Assistance publique et Bienfaisance privée

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ASSISTANCE PUBLIQUE
ET
BIENFAISANCE PRIVÉE

Parmi les nombreux congrès dont la défunte Exposition a été émaillée, un de ceux qui, assurément, ont fait le moins de bruit est le Congrès international d’Assistance publique et de Bienfaisance privée. Ce congrès a compté 1 639 adhérens, tant étrangers que Français. Il s’est tenu, du 30 juillet au 5 août, à raison de deux séances par jour et par une chaleur torride. Il a été ouvert par quelques bonnes paroles de M. le Président de la République et par quelques paroles éloquentes de l’un de ses prédécesseurs, M. Casimir-Perier, qui, dans une cérémonie officielle, n’a pas craint d’abriter le nom de Dieu sous celui de Victor Hugo. Enfin, conformément au protocole des congrès, il a été clos par un banquet où de nombreux toasts ont été portés. Mais, sauf l’insertion au Journal officiel, dont peu de Français font leur lecture habituelle, des deux discours auxquels je viens de rendre justice, il n’a point été question de ce Congrès dans la presse, et l’on n’a point vu les harangues de ses principaux orateurs s’étaler tout au long comme, par exemple, celles des médecins et des chirurgiens, dans les colonnes de journaux hospitaliers. A quoi ce silence a-t-il tenu ? Peut-être à ce que le président du Congrès, qui s’est acquitté de sa tâche délicate avec beaucoup d’autorité, de tact et de bonne grâce, aurait cru manquer à la réserve fière qu’il s’est imposée depuis sa retraite, en faisant auprès de la Presse les démarches nécessaires pour qu’elle rendît compte des délibérations d’un congrès présidé par lui. Peut-être à ce que les membres du Congrès, braves gens, beaucoup plus préoccupés de faire le bien que de faire parler d’eux, n’ont pas été chaque soir porter à quelque feuille amie le texte soigneusement préparé et revu de leurs improvisations. Peut-être à d’autres raisons que j’ignore. Mais, quoi qu’il en soit, ce silence est regrettable, car il n’y a guère de congrès où il ait été parlé en meilleurs termes de choses plus intéressantes, ni adopté des résolutions plus pratiques et plus sages.

Je n’ai pas l’intention d’entreprendre aujourd’hui un compte rendu de ce Congrès dont le moindre tort ne serait pas d’être un peu défraîchi. Mais, parmi les questions portées à son ordre du jour, il y en a une qui est d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et qui, dans une civilisation comme la nôtre, en particulier dans un pays comme la France, s’impose tout à la fois comme une des plus intéressantes à étudier et une des plus difficiles à résoudre. Quelle place doit être faite, dans l’organisation sociale, à l’entreprise de soulager les misères humaines, et, dans cette entreprise même, quelle part doit être attribuée à l’assistance publique et quelle part laissée à la bienfaisance privée ? Voilà la question théorique. En fait, comment l’assistance publique et la bienfaisance privée s’acquittent-elles de la tâche que séparément chacune a assumée, et comment doivent être réglés leurs rapports ? Voilà la question pratique. Il ne paraîtra peut-être pas sans intérêt d’étudier l’une et l’autre.


I

Sur la doctrine, je serai bref. Bien petit est en effet le nombre de ceux qui contestent aujourd’hui sinon l’obligation, du moins la nécessité sociale de venir en aide à ceux qui souffrent. Peu s’en est fallu cependant, il y a quelques années, que, sous l’influence de l’engouement peut-être passager pour la doctrine de l’évolution et du transformisme qui s’est emparé de tous les esprits, et à force de répéter des mots devenus sacramentels : sélection naturelle, lutte pour la vie, cette opinion barbare ne finît par triompher, que l’écrasement des faibles était la condition du progrès, aussi bien pour l’espèce humaine que pour l’espèce animale, et que toute assistance prêtée aux faibles ne faisait que le retarder. Cette doctrine a été formulée par Herbert Spencer dans une phrase célèbre : « La pauvreté des incapables, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux et cette poussée des forts qui met de côté les faibles sont le résultat général d’une loi éclairée et bienfaisante ; » et dans cette autre : « Si la multiplication des moins bien doués était favorisée, et celle des mieux doués entravée, une dégradation progressive de l’espèce s’ensuivrait, et cette espèce dégénérée céderait la place aux espèces avec qui elle se trouverait en compétition. »

