Artaban.)

Tu n’oses le défendre ?

ARTABAN.

Tu n’oses le défendre ? Eh ! c’est là mon supplice !

MANDANE, à Artaban.

Est-ce vous que j’entends ?… voulez-vous qu’il périsse ?

ARTABAN.

Moi !

MANDANE, avec feu.

Moi ! Défendez-le donc !

ARTABAN.

Moi ! Défendez-le donc ! Je mourrai satisfait,
Si je puis du coupable expier le forfait !

ARTAXERCE.

Arbace criminel !

MANDANE, avec impétuosité.

Arbace criminel ! Quel langage !… mon frère !

N’est-il plus ton ami ?…(À Artaban.)

N’est-il plus ton ami ?… N’êtes-vous plus son père ?

(À Artaxerce.)vie !… Il (À Artaban.)

Ah ! tu lui dois la vie !… Il la reçut de vous !
Seule, je le défends, et vous l’accusez tous !…
Loin de les attendrir ma douleur les irrite !

(Les ayant regardés l’un après l’autre.)

Arbace ! dans leurs yeux je vois ta perte écrite !

ARTAXERCE, à Cléonide.

Allez et devant nous qu’il paraisse à l’instant.

(Cléonide sort avec la moitié des gardes et le soldat qui tient l’épée sanglante.)
MANDANE.

Il a sauvé l’empire et l’échafaud l’attend !

ARTAXERCE.

Mandane ! laissez-nous.

MANDANE.

Mandane ! laissez-nous. Qui ? moi ! fuir sa présence !

ARTAXERCE.

Il le faut.

MANDANE.

Il le faut. Ciel !…

Il le faut. Ciel !… (À Artaban.)

Il le faut. Ciel !… Seigneur ! vous gardez le silence !
Lorsque de votre fils tout le sang va couler,

Cruel ! en sa faveur ne pouvez-vous parler ?
Le croyez-vous coupable ?

Le croyez-vous (Artaban se tait.)

Le croyez-vous coupable ? Il ne veut pas m’entendre !

Ils vont le (Les observant tous deux en sortant.)

Ils vont le condamner ; je ne puis le défendre !…

Ils vont le condamner ; je ne(Elle sort à gauche.)

Scène VIII.

ARTAXERCE, ARTABAN.
ARTABAN.

Souffrez qu’à vos genoux j’implore…

ARTAXERCE, le relevant.

Souffrez qu’à vos genoux j’implore… Dans mon cœur
Mon père contre Arbace excitant ma fureur,
Sur ton fils que j’accuse appelle ma vengeance ;
Mais je ne confonds pas le crime et l’innocence.
J’admire ton courage en ce double malheur,
Où le nom du coupable augmente ma douleur.
Dès l’enfance, à ton fils un nœud sacré me lie ;
Sois son juge, Artaban !… il a sauvé ma vie !…

Je suspends pour toi seul l’arrêt dont j’ai frémi.
Sauve encor, s’il se peut, ton fils et mon ami !

ARTABAN.

Moi !… son juge !

ARTAXERCE.

Moi !… son juge ! Pour lui sois moins inexorable !
Je l’avoûrai : j’ai peine à le croire coupable.
Tu pourras mieux que moi lire au fond de son cœur.
Ose l’interroger.

ARTABAN.

Ose l’interroger. Vous l’ordonnez, seigneur ?

ARTAXERCE.

Il s’avance !


Scène IX.

ARBACE, ARTAXERCE, ARTABAN, GARDES.
ARBACE, entrant avec des gardes, il n’est point enchaîné.

(En entrant.)
Il s’avance ! Ô mon roi !

ARTAXERCE, en lui-même.

Il s’avance ! Ô mon roi ! Ma pitié doit se taire.
Évitons son aspect…

Évitons son aspect…(Haut à Arbace en sortant.)

Évitons son aspect… Parlez à votre père !

Évitons son aspect… (Artaxerce sort à droite.)

Scène X.

ARBACE, ARTABAN, GARDES.
ARTABAN.

Gardes, sortez.

Gardes(Les gardes sortent par le fond des deux côtés.)
ARBACE.

Gardes, sortez. Mon père !… est-ce vous que je voi ?

ARTABAN.

Les moments nous sont chers, mon fils, écoute-moi !
On te croit criminel. Une fausse apparence,
Le temps, le lieu, le fer, ta fuite, ton silence,
Tout t’accuse : Artaxerce est prêt à te juger.
Il t’appelle au conseil ; je ne peux y siéger…
Si je me tais, tu meurs ; si tu parles, j’expire.

Si tu fuis avec moi, je t’élève à l’empire !

(Arbace va pour l’interrompre.)

Écoute, malheureux ! et ne m’interromps pas !…
Attendrons-nous ici ta mort ou mon trépas ?
Ton camp est sous nos murs ; laisse-moi t’y conduire.
Inquiets sur ton sort, dont j’ai su les instruire,
Aigris contre Artaxerce et pleins d’ardeur pour toi,
Tes guerriers aussitôt vont te proclamer roi.
Jusque dans ce palais la garde conjurée,
À la voix d’Artaban pour toi s’est déclarée.
Viens : tu n’as qu’à paraître et mes vœux sont remplis.
Mon triomphe est certain ; l’empire est à mon fils !

(Arbace va de nouveau pour l’interrompre.)

M’oses-tu résister dans ce péril extrême ?
Crains-tu de voir ton front paré du diadême ?
Lorsque l’Asie entière applaudit à mon choix,
Refuses-tu l’honneur de lui dicter des lois ?…
Arbace ! sois l’appui d’un peuple qui t’adore.
Entends, entends les vœux d’un père qui t’implore.
Si tu deviens mon roi, je suis justifié.
Si tu restes sujet, je suis sacrifié.
Oui : c’est moi qui mourrai pour expier mon crime.
Choisis : je vois mon prince ou tu vois ta victime !

ARBACE.

En ce jour de malheur, votre fils frémissant
Doit sauver le coupable et mourir innocent ;
Mais n’attendez jamais que mon ame avilie
Abandonne l’honneur pour conserver la vie…
J’ai dû, loin de ces lieux, emporter sans effroi
Le glaive accusateur du meurtre de mon roi ;
J’ai dû, de ce forfait complice involontaire,
Indigné du soupçon, le souffrir et me taire ;
J’ai dû, voyant le fer arraché de ma main,
Prendre sur moi le crime et cacher l’assassin ;
Et quand, par le silence auquel je me condamne,
Oubliant à la fois et ma gloire et Mandane,
Je perds tout et je meurs déshonoré par vous,
Vous voulez qu’Artaxerce expire sous mes coups ?…
Moi, perdre mon ami ! moi, par de nouveaux crimes,
Vous voir accumuler victimes sur victimes !
Non !… s’il faut que le peuple, en mon nom révolté,
Soit aujourd’hui par vous au carnage excité,
S’il faut armer ma main contre un prince que j’aime,
S’il faut de ses états le dépouiller moi-même,
En vain vous vous flattez d’un si coupable espoir ;

Oui, mon père ! jamais, d’un attentat si noir,
Arbace ne sera délateur ni complice ;
Je garde l’innocence et je cours au supplice ! (19

ARTABAN.

Oserais-tu braver ton père ?

ARBACE.

Oserais-tu braver ton père ? Je le dois.

ARTABAN.

Tu me désobéis !

ARBACE, avec feu.

Tu me désobéis ! Pour la première fois.

ARTABAN, à part.

Ô trop fatal honneur !

ARBACE, de même.

Ô trop fatal honneur ! Ô cruelle contrainte !

ARTABAN.

Tremble !…

ARBACE.

Tremble !… C’est pour vous seul que je connais la crainte.

ARTABAN.

Je sauverai mon fils !

ARBACE.

Je sauverai mon fils ! Je sauverai l’état !

ARTABAN.

Je vois ton échafaud !

ARBACE.

Je vois ton échafaud ! Je vois votre attentat !

ARTABAN.

Au camp l’honneur t’appelle ; ici ta mort s’apprête.
Vois le fer des bourreaux suspendu sur ta tête.

ARBACE.

Laissez-moi !

ARTABAN.

Laissez-moi ! Te quitter en ce péril pressant !
Moi, vivre criminel, quand tu meurs innocent !…
Viens, Arbace !…

ARBACE.

Viens, Arbace !… Pour vous je dois cesser de vivre ;
Je dois perdre Mandane… et je ne puis vous suivre !

ARTABAN.

Tu me suivras !… Arbace !… en ce moment d’horreur,
Ne me résiste plus… redoute ma fureur.
Viens, viens !

ARBACE, haut.

Viens, viens ! À moi, soldats !

ARTABAN.

Viens, viens ! À moi, soldats ! Que fais-tu, fils barbare ?

ARBACE.

Mon devoir.

ARTABAN.

Mon devoir. Fuis ta honte et ta mort qu’on prépare !
Suis-moi : viens !… si tu dis un seul mot, tu te perds !

ARBACE, plus haut.

Soldats ! accourez tous et rendez-moi mes fers ! (20

ARTABAN, l’entraînant.

Ils n’obéiront point à ce cri téméraire.

(Les gardes rentrent des deux côtés du théâtre.)
ARBACE, bas à son père.

On vient !… silence !

ARTABAN, forcé de quitter son fils.
On vient !… (Bas à Arbace.)

On vient !… silence ! Ingrat !

On vient !… silence ! Ingrat(Haut.)

On vient !… silence ! Ingrat ! Sortez !…

ARBACE, avec respect.

On vient !… silence ! Ingrat ! Sortez !… Adieu !… mon père !

(Arbace va vers les soldats et sort avec eux.)
ARTABAN, seul.

Il me fuit !… il se tait !… et, fidèle à son roi,
Il m’ordonne de vivre et va mourir pour moi !…
Non !… je n’approuve plus ton silence farouche,

Mon fils !… (En sortant, hors de lui.)

Mon fils !… la vérité va sortir de ma bouche !

