Aspiration

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Société du Mercure de France (p. 156-157).


ASPIRATION


Des ailes ! Des ailes !
(Rückert.)


Cette vallée est triste et grise : un froid brouillard
                          Pèse sur elle ;
L’horizon est ridé comme un front de vieillard.
                          Oiseau, gazelle,
Prêtez-moi votre vol ! Éclair, emporte-moi !
                          Vite, bien vite,
Vers ces plaines du ciel où le printemps est roi,
                          Et nous invite
À la fête éternelle, au concert éclatant
                          Qui toujours vibre,
Et dont l’écho lointain, de mon cœur palpitant
                          Trouble la fibre.
Là, rayonnent, sous l’œil de Dieu qui les bénit,
                          Des fleurs étranges,
Là, sont des arbres où gazouille comme un nid
                          Des milliers d’anges ;
Là, tous les sons rêvés, là, toutes les splendeurs
                          Inabordables,
Forment, par un hymen miraculeux, des chœurs
                          Inénarrables ;
Là, des vaisseaux sans nombre, aux cordages de feu.
                          Fendent les ondes
D’un lac de diamants où se peint le ciel bleu
                          Avec les mondes ;
Là, dans les airs charmés, volètent des odeurs
                          Enchanteresses,
Enivrant à la fois les cerveaux et les cœurs
                          De leurs caresses.
Les vierges, à la chair phosphorescente, aux yeux
                          Dont l’orbe austère
Contient l’immensité sidérale des cieux
                          Et du mystère,


Y baisent chastement, comme il sied aux péris,
                          Le saint poète,
Qui voit tourbillonner des légions d’esprits
                          Dessus sa tête.
L’âme, dans cet Éden, boit à flots l’idéal,
                          Torrent splendide,
Qui tombe des hauts lieux et roule son cristal
                          Sans une ride.
Ah ! pour me transporter dans ce septième ciel,
                          Moi, pauvre hère,
Moi, frêle fils d’Adam, cœur tout matériel,
                          Loin de la terre,
Loin de ce monde impur où le fait chaque jour
                          Détruit le rêve,
Où l’on remplace tout, la beauté, l’art, l’amour,
                          Où ne se lève
Aucune gloire un peu pure que les siffleurs
                          Ne la déflorent,
Où les artistes pour désarmer les railleurs
                          Se déshonorent,
Loin de ce bagne où, hors le débauché qui dort,
                          Tous sont infâmes,
Loin de tout ce qui vit, loin des hommes, encor
                          Plus loin des femmes,
Aigle, au rêveur hardi, pour l’enlever du sol,
                          Ouvre ton aile !
Éclair, emporte-moi ! Prêtez-moi votre vol,
                          Oiseau, gazelle !

10 mai 1861.