Il est assez curieux que le philosophe auquel on doit la comparaison raisonnée, méthodique, suivie, de la société à un organisme n’ait pas aperçu cette conséquence de sa comparaison que les parties malades de cet organisme ne sauraient être ni livrées à la gangrène, ni amputées de vive force sans dommage pour l’organisme tout entier. Quoi qu’il en soit de cette contradiction, la théorie du progrès par l’écrasement des faibles n’a pas fait la fortune qu’on pouvait craindre. Comme, des hypothèses scientifiques (et l’évolution ainsi que le transformisme ne sont encore qu’une colossale hypothèse) on peut tirer tous les argumens qu’on veut, quelques docteurs ès-sciences à la fois morales et naturelles ont découvert que l’altruisme était un des principaux facteurs de la sélection. Or, comme, dans l’écrasement sans pitié des faibles, il y a décidément quelque chose qui est opposé à l’altruisme, l’une de ces découvertes nous a heureusement sauvés des conséquences de l’autre.

Bien petit est également aujourd’hui le nombre des économistes de l’école appelée par Jules Simon : l’Ecole dure, qui voudraient supprimer de l’organisation sociale tout principe d’assistance. Sans doute beaucoup continuent de se montrer vis-à-vis de tout ce qui est bienfaisance publique ou privée hautains et sarcastiques. Ils contestent son efficacité et l’accusent volontiers de créer plus de maux qu’elle n’en guérit. Mais ils daignent cependant reconnaître que la misère est un fait dont la répercussion ne laisse pas d’avoir action sur l’état économique des sociétés, et, comme les faits leur inspirent, avec raison, grand respect, ils ne contestent pas la nécessité de venir en aide, aussi parcimonieusement que possible, il est vrai, à ceux qui en sont victimes. S’ils n’étaient pas irrésistiblement amenés à faire cette concession, comme les économistes sont gens très logiques, ils ne manqueraient pas de soutenir qu’il faut laisser les orphelins sans nourriture, les malades indigens sans soins, les infirmes sans secours. Or, je ne crois pas qu’il en existe un seul qui pousse la doctrine, juste en elle-même dans ses grandes lignes, du : laissez faire, laissez passer, jusqu’au : laissez mourir.

A dire vrai, la tendance serait plutôt aujourd’hui à l’exagération en sens opposé, et le nombre commence à être grand de ceux qui voudraient au contraire imposer à la Société une foule de charges qu’il serait beaucoup plus sage de laisser au compte de l’individu isolé ou associé. Cet état d’esprit assez nouveau est né peut-être du souci de plaire à l’électeur, mais peut-être aussi d’une nouvelle doctrine philosophique et sociale, au fond de laquelle il vaut la peine d’aller.

Pendant bien des siècles, l’idée-mère de l’assistance publique ou privée accordée aux malheureux a été le vieux principe charitable qui est le propre de la doctrine chrétienne. On peut sans doute se complaire à faire preuve d’érudition en démontrant que ce principe n’est pas aussi exclusivement chrétien qu’on le croit ; qu’on en retrouve la trace dans les religions de l’Extrême-Orient et aussi dans le paganisme. On peut répéter jusqu’à l’abus les trois fameux mots de Cicéron : Caritas generis humani. On ne fera jamais que le mot caritas fût dans la langue latine d’un usage aussi fréquent que le mot charité dans la nôtre. En d’autres termes, on ne saurait contester que