Mon fils !… la vérité va sortir(Il sort.)
fin du troisième acte.

ACTE IV.



Scène première.

ARTABAN, MÉGABISE.
(Mégabise suit Artaban, qui entre le premier et qui est dans la plus grande agitation.)
MÉGABISE.

Où vas-tu ? pour ton fils j’implore ton secours.
Si tu perds un instant, c’en est fait de ses jours.

ARTABAN, en lui-même et sans écouter Mégabise.

Mon fils !

MÉGABISE.

Mon fils ! On va dicter l’arrêt de son supplice.
Au fond de son cachot attends-tu qu’il périsse ?

ARTABAN.

Mon fils !…

MÉGABISE.

Mon fils !… Viens le sauver. Les Mages sont à nous.
Les conjurés sont prêts à servir ton courroux.

ARTABAN.

Il n’est pas temps encor ; j’exposerais Arbace.
Le conseil va paraître !…

MÉGABISE.

Le conseil va paraître !… Y prendras-tu ta place ?

ARTABAN.

Tu seras près de moi…

Tu seras près de moi… (Mégabise hésite.)

Tu seras près de moi… Que peux-tu redouter ?
Son arrêt malgré nous peut-il s’exécuter ?…
Lorsque la loi me force à juger l’innocence,
D’un fils qui sait mon crime et garde le silence,
Ne suis-je pas certain de voir ce fils sauvé,
Au rang du roi des rois par nos mains élevé ?
Si les juges d’Arbace ordonnent qu’il périsse,
Je vois les conjurés l’arracher au supplice,
Disperser les soldats, immoler les bourreaux,
Sacrifier le prince, enlever le héros,

Le porter en triomphe, enfin mettre à la place
Du dernier de nos rois, le premier de ma race… (21
Je ne balance plus : à la loi j’obéis ;
Son salut en dépend ; je jugerai mon fils.

MÉGABISE.

Aura-t-il devant toi la force de se taire ?

ARTABAN.

Ah !… respecte le fils qui s’immole à son père !…
Ne tremble pas pour moi ; pour lui je ne crains rien.
Va ! le sang coulera ; mais ce n’est pas le sien.
Eh ! quoi ! de ce héros ma plus chère espérance,
J’entendrais sans horreur prononcer la sentence !
Je verrais un guerrier de l’Asie adoré,
Monter à l’échafaud, de bourreaux entouré,
Périr, de mon forfait victime volontaire,
En demandant aux Dieux le pardon de son père !…
Prévenons un arrêt que je ne puis souffrir ;
Seul, je suis criminel ; seul, je saurai mourir !

(Il sort dans la plus grande agitation.)
MÉGABISE, allant pour le suivre.

Quel discours ! où vas-tu ? quelle est ton espérance ?
Prétends-tu révéler…

Prétends-tu (S’arrêtant et s’interrompant tout à coup.)

Prétends-tu révéler… Artaxerce s’avance !…


Scène II.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, MÉGABISE, DEUX OFFICIERS, GARDES.
ARTAXERCE, en entrant, à Mégabise.

De ce peuple égaré par quelques factieux,
On ne réprime point les cris séditieux ?…
Allez, accompagné de mes gardes fidèles,
Aux portes du palais arrêter les rebelles.
Ils marchent en tumulte, au carnage animés ;
Artaban va combattre ; ils seront désarmés.

Artaban va combattre ; ils seront (Mégabise sort.)

(Au premier officier.)

Que Mandane à l’instant se rende près d’Arbace.
J’accorde à l’accusé cette dernière grâce.

J’accorde à l’accusé cette (Le premier officier sort.)

(Au second officier.)

Que les Mages, les grands, en face de l’autel,

Viennent faire à leur roi le serment solennel,
Au moment où des Dieux le ministre suprême
Posera sur mon front le sacré diadême.
Allez.

(Le second officier sort.)

Scène III.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, GARDES
ARTAXERCE, à Cléonide.

Allez. Fidèle ami d’un père infortuné,
J’approuve le conseil que vous m’avez donné.
J’aime à rendre justice à ce zèle intrépide
Qui pour servir vos rois vous anime et vous guide.
Mais quand sur mes dangers vous m’avez éclairé,
Mégabise d’un mot m’a soudain rassuré.
Le peuple satisfait, à mes lois est docile ;
Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille.

CLÉONIDE.

Dussé-je être puni de ma sincérité,
Je serai devant vous parler la vérité.

« Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille, »
A-t-il dit ? apprenez qu’au fond de son asile,
Caché, mais en secret aux factieux uni,
Ce prince libre encor voit son crime impuni,
Tandis qu’en ce palais trompant ma vigilance,
Du Mage audacieux il nourrit l’insolence.
Oui, seigneur !… vous marchez entouré d’ennemis.
Ils ont frappé le père ; ils menacent le fils.

ARTAXERCE.

Nicanor oserait attenter à ma vie ?
Son zèle à me servir…

CLÉONIDE.

Son zèle à me servir… Couvrait sa perfidie.

ARTAXERCE.

Lui, que j’ai toujours vu prêt à s’armer pour moi,
Ce prince magnanime…

CLÉONIDE.

Ce prince magnanime… Est l’assassin du roi !…
Quand Xercès a péri, le traître était dans Suze ;
Oui, je le sais !… j’en crois Artaban qui l’accuse.
Seigneur ! avec Arbace il ose conspirer.

ARTAXERCE.

Cléonide !… un moment, laissez-moi respirer !…

(En lui-même.)

Ah ! quand je lui permets l’entretien de son père,
Instruit d’un tel complot Arbace ose se taire !
Dans quel abîme affreux veux-tu donc me plonger,
Ciel !… on poursuit mes jours ; je ne puis me venger !

CLÉONIDE.

Le peuple ose à grands cris redemander Arbace ;
Il s’arme contre vous…

ARTAXERCE.

Il s’arme contre vous… Je crains peu son audace.
Va, je n’ai qu’à paraître et ce peuple irrité
Abjure la révolte et fuit épouvanté !

CLÉONIDE.

Pour un vil meurtrier que toute pitié cesse.
Que devant vous Arbace au tribunal paraisse.
S’il brave, en se taisant, ses juges rassemblés,
Seigneur ! sur son destin prononcez, ou tremblez !

ARTAXERCE.

Du sort de mon vengeur, qui ? moi ! que je décide !
Qu’il paraisse au conseil que son père préside !
Cette idée est horrible et me glace d’effroi.

CLÉONIDE.

Artaban doit venger et son prince et son roi.
Il ne peut abdiquer ce sacré ministère.
Du moment qu’il est juge, il cesse d’être père.

ARTAXERCE.

Cléonide, il suffit ; je cède à vos avis.
La sagesse les dicte ; ils vont être suivis.
En ces lieux, à ma voix, que le conseil s’assemble ;
Qu’Arbace y soit conduit, et s’il se tait, qu’il tremble !

(Cléonide sort.)

Scène IV.

ARTAXERCE, seul.
Oui : (Gardes au fond.)

Oui : l’indignation succède à la pitié !
Puis-je pour cet ingrat écouter l’amitié ?

Ô mon père !… ô Xercès !… c’est toi qui le condamnes…
Sois satisfait : sa mort apaisera tes mânes !
Le fer sanglant l’accuse et son crime est prouvé ;
La loi veut qu’il périsse… hélas ! il m’a sauvé !…
Ô souvenir trop cher ! que faire ? que résoudre ?
Je n’ose le punir et je ne puis l’absoudre !… (22
De mon père, à mes yeux le sang est répandu,
Et l’arrêt du coupable est encor suspendu ?
Allons : n’hésitons plus ; étouffons ce murmure
Qui combat dans mon cœur le vœu de la nature.
C’en est fait : il mourra !… Son père loin de moi
Réprime la révolte et combat pour son roi !
L’espoir de ses vieux jours, l’ami de mon enfance,
Arbace va périr !…


Scène V.

ARTAXERCE, MANDANE, GARDES.
MANDANE.

Arbace va périr !… J’embrasse sa défense !…
Oui : je viens de le voir… oui ; crois-moi, ce guerrier
De l’auteur de nos jours n’est point le meurtrier.

ARTAXERCE, avec joie.

Il n’est point criminel !… que ne puis-je le croire ?
Ah ! pour briser ses fers, pour lui rendre sa gloire,
Je donnerais mon sang !… parle, achève, ma sœur !

MANDANE.

Docile à tes conseils, pour lire dans son cœur,
Au fond de sa prison, seule j’ose descendre.
J’entre : il ne me voit pas… Sa voix se fait entendre.
Je l’écoute, inquiète, et je surprends ces mots,
Que sa douleur confie aux murs de ses cachots :
« Vous, qui sous mes drapeaux avez perdu la vie,
» Intrépides guerriers ! que je vous porte envie !…
» Heureux d’avoir reçu la mort en combattant,
» J’aurais trouvé la gloire, et l’opprobre m’attend !…
» Mon père m’abandonne et souffre qu’on m’accuse !…
» Artaxerce écoutant un soupçon… qui l’abuse… »
Il frémit à ce mot : je m’approche, il se tait…
Vainement j’ai voulu pénétrer son secret ;
J’ai fait pour le fléchir un effort inutile.
Inquiet sur ta vie, et sur ses jours tranquille,

Sans plainte, sans regrets, en implorant la mort,
Il conjure les Dieux de veiller sur ton sort ;
Et tremblant pour toi seul, en ce moment terrible,
Il bénit son trépas si ton règne est paisible…
Ah ! bannis un soupçon trop indigne de lui,
Artaxerce ! sois juste et deviens son appui ;
Arbace est innocent !

ARTAXERCE.

Arbace est innocent ! Quel est donc le coupable ?
Pourquoi le couvre-t-il d’un voie impénétrable ?
Ma sœur ! pourquoi ce fer teint du sang paternel ?
Il atteste le crime…

MANDANE, avec impétuosité.

