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Arthur (Sue)/Marie Belmont

La bibliothèque libre.
Paulin (4p. 168-225).

MARIE BELMONT.


CHAPITRE LXII.

MARIE BELMONT.

Cerval, 20 janvier 18..

Qui m’eut dit, il y a six mois, que je reprendrais ce journal… ou plutôt que je sortirais de l’apathie de cœur et d’esprit dans laquelle j’étais plongé depuis ma rupture avec madame de Fersen, depuis la mort d’Irène ?

Cela est cependant…

Et pourtant mon désespoir a été affreux !

Mais aujourd’hui, quoique je souffre encore en évoquant ces pensées, une lointaine espérance… des émotions nouvelles affaiblissent ces ressentiments.

Je souris avec tristesse en lisant dans mon journal que je viens de parcourir ces mots si souvent répétés :

Jamais chagrin ne fut plus vif

Jamais bonheur ne fut plus grand

Jamais je n’oublierai

Et pourtant de nouvelles joies ont fait évanouir ces chagrins… de nouveaux chagrins ont fait pâlir ces joies…

Et pourtant chaque jour l’oubli, cette vague sombre et froide, monte, monte… et engloutit dans le noir abime du passé les souvenirs décolorés par le temps.

Ma mère !… mon père !… Hélène !… Marguerite ! … Catherine !… vous à qui j’ai dû tant de peines et tant de félicités ! L’espace ou la tombe nous séparent ; à peine ai-je maintenant une pensée pour vous !…

Et sans doute il en sera de même, hélas ! des sentiments, des impressions qui à cette heure occupent mon esprit.

Et pourtant, à cette heure, je ne puis m’empêcher de croire à leur longue durée.

Ah ! mon père… mon père !… vous me disiez une bien terrible, une bien menaçante vérité, en m’affirmant que l’oubli était la seule réalité de la vie !

.........................

Je vais donc rouvrir ce journal que je croyais à tout jamais fermé…

Je croyais aussi mon cœur à tout jamais fermé aux impressions tendres et heureuses.

Puisque j’éprouve encore… écrivons encore…

Il y a environ trois mois qu’un matin je suis sorti par une triste journée d’automne ; il tombait un brouillard épais et froid. Je pris par la ceinture de la forêt, et je m’en allai rêveur, suivi d’un vieux poney noir, le vénérable Blak, qu’autrefois ma cousine Hélène avait souvent monté.

En me promenant la tête machinalement baissée, je revis fraîchement la voie d’un grand sanglier.

Voulant chercher quelque distraction dans les exercices violents, j’avais fait venir de Londres une trentaine de fox-hounds [1], et j’avais monté un assez bon équipage, à la grande joie du vieux Lefort, un ancien piqueur de mon père, que j’avais conservé connue garde général.

En suivant par curiosité la voie du sanglier dont on n’avait pas encore eu connaissance dans la forêt, je quittai la ceinture du bois, je m’enfonçai dans les enceintes, et, après environ trois lieues de marche, j’arrivai à une petite métairie, appelée la ferme des Prés, située sur la lisière de prairies immenses où je perdis les traces du sanglier.

Cette ferme venait d’être récemment affermée à une veuve appelée madame Kerouët. Mon régisseur m’avait dit beaucoup de bien de l’activité de cette femme, qui arrivait des environs de Nantes, la mort de son mari lui ayant fait quitter l’exploitation qu’elle dirigeait avec lui en Bretagne.

Je voulus profiter de l’occasion, qui me conduisait près de la métairie, pour voir ma nouvelle fermière.

La ferme des Prés était dans une situation très-pittoresque. Son bâtiment principal, entouré d’une vaste cour, s’adossait aux confins de la forêt. Cette habitation, jadis consacrée aux rendez-vous de chasse, était bâtie en manière de petit cbâteau, flanquée de deux tourelles. Une porte cintrée, surmontée d’un écusson de pierre sculptée, conduisait au rez-de-chaussée.

Le temps avait donné une couleur grise à ces vieilles murailles bâties avec une antique solidité. Les tuiles de la toiture étaient couvertes de mousse, et des nuées de pigeons fourmillaient sur le cône pointu d’une des tourelles changée en colombier.

Contre l’habitude peu soigneuse de nos fermiers, la cour de cette métairie était d’une extrême propreté : les charrues, les herses, les rouleaux, peints fraîchement d’une belle couleur vert-olive, étaient symétriquement rangés sous un vaste hangar, ainsi que les harnais des chevaux de trait, ou les jougs des bœufs de labour.

Un treillage épais, coupant la cour dans toute sa longueur, la séparait en deux parties, dont l’une était abandonnée aux volatiles de toute espèce, tandis que l’autre, bien sablée d’un sable jaune comme de l’ocre, conduisait à la porte cintrée du petit manoir, de chaque côté de laquelle s’élevait un modeste massif de roses trémières et de soleils.

J’examinais avec plaisir l’intérieur de cette ferme, lorsque j’entendis, avec une incroyable surprise, les harmonieux préludes d’une voix douce et perlée.

Ces sons paraissaient sortir d’une petite fenêtre haute et étroite, située vers le milieu d’une des tourelles et extérieurement garnie d’un épais rideau de volubilis et de capucines.

Au prélude succéda un silence, et bientôt la voix chanta la romance du Saule de l’Otello de Rossini.

Cette voix, d’une remarquable étendue, révélait une excellente méthode. Son expression était pleine de charme et de mélancolie.

Ma surprise fut extrême ; le chant avait cessé, et pourtant j’écoutais encore, lorsque je vis paraître sur le seuil de la petite porte cintrée une femme de cinquante ans environ, vêtue d’une robe noire et d’un bavolet blanc comme la neige.

Lorsque cette femme m’aperçut, elle me regarda d’un air à la fois inquiet et interrogatif Elle était de taille moyenne, robuste, brune et hâlée ; sa physionomie avait une expression de franchise et de douceur remarquable.

« Qu’y a-i-il pour votre service, monsieur ? — me demanda-t-elle avec une demi-révérence qu’elle crut devoir à mon pauvre vieux poney, et à mon costume de gentleman-farmer [2], comme disent les Anglais.

Il commence à pleuvoir, madame ; voulez-vous me permettre de rester ici un moment à l’abri, et me dire si je suis bien loin du village de Blémur ?

Cette interrogation n’était qu’un prétexte pour gagner du temps et tâcher d’apercevoir la Desdemona.

— Le village de Blémur, sainte Vierge ! mais vous n’y arriverez pas avant la nuit noire, monsieur, quoique vous ayez là un fameux petit cheval, — dit la fermière en regardant Blak d’un œil de connaisseuse.

— Ne faut-il pas suivre la route royale de la forêt pour aller à Blémur ?

— Tout droit, monsieur ; d’un bout elle va à Blémur, de l’autre au château de Cerval, et elle a trois bonnes lieues de longueur, à ce qu’on dit du moins, car je ne suis pas très-ancienne dans le pays.

— Vous me permettez donc, madame, de rester sous ce hangar jusqu’à ce que l’averse soit passée ?

— Mieux que cela, monsieur ; entrez chez nous, vous y serez mieux.

— J’accepte, madame, quoiqu’à voir ce hangar si parfaitement bien arrangé, on puisse se croire dans un salon, »

Ce compliment sembla fort du goût de madame Kerouët, qui me dit en se rengorgeant :

« Ah dame ! monsieur, c’est que dans notre Bretagne, voilà comme sont toujours tenues les métairies. »

Tout en causant avec la fermière, je n’avais pas perdu de vue la petite fenêtre de la tourelle ; plusieurs fois même je crus voir une main blanche écarter discrètement quelques brins du rideau de verdure qui voilait la croisée.

Madame de Kerouët me précéda dans la ferme. J’attachai Blak, et je suivis la bonne dame dans l’intérieur de la maison.

