Article extrait du Mercure/Édition Garnier

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ARTICLE (1773 - 1776)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 371-374).


ARTICLE
EXTRAIT DU MERCURE DE JUIN 1775[1]
SUR
LA SATIRE DE CLÉMENT, INTITULÉE MON DERNIER MOT.




Nous crûmes, en lisant les premiers vers de cet ouvrage, reconnaître un peintre qui voulait imiter la touche de M. de Rulhière dans son Épitre sur la dispute[2], l’un des plus agréables ouvrages de notre siècle ; mais l’auteur de Mon dernier Mot s’écarte bientôt de son modèle. Il dit du mal de tous ceux qui font honneur à la France, à commencer par M. de Rulhière lui-même ; et il proteste qu’il en usera toujours ainsi. Il se vante d’imiter Boileau dans le reste de sa satire ; mais il nous semble que, pour imiter Boileau, il faut parler purement sa langue, donner à la fois de bonnes instructions et de bonnes plaisanteries, surtout ne condamner les vers d’autrui que par des vers excellents.

Voici des vers de la satire de M. Clément :

De Boileau, diront-ils, misérable copiste,

D’un pas timide il suit son modèle à la piste ;
Si l’un n’eût point raillé ni Pradon ni Perrin,

L’autre n’eût point sifflé Marmontel ni Saurin.

Ces deux point sont des solécismes qu’on ne passerait pas à un écolier de basse classe.

Ce qui est pire qu’un solécisme, c’est la plate imitation de ces vers pleins de sel :

Avant lui Juvénal avait dit en latin
Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin.

C’est malheureusement l’âne qui veut imiter le petit chien caressé du maître.

Mais ce qu’il y a de plus impardonnable encore, c’est l’insolence d’insulter par leur nom deux académiciens d’un mérite distingué. Il s’est imaginé que Boileau ayant réussi, quoiqu’il eût insulté Quinault très-mal à propos, lui, Clément, réussirait de même en nommant et en dénigrant, à tort et à travers, tous les bons écrivains du siècle. Il devait sentir qu’il n’y a aucun mérite, mais beaucoup de honte et peut-être de danger, à dire des injures en mauvais vers.

Et moi, je ne pourrai démasquer la sottise !
Je ne pourrai trouver d’Alembert précieux.
Dorat impertinent, Condorcet ennuyeux.

Voilà certainement une grossièreté qu’on ne peut excuser : car il n’y a pas un homme de lettres dans Paris qui ne sache que le caractère de M. d’Alembert, dans ses mœurs et dans ses écrits, est précisément le contraire de l’affectation et du précieux.

Le peu que nous avons d’écrits de M. le marquis de Condorcet ne peut ennuyer qu’un ignorant, incapable de les entendre. C’est le comble de l’impertinence de dire, d’imprimer qu’un homme, quel qu’il soit, est un impertinent : c’est une injure punissable qu’on n’oserait dire en face, et pour laquelle un gentilhomme serait condamné à quelques années de prison. À plus forte raison une injure si grossière, si vague, si sotte, mais si insultante, dite publiquement par le fils d’un procureur à un homme tel que M. Dorat, est un délit très-punissable.

Dorat, dont vous prônez le jargon en tout lieu,
Va-t-il, à votre gré, devenir un Chaulieu ?
Et, par vos bons avis, pensez-vous que Delille
Puisse autre chose enfin que rimer à Virgile ?

Voilà des sottises un peu moins atroces, et qui sentent moins l’homme de la lie du peuple. Mais il n’y a dans ces vers ni esprit, ni finesse, ni grâce, ni imagination ; et ils sont encore infectés d’un autre solécisme : Pensez-vous que Delille puisse, par vos bons avis, autre chose que rimer à Virgile ? On ne peut dire : Je peux autre chose que haïr un mauvais poëte insolent. Ce tour n’est pas français, et j’en fais juge l’Académie entière. Mais je fais juge tout le public avec elle de l’excès d’impertinence (et c’est ici que le mot d’impertinence est bien placé), de cet excès, dis-je, avec lequel un si mauvais écrivain ose insulter plus de vingt personnes respectables par leurs noms, par leurs places, par leurs talents, sans avoir jamais peut-être pu parler à aucune d’elles.


FIN DE L’ARTICLE.

  1. Il y est intitulé Mon dernier Mot, satire en vers de M. Clément, sous le faux titre de Genève. Une note au bas de la page dit que cet article est de M. D. V. G. O. D. R. (monsieur de Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi). Dans différentes éditions ce morceau est intitulé Sur une satire en vers de M. Clément, etc. Jean-Marie-Bernard Clément, né à Dijon le 25 décembre 1742, est mort à Paris le 3 février 1812. Voltaire l’appelait Clément l’inclément. (B.)
  2. Voltaire trouvait si belle la pièce de Rulhière intitulée Discours en vers sur les Disputes, qu’il l’avait citée et fait réimprimer tout entière dans un de ses ouvrages ; voyez tome XVIII, page 397.