Il atteste le crime… Et non le criminel !…
D’une action si lâche Arbace est incapable.
Plus le crime est affreux, moins je le crois coupable…
Ne crois pas qu’un amour, qu’il a tant mérité,
À mes yeux éblouis cachant la vérité,
Dans le fond de mon cœur en proie à son ivresse,
Trahissant mon devoir, étouffe ma tendresse…

Je pleure sur mon père, et je hais comme toi
Le sacrilège auteur du meurtre de mon roi.
Prouve que c’est Arbace, et je vais la première,
N’écoutant contre lui que la voix de mon père,
À l’instant ici même, au milieu de ta cour,
Maudire sa fureur, abjurer mon amour ;
Je vais, du tribunal invoquant la justice,
Aux arbitres des lois demander son supplice ;
Je vais en ennemie attachée à ses pas
Mettre ma seule gloire à presser son trépas…
Mais si tu n’obtiens point la preuve de son crime ;
Si, taisant le coupable, il veut être victime ;
Si, pour toucher ton cœur, je fais de vains efforts ;
S’il périt innocent… quels seront tes remords !

ARTAXERCE, irrésolu.

Sans le justifier, tu demandes sa grâce !
T’a-t-il dit jusqu’où va l’excès de son audace ?
S’il arme Nicanor, s’il conspire avec lui,
S’il est des conjurés et le chef et l’appui,
Égaré par l’amour, s’il immola ton père,
Ivre d’ambition, il peut perdre ton frère !

MANDANE.

Te perdre ?… est-ce bien toi qui l’oses soupçonner ?
Celui qui te sauva peut-il t’assassiner ?
Non : tu ne le crois point ; ton ame généreuse
S’indigne, se révolte à cette idée affreuse.

(Avec une impétuosité graduée.) (Artaxerce est ému.)

Artaxerce ! je lis dans ton cœur agité !
Abjure ton erreur, entends la vérité.
Étranger aux complots, victime de l’envie,
Arbace dans les fers ne craint… que pour ta vie.
Fais un dernier effort ; viens unir par pitié
Aux accents de l’amour la voix de l’amitié.
Seconde-moi : soudain le secret qui nous touche,
Pour le justifier, va sortir de sa bouche.
Viens !… tu sauves ses jours en lui rendant l’honneur ;
Viens !… tu sauves le trône, et ta gloire et ta sœur !…

(Elle l’entraîne vers l’appartement à gauche.)
ARTAXERCE.

Je n’y résiste plus !… puisse son innocence
Éclater à mes yeux !…

Éclater à mes yeux !… (S’arrêtant tout à coup.)

Éclater à mes yeux !… Mais son père s’avance !…
Du zèle pour ses rois quel est donc le pouvoir ?

Son courage m’étonne…

Son courage m’étonne… (Avec feu.)

Son courage m’étonne… Il m’apprend mon devoir !…
Va, ma sœur !… de l’amour étouffe le murmure…

Va, ma sœur !… de l’amour (Elle résiste.)

Va !… crains, en résistant, d’outrager la nature !

(Mandane sort à gauche ; Artaban paraît au fond, à droite ; il est rêveur et consterné ; il ne voit point d’abord Artaxerce ; dès qu’il l’aperçoit, il compose sa figure, et affecte une fermeté qui n’est point dans son cœur.)

Scène VI.

ARTABAN, ARTAXERCE, GARDES au fond.
ARTAXERCE, voyant Artaban.
(En lui-même.)

Impatient déjà d’obéir à ma voix,
Il devance au conseil les arbitres des lois !…

(À Artaban.)

Tranquille, et n’écoutant que l’équité sévère,
Près de perdre ton fils, tu viens venger mon père ?
Au moment de juger ton appui, mon soutien,
Le trouble est dans mon cœur…

ARTABAN, en lui-même.

Le trouble est dans mon cœur… La mort est dans le mien !…
(Haut.)
Seigneur !… fier de vous voir affermi sur le trône,
Je mourrai satisfait si ma main vous couronne.

ARTAXERCE.

Tu veux perdre ton fils ?

ARTABAN.

Tu veux perdre ton fils ? Je veux sauver mon roi.

ARTAXERCE.

Ah ! le ciel te devait un fils digne de toi !

ARTABAN.

En m’immolant pour vous je sens que je suis père ;
Seigneur !… j’ose implorer une grâce dernière :
Souffrez que je renonce à l’honneur d’être assis
Près de vous au conseil qui va juger mon fils.
Puis-je, malgré l’horreur que m’inspire un tel crime,
Devant mon tribunal voir marcher la victime ?
Je connais mon devoir ; mais l’austère équité
N’exige pas de moi tant d’inhumanité.

Je respecte un arrêt que je ne puis suspendre.
J’ai dû le provoquer ; je ne dois pas l’entendre.

J’ai dû le provoquer (Il va pour sortir.)
ARTAXERCE.

Demeure au conseil.

ARTABAN.

Demeure au conseil. Moi !

ARTAXERCE.

Demeure au conseil. Moi ! Je crains d’être abusé ;
Je remets en tes mains le sort de l’accusé.

ARTABAN.

Seigneur !… vous oubliez qu’Artaban est son père.

ARTAXERCE.

Tu peux seul pénétrer cet horrible mystère.
Demeure !… je le veux.


Scène VII.

MÉGABISE, ARTABAN, ARTAXERCE, CLÉONIDE, MEMBRES du conseil, GARDES.
Les membres du conseil entrent ; ils sont précédés de Cléonide et de Mégabise qui viennent se placer, le premier à la gauche d’Artaxerce, le deuxième à la droite d’Artaban.
ARTAXERCE.

Demeure !… je le veux. Astre et dieu créateur !
De l’antique univers éternel bienfaiteur !
Soleil !… daigne exaucer les vœux que je t’adresse ;
Du conseil qui t’implore éclaire la sagesse ;
D’un seul de tes rayons perce l’obscurité
Qui dérobe à mes yeux l’auguste vérité !

(Arbace enchaîné paraît ; il est précédé et suivi des gardes
du conseil.)

Scène VIII.

MÉGABISE, ARTABAN, ARBACE enchaîné, ARTAXERCE, CLÉONIDE, GARDES du conseil.
(Au moment où Arbace paraît, Artaxerce s’assied à gauche et fait signe à Artaban de s’asseoir. Cléonide et Mégabise restent debout, le premier à côté d’Artaxerce, le second à côté d’Artaban ; les autres membres du conseil sont rangés en haie des deux côtés du théâtre ; Arbace est debout entre Artaxerce et Artaban ; les gardes sont placés en demi-cercle derrière Arbace.)
ARTAXERCE, en lui-même, voyant entrer Arbace.

Qui ne serait frappé de sa noble assurance !
De le justifier je conçois l’espérance.

(Regardant Arbace.)

Puis-je dans un héros, dans mon libérateur,
D’un lâche assassinat reconnaître l’auteur ?…

(À Arbace.)

Approche…

Approche… (Arbace s’avance)

Approche… explique enfin cet horrible mystère.
Serais-tu criminel ?… Parle !… un juge sévère
Pour te rendre l’honneur n’attend qu’un mot de toi…
Arbace !… réponds…

ARBACE, voyant Artaban.

Arbace !… réponds… Ciel !… mon père devant moi !…

ARTAXERCE.

Achève, malheureux ! cesse de te contraindre :
L’innocence accusée ici n’a rien à craindre…
Connais-tu l’assassin ?… nomme-le.

ARBACE, en lui-même.

Connais-tu l’assassin ?… nomme-le. Je ne puis !…

(À Artaban.)

Vous, mon juge ?… avez-vous oublié qui je suis ?…

ARTABAN.

Téméraire !

ARBACE, après un grand temps, se contraignant.

Téméraire ! Soumis, calme en votre présence,
Votre fils entendra son arrêt en silence.

ARTABAN.

D’un père qui t’aimait si les sages avis
Par toi dans ce jour même eussent été suivis,
On ne nous verrait point, moi juge, toi coupable.

ARTABAN, à part.

Moi, coupable !

ARTAXERCE, à Cléonide.

Moi, coupable ! Il se tait ?

CLÉONIDE, à Artaxerce.

Moi, coupable ! Il se tait ? La vérité l’accable.

ARTAXERCE.

Du plus noir des forfaits, Arbace ! es-tu l’auteur ?…
N’as-tu rien à répondre à ton accusateur ?

ARBACE.

Rien.

ARTAXERCE.

Rien. Je vais donc venger les mânes de mon père !

ARBACE.

Tu le dois.

ARTAXERCE.

Tu le dois. C’en est fait.

CLÉONIDE.

Tu le dois. C’en est fait. Il s’accuse.

ARTAXERCE.

Tu le dois. C’en est fait. Il s’accuse. Il m’éclaire !

(À Arbace.)

Vainement au conseil tu le caches encor ;
L’assassin m’est connu…

L’assassin m’est connu(Arbace et Artaban frémissent.)

L’assassin m’est connu… Ce monstre est Nicanor…
Parle !… que tardes-tu de nommer ma victime ?

ARBACE, se désignant lui-même.
(Rassuré.)

Elle est devant tes yeux.

ARTAXERCE.

Elle est devant tes yeux. Toi, l’auteur d’un tel crime ?

ARBACE.

Artaxerce !… à mon sort ose m’abandonner ;
Alors que tout m’accuse on doit me condamner.

ARTABAN.

Ah ! mon fils !…

ARTAXERCE.

Ah ! mon fils !… La pitié fait place à la colère.
Tu voulais de Mandane assassiner le frère ?

ARBACE, égaré.

De Mandane ?… à ce nom… adoré…

ARTABAN, l’interrompant.

De Mandane ?… à ce nom… adoré… Penses-tu
Qu’un parricide amant soit cher à sa vertu ?…
Quel espoir te séduit ? tu ne vois plus sans doute
Le juge qui te parle et le roi qui t’écoute ?…

Le juge qui te(Silence et frémissement d’Arbace.)
ARTAXERCE.