À gauche de la porte était une vaste cuisine ornée de tous ses accessoires de cuivre et d’étain, que deux robustes paysannes étaient occupées à fourbir, et qui brillaient comme de l’or et comme de l’argent.

À droite on entrait dans une grande chambre à deux lits à colonnes torses, garnis de leurs draperies de serge verte festonnée de rouge ; ces deux lits étaient séparés par une haute cheminée où flambait un bon feu de pommes de pin, et sur laquelle on voyait, pour tout ornement, une petite glace dans sa vieille bordure de laque rouge, et deux groupes de figures en cire sous verre : un saint Jean avec son mouton, et une sainte Geneviève, je crois, avec sa biche.

Entre deux croisées à petits carreaux était accrochée au mur une antique pendule dite Coucou ; de sa boite grise peinte de fleurs roses et bleues pendaient deux plombs attachés à des cordes de grandeur inégale. Enfin, un rouet, un grand fauteuil de tapisserie réservé sans doute à la fermière, une chaise pour la Desdemona, deux escabeaux pour les paysannes, un dressoir chargé de faïence et une table ronde de bois de noyer, bien cirée, complétaient l’ameublement de cette pièce, qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher.

Depuis le plancher jusqu’aux carreaux des fenêtres, tout étincelait de propreté. Aux solives brunes et apparentes étaient suspendues de longues guirlandes de raisins conservés pour l’hiver, et les murs, blanchis à la chaux, étaient ornés de quelques cadres de bois noir, renfermant une suite de gravures coloriées empruntées à l’histoire de l’Enfant Prodigue.

La fermière recevait mes compliments sur la tenue de sa maison avec un certain orgueil, lorsque la porte s’ouvrit, et la jeune fille ou la jeune femme qui chantait si bien parut…

Lorsqu’elle me vit, elle rougit beaucoup, et fit un mouvement pour se retirer.

« Mais reste donc, Marie, » lui dit madame Kerouët avec affection.

Je ne pus voir cette figure d’une beauté enchanteresse sans me rappeler le divin caractère des vierges de Raphaël [3].

Mon admiration fut si significative, mon étonnement de rencontrer tant de perfections au fond d’une ferme fut si grand, et je cachai sans doute si peu ces impressions, que Marie parut très-interdite.

— C’est ma nièce, monsieur, — me dit la fermière, qui ne s’aperçut ni de ma surprise ni du trouble de Desdemona. — C’est la fille de mon pauvre frère, tué à Waterloo, lieutenant de la vieille garde… Nous avons pu, grâce à la protection de monseigneur l’évêque de Nantes, faire entrer Marie à Saint-Denis, où elle a été élevée comme une demoiselle ; elle est restée là jusqu’à l’époque de son mariage, qui a eu lieu à Nantes, il y a bientôt un an, — dit madame Kerouët avec un soupir. Puis elle reprit : — Mais asseyez-vous donc, monsieur ; et toi, Marie, va donc chercher une bouteille de vin et un morceau de galette chaude.

— Mille grâces, madame, — lui dis-je, — je ne prendrai rien… Une fois la pluie passée, je me remettrai en route. »

Sans doute embarrassée de sa contenance, Marie prit le rouet de sa tante.

« Vous allez peut-être au château de Cerval ? — me dit la fermière.

— Non, madame ; je vous ai dit que j’allais à Blémur.

— Ah ! oui, à Blémur… pardon, monsieur… cela vaut mieux pour vous…

— Comment, madame ? le maître du château de Cerval est-il donc inhospitalier ?

— Je ne sais pas, monsieur ; mais on dit qu’il n’a pas plus envie de voir des figures humaines, que les figures humaines n’ont envie de le voir, — reprit madame Kerouët.

— Et pourquoi cela ? il vit donc bien solitaire ?

— Hum, hum ! — fit la fermière en secouant la tête, — j’arrive dans le pays, et je ne puis pas savoir si les vilaines histoires qu’on débite sur lui sont vraies ; et puis d’ailleurs, monsieur, le comte est notre maître, et un bon maître, dit-on ; aussi je ne dois pas parler de ce qui ne me regarde pas. Mais, Marie, tu me mêles encore tout mon lin. — s’écria-t-elle en s’adressant à la jeune femme. — Tu ne sauras jamais te servir d’un rouet : donne-moi ma quenouille.

— Et vous, madame, — demandai-je à Marie, — avez-vous des renseignements plus certains que ceux de madame votre tante sur ce redoutable habitant de Cerval ?

— Non, monsieur ; j’ai seulement entendu dire que M. le comte vivait très-retiré ; et comme j’aime aussi beaucoup la solitude, je comprends parfaitement ce goût-là chez les autres.

— Vous avez tant de moyens de charmer votre retraite, madame, que je conçois sans peine qu’elle vous paraisse agréable : d’abord, vous êtes excellente musicienne… je puis le dire, car j’ai été assez heureux pour vous entendre.

— Et elle dessine, et elle peint aussi, — ajouta madame Kerouët avec fierté.

— Alors, madame, — dis-je à Marie, — j’ose vous prier, au nom d’une occupation qui nous est chère et commune, de m’appuyer auprès de madame votre tante pour qu’elle m’accorde la permission de prendre quelques vues de cette ferme dont je trouve la position charmante.

— Vous n’avez pas besoin de la protection de Marie pour cela, — dit madame Kerouët ;

— Vous pouvez faire tous les dessins que vous voudrez, ça ne peut nuire à personne. »

Je remerciai la fermière ; et, ne voulant pas trop prolonger cette première visite, je remontai à cheval et je partis.

Par bizarrerie je voulus conserver l’incognito, d’ailleurs très-facile à garder pendant quelque temps ; car la ferme des Prés était fort éloignée de Cerval, et les habitants ou les laboureurs de cette métairie n’y venaient que fort rarement.

Le lendemain de ma première entrevue avec Marie, je me munis d’un complet attirail de peinture, car depuis mon retour à Cerval j’avais aussi cherché quelques distractions dans les arts, et monté sur le bon vieux Blak, je me rendis à la ferme des Prés.

Grâces à mes fréquentes visites, la confiance s’établit peu à peu entre Marie, sa tante et moi.

Comme je ne voyais jamais M. Belmont, que je supposais en voyage, je m’abstins de toute question à son sujet. Je dessinai la ferme sous tous ses aspects, et j’en offris deux ou trois vues à madame Kerouët qui en fut enchantée. Souvent Marie peignait avec moi : son talent était fort remarquable.

Contre l’habitude des jeunes filles, Marie avait pris très au sérieux l’excellente éducation qu’on donne ordinairement dans les établissements tels que celui de Saint-Denis. Avide de savoir, elle n’avait négligé aucun des enseignements, aucun des arts utiles ou agréables qu’on professait dans cette institution : aussi, cette heureuse nature ainsi cultivée s’était-elle admirablement développée.

À une instruction solide, étendue, variée, elle joignait une vocation très-heureuse pour les arts. Mais Marie semblait ignorer ce qu’il y avait de charmant dans le rare assemblage de ces dons si divers ; elle n’en ressentait pas d’orgueil, mais une naïve satisfaction de pensionnaire, et me parlait quelquefois de ses succès passés en histoire, en peinture ou en musique, comme d’autres femmes de leurs triomphes de coquetterie.

Marie avait dix-huit ans, et l’heureuse et mobile imagination d’un enfant. Quand elle fut en confiance avec moi, je la trouvai simple, bonne et gaie, de cette gaieté naïve et douce qui naît de la sérénité de l’âme et des habitudes d’une vie calme, intelligente et noblement occupée. Plus j’étudiais ce caractère ingénu, plus je m’y attachais. Je n’éprouvais pas pour Marie un amour violent et agité ; mais lorsque j’étais près d’elle, je ressentais un bien-être si profond, si suave, que je regrettais peu les émotions tumultueuses de la passion.

