Aryaque et Sanskrit

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ARYAQUE ET SANSKRIT

À. M. H. Chavée.
Paris, 14 septembre 1867.
Monsieur,

Vous avez mille fois raison[1]. Le sanscrit n’est pas la langue mère des idiomes de l’Europe : c’est un idiome de même famille, moins bien conservé en certaines parties de son organisme que le grec et le latin, et même que l’allemand et le slave.

Vous avez déjà soutenu cette vérité dans votre Lexiologie indo-européenne, publiée en 1848. Vous y revenez, avec des arguments irrésistibles, dans le premier fascicule de la Revue de Linguistique. Votre opinion sur ce sujet n’a jamais varié et ne peut prêter au moindre doute.

Que diriez-vous cependant si, en réponse à votre dernier article, un confrère en philologie écrivait : « M. Chavée fait dériver le grec et le latin du sanscrit. Erreur manifeste ! Il suffit de jeter les yeux sur une grammaire sanscrite pour voir que cet idiome est moins intact en certaines parties que nos langues classiques. » Vous répliqueriez sans doute : « M’avez-vous lu ? Par quelle étrange inspiration, quand je m’efforce de repousser une erreur, m’attribuez-vous l’opinion que je combats ? »

Dans la leçon où, selon vous, j’aurais émis cette grave hérésie grammaticale, je me suis, au contraire, attaché à la réfuter. Je l’ai écartée plusieurs fois et j’ai insisté sur ce point autant que le sujet le permettait. Puisque vous avez pris la peine de citer quelques lignes de ce travail, laissez-moi vous remettre sous les yeux la page suivante :

« La première supposition qui se présenta fut que les Hindous étaient les ancêtres des peuples de l’Europe, et que le sanscrit était la langue mère du grec et du latin. Mais un examen plus attentif montra que cette hypothèse n’était pas fondée ; bien qu’en général le sanscrit nous donne des formes plus archaïques que le latin ou le grec, on trouve pourtant un certain nombre de points où il est surpassé en fidélité par les langues classiques. Elles ont gardé un petit nombre d’anciennes formes qui manquent au sanscrit ; elles se sont préservées de quelques altérations dont fut atteint de bonne heure le système phonique de la langue indienne. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre de ces idiomes qui présente un état de conservation plus parfait. Le même raisonnement, qui avait fait reconnaître depuis longtemps que le latin ne pouvait en aucune façon être regardé comme une langue dérivée du grec, dut faire admettre que ni le grec, ni le latin n’étaient dérivés du sanscrit. On reconnut (et c’est le principe qui sert encore aujourd’hui de fondement à la grammaire comparée) que le sanscrit n’est pas la souche qui a porté nos langues de l’Europe, mais qu’il est une branche sortie de la même tige. » (Page 8).

Je vous fais grâce de trois ou quatre autres passages où je reviens sur la même idée. Mais à la page même d’où vous avez extrait une phrase qui n’a pas le sens que vous lui attribuez, vous pouvez lire qu’il faut, « à défaut de la langue mère aujourd’hui perdue, » rapprocher les idiomes classiques de l’une des sœurs issues du même sein.

Vous le voyez, Monsieur, en vous attaquant à moi, vous tirez sur vos troupes. Je suis du même avis que vous, et c’est pour moi une trop bonne fortune pour que je ne la revendique pas hautement, même contre vous.

Agréez, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Michel Bréal.

Tous ceux qui aiment le vrai pour le vrai seul comprendront la joie que m’a donnée cette lettre en m’apprenant que j’avais mal compris certaine phrase où le savant professeur du Collége de France me semblait établir une distinction au profit du sanskrit védique. Et pour que le lecteur puisse voir avec quelle bonne foi je me trompais, je transcris de nouveau ce passage qui fut la source de mon erreur : « La langue indo-européenne primitive, autant que nous en pouvons juger par le monument le plus ancien qui nous EN est resté, c’est-à-dire par les Védas, n’est pas, comme on pourarait le croire, une langue pauvre et grossière. »

Cette phrase qui m’avait trompé, comme elle a trompé plus d’un linguiste, me vaut, avec une délicieuse lettre, l’assurance d’une parfaite unité de vues sur un point fort grave de doctrine. N’est-ce pas le cas de dire : Heureuse erreur !

H. Chavée.
  1. Voir le premier fascicule de la Revue, p. 6.