Un père t’en conjure, Arbace ! défends-toi.
L’honneur te le commande.

ARBACE.

L’honneur te le commande. Ô mon père !… ô mon roi !…

(En lui-même.)

L’abîme est sous mes pas : sans plainte, sans défense,
J’y tombe… je me tais !…

ARTAXERCE.

J’y tombe… je me tais !… De ce cruel silence
Qu’attends-tu donc ?

ARBACE.

Qu’attends-tu donc ? La mort. (23

Qu’attends-tu(Artaxerce consterné se tait.)
ARTABAN, à part à Mégabise, prêt à se trahir.

Qu’attends-tu donc ? La mort. Ô sublime vertu !
C’est à moi de mourir, et je vais…

MÉGABISE, de même, le retenant.

C’est à moi de mourir, et je vais… Que fais-tu ?

ARTABAN, égaré, haut.

Mon devoir !… je suis père… et ce spectacle horrible…

MÉGABISE, à part.

Il s’égare !

Il s'égare(Haut à Artaban.)

Il s’égare ! Seigneur ! montrez-vous inflexible.
Au conseil qui vous plaint épargnez vos douleurs :
Sommes-nous assemblés pour voir couler vos pleurs !
Ce n’est point la pitié que Xercès vous commande.
Son sang est répandu : c’est du sang qu’il demande.
Remplissez sans faiblesse un rigoureux emploi ;

(Avec intention.)

Oubliez votre fils ; songez à votre roi !

Oubliez votre fils ; (Artaban se contraint.)
CLÉONIDE.

Témoin muet, mais sûr, d’un forfait exécrable,
Le glaive délateur reste aux mains du coupable.
Si du sang de mon roi son bras n’est point trempé,
Arbace au moins connaît le bras qui l’a frappé.
Il est, n’en doutons plus, meurtrier ou complice ;
C’est de lui que dépend sa grâce ou son supplice.
S’il nomme l’assassin, on peut lui pardonner ;
S’il garde le silence, on doit le condamner.

(Long silence d’Arbace.)
ARTAXERCE, se levant.

Artaban !

ARTABAN, à part et assis.

Artaban ! Dieux !

Artaban ! Dieux(Artaxerce se remet sur son siège.)

Artaban ! Dieux ! Je (À Artaxerce.)

Artaban ! Dieux ! Je cède à cet ordre sévère.
Vous demandez sa mort ; je dois vous satisfaire.

(Il se lève.)

Je dois à mon pays, au conseil, à mon roi,
Cet affreux sacrifice, inouï jusqu’à moi…
Xercès ! j’entends ta voix terrible, inexorable ;
Tu dictes mon arrêt ; tu nommes le coupable…
Qu’il périsse !

(Il met la main sur son cœur, et retombe sur son siège ; Arbace reste muet et impassible.)
ARTAXERCE, en lui-même, regardant Arbace et se levant avec indignation.

Qu’il périsse ! Son père ordonne son trépas !
Cléonide ! sortons.

Cléonide ! sortons. (Haut en sortant.)

Cléonide ! sortons. Veillez sur lui, soldats !

Cléonide ! (Il sort avec Cléonide.)

Scène IX.

ARTABAN, ARBACE, MÉGABISE, GARDES dans l’enfoncement.
ARTABAN, après avoir regardé autour de lui, et voyant les gardes.
(À Arbace à demi-voix et assis.)

On n’accomplira point ce cruel sacrifice !
Tu marches au triomphe, et non pas au supplice !
Va !… je saurai défendre un fils digne de moi ! (24

(Se levant.)

Arbace ! il est un dieu qui veille encor sur toi !…

Arbace (Il sort avec Mégabise.)

Scène X.

ARBACE, seul.
(Avec une impétuosité graduée.) (Gardes au fond.)

(Avec une impétuosité graduée.)

Qu’a-t-il dit ? quel projet médite sa furie ?
Par un crime nouveau veut-il sauver ma vie ?
Veut-il impunément, dans le crime affermi,
Joindre au sang de mon roi le sang de mon ami ?

Qui ? moi ! pour obéir aux fureurs de mon père,
Quand j’adore la sœur, j’immolerais le frère !
Non ! non ! je dois mourir et presser mon trépas,
Pour arrêter le cours de ces assassinats !
Vivant, de tant d’horreurs je deviendrais complice :
Je conserve ma gloire en marchant au supplice.
C’en est fait : il est temps de subir mon arrêt ;
Dans l’éternelle nuit j’emporte mon secret ! (25

(Il sort avec les gardes.)
fin du quatrième acte.

ACTE V.



Scène PREMIÈRE.

(Nuit.)
ARTABAN, seul.


(Il entre par le fond à droite ; il est sombre, rêveur, et garde long-temps un morne silence.)

Nicanor ne vient point ! déjà la nuit s’avance !
De te sauver enfin perdrais-je l’espérance,
Mon fils ? de ta prison il devait t’arracher ;
Ma garde sur ses pas m’a juré de marcher.
Aux ordres d’Artaban serait-elle indocile ?
Non : au dehors tout s’arme… Artaxerce est tranquille !…
J’ai su cacher l’abîme à ses yeux égarés ;
Il voit ses courtisans où sont mes conjurés.

Il va monter au trône et sa chute est prochaine ;
Il croit venger son père et sa perte est certaine.

(Désignant le fond du théâtre.)

Il marche vers le temple où sur l’autel sacré
Il prendra le poison qu’un Mage a préparé…
Chaque pas, chaque instant perdus pour ma vengeance
Redoublent ma terreur… Écoutons… quel silence !

(Se reprenant avec force.)

Moi craindre ?… tes soldats à vaincre accoutumés,
Mon fils ! en vain pour toi se seraient-ils armés ?
Verraient-ils un bourreau plonger sa main cruelle
Dans le sang d’un guerrier, leur chef et leur modèle,
Quand le peuple indigné t’appelant à grands cris,
S’unit, pour te défendre, aux Mages attendris ?…
Fuyez vaines terreurs ! je vois l’Asie entière,
En couronnant le fils, justifier le père.
Je vois de l’univers mon forfait ignoré
Affermir sur le trône un vainqueur admiré…
Pour moi, je ne demande aux Dieux pour récompense
Que de finir ma vie où ton règne commence,
Arbace ! en expirant je bénis mon destin,
Si mon dernier regard voit le sceptre en ta main !


Scène II.

ARTABAN, MÉGABISE.
MÉGABISE.

Artaban !

ARTABAN.

Artaban ! Quelle voix ! est-ce toi ? quel mystère !
Qu’as-tu fait de mon fils ?… réponds !

MÉGABISE.

Qu’as-tu fait de mon fils ?… réponds ! Malheureux père !

ARTABAN.

Achève !

MÉGABISE.

Achève ! Dans ce temple en secret cette nuit
J’ai reçu les soldats que Nicanor conduit.
De nos fiers ennemis trompant la vigilance,
Du rendez-vous sacré nous sortons en silence.
Unis et divisés par des chemins divers,
Nous marchons vers ton fils, sûrs de briser ses fers.
Au signal convenu, je parais ; et ma suite,
Aux portes des prisons par ta garde est conduite.

Pour retrouver ton fils, inquiet, je parcours
De ces longs souterrains les tortueux détours.
Je l’appelle : une voix éloignée et plaintive
Tout à coup vient frapper mon oreille attentive ;
Je m’approche… du fond de ces affreux cachots,
Hélénus se soulève et m’adresse ces mots :
« Malheureux ! où vas-tu ? quelle est ton espérance ?
» Le salut du héros n’est plus en ta puissance.
» Arraché de ces lieux par un ordre secret,
» Depuis une heure Arbace a subi son arrêt. »

ARTABAN, tombant sur un siège.

Tout est connu !… mon fils ! ô victime chérie !
Tu sauvas Artaxerce ; il t’arrache la vie !
Arbace ! plus d’espoir ! son forfait est certain.
Il paraissait te plaindre et tu meurs de sa main !…
Le cruel contre moi feignait de te défendre !

MÉGABISE.

Je raconte aux soldats ce que tu viens d’entendre.
À cet affreux récit qui les glace d’horreur,
Ils ont, ainsi que toi, partagé ma fureur.

Profitant de la nuit, brûlants d’impatience,
Ils sont là !… viens : leurs bras armés pour ta défense,
Prêts à venger Arbace, à punir le tyran,
N’attendent pour frapper que l’ordre d’Artaban.

ARTABAN.

Artaxerce triomphe ! il détruit mon ouvrage !
Il fuyait mon aspect, pour assouvir sa rage !
J’assassinai son père ; il immole mon fils…
Arbace ! tu n’es plus ; mes destins sont remplis.
C’est pour mieux me punir, ô justice éternelle !
Que tu n’as point frappé ma tête criminelle…
Je vis !… et j’ai perdu mon espoir, mon soutien !
Pour mon fils j’osai tout ; sans lui je ne veux rien.
Couronne ! ambition ! vous n’avez plus de charmes !

(Se levant, à Mégabise.)

Retourne aux conjurés ; qu’ils déposent les armes ;
Qu’ils gardent leurs secours puisqu’ils n’ont pu sauver
Le héros qu’à l’empire ils devaient élever !
Qu’attendrais-je aujourd’hui de leur stérile audace ?
Voudraient-ils qu’Artaban de Xercès prît la place ?
S’ils ont compté sur moi, porte leur mes refus.
Moi vivre, moi régner lorsqu’Arbace n’est plus !

Le trône, je le hais ; le jour, je le déteste. (26
Me rejoindre à mon fils, est l’espoir qui me reste.

(Se relevant avec fureur.) (Il retombe sur son siège.)

(Se relevant avec fureur.)

Moi, mourir sans vengeance !… à ce mot dans mon cœur
Je sens au désespoir succéder la fureur !
Je cède à ses transports…

Je cède à ses transports… (À Mégabise.)