Chose étrange, quoique Marie fût de la plus angélique beauté, quoique sa taille fût charmante, j’étais beaucoup plus occupé de son esprit, de sa candeur, des mille aspirations de sa jeune âme, que de la perfection de ses traits. Jamais je ne lui avais fait le moindre compliment sur sa figure, tandis que je ne lui cachais pas l’intérêt infini que m’inspiraient ses talents et son naturel exquis.

Quoiqu’elle fût mariée, il régnait en elle un charme mystérieux et virginal qui m’imposait tellement, que j’étais auprès d’elle d’une timidité singulière.

Madame Kerouët, tante de Marie, était une femme d’un rare bon sens, d’un esprit droit et d’un cœur parfait. Sa piété à la fois douce et fervente lui inspirait les œuvres les plus charitables ; jamais un pauvre ne sortait de la ferme sans un léger secours et sans quelques paroles encourageantes, plus précieuses encore peut-être que l’aumône. Peu à peu je découvrais dans cette femme excellente des trésors de sensibilité et de vertu pratique. Sa conversation m’intéressait toujours, parce qu’elle m’instruisait de mille faits curieux relatifs à l’agriculture. Quelquefois son esprit juste s’élevait très-haut par le seul ascendant d’une foi profonde ; et, je l’avoue, je me demandais en vain le secret d’une religion qui jetait parfois de si vives clartés sur une intelligence naïve et simple.

Je venais assidûment à la ferme depuis deux mois lorsqu’un jour madame Kerouët me dit ; « Vous devez vous étonner, n’est-ce pas, de voir Marie presque veuve ?… Comme vous êtes notre ami, je vais vous raconter cette triste histoire. Figurez-vous, monsieur, que mon mari et moi nous tenions à bail une ferme à Thouars, près de Nantes. Cette ferme appartenait à M. Duvallon, très-riche armateur de la ville, qui avait commencé sa fortune en faisant la course comme corsaire pendant la guerre avec les Anglais. Quoiqu’il fût bourru, M. Duvallon était bon ; il aimait beaucoup mon mari. Un jour, Kerouët lui parla de notre nièce qui allait bientôt sortir de Saint-Denis. Avec sa belle éducation, cette chère enfant ne pouvait épouser un paysan, et nous n’étions pas assez riches pour la marier à un monsieur. Voyant notre embarras, M. Duvallon dit à Kerouët : « Si votre nièce est raisonnable, moi je me charge de l’établir. — Avec qui ? — demanda mon mari. — Avec un vieux camarade à moi, un capitaine au long cours, qui veut se retirer du commerce et vivre désormais en bourgeois. Il vient d’arriver ici. Il est riche. Ce n’est pas un muscadin, mais il est pur comme l’or, franc comme l’osier, et il fera, j’en suis sûr, le bonheur de votre nièce. » Kerouët revint me dire cela, c’était un vrai bonheur pour nous, et surtout pour Marie, la pauvre orpheline. C’était au mois d’octobre de l’année passée. Marie, ayant dix-huit ans, ne pouvait plus rester à Saint-Denis. Nous la faisons donc venir à la ferme, et nous convenons d’un jour pour que M, Duvallon nous amenât M. Belmont, son ami, qui voulait voir notre nièce avant de rien conclure, bien entendu. Ce jour-là, c’était un dimanche. Notre ferme était bien proprette, Kerouët, Marie et moi bien attifés, lorsque M. Duvallon arrive en cabriolet avec son ami. — Que voulez-vous, monsieur ? Sans doute, son ami n’était pas, comme on dit, un joli garçon, mais il avait la croix d’honneur, la figure d’un brave homme, et il semblait encore très-vert pour son âge, qui pouvait être de quarante-cinq à cinquante ans. Ce monsieur fut très-aimable pour nous. De temps à autre je regardais Marie ; elle n’avait pas l’air de s’affoler beaucoup de M. Belmont, mais je savais qu’elle était raisonnable ; et puis, monsieur, avec son éducation, je pensais qu’il lui fallait, avant tout, une certaine aisance, et que nous devions sacrifier bien des choses à cela. C’était un malheur, sans doute, mais il n’y avait pas à balancer. Ces messieurs partis, nous disions franchement à Marie tout ce qui en est. Dame ! monsieur, il y a bien eu des larmes de versées, et par elle et par moi, et par mon pauvre Kerouët ; car notre chère enfant était bien jeune, et M. Belmont bien vieux pour elle… mais au moins le sort de Marie était assuré, et nous pouvions mourir tranquilles. Elle comprit cela, se résigna, et le lendemain, quand M. Duvallon revint, notre parole fut donnée. Pendant une quinzaine, M. Belmont vint nous voir tous les jours. Quoiqu’on dise les marins rudes et bourrus, lui était très-doux, très-bon, très-complaisant, et Marie finit par le voir sans répugnance et par être touchée des preuves de tendresse qu’il lui donnait. Et puis nous ne devions pas nous quitter, il devait acheter un petit bien de campagne près Thouars, et ainsi nous verrions tous les jours Marie. Enfin, elle s’habitua si bien à M. Belmont, qu’elle consentit à faire son portrait. Elle l’a en haut, dans son cabinet de la tourelle, où elle ne veut permettre à personne d’entrer… Il est d’une ressemblance extraordinaire. À la fin de décembre, M. Belmont nous dit qu’il allait aller à Paris pour acheter la corbeille, le mariage devant avoir lieu à Nantes dans le courant de janvier. Après une quinzaine de jours, M. Belmont revint de Paris avec des choses superbes pour Marie.

« Depuis le triste événement qui nous a séparés, je me suis rappelé qu’à son retour de Paris M. Belmont me parut souvent soucieux ; mais il se montra toujours bon et aimable pour nous ; seulement, au lieu d’attendre le commencement de février, époque fixée d’abord pour le mariage, il insista pour que son mariage avec Marie fût avancé. Nous consentîmes à ce qu’il demandait, et le mariage eut lieu le 17 janvier… un vendredi. On signa le contrat le matin. M. Belmont reconnaissait six mille livres de rente à ma nièce. Pour des gens comme nous, c’était bien beau, n’est-ce pas, monsieur ? Après le contrat, nous allons à la mairie, puis à l’église, et nous revenons dîner à la maison de campagne de M. Duvallon, témoin de M. Belmont. Nous nous mettons à table ; au moment du dessert, voilà M. Belmont qui commence à chanter des couplets qu’il avait justement composés sur son mariage, le pauvre cher homme, lorsque tout à coup arrive de Nantes un domestique de M. Duvallon. Il remet une lettre à son maître. M. Duvallon pâlit, se lève de table, et s’écrie : « Belmont, écoute !… » Je me rappelle que ce cher M. Belmont chantait à ce moment-là un couplet qui commençait par : — L’hyménée secoue son flambeau. M. Belmont se lève, mais à peine a-t-il lu la lettre que lui montre M. Duvallon, qu’il fait une ligure… ah ! monsieur, une figure si terrible… que je suis encore à comprendre comment un homme qui avait l’air si bon ordinairement, pouvait avoir parfois une physionomie si farouche. Puis se remettant, il s’approche de Marie, l’embrasse, et lui dit : « Ne t’inquiète pas de moi, ma petite femme, tu auras bientôt de mes nouvelles ; » puis il disparaît avec M. Duvallon, qui nous dit en s’en allant : « Belmont est compromis dans une affaire politique comme… carbonaro… oui, c’est bien cela, carbonaro, — ajouta madame Kerouët en rappelant ses souvenirs. — Il faut qu’il s’échappe… sa vie en dépend. Si on vient pour l’arrêter, tâchez de retenir le commissaire le plus longtemps possible.

« Il y avait à peine un quart d’heure qu’ils étaient partis tous deux, qu’un officier de gendarmerie arrive ici en voiture avec un commissaire de police, comme l’avait prévu M. Duvallon. On demande où est M. Belmont, capitaine au long cours. — Vous pensez bien que nous ne disons mot. On cherche, on cherche, on ne trouve rien, et ça dure au moins deux heures. — Le commissaire allait s’en aller, lorsque quelqu’un de la noce ayant parlé par hasard du trois-mâts la Belle Alexandrine, qui avait dû partir de Nantes dans la journée, le brigadier de gendarmerie s’écria : — Et la marée est pour trois heures ! Il en est cinq ! Avant que nous soyons de retour à Nantes, il en sera sept… Si notre homme a profité de ce bâtiment, à sept heures du soir il sera hors de la rivière et à l’abri de nos recherches !… » — Et là-dessus, ils remontent en voiture avec le commissaire, et retournent à Nantes bride abattue ; mais ils arrivèrent trop tard. Ce cher Belmont avait heureusement pu s’embarquer sur la Belle Alexandrine, qui partait pour la Havane. C’est M. Duvallon qui est venu le lendemain nous donner ces détails. Hélas ! monsieur, un malheur n’arrive jamais seul. Deux mois après cet événement, mon pauvre Kerouët est mort d’une fluxion de poitrine ; M. Duvallon a vendu sa ferme de Thouars, et je me serais trouvée sans ressources si le régisseur du château de Cerval, qui connaissait Kerouët, et qui savait que j’étais en état de bien tenir une métairie, ne m’avait proposé cette petite ferme, où je me plais assez, quoique je regrette, hélas ! tous les jours mon pauvre Kerouët, et que je sois bien inquiète du sort de M. Belmont, qui ne nous a écrit qu’une fois par un vaisseau nantais que la Belle Alexandrine a rencontré en pleine mer. Dans cette lettre M. Belmont nous dit de nous tranquilliser, et qu’un jour ou l’autre il reviendra nous surprendre… Quant à Marie, je ne peux pas dire, la chère enfant, qu’elle regrette beaucoup M. Belmont ; elle ne le connaissait pas assez pour cela ; mais, moi, monsieur, je le regrette pour elle ; car, que demain je meure, que fera-t-elle ? Ajoutez à cela qu’elle est si scrupuleuse, qu’il est impossible de la décider à toucher un sou des six mille francs que M. Belmont lui a reconnus, et que M. Duvallon nous envoie tous les trois mois. Nous reportons l’argent chez un notaire de Nantes, où il restera jusqu’à l’arrivée de M. Belmont, qui reviendra maintenant, Dieu sait quand. »

Tel fut à peu près le récit de madame Kerouët. En effet, à l’époque du départ de M. Belmont on avait découvert plusieurs conspirations libérales, à ce moment les sociétés secrètes s’organisaient d’une manière formidable ; il était donc probable que M. Belmont avait été gravement compromis dans quelque complot contre l’État.

Depuis cette confidence de sa tante, Marie me parut plus charmante encore…

Je continuai d’aller chaque jour à la ferme ; quelquefois même, lorsque la neige tombait, ou que le froid était trop vif, la bonne madame Kerouët m’invitait instamment à passer la nuit à la métairie, et se lâchait très-sérieusement lorsque je parlais de me mettre en route par la nuit et par les mauvais chemins de la foret pour regagner Blémur, où j’étais censé demeurer.

Si je me décidais à rester, Marie ne cachait pas sa joie naïve : c’était alors presque fête à la ferme. Madame de Kerouët s’occupait des préparatifs et des détails du diner, et Marie, qui partageait la chambre de sa tante, veillait avec une grâce attentive et charmante à ce que rien ne manquât dans la petite pièce qui m’était destinée dans une des tourelles.

Cette hospitalité si bonne, si prévenante, me touchait profondément ; et puis ce qui me prouvait la pureté des sentiments de ces deux femmes et leur généreuse confiance en moi, c’est que jamais il ne leur était venu à l’esprit que la fréquence de mes visites pourrait les compromettre. Ma venue leur plaisait ; j’animais, j’égayais leur solitude ; et si je les remerciais avec effusion de toutes leurs bontés pour moi, madame Kerouët me disait naïvement : — N’est-ce pas à nous, pauvres fermières, d’être reconnaissantes de ce que vous venez, vous, monsieur, un artiste (je passais pour un peintre ), nous aider à passer nos longues soirées d’hiver, en faisant pour cela presque tous les jours trois lieues pour venir et trois lieues pour vous en aller… et encore par des temps affreux ? Tenez, monsieur Arthur, — ajoutait cette excellente femme, — je ne sais pas comme cela s’est fait, mais maintenant vous êtes comme de notre famille, et s’il fallait renoncer à vous voir, nous en serions bien malheureuses et bien tristes, n’est-ce pas, Marie ?

— Oh ! certainement, ma tante, — disait Marie avec une adorable candeur.

J’avais su que Marie manquait de livres : elle parlait à merveille italien et anglais ; je fis acheter à Paris une bibliothèque complète, en donnant ordre de l’envoyer d’abord à Nantes, et de Nantes de l’adresser à la ferme.

Ainsi que je l’espérais, l’envoi de ces livres fut attribué à un souvenir de M. Belmont, ou de son ami M. Duvallon. Par ce moyen, je parvins à entourer Marie et sa tante d’un certain bien-être intérieur qui leur manquait, et peu à peu, quelques meubles précieux, des tapis, arrivèrent à la ferme, et furent reçus avec joie, toujours comme une attention du proscrit ou de son ami.

Dans sa reconnaissance, Marie écrivit une charmante lettre de remercîments à M. Duvallon, qui répondit ne pas comprendre un mot à la gratitude de madame Belmont.

Craignant les éclaircissements, j’engageai madame Kerouët à ne plus parler de ces bienfaits, lui faisant entendre que sans doute M. Belmont avait des raisons sérieuses pour en dissimuler la source.

L’anniversaire de la naissance de Marie approchait. Ce jour-là elle devait seulement me permettre l’entrée de la petite chambre mystérieuse dont elle avait fait son cabinet de travail, ce qu’elle m’avait refusé jusqu’alors.

Sachant que cette pièce était absolument semblable à celle que j’habitais dans la tourelle opposée, quand je restais à la ferme, je pris les mesures nécessaires, et je fis venir de Paris, toujours par Nantes, ce qu’il fallait pour la meubler arec beaucoup d’élégance. Un des plus grands regrets de Marie était de n’avoir ni piano ni harpe. Je demandai aussi deux de ces instruments, qui devaient également arriver à la ferme pour l’anniversaire de la naissance de Marie.

Tous ces détails me causaient un plaisir infini.

Chaque jour, bien enveloppé, je partais de Cerval sur mon poney, bravant la pluie et la neige ; j’arrivais à la ferme, où je trouvais chez moi un bon feu pétillant. Je m’habillais avec quelque recherche, malgré les éternelles moqueries de la digne fermière, qui me reprochait d’être trop coquet, puis je descendais dans la grande chambre.

Si le temps n’était pas trop mauvais, Marie prenait mon bras, et nous allions courageusement affronter la bise et le froid, gravir nos âpres montagnes, y cueillir des plantes pour l’herbier de Marie, ou parcourir la forêt en nous amusant à surprendre au milieu de ces solitudes la biche et son faon.

Pendant ces longues promenades, Marie toujours vive, rieuse et folâtre, toujours pensionnaire, me traitait comme un frère. Dans sa chaste ignorance, elle me mettait souvent à de rudes épreuves : tantôt c’était sa collerette à rattacher, tantôt ses longs cheveux à renouer sous son chapeau, ou quelque lacet de son brodequin à repasser dans son œillet.

Aussi, dans ces excursions lointaines, en contemplant avec adoration la délicieuse figure de Marie, qui, sous sa chevelure couverte d’un givre brillant, ressemblait à une rose épanouie sous la neige, que de fois un aveu me vint aux lèvres !… Mais Marie, croisant ses deux bras sur le mien, s’appuyait sur moi avec tant de confiance, elle me regardait avec tant de candeur et tant de sérénité, que chaque jour je remettais cet aveu au lendemain.