Je cède à ses transports… Seconde mon audace.
Je veux de nos tyrans exterminer la race !
De son libérateur le lâche meurtrier
À la mort qui l’attend va s’offrir le premier.
Lorsque par le pontife à l’autel amenée,
La victime y prendra la coupe empoisonnée,
Immolons à la fois Mandane et Nicanor !
Immolons avec eux tout ce qui reste encor
De ce sang odieux et proscrit par ma rage !
Alors si je ne puis jouir de mon ouvrage,
De mon ambition si je n’obtiens le prix,
Je mourrai satisfait : j’aurai vengé mon fils.

(Le rideau du fond s’ouvre. On voit l’autel où brille l’image du soleil ; la coupe sacrée est sur l’autel qui est entouré de Mages ; le grand Pontife est à leur tête.)
(Regardant au fond.) (Jour.)

(Regardant au fond.)

Tranquille en ce palais son assassin respire !
Il vient !… ah ! quelle horreur sa présence m’inspire !
Il marche vers l’autel… ses gardes, ses soldats
Du courroux d’Artaban ne le sauveront pas !…
Des Mages, entouré le pontife s’avance.
Sors : voici le moment marqué pour la vengeance !

Sors : voici le moment marqué (Mégabise sort.)

Scène III.

ARTAXERCE, ARTABAN, LE GRAND PONTIFE, GRANDS de la cour, MAGES, GARDES.
(Les grands de la suite du roi vont vers l’autel où le grand prêtre a déposé la coupe sacrée ; Artaxerce entre le dernier et s’arrête au milieu du théâtre ; Artaban, à la tête des grands de la cour, est à sa gauche ; le pontife, à la tête des Mages, est à sa droite.)
ARTAXERCE, il a le front ceint du diadême.

Quand la main du Pontife, en ce jour solennel,
Attache sur mon front le bandeau paternel,

Il m’est bien doux de voir les vrais appuis du trône,
S’empresser de bénir le Dieu qui me couronne.
Puissé-je loin de vous et loin de ce palais
Voir l’affreuse discorde exilée à jamais !
Au gré de mes désirs, puisse l’Asie entière
Dans un roi tout puissant ne voir qu’un tendre père !
Ami de la justice et de la vérité,
Je n’abuserai point de mon autorité.
Le guerrier triomphant bénira mon empire ;
La gloire de mon peuple est le but où j’aspire ;
Son bonheur est le mien ; et je jure à la fois
La paix de l’innocence et le maintien des lois.

(Allant à Artaban.)

Père trop malheureux ! de ta douleur profonde,
Mon cœur est pénétré… Si le Ciel me seconde…
Cesse enfin de pleurer sur le sort de ton fils…
Par mes bontés un jour…

(On entend un grand bruit au fond à gauche.)

Par mes bontés un jour… (S’interrompant tout à coup.)

Par mes bontés un jour… Qu’entends-je ?… ô Dieux !… quels cris !…
Quel tumulte !…


Scène IV.

CLÉONIDE, ARTAXERCE, ARTABAN, GRANDS, MAGES, SUITE.
CLÉONIDE, accourant précipitamment et dans le plus grand désordre.

Quel tumulte !… Ah ! seigneur !…

ARTAXERCE.

Quel tumulte !… Ah ! seigneur !… Quel trouble !

CLÉONIDE.

Quel tumulte !… Ah ! seigneur !… Quel trouble ! Quelle audace !

ARTAXERCE.

Cléonide !…

CLÉONIDE.

Cléonide !… Ô mon roi !… d’horreur mon sang se glace.

ARTAXERCE.

Achève !…

CLÉONIDE.

Achève !… Sur mes pas vos plus braves guerriers
Contre les factieux s’avancent les premiers ;

La révolte s’appaise ; et la foule pressée
À mon aspect recule et s’enfuit dispersée.
J’accours, impatient d’annoncer à mon roi
Que le calme renaît et succède à l’effroi…
Mais ce calme fatal, précurseur de l’orage,
Est pour les conjurés le signal du carnage.
J’entends des cris affreux ; je vois de toutes parts
De la rébellion flotter les étendards.
Seigneur ! tout est perdu ! nul obstacle n’arrête
Ce peuple d’assassins… Arbace est à leur tête !

ARTABAN, stupéfait.

Arbace ! dites-vous ?

ARTAXERCE.

Arbace ! dites-vous ? Le perfide !

ARTABAN.

Arbace ! dites-vous ? Le perfide ! Il n’est plus ?

ARTAXERCE, avec feu.

Il respire !…

ARTABAN.

Il respire !… Mon fils !

ARTAXERCE.

Il respire !… Mon fils ! Ô regrets superflus !

De ma pitié pour lui voilà donc le salaire !

(À Artaban.)

Lorsque tu l’immolais aux mânes de mon père,
C’est moi qui l’ai sauvé… (27) je mérite mon sort,
À son libérateur il apporte la mort.
Eh bien ! puisqu’à ce point tu trompes ma clémence,
Ingrat ! tu vas sentir ce que peut ma vengeance !…

Ingrat ! tu vas sentir ce que peut(Il va pour sortir.)
ARTABAN, immobile d’étonnement.

Il a sauvé mon fils !

CLÉONIDE, à Artaxerce.

Il a sauvé mon fils ! Puisse le Ciel vengeur,
Dans un si grand péril, protéger votre sœur !
Peut-être en ce moment victime infortunée…

ARTAXERCE.

Et je verrais ici ma valeur enchaînée !…
Ô vous, qui permettez un tel excès d’horreur,
Dieux ! montrez-moi le traître et guidez ma fureur.

Dieux ! montrez-moi le traître et(Il va pour sortir.)

Scène V.

CLÉONIDE, MANDANE, ARTAXERCE, ARTABAN, GRANDS, MAGES, GARDES.
MANDANE, à Artaxerce.
(En entrant.)

Demeure ! c’est en vain que le crime conspire.
Demeure ! un Dieu vengeur veille sur ton empire.
Il parle, tes sujets rentrent dans le devoir.

ARTAXERCE.

Mandane ! quel langage !

MANDANE.

Mandane ! quel langage ! Écoute !

ARTAXERCE.

Mandane ! quel langage ! Écoute ! Ah ! quel espoir !

MANDANE.

Le poignard à la main, la menace à la bouche,
Déjà les conjurés dans leur rage farouche,
Guidés par Mégabise, accouraient en ces lieux
Venger la mort d’Arbace… Il paraît à leurs yeux ;

Il s’avance !… et la foule au carnage excitée
Devant lui tout à coup s’arrête épouvantée.
Quel zèle ! quel courage ! en ce trouble cruel,
Ce n’est plus un soldat, ce n’est plus un mortel,
C’est un Dieu, de la foudre armé pour te défendre…
Au fond de ce palais, je crois encor l’entendre
Enchaîner la révolte et vanter tout à tour
Aux guerriers tes exploits, au peuple ton amour.
Sous les traits les plus noirs il peint la perfidie ;
Il effraie, il rassure, il menace, il supplie.
Sa voix aux conjurés, muets à son aspect,
Imprime la terreur, commande le respect.
Tes assassins confus, abjurant leur audace,
Attendris, désarmés tombent aux pieds d’Arbace…

(Artaxerce exprime l’excès de sa joie ; Artaban à part étouffe de rage.)

Seul contre le héros, enflammé de courroux,
Le traître Mégabise expire sous ses coups.

ARTAXERCE.

Je reconnais Arbace ! ô Dieux de ma patrie !
Vous m’avez inspiré quand j’ai sauvé sa vie !…

Artaxerce a pu faire à ta fidélité
Un affront que ton cœur a si peu mérité ?
Viens ! guerrier magnanime ! objet de ma tendresse !
Ah ! courez, Cléonide !… à mes yeux qu’il paraisse !


Scène VI et dernière.

CLÉONIDE, MANDANE, ARTAXERCE, ARBACE, ARTABAN, GRANDS, SUITE d’arbace, MAGES, GARDES, PEUPLE.
ARBACE, l’épée nue à la main.

Il est à tes genoux, ô mon roi !

ARTAXERCE.

Il est à tes genoux, ô mon roi ! Que fais-tu ?
Ah ! reçois d’un ami le prix de ta vertu !

Ah ! reçois d’un ami le prix de ta (Il l’embrasse.)

Ce trait digne de toi prouve ton innocence.
L’assassin de mon père eût-il pris ma défense ?…
Au nom de l’amitié,

Au nom de l’amitié, (Montrant sa sœur.)

Au nom de l’amitié, de l’amour… dis enfin
Pourquoi le fer sanglant fut trouvé dans ta main ?

Achève : et d’un seul mot nous dévoilant le crime,
Ose ici consacrer ta gloire et mon estime.

ARBACE.

Ô mon roi ! s’il est vrai que ton libérateur
Ait acquis aujourd’hui quelques droits sur ton cœur,
Je t’en conjure encor, permets-moi de me taire.
Tremble d’approfondir un horrible mystère.
Pour bannir le soupçon et le doute offensant,
Un mot doit te suffire : Arbace est innocent.

ARTAXERCE.

Jure le… non pour moi ; convaincu de ton zèle,
Je n’en demande pas une preuve nouvelle.
Mais vois ici ton père interdit à tes yeux ;
Regarde tes soldats, par toi victorieux,
Arbace !… prouve enfin que tu n’es point coupable ;

(Recevant la coupe sacrée des mains du grand Pontife, et la présentant à Arbace.)

Prends de ma main la coupe au crime redoutable. (28

ARBACE, prenant la coupe.

Je vais te satisfaire.

MANDANE.

Je vais te satisfaire. Il est sauvé !

ARTABAN, à part.

Je vais te satisfaire. Il est sauvé ! Grands Dieux !
Si le serment s’achève, il expire à mes yeux !…

ARBACE, tenant la coupe.

« Oui : mon bras fut toujours innocent ; je le jure
» À mon roi qui m’écoute, à mon Dieu qui m’entend ;
» Ô toi qui punis l’imposture,
» Si je suis criminel, soleil ! fais à l’instant
» Que cette coupe… »

» Que cette coupe… » (Il va pour la boire.)
ARTABAN, le prévenant.