Je craignais qu’un mot hasardé ou prématuré ne vînt détruire ce bonheur calme et pur.

J’attendais patiemment… Je ne m’abusais pas sur le sentiment que j’inspirais à Marie : sans prétention sotte, sans fatuité ridicule, je ne pouvais me refuser à l’évidence. Depuis plus de deux mois je la voyais presque chaque jour ; mes soins pour elle, si jeune, si naïve, si peu habituée aux séductions du monde, l’avaient sensiblement touchée ; mais j’avais aussi reconnu en elle des principes si arrêtés, des sentiments religieux si prononcés, un instinct de devoir si profond, que je devais m’attendre à une lutte longue et douloureuse peut-être, et pourtant mille riens très-significatifs me donnaient la mesure d’une affection que Marie ignorait peut-être encore elle-même.

Le soir, lorsque j’avais dîné à la ferme, madame Kerouët, assise au coin du feu dans son grand fauteuil de tapisserie, filait sa quenouille, tandis que Marie et moi, réunis à la même table, nous mettions en ordre les récoltes de nos herborisations d’hiver.

Lorsqu’il fallait fixer sur le papier les légers filaments des plantes, souvent nos mains s’effleuraient ; souvent lorsque, tous les deux courbés sur la table, nous semblions très-attentifs à nos importants travaux, mes cheveux touchaient les cheveux de Marie, ou bien son souffle jeune et frais venait caresser ma joue.

Alors Marie rougissait, son sein s’agitait rapidement, son regard devenait distrait, et quelquefois sa main s’affaissait sur le papier…

Puis, semblant sortir d’un rêve, elle me disait d’un ton de reproche affecté : « Mais voyez donc comme cette plante est mal placée…

— C’est votre faute, — répondais-je en riant : — vous ne voulez ni m’aider, ni tenir le papier.

— Du tout : c’est vous qui n’avez pas la moindre patience, et qui craignez toujours de vous mettre de la gomme aux doigts en collant les bandelettes.

— Ah ! les vilains disputeurs ! — disait madame Kerouët, — ils ne valent pas mieux l’un que l’autre ! »

D’autres fois, nous lisions tour à tour et à haute voix les romans de Walter Scott, auxquels madame Kerouët prenait un vif intérêt. La voix de Marie était suave et douce : un de mes plus grands bonheurs était de l’entendre lire.

Mais j’éprouvais un bonheur plus grand encore peut-être à la contempler. Aussi, lorsque je prenais le roman à mon tour, si je trouvais quelque allusion à mon amour, je lisais d’abord la phrase des yeux, puis je la disais tout haut de mémoire, en attachant sur Marie un regard passionné.

Quelquefois Marie baissait les yeux et prenait une physionomie sévère, d’autres fois elle rougissait, et, du bout de son joli doigt, elle me faisait impérieusement signe de regarder mon livre.

J’imaginai autre chose ; j’ajoutai, en les improvisant, des passages entiers au livre que je lisais, afin d’y peindre plus clairement encore à Marie tout ce qu’elle m’inspirait, lorsque la situation que peignait le roman pouvait s’y prêter.

Ainsi, nn soir, dans cette scène si chaste et si passionnée, où Ivanhoé déclare son amour à la belle Saxonne, je substituai à tout ce que disait le Croisé un long monologue dans lequel je fis les rapprochements les plus directs entre Marie et moi, en lui rappelant avec tendresse mille souvenirs de nos promenades et de nos entretiens.

Marie, émue… troublée, me regarda d’un air mécontent.

Je m’arrêtai…

« Je ne voulais pas vous interrompre, monsieur Arthur, — me dit madame Kerouët, — car je trouve que vous n’avez jamais mieux lu qu’aujourd’hui. »

Puis, posant sa quenouille, elle dit naïvement :

« Ah ! j’avoue qu’il faudrait qu’une femme fût de rocher pour ne pas avoir pitié d’un amoureux qui parle ainsi. Je ne m’y connais pas, mais il me semble qu’on ne pouvait pas dire autre chose que ce qu’Ivanhoé dit là… tant c’est vrai et naturel…

— Oh ! c’est très-beau, en effet, — dit Marie ; — mais monsieur Arthur doit être fatigué : je vais lire à mon tour. »

Et prenant, presque malgré moi, le livre que j’avais sur les genoux, elle chercha le passage improvisé, et ne l’y trouva pas.

« Les pages que vous venez de nous lire sont si belles que je voudrais les relire, — me dit méchamment Marie.

— Tu as raison, Mario, — dit sa tante ; — moi aussi, je les entendrais avec plaisir encore une fois.

— Ah ! mon Dieu, déjà dix heures ! — m’écriai-je pour sortir d’embarras. — Il faut que je parte…

— C’est vrai… déjà ! — dit madame Kerouët en regardant sa pendule.

Ordinairement, an moment de mon départ, Marie allait à la fenêtre pour voir quel temps il faisait : cette fois elle resta immobile.

Sa tante lui dit : « Mais vois donc s’il neige, mon enfant. »

Marie se leva et revint dire : « Il neige beaucoup.

— Il neige beaucoup… comme tu dis cela avec indifférence !… Pense donc que monsieur Arthur a trois lieues à faire en pleine nuit, en pleine forêt. »

Je cherchai le regard de Marie. Elle détourna la vue ; je lui dis tristement : « Bon soir, madame…

— Bon soir, monsieur Arthur, » me répondit-elle sans jeter les yeux sur moi.

J’entendis le hennissement d’impatience de mon vieux Black, que m’amenait un garçon de ferme.

J’allais sortir de la chambre, lorsque Marie, profitant d’un moment où sa tante ne pouvait la voir, s’approcha de moi et, me prenant la main, me dit avec une émotion profonde :

« Je vous en veux beaucoup… vous ne savez pas tout le mal que vous me faites ! »

Ces mots n’étaient pas un aveu… et pourtant, malgré la nuit, malgré la neige, je rentrai à Cerval la joie dans le cœur…

.........................

De cette soirée data mon premier espoir.

Il y a huit jours de cela.

Demain est le jour anniversaire de la naissance de Marie, jour solennel où nous devons inaugurer le mystérieux cabinet de la tourelle.


CHAPITRE LXIII.

LE PORTRAIT.

Cerval, 10 décembre 18..

Je puis à peine croire ce que j’ai vu aujourd’hui…

Bizarre destinée que la mienne !

Ce matin, ainsi que nous en étions convenus, je me suis rendu à la ferme…

C’était l’anniversaire de la naissance de Marie ; elle devait me permettre l’entrée du cabinet mystérieux qu’elle occupe dans une des tourelles. C’est là qu’elle a fait placer la harpe et le piano récemment arrivés de Nantes.

« Venez voir ma retraite, » me dit Marie après déjeuner.

Nous montons dans la tourelle avec madame Kerouët.

Nous entrons : que vois-je ?…

En face de moi… dans un large cadre doré… le portrait du pirate de Porquerolles ! du pilote de Malte !…

« Comment avez-vous ce portrait ?… Savez-vous quel est cet homme ? — m’écriai-je en m’adressant aux deux femmes qui me regardaient avec le plus grand étonnement.

— C’est moi qui ai peint ce portrait… et cet homme est M. Belmont, — me dit naïvement Marie.

— M. Belmont !!!

— Sans doute, c’est mon mari… Mais qu’avez-vous donc, monsieur Arthur ?… Pourquoi cette surprise, cette stupeur ?

— Avez-vous rencontré M. Belmont quelque part ? — me demanda madame Kerouët.

Je croyais rêver ou être la dupe d’une ressemblance extraordinaire.

— En effet, — dis-je à madame Kerouët, — j’ai déjà rencontré M. Belmont en voyage… ou plutôt quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup… Car certaines circonstances ne me permettent pas de croire que la personne dont je veux parler soit effectivement le M. Belmont dont voici le portrait.