» Que cette coupe… » Arrête !

» Que cette coupe… » (Après l’avoir bue.)

» Que cette coupe… » Arrête ! elle est empoisonnée !

ARBACE.

Justes Dieux !

ARTAXERCE.

Justes Dieux ! À qui donc l’avais-tu destinée ?

ARTABAN.

À toi !

ARBACE.

À toi ! Ciel !

ARTAXERCE, à Mandane.

À toi ! Ciel ! Conçois-tu son horrible dessein ?…
Infortuné Xercès ! voilà ton assassin !…

ARTABAN, à Artaxerce.

Je le suis… connais-moi ; je n’ai plus rien à craindre.
Ma vengeance est trompée ; il n’est plus tems de feindre.
Dans le sang de ton père, oui, ce bras s’est plongé.
Il outragea mon fils ; c’est moi qui l’ai vengé.
Arbace est innocent ; il ignora mon crime.
Il m’enleva le fer qui frappa ma victime.
Sa vertu me ravit le prix de mes fureurs.
Triomphe ! il m’a vaincu ; sois satisfait… je meurs !

(Il expire soutenu par les gardes ; la toile tombe.)
fin du cinquième et dernier acte.
NOTES
DES ÉDITEURS.

a) Et à St.-Cloud, le 18 août de la même année, devant Leurs Majestés Impériales et Royales.

On jouait ce jour-là, avec Artaxerce, la comédie du Legs, dans laquelle mademoiselle Émélie Levert paraissait pour la première fois devant Leurs Majestés dans le rôle de la comtesse : ce jour a été doublement heureux ; l’Empereur, satisfait de la représentation de ces deux pièces, a accordé à l’auteur d’Artaxerce une pension de 2,000 fr., et à mademoiselle Émélie Levert une gratification de 5,000 fr.

b) Mlle. Bourgoin.

Mademoiselle Bourgoin n’a point créé le rôle de Mandane. On sait que mademoiselle Georges (actuellement à Pétersbourg) l’a joué quatre fois avant son départ pour la Russie. Nous ne chercherons pas à expliquer une aventure inexplicable ; par égard pour cette beauté fugitive, nous aimons mieux épaissir que déchirer le voile mystérieux qui couvre la cause de sa retraite inattendue. Nous nous bornerons à rendre justice au talent de mademoiselle Bourgoin, qui, empressée de rendre Artaxerce au public qui en était privé par la disparition de mademoiselle Georges, a vu et voit encore tous les jours de plus en plus son zèle et son dévoûment couronnés par le plus heureux succès.


1) Page 3, vers 20.

Devant quelques vaisseaux ce fier tyran des mers
Recule, et de sa fuite étonne l’univers.

L’histoire de Xercès, après sa défaite à Salamine, la conjuration d’Artaban contre ce fantôme de roi, l’ambition démesurée de ce vieux guerrier, courtisan et profondément hypocrite, enfin la catastrophe qui en fut le résultat, sont des faits si généralement connus, qu’il est inutile de les rappeler ici. Notre but, en publiant la tragédie nouvelle d’Artaxerce, est uniquement de comparer cet ouvrage à ceux des divers auteurs qui ont traité le même sujet, et de découvrir dans cette comparaison par quel art M. Delrieu a su trouver un succès brillant où tous ses devanciers n’avaient rencontré que des demi-succès ou des chutes. Nous pensons que ces recherches peuvent être utiles aux progrès de l’art dramatique.

Nous ne parlerons pas des prétendues tragédies de Magnon, en 1645 ; de Boyer, en 1682 ; de Deschamps, en 1721 ; ni surtout de Bursay, en 1765 ; (cette pièce en trois actes, qui est traduite littéralement de Métastase, et qui présente les défauts du célèbre poète italien, sans offrir ses beautés, est si faiblement écrite et conçue, qu’elle fut refusée à la Comédie Française, et ne fut jouée que par les acteurs du Théâtre Montansier, alors à Versailles.) Nous n’avons pas l’inutile projet de tirer ces pièces de l’oubli où elles sont plongées ; nous ne rappellerons ici que trois ouvrages plus estimables : c’est-à-dire, 1°. Xercès, de Crébillon, qui fut joué en 1714, et n’eut qu’une représentation ; 2°. la tragédie lyrique de Métastase, qui, sans fatiguer les spectateurs, a pour ainsi dire lassé les compositeurs italiens, et qui, mise si souvent en musique, a toujours charmé et charme encore les vrais amis de la littérature italienne, malgré les fadeurs amoureuses qui refroidissent un sujet si éminemment tragique et arrêtent la marche de l’action ; 3°. l’Artaxerce de Lemierre, joué en 1766, qui eut quelque succès, mais ne resta point au théâtre, parce que la plupart des défauts pardonnés dans un opéra italien, furent relevés et condamnés dans une tragédie française.


2) Page 4, vers 11.

Hautement se vantait d’envahir ses états.

L’auteur du nouvel Artaxerce commence par répandre un grand intérêt sur ses deux principaux personnages, Artaban et son fils Arbace, en représentant le premier comme un modèle de fidélité envers son roi vaincu, fugitif et malheureux ; le deuxième comme le vengeur du nom persan dont il relève, chez les Parthes, la gloire obscurcie chez les Grecs par la honteuse défaite de Xercès. Artaban, qui a si long-temps défendu le trône contre les tentatives des factieux, et notamment contre le mage Smerdis, serait resté inviolablement attaché à Xercès, auquel il a rendu le trône après sa défaite, si cet ingrat n’eût violé le serment fait à Arbace, de lui accorder le triomphe et Mandane, s’il revenait vainqueur des Parthes. L’indignation d’un père grièvement blessé dans la personne de son fils adoré, fait presque excuser le crime qu’il commet par excès de tendresse. Ce motif, qui rend la conjuration raisonnable et presque légitime, n’existe ni dans Crébillon, ni dans Métastase, ni dans Lemierre, et fait le charme et l’intérêt principal de la tragédie nouvelle. Dans Crébillon, Artaban n’a point de fils ; il n’agit que pour satisfaire sa propre ambition ; sa scélératesse parut atroce et absurde en entassant, pour lui seul, crimes sur crimes ; ajoutez à cela les fades lamentations d’une Amestris, d’un Darius, d’un Artaxerce, d’une Barsine, et vous ne serez pas surpris que cette intrigue, à la fois révoltante et comique, n’ait eu qu’une représentation. Lemierre a été moins malheureux ; mais il n’a fait que délayer en cinq actes les trois actes de l’opéra italien ; il a même retranché la première scène où Arbace et Mandane se font leurs adieux dans Métastase, et il commence par la scène de l’assassinat de Xercès. On voit, au lever de la toile, Artaban sortir de l’appartement du roi le fer sanglant à la main. Si c’est là une exposition, que nous réserve-t-il au dénoûment ? M. Delrieu a senti le danger de cette exposition ex abrupto, et a imaginé les deux premiers actes qui, en ménageant la surprise, graduent l’intérêt jusqu’à la scène de l’épée sanglante, qui fait alors un grand effet, parce qu’elle est bien préparée.
3) Page 5, vers 12.

Ordonne qu’Artaxerce, injuste envers Arbace,
Usurpe ses lauriers et triomphe en sa place.

L’injustice de cet ordre de Xercès, son ingratitude envers le héros pacificateur de la Perse et vengeur de son pays, révoltent les spectateurs contre ce monarque imbécile et orgueilleux que l’auteur a eu grand soin d’avilir et de cacher aux yeux du parterre. Les défauts et la nullité de ce personnage contrastent merveilleusement avec les qualités héroïques de son fils, qui a la générosité de réclamer, pour le vainqueur, le triomphe qu’on destine injustement à l’héritier du trône. C’est de ce double contraste entre l’injustice de Xercès et l’équité d’Artaxerce, entre l’ambition d’Artaban et la fidélité d’Arbace, que résultent la force et la rapidité des situations qui assurent à la nouvelle tragédie un succès constant au théâtre.
4) Page 6, vers 16.

....Xercès, confus de mes secours,
Ne me pardonne pas d’avoir sauvé ses jours !…

Mégabise, ainsi qu’Artaban, verse le mépris sur Xercès, en motivant sa haine fondée sur des injustices qui lui sont personnelles. L’indignation de Mégabise doit donc égaler celle d’Artaban, surtout en apprenant de ce dernier que Xercès n’attend le vertueux Arbace

Qu’afin de le bannir, ou pour l’assassiner.

Ils sont donc tous deux en quelque sorte autorisés à venger l’honneur du héros fidèle, en punissant le despote parjure. Si Artaban eût agi pour lui-même, il eût fait horreur. Après trente ans de vertus, il commet un premier crime pour son fils ; on le plaint. Rien de tout cela dans Crébillon, ni Lemierre, ni Métastase.


5) Page 10, vers 14.

Ce prince est un héros dont l’origine illustre
À l’éclat de sa gloire ajoute un nouveau lustre.

Artaban rend, ainsi que Mégabise, justice aux vertus d’Artaxerce. Mais il lui suffit qu’il soit né du tyran pour qu’il mérite la mort. Aussi mène-t-il de front cette double entreprise ; ce qui ne fait alors qu’un seul et même nœud. On espère d’avance que si le faible Xercès succombe, son généreux fils saura se défendre ; et de-là le plus puissant intérêt, qui naît naturellement de l’incertitude des évènements ; incertitude qui tient constamment les spectateurs en haleine, jusqu’à la catastrophe qu’on ne peut soupçonner, même au moment où Artaxerce présente à Arbace la coupe empoisonnée.


6) Page 22, vers 8.

Le triomphe appartient au vengeur de l’état.
Ce vengeur est Arbace ; heureux par sa victoire,
Je réclame pour lui les palmes de la gloire.

Ce trait de vertu et de désintéressement ennoblit singulièrement le caractère d’Artaxerce, et répand sur tout son rôle un intérêt qui ne se trouve dans aucun des ouvrages composés sur le même sujet.
7) Page 26, vers 8.