— Il y a un moyen bien simple pour savoir si votre Belmont est le nôtre, c’est-à-dire celui du portrait… Comment a-t-il les dents, votre monsieur Belmont ? — me dit la tante de Marie…

Plus de doute… c’était lui ! — pensai-je. — Il a les dents comme personne ne les a, — lui dis-je, très-aiguës et très-séparées…

— C’est cela même, — dit madame Kerouët en riant. — Aussi en plaisantant nous l’appelions l’ogre

C’était bien lui !!!

Tout s’expliquait clairement.

Au bal du château, l’ambassadeur d’Angleterre m’avait averti qu’on était sur les traces du pirate et qu’on espérait l’atteindre ; ce bal avait lieu vers le milieu de janvier, époque à laquelle Belmont était revenu à Nantes pour presser son union avec Marie.

Notre rencontre aux Variétés et la crainte d’être découvert avaient sans doute causé l’inquiétude que madame de Kerouët avait remarquée en lui depuis cette époque.

Aussi, sans l’avis qui le prévint de l’arrivée du commissaire et de l’officier de gendarmerie, ce misérable aurait été arrêté le jour même de son mariage. Enfin je comprenais parfaitement que M. Duvallon, témoin du pirate, l’eût montrer aux yeux de Marie et de sa tante comme une victime politique, afin de leur cacher la véritable cause des poursuites qu’on exerçait contre lui.

Ce Duvallon savait-il le métier infâme de Belmont ? ou avait-il aussi été abusé par lui ?

Toutes ces pensées se heurtèrent confuses dans ma tête, et me préoccupèrent tellement que je quittai la ferme beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, prétextant une migraine, et laissant Marie et sa tante inquiètes et chagrines de mon brusque départ.

Ce jour, qui devait être une sorte de petite fête pour nous, finit ainsi bien tristement.

Que dois-je faire ?

J’aime Marie de toutes les forces de mon âme. Ce n’est plus un crime de l’enlever à Belmont, à ce brigand, à cet assassin ; c’est une noble, c’est une généreuse action.

Marie a été indignement trompée. Sa famille a cru l’unir à un brave et honnête marin, et non pas à un homme infâme… Ce mariage est nul devant la raison et devant l’honneur, il doit être nul aussi devant les hommes ! Aujourd’hui même j’apprendrai tout à ces malheureuses femmes…

Mais me croiront-elles ? quelles preuves leur donnerai-je de ce que j’avance ?

Et puis il y a dans cette dénonciation de ma part quelque chose de bas qui me répugne.

Après tout, Marie est légitimement la femme de Belmont, j’aime Marie… cet amour met presque cet homme à mon niveau.

Maintenant c’est une lutte ouverte entre lui et moi. J’ai déjà l’avantage puisqu’il est absent ; il n’est pas loyal d’augmenter encore mes chances par une délation.

Enfin, si Marie m’aime assez pour vaincre ses scrupules, pour oublier ses devoirs envers un homme qu’elle croit honnête et bon, ne serai-je pas plus orgueilleux de mon bonheur, que si elle croyait ne me sacrifier qu’un homme indigne d’elle, qu’un homme que la justice peut chaque jour réclamer comme sa proie ?

Décidément je ne dirai rien…

Mais si cet homme revient ?… Mon Dieu, quelle affreuse idée !

Marie est sa femme, après tout, et c’est le hasard seul qui l’a préservée de la souillure de cet homme infâme.

Mes scrupules sont fous, sont stupides… Je ne sais pourquoi j’hésite à tout dire à Marie…

Mais à quoi bon ? Cette confidence préviendra-t-elle… empêchera-t-elle le retour de cet homme ?

D’un moment à l’autre il peut arriver…

Que faire… que faire ?…


Cerval, le 12 décembre 18..

Mon incognito est découvert, Marie sait qui je suis.

Hier je suis allé à la ferme.

J’étais toujours dans l’irrésolution sur ce que je devais dire relativement au pirate.

Nous causions avec Marie et sa tante, lorsque mon régisseur est entré.

Je suis devenu très-rouge, très-embarrassé : le bourreau ne s’en est pas aperçu ; il m’a fait un respectueux et profond salut.

« Tiens, vous connaissez M. Arthur ? — lui a demandé madame Kerouët.

— Si j’ai l’honneur de connaître monsieur le comte ?… — a répété le régisseur avec étonnement.

— Monsieur le comte !! — s’écrièrent à la fois madame Kerouët et Marie en se levant d’un air interdit.

Craignant que cet homme interprétât mal le motif qui m’avait engagea cacher mon nom, je lui dis : — Vous êtes très-maladroit, mon cher monsieur Rivière. Je désirais avoir par moi-même quelques renseignements sur cette métairie, dont je pense augmenter le bail, et vous venez tout gâter… Veuillez, je vous prie, aller m’attendre à Cerval : j’ai à causer avec vous à ce sujet. — Le régisseur sortit. — Vous nous avez trompées… monsieur le comte !… — me dit madame Kerouët avec beaucoup de dignité. — C’est mal à vous…

Marie ne dit pas un mot, et disparut sans me regarder.

— Et pourquoi cela est-il mal ? — dis-je à cette excellente femme. — Si je m’étais nommé, je ne sais quels scrupules vous auraient peut-être empêchée de me témoigner cette franche et cordiale affection que vous m’avez toujours montrée… j’aurais été pour vous le maître de cette ferme et non pas votre ami…

— L’amitié n’est sûre, n’est possible, qu’entre pareils, monsieur le comte, — dit madame Kerouët d’un air froid.

— Mais en quoi nos positions sont-elles dépareillées à cette heure ? Si mon amitié vous a plu jusqu’ici… pourquoi changer nos relations ? … pourquoi oublier quatre ou cinq mois d’intimité charmante ?…

— Je ne les oublierai pas, monsieur le comte ; mais elles feront place à des sentiments plus convenables à la modeste position de Marie et de moi.

Une fille de ferme vint chercher madame Kerouët pour la prier de se rendre auprès de Marie.

Elle me salua respectueusement et sortit.

Je quittai la métairie dans un violent accès de colère contre mon régisseur…

Puis je réfléchis qu’après tout cet incognito ne pouvait toujours durer, et que cette découverte, en choquant d’abord Marie, ne pouvait en rien altérer son amour pour moi…


Cerval, 15 décembre 18..

J’ai revu Marie.

Pendant quelques jours je l’ai trouvée triste et affligée de ma dissimulation, qu’elle ne s’explique pas.

Elle m’a demandé pourquoi j’avais ainsi caché mon nom ; je lui ai répondu que sachant que des bruits, aussi faux que fâcheux, étaient parvenus jusqu’à elle, et me peignaient sous les couleurs les moins favorables, j’avais préféré garder l’incognito.

Elle m’a cru difficilement ; mais enfin je suis parvenu à chasser de son esprit ces impressions malheureuses.

Quoique madame Kerouët me boude encore quelquefois, nos relations, d’abord un peu refroidies, ont repris tout leur charme.


Cerval, 20 décembre 18..

Marie m’aime… elle m’aime !… je n’en puis plus douter… Que cette date vive à jamais dans mon cœur !…

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Cerval, 30 décembre 18..

Quel événement !… Non, non, mille fois non ; elle ne quittera pas ce pays… Maintenant j’ai le droit de veiller sur son avenir… jamais je ne l’abandonnerai…

Ce matin un valet de ferme est arrivé au château.

Il m’apportait un billet de Marie.

Elle me priait de venir à l’instant même.

Une heure après j’étais à la métairie.

Je trouvai Marie en larmes, ainsi que sa tante.

« Qu’avez-vous ?… — m’écriai-je.

— Dans cette lettre, — dit madame Kerouët, — M. Duvallon nous écrit qu’il arrive aujourd’hui pour chercher Marie… par ordre de M. Belmont.

— Et vous la laisserez partir ?… — m’écriai-je. — Et vous consentirez à partir, Marie…

Marie, pâle comme une morte, passa les mains sur ses yeux, et s’écria : — Quel réveil… mon Dieu… quel réveil !… je suis perdue !!…

Je fis un signe expressif à Marie… Sa tante, toute préoccupée de ses regrets, ne l’avait pas entendue.

— Ah ! mon Dieu ! — disait madame Kerouët, — quitter mon enfant !… je n’en aurai jamais la force.

— Vous ne la quitterez pas, vous ne pouvez pas la quitter, bonne mère !… et surtout pour la remettre entre les mains d’un homme comme ce Duvallon.

— Hélas ! monsieur, quelle objection pouvons-nous faire ?… M. Duvallon n’est-il pas l’ami intime de M. Belmont ? n’a-t-il pas ses ordres ?

— C’est justement parce qu’il est l’ami intime de M. Belmont qu’il faut vous défier de cet homme. »

Marie et madame Kerouét me regardèrent avec étonnement… Je continuai : « Ecoutez-moi… vous, madame Kerouët… vous, Marie… Laissez-moi recevoir M. Duvallon ; je me charge de lui parler et de lui faire entendre raison… Quand doit-il arriver ?

— S’il arrive, comme il l’annonce, par la diligence de Bourges, il sera ici aujourd’hui à trois heures, — me dit madame Kerouët.

— Ne promettez rien ; envoyez-le-moi… espérez et espérons… »

Et répondant à un signe muet de Marie, je sortis.

Tantôt, à cinq heures, j’ai entendu le bruit d’une carriole dans la cour du château. Je n’ai pu réprimer un mouvement de colère ; j’ai senti mes tempes battre violemment…

On a annoncé M. Duvallon.

J’ai vu entrer un homme robuste, de haute taille, paraissant avoir cinquante ans environ ; son teint était coloré, son air dur, son maintien vulgaire, mais assuré ; sa mise celle d’un Français en voyage, c’est-à-dire sordide…

Je lui ai fait signe de s’asseoir : il s’est assis.

« Monsieur, — lui dis-je, — je vous demande pardon de vous avoir dérangé ; mais je suis chargé par madame Kerouët, qui tient à bail une de mes métairies, et qui a quelque confiance en moi…

— Parbleu !  ! sa nièce aussi a confiance en vous… et beaucoup ! — s’écria cet homme en m’interrompant grossièrement.

— C’est vrai, monsieur, — dis-je eu me contenant ; — car j’ai l’honneur d’être des amis de madame Belmont…

— Et moi des amis de M. Belmont ! monsieur… et, comme tel, je suis chargé par lui de ramener sa femme à Nantes, où elle restera sous la surveillance de mon épouse » jusqu’au retour de mon ami Belmont, qui ne peut tarder beaucoup.

— Vous êtes l’ami intime de M. Belmont ? — dis-je à M. Duvallon en le regardant fixement. — Savez-vous bien quel est cet homme ?

— Cet homme… cet homme en vaut un autre, mordieu ! » s’écria Duvallon en se levant avec vivacité.

Je restai assis.

« Cet homme est un brigand, monsieur !… cet homme est un assassin… monsieur !… — et j’accentuai d’un regard impérieux et résolu chacune de ces inculpations.

— Si vous n’étiez pas chez vous !!… — me dit Duvallon en fermant ses poings.

— Je ne suis pas un enfant, monsieur, et vos menaces sont ridicules. Parlons net, et finissons : la preuve que votre ami est un assassin, c’est que j’ai été blessé par lui à bord d’un yacht qu’il a attaqué dans la Méditerranée : est-ce clair ? La preuve que votre ami est un brigand, c’est que j’étais à bord du même yacht, lorsqu’il l’a fait lâchement naufrager sur les côtes de l’île de Malte : est-ce clair ? Enfin, les preuves que ces accusations sont fondées, c’est que l’ambassadeur d’Angleterre en France, c’est que le ministre des affaires étrangères, instruits par moi de la présence de ce misérable à Paris, ont provoqué les mesures qui eussent amené son arrestation, si vous ne l’aviez dérobé à la justice le jour de son mariage… est-ce clair, monsieur ?

Duvallon me regardait d’un air stupéfait ; il se mordait les lèvres avec rage… Je continuai : « Ni madame Belmont ni sa tante ne savent un mot de tout ceci, monsieur ; mais je vous déclare que si vous insistez désormais pour enlever madame Belmont et sa tante, je leur apprendrai tout, et en même temps je leur donnerai le conseil à toutes deux de mettre cette discussion entre les mains de la justice…

— Mille tonnerres ! — s’écria Duvallon en frappant du pied, — tout ça n’est pas vrai… j’emmènerai cette péronnelle sous votre nez, mort-Dieu !… ou vous verrez beau jeu.

— Si vous n’étiez pas l’ami intime de Belmont, vous payeriez cher votre démenti et votre menace… sortez d’ici, monsieur.

— Osez donc… osez donc me faire sortir… » — dit l’ancien corsaire en faisant un pas vers moi d’un air menaçant.

Mais, comparant sans doute son âge au mien et sa force à la mienne, il se contint, et me dit avec une fureur concentrée : — Vous voulez donc vous opposer à ce que j’emmène votre maîtresse ? je conçois ça… mais moi, j’ai dit que je l’emmènerais et je l’emmènerai, mort-Dieu !… Est-ce que je ne sais pas tout ce qui se passe ? est-ce que je ne sais pas les cadeaux que vous lui avez faits ? est-ce que ça ne m’explique pas les lettres de remerciments de ces deux sottes, auxquelles je ne comprenais rien, et que je recevais à propos de toutes sortes de choses de luxe ?… Mais ça va finir, entendez-vous ? Belmont arrive, et, en attendant, j’emmène aujourd’hui la donzelle… de gré ou de force.

Ne voulant pas répondre à cet homme, je sonnai.

« Pierre, dis-je à un domestique, — vous allez faire seller deux chevaux, un pour moi et un pour Georges qui me suivra ; vous direz aussi à Lefort de monter tout de suite à cheval avec son fils, et d’aller m’attendre à la ferme des Prés. »

Le domestique sortit.

« Maintenant, monsieur, — dis-je à Duvallon, — réfléchissez bien à ce que vous allez faire… Si vous ne quittez à l’instant le pays, j’apprends tout à madame Belmont et à sa tante, et, par mon avis, elles se mettent sous la protection de la justice… De ce pas je vais à la ferme des Prés… je vous y attendrai, monsieur ; et je verrai si vous avez l’audace d’y venir. — Puis, sonnant de nouveau, je dis à un domestique :

— Reconduisez monsieur.

Sans attendre la réponse de Duvallon, je sortis, et je montai aussitôt à cheval pour me rendre à la ferme.

Lefort et son fils m’y avaient déjà précédé.


Cerval, 31 décembre 18..

Hier Duvallon n’a pas osé venir à la ferme.

En lui apprenait ! qu’il reparlait pour Nantes, il a écrit à Marie une lettre remplie des injures les plus grossières… il la menaçait du retour de Belmont.

Marie est plongée dans un morne désespoir… Aujourd’hui je n’ai pu la voir…

Il ne me reste plus qu’un parti a prendre… il faut décider Marie à me suivre…

Quelle sera désormais sa vie ?

Si Belmont revient… lors même que je ne dénoncerais pas son retour, il sera tôt ou tard arrêté…

S’il parvient à se disculper, il est le maître de Marie : elle est sa femme ; elle est obligée de le suivre…

S’il est reconnu coupable, s’il est condamné, quel horrible sort que celui de Marie !… et puis moi, je risque toujours de la perdre !… Sa vie est à moi, comme ma vie est à elle.

Si elle ne me suit pas… que faire ?…

Les crimes passés de cet homme ne peuvent entrainer la rupture de son mariage… ou s’ils l’entraînent, que de temps, que de tristes débats, que de dégoûts !

Il le faut, il le faut, Marie me suivra…

Qui pourra-t-elle regretter la pauvre orpheline ?