Je lui désobéis ; l’honneur m’en fait la loi.
Une gloire usurpée est indigne de moi.

Les applaudissements redoublés que ce récit obtient constamment au théâtre, attestent également l’heureuse invention des deux premiers actes, et le talent distingué de M. Lafond, qui, par la manière à la fois simple et noble, naturelle et brillante, avec laquelle il rend ce récit et le rôle entier d’Artaxerce, a fait faire un pas de géant à sa réputation.


8) Page 29, vers 12.

Vous, tremblez pour un père, et songez qu’aujourd’hui
Un seul pas indiscret peut vous perdre avec lui.

Ce personnage de Cléonide, qui défend avec zèle un roi qui ne sait se défendre lui-même, a été heureusement substitué à ce même roi, dont la présence serait de toute nullité et paralyserait l’action.
9) Page 32, vers 16.

Seul, je viens en ces lieux interroger mon fils.

Cette situation, où Artaban paraît ne vouloir, aux yeux de Xercès et de Cléonide, que sonder le cœur d’Arbace, injustement accusé ; tandis qu’il n’a d’autre projet que de le séduire et de le déterminer à entrer dans la conspiration et à s’emparer du trône, qu’il a préservé de sa chute, est une invention très heureuse, qui a fourni à M. Delrieu une des plus belles scènes de sa tragédie. Dans cette scène M. Saint-Prix, étonnant dans tout le rôle d’Artaban, est réellement sublime. Il a, en général, parfaitement saisi toutes les nuances de ce grand caractère ; sa pantomime est effrayante de vérité. Il a surtout senti que le crime dont il se rend coupable, rendrait Artaban odieux, s’il ne glissait, pour ainsi dire, sur l’horreur qu’imprime l’assassin, afin d’appuyer davantage sur l’intérêt qu’inspire le père. Cette composition hardie et savante a puissamment contribué au succès de la tragédie que nous publions, et a doublé la réputation de cet acteur, si justement estimé.
10) Page 33, vers 10.

On me défend de voir ce guerrier magnanime
Que l’univers contemple et que l’envie opprime.

Dans Métastase, non seulement Mandane a avec Arbace plusieurs scènes d’amour, déplacées dans un sujet si terrible et insupportables même dans un opéra ; mais encore cet amour se croise avec ceux de Sémire, d’Artaxerce et de Mégabise. Dans la tragédie nouvelle toutes ces scènes langoureuses et ridicules ont été supprimées ; et Arbace loin de débiter des fadeurs à sa maîtresse, ne lui parle même pas dans tout le cours de la pièce, et ne paraît devant elle qu’au dénouement. L’auteur a justement pressenti que l’amour mis en action serait froid et sans couleur dans un sujet où un père, criminel par excès de tendresse pour son fils, se voit forcé de juger et de condamner à la mort ce même fils innocent et adoré.


11) Page 35, vers 9.

Fort de mon innocence, amis ! je ne crains rien.
Allez, et réprimez une ardeur téméraire.

Quel intérêt répand sur Arbace sa soumission aux ordres injustes de son roi, qui au lieu d’accorder le triomphe qu’il a promis au vainqueur des Parthes, le sépare de ses compagnons d’armes et lui interdit sa présence et celle de ses deux enfants, dont l’un est son ami et l’autre sa maîtresse ! Dans les autres tragédies, non seulement Arbace ne sauve point la Perse ; mais encore il n’est qu’un instrument passif de l’ambition démesurée de son père, ambition qui est alors dépourvue de raison et d’intérêt, puisque Arbace n’a rien fait pour mériter le trône où Artaban veut le faire monter.


12) Page 39, vers 1.

Du trône ! un tel honneur est par toi refusé ! —
J’ai puni le premier qui me l’a proposé.

Rien de plus éminemment tragique et de plus intéressant, que ce contraste entre un père emporté par le désir ardent de venger son fils d’une cruelle injustice, et de le placer sur le trône, dont il le croit seul digne par son héroïsme, et ce même fils, modèle de vertu, qui aime mieux mourir innocent, que de trahir son roi injuste ou de perdre son père coupable ; aussi cette scène entièrement neuve, et qui produit toujours un grand effet, est-elle une des causes principales de la différence qui existe entre le succès de la tragédie nouvelle et celui de tous les ouvrages joués antérieurement.


13) Page 40, vers 16.

Dévorer ses affronts, et, vainqueur de Tygrane,
Renoncer, sans se plaindre, au triomphe… à Mandane !

Ce trait envenimé qu’Artaban lance et enfonce si adroitement dans le cœur de son fils, qui, sourd à l’ambition, devient rebelle par amour, caractérise sa profonde dissimulation, motive son audace, et justifie en quelque sorte sa conduite. Ce hardi conspirateur, qui, en parlant de son fils, s’écrie :

Ta vertu m’alarmait, ton amour m’encourage !

peut raisonnablement tout attendre d’un amant irrité, qui, malgré l’ordre exprès du roi, n’hésite point à revoir Mandane. Ce motif est suffisant pour déterminer Artaban à porter aussitôt les premiers coups.

14) Page 46, vers 4.

....Regarde cette épée. —
Ciel ! — La reconnais-tu ?

Il est d’usage, chez les despotes de l’Orient, que l’épée royale reste suspendue au chevet du lit du roi ; tout sujet, tout prince même admis devant le monarque, entre désarmé dans sa secrette demeure. C’est donc l’épe de Xercès qu’Artaban a saisie pour le frapper et qu’il présente à son fils encore teinte de sang.
Quelques critiques ont paru étonnés qu’Artaban sortît de l’appartement du roi avec cette épée, sans être aperçu par les gardes ; en faisant cette observation, ils ont sans doute oublié qu’Artaban avait seul le droit d’entrer dans la secrète demeure du roi, et que ses gardes (qui n’y entraient jamais, sans être appelés), étaient vendus à Artaban, comme il l’annonce lui-même dès le deuxième vers de la première scène du premier acte,

Le monarque repose et sa garde est à moi.

Ils auraient dû voir que le lieu où se passe la scène, est la salle du conseil où les gardes ne sont pas ; ils auraient dû remarquer qu’Artaban profite de l’absence de Cléonide qui est allé, par ordre du roi, au devant d’Arbace. Ils ne doivent donc pas être étonnés qu’Artaban ait pu entrer chez le roi, le tuer et sortir de chez lui sans être vu.


15) Page 47, vers 4.

Voilà de ta grandeur le garant infaillible ! —
De votre amour pour moi, voilà le gage horrible. —
On vient !… donne !…

Combien cette situation terrible, où le père veut reprendre de la main de son fils le glaive sanglant, et où le fils emporte ce même glaive pour sauver son père coupable, est préférable à celle de Métastase ! Dans l’opéra italien, Artaban qui, contre l’usage reçu en Perse, est entré armé dans l’appartement du roi, et en sort également armé, dit à Arbace :

« Mon fils ! donne-moi ton épée. — Prends la mienne. »

ou bien en d’autres termes :

« Mon fils ! prête-moi ton innocence. — Charge-toi de mon crime »

Cette lâcheté si contraire au grand courage d’Artaban et à son amour extrême pour Arbace, eût été sifflée à Paris du haut en bas de la même salle, où l’on a applaudi unanimement à l’audace d’Artaban, qui veut reprendre des mains de son fils, le fer accusateur de son crime, et à la générosité d’Arbace, qui l’emporte pour sauver son père. C’était-là le principal écueil que M. Delrieu a très heureusement évité.


16) Page 48, vers 7.

C’est toi ?… Xercès n’est plus. — Artaxerce respire !

Artaban qui avait fait marcher de pair l’assassinat de Xercès et le meurtre d’Artaxerce, verrait, par ce seul mot de Mégabise, toutes ses espérances évanouies, s’il ne trouvait soudain dans son génie et dans son intrépidité une ressource prête pour sortir victorieux de l’abîme où l’a plongé son premier forfait. Voilà ce qui imprime un mouvement si rapide aux situations qui se succèdent et aux évènements pressés qui se déroulent si naturellement jusqu’à la catastrophe à la fois attachante, terrible et imprévue ; voilà ce qui forme le principal nœud de la tragédie nouvelle, qui eût été terminée-là, si le bras de Mégabise eût été aussi sûr que celui d’Artaban.
17) Page 53, vers 5.

Quand mon père n’est plus, l’assassin vit encore ! —
Il est chargé de fers. — Son nom ? — Arbace. — Dieux !

Quelle situation pour Artaxerce et Mandane, qui voient l’un son ami, l’autre son amant accusé du meurtre de leur père ! Quel supplice pour Artaban, qui seul coupable du crime imputé à son fils, ne peut ni ne doit repousser l’accusation. Cette scène et la dernière de cet acte, qui en découle si naturellement, sont d’un ordre supérieur.


18) Page 56, vers 3.

Tout parle contre lui. — La trompeuse apparence
Coûta plus d’une fois la vie à l’innocence…

On s’est plaint que Mandane fait trop éclater ses sentiments pour Arbace, en refusant de le croire coupable, et en demandant sa vie ; on a pensé qu’elle ne s’occupait pas assez de son père mort, et qu’elle songeait trop à celui que l’on accuse de l’avoir assassiné. Nous pensons (avec le journal de l’Empire et autres) que cette critique est fausse. Mandane ne peut rien pour son père mort, et tâche de sauver un accusé, dont le zèle pour ses rois, et dont le salut même d’Artaxerce

(J’en atteste ta vie ; Arbace est innocent.)

démontrent à ses yeux la vertu (amour à part.) Il n’y a rien dans cette conduite qui soit contre la nature et les bienséances.


19) Page 65, vers 3.

Oui, mon père ! Jamais, d’un attentat si noir ;
Arbace ne sera délateur ni complice ;
Je garde l’innocence et je cours au supplice !

On ne saurait donner trop d’éloges à M. Damas, qui dans le rôle d’Arbace, le plus intéressant de la pièce, a déployé tant de chaleur, d’abandon, de sensibilité et d’énergie. Il s’est particulièrement surpassé dans cette scène, où la fidélité et la rébellion, la vertu et le crime se disputent si vivement la victoire ; et dans laquelle Arbace a tout à la fois à triompher des fureurs d’un ambitieux, des séductions d’un conspirateur et de l’autorité d’un père.
20) Page 67, vers 6.

Soldats ! accourez tous et rendez-moi mes fers ! —
Ils n’obéiront point à ce cri téméraire. —
On vient !… silence !… — Ingrat ! sortez !. — Adieu !… mon père !

Ces derniers mots d’Arbace : silence ! — adieu ! mon père ! sont des plus heureux et des plus fortement en situation, que l’on ait jamais entendus au théâtre : qui ne serait touché de cette noble inquiétude d’Arbace, qui, à la vue des gardes prêts à l’entraîner, ne songe qu’au danger de son père, et craint qu’un seul mot ne trahisse le crime qu’il abhorre et qu’il va expier pour sauver le coupable !


21) Page 71, vers 2.

Le porter en triomphe, Enfin mettre à la place
Du dernier de nos rois le premier de ma race.

L’inébranlable constance, si bien exprimée dans ces vers d’Horace :

Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

peut justement s’appliquer au grand caractère d’Artaban, qui dans l’abîme où il est plongé ne s’effraie de rien, et espère encore tourner au profit de son ambition le jugement que lui-même va prononcer sur son fils ; il croit voir dans l’échafaud le premier degré de son trône. Voilà ce qui motive et justifie la situation la plus hasardeuse. C’était sans doute le comble de la hardiesse de présenter, sur le premier théâtre du monde, au parterre le plus éclairé, un père qui condamne à la mort son fils, tandis que ce père sait seul que son fils est innocent, et tandis que ce fils sait seul que son père est coupable. (Journal de l’Empire.)


22) Page 77, vers 6.

Je n’ose le punir et je ne puis l’absoudre !

Artaxerce qui, comme sa sœur, aime encore à croire à l’innocence d’Arbace, n’ose le juger, et, se flattant de le sauver, remet son sort entre les mains d’Artaban ; quelle est sa surprise lorsqu’il entend ce même Artaban condamner son propre fils ! En voyant dans la scène du jugement, Artaban, Arbace, Artaxerce, on ne sait lequel des trois est le plus à plaindre. Que cette scène était difficile !
23) Page 90, vers 5.

J’y tombe… je me tais !… De ce cruel silence
Qu’attends-tu donc ? — La mort. —

Zaïre, taisant à Orosmane le secret que lui a confié son frère, Léontine cachant à Phocas le véritable Héraclius, Hippolite innocent, souffrant les imprécations de Thésée et s’exilant sans découvrir le crime de sa marâtre, inspirent sans doute un grand intérêt ; mais cet intérêt est-il plus puissant que celui qu’inspire l’héroïque silence d’un fils vertueux qui se dévoue à la mort pour sauver un père coupable, et prend ainsi sur lui un crime dont il a horreur ?


24) Page 93, vers 3.

Va ! je saurai défendre un fils digne de moi !
Arbace ! il est un Dieu qui veille encor sur toi.

La manière dont M. Saint-Prix dit ce dernier vers, en quittant le fauteuil sur lequel il a prononcé la sentence fatale, est à la fois touchante, terrible et sublime. Nous pensons que ce célèbre acteur, si vrai, si étonnant dans la création de ses rôles (témoins Caïn, dans la Mort d’Abel, et le Cimbre dans Marius à Minturne), s’est encore surpassé dans la composition et l’exécution du rôle très difficile d’Artaban, personnage d’une si grande tenue, toujours en scène, toujours en des situations terribles et pourtant opposées, forcé d’affecter le calme, et de cacher sous des dehors paisibles les passions qui dévorent son ame. Aussi en a-t-il fait un des beaux rôles qui soient au théâtre. (Journal de l’Empire.)


25) Page 94, vers 7.

C’en est fait : Il est temps de subir mon arrêt.
Dans l’éternelle nuit j’emporte mon secret !

Cette sortie d’Arbace, à la fin du quatrième acte, laisse les spectateurs dans une cruelle incertitude, qui porte à leur comble la curiosité et l’intérêt. Le vertueux Arbace périra-t-il ? Artaban pourra-t-il encore le sauver ? S’il le sauve, le placera-t-il sur le trône, en faisant périr Artaxerce ? Quelle sera la victime ? Voilà ce que tous les spectateurs se demandent jusqu’au dénouement qui les satisfait et qu’ils n’ont pu prévoir ; voilà ce qui produit le grand intérêt du cinquième acte. Ce que l’on désire ardemment connaître, et ce que l’on ne peut prévoir, est toujours éminemment tragique.


26) Page 100, vers 1.

Le trône, je le hais ; le jour, je le déteste.
Me rejoindre à mon fils, est l’espoir qui me reste.

Artaban qui a constamment imprimé la terreur, inspire ici la pitié ; la certitude qu’il croit avoir de la mort de son fils, est pour lui un supplice affreux qui le punit de son vivant. Il est accablé et ne sort de son abattement que pour se livrer à l’espoir seul qui lui reste : la vengeance. C’est le dernier trait de caractère. Il a été père dans sa douleur, il redevient conspirateur dans son désespoir.

Ceci motive et justifie en quelque sorte le poison qu’il fait préparer par un mage, et qui doit être présenté à Artaxerce, dans la coupe sacrée, au moment où, suivant un usage antique, il viendra faire à son peuple le serment de le rendre heureux.

L’effet que produit toujours cette scène, naît de l’erreur que les spectateurs partagent avec Artaban. Ils sont de moitié dans la douleur qu’il éprouve, parce que, trompés comme lui, ils pensent que le vertueux Arbace a été tué dans la prison. Cette double erreur n’existe point dans Métastase, et l’intérêt de son dernier acte en est singulièrement affaibli. Cet acte dans l’opéra italien s’ouvre dans la prison d’Arbace, où Artaxerce descend pour sauver son ami et le sauve en effet. Cette scène est très belle, mais on peut lui appliquer le précepte d’Horace : « Præclara quidem, sed non erat hic locus ». L’auteur a donc fait sagement de la supprimer et de lui substituer celle où Mégabise vient annoncer à Artaban et au public la prétendue mort d’Arbace, que le public et Artaban croient véritable. Qu’en arrive-t-il ? dans Métastase, tout le monde sait qu’Arbace respire ; par conséquent plus de pitié, plus de surprise, plus d’intérêt. Dans la tragédie nouvelle, tout le monde croit Arbace mort, la pitié pour Arbace et pour Artaban lui-même, excite le plus puissant intérêt, auquel succède bientôt la plus grande surprise, au moment où Artaxerce vient annoncer à Artaban, irrité de la mort d’Arbace, que ce héros respire et que c’est lui-même (Artaxerce) qui l’a sauvé.
27) Page 105, vers 3.

Arbace, dites-vous ? — Le perfide ! — Il n’est plus ? —
Il respire ! ....................
...........................
C’est moi qui l’ai sauvé !…

Cette générosité d’Artaxerce est un coup de foudre pour Artaban. Que fera-t-il de la coupe empoisonnée, qu’il destinait au prétendu meurtrier d’Arbace ? Osera-t-il encore la présenter au libérateur de son fils ? L’intérêt est au comble.


28) Page 109, vers 14.

Arbace ! prouve enfin que tu n’es point coupable ;
Prends de ma main la coupe au crime redoutable.

Que d’intérêts à la fois dans cette coupe ! qui l’a empoisonnée ? le père… pour qui ? pour le roi… qui la tient dans sa main ? le fils… devant qui ? devant son ami, qui par-là veut le sauver, et devant son père, qui par-là voulait le venger… lequel des trois boira le poison ?… c’est ce que tous les spectateurs se demandent ; c’est ce doute alarmant qui répand sur cette situation le charme irrésistible qui provoque les applaudissements unanimes, au moment où Artaban épouvanté du danger de son fils, se jette sur la coupe fatale, l’arraque de la main de son fils, et avale d’un seul trait le poison.

Quelques critiques trop sévères ont cru voir dans cette situation (une des plus fortes qu’il y ait au théâtre), l’imitation du dénouement de Rodogune. Il suffira de faire le plus léger rapprochement entre ces deux situations, pour démontrer l’erreur de ces critiques. Dans Rodogune, qui a préparé le poison ? Cléopâtre… pour qui ? pour son fils… Pourquoi Cléopâtre le boit-elle ? pour tromper son fils et l’empoisonner avec elle… Certes, il ne faut pas une grande pénétration pour voir que dans Artaxerce les motifs et la situation sont diamétralement opposés, puisqu’Artaban n’a empoisonné la coupe que pour venger son fils, et ne la boit que pour le sauver. Je ne parle pas de l’intention d’Artaxerce, qui ne présente le poison à Arbace, que pour rendre plus éclatante sa justification. On voit assez combien cette intention s’éloigne et diffère de celle de Cléopâtre. Il n’est donc pas douteux que la coupe fatale préparée pour Artaxerce, passant de la main de ce prince sur les lèvres d’Arbace, et enfin devenant la punition d’Artaban, ne soit une idée neuve que M. Delrieu ne doit qu’à lui-même et qui honore son talent. (Journal du Publiciste.)


Nous ne publions ces notes que pour faire connaître aux étrangers la justice rendue à cette tragédie par MM. les gens de lettres, qui ne se sont montrés ni envieux, ni injustes, et l’unanimité des éloges que lui ont justement donnés les journaux, qui jusque-là avaient souvent manifesté des avis opposés, même pour des ouvrages bien accueillis du public. Nous avouerons même que ces notes ne sont que le résumé exact et succint de tout ce que nous avons entendu dans le monde, et de ce que nous avons lu dans tous les journaux.
fin.