Sa tante… pauvre et excellente femme…

Mais elle nous suivra peut-être… non… non… Si elle soupçonnait jamais la vérité !  ! si elle savait qu’un autre lien que celui de l’amitié m’unit pour toujours à Marie… si elle savait…

Non_, non, il n’y faut pas songer… Mais Marie consentira-t-elle à l’abandonner ?

Pourtant il le faut.

Si Marie me suivait, quel avenir !… Retiré dans quelque solitude, je passerais ma vie près d’elle…

Quoique jeune, j’ai déjà tant vécu… j’ai déjà tant souffert… j’ai déjà tant éprouvé les hommes et les choses… que ce serait avec délices que je me reposerais pour toujours dans un amour solitaire et tranquille…

Et puis en elle il y a tant de ressources pour vivre dans l’isolement de tout et de tous !!! cœur, âme, esprit, talents, caractère angélique, candeur adorable… imagination de jeune fille, qu’un rien distrait, occupe ou amuse…

Il faut qu’elle me suive… elle me suivra.


CHAPITRE LXIV.

LE DÉPART.

Cerval, 10 mars 18..

Je rouvre ce journal interrompu depuis prés de trois mois.

Je veux écrire une date, une dernière page ici à Cerval… dans ce pauvre vieux château paternel que je quitte peut-être pour jamais…

Rapprochement bizarre ! Ici mon amour pour Hélène a commencé ma vie mondaine…

Ici ma vie mondaine se terminera par mon amour pour Marie…

Désormais elle et moi nous devons vivre dans la plus entière solitude… Oh ! sans doute, s’il se réalise, cet avenir sera bien enchanteur ! …

Mais par combien de chagrins cruels il aura été acheté !…

Depuis trois mois que de larmes Marie a versées en secret ; mais peu à peu mon influence a vaincu sa résistance.

Elle consent enfin à me suivre…

Et puis elle n’ose, elle ne peut rester ici… elle est mère…

Et puis mon lidèle Georges, que j’avais envoyé secrètement à Nantes épier Duvallon, m’écrit ce matin qu’un homme que je ne puis méconnaître, que Belmont est arrivé à la nuit chez l’ancien corsaire.

Je n’ai pas caché son retour à Marie… elle est décidée…

Comment oserait-elle paraître aux yeux de son époux ?… Comment plus tard… supporterait-elle les regards de sa tante ?…

Demain dans la nuit nous partons en secret.

Pour ne rien oublier, mettons en note les principales dispositions.

Envoyer des relais de chevaux à moi pour aller jusqu’à *** par la traverse, afin de ne pas laisser prendre nos traces : c’est vingt-cinq lieues de gagnées.

Prendre la poste à *** ; en trente heures nous sommes sur la frontière…

Une fois là, le premier bruit de cet enlèvement apaisé nous attendrons les événements… peut-être reviendrons-nous en France… peut-être Belmont sera-t-il arrêté.

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Doux-Repos, septembre 18.. [4]

« Vous m’avez demandé, Marie, de vous raconter ma vie tout entière.

« Pour toujours nous avons rompu avec le monde. Retirés ici, dans ce paisible et charmant séjour, avec notre enfant, depuis deux ans nous y vivons au sein d’un bonheur ineffable.

« Vous êtes mon ange, mon sauveur, mon Dieu… mon amour… mon seul bien, parce que vous renfermez en vous tous les trésors de l’âme, du cœur et de l’esprit.

« Au sein de notre profonde solitude, chaque jour amène une joie nouvelle qui vous rend plus chère à mon cœur.

« Ainsi les perles des mers doivent, dit-on, leur éclat impérissable et de plus en plus splendide aux précieuses nuances que chaque vague leur apporte.

« Vous me dites souvent, Marie, que mon caractère est noble, généreux, mais surtout bon à l’excès.

« Quand vous saurez ma vie, Marie, ma belle et douce Marie, vous verrez qu’hélas ! j’ai été souvent… dur et méchant.

« Cette bonté dont vous me louez… c’est donc à vous que je la dois !

« Sous votre sainte influence, mon bel ange gardien, tous mes mauvais instincts ont disparu, tous mes sentiments élevés se sont exaltés… en un mot, je vous ai aimée ; … je vous aime comme vous méritez d’être aimée.

« Vous aimer ainsi, et être aimé de vous ainsi que vous m’aimez, Marie… c’est se sentir le premier d’entre les hommes… c’est avoir le droit de dédaigner toutes les gloires, toutes les ambitions, toutes les fortunes.

« C’est avoir dépassé la limite du bonheur possible…

« Ce bonheur surhumain m’effraierait, si nous ne l’avions pas acheté par vos terreurs, par vos remords, pauvre femme !…

« Ces remords ont été, sont encore parfois votre seul chagrin : l’heure est venue de vous en délivrer.

« Vous saurez quel est celui que vous avez épousé, et que, depuis deux ans, vous croyez condamné à une prison perpétuelle pour crime politique.

« Plus tard, vous saurez aussi pourquoi jusqu’ici je vous ai caché ce secret.

« Ces lignes que j’écris sur ce journal qui retrace presque tous les événements de ma vie, jusqu’au moment où nous avons quitté Cerval, seront les dernières que j’y tracerai…

« À quoi bon désormais ces froides confidences !…

« C’est dans votre cœur angélique, Marie, que j’épancherai désormais toutes mes impressions… ou plutôt l’unique et adorable impression de bonheur enivrant que je vous dois.

« Vous lirez donc ce journal, Marie ; vous verrez que si j’ai été bien coupable, j’ai bien souffert…

« Vous verrez racontées les premières émotions de notre amour…

« Depuis notre départ de Cerval j’ai interrompu ce journal… Qu’aurais-je pu écrire ? Ce que je vous ai dit pour l’avenir, Marie, doit aussi s’appliquer aux années passées près de vous.

« Vous n’y trouverez ni la date de la naissance de notre Arthur… de notre enfant… la plus grande félicité que j’ai encore ressentie… ni la date de ce jour affreux où je faillis vous perdre… ici… la plus terrible douleur qui m’ait encore torturé…

« Tant que dura l’exaltation, le paroxisme de cette joie inconnue, de ce chagrin inconnu… je ne pensai pas, je ne réfléchis pas, je n’agis pas, je n’existai pas…

« Lorsqu’on se voit souffrir, lorsqu’on se voit être heureux, le malheur ni le bonheur ne sont arrivés à leur dernier terme…

« Jusqu’alors j’avais atrocement souffert, j’avais eu des joies bien vives… mais je n’avais pas été tellement absorbé que la réflexion ne me restât.

« J’ai parlé de bonheur inconnu… Marie, et pourtant la date du jour charmant où je ne doutai plus de votre amour est sur ce journal… tandis que la date du jour de la naissance de notre Arthur ne s’y trouve pas…

« Votre âme si délicate comprendra, appréciera, n’est-ce pas ? cette différence si profonde.

« Quant a notre enfant, Marie, à notre bel et adorable enfant, nous songerons à son avenir, et…

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Ces mots sont les derniers du journal d’un inconnu.

Par les rapprochements de la date et des renseignements donnés par le curé du village de ***, dans le premier volume, on voit que ce dernier passage dut être écrit le jour ou la veille du triple assassinat commis sur le comte, sur Marie et sur leur enfant, par Belmont, le pirate de Porquerolles, qui, étant parvenu à s’évader de sa prison et à connaître la retraite du comte, voulut tirer de celui-ci une terrible vengeance avant de quitter à tout jamais la France.

FIN.
  1. Chiens de renard.
  2. Gentilhomme fermier.
  3. Voir le premier volume d’Arthur, le Cottage.
  4. On voit par cette date que le journal est interrompu depuis trois ans, et que ces dernières lignes ne sont qu’une note écrite par le comte en confiant son manuscrit à Marie, habitant alors avec lui le Cottage situé dans le midi. Voir le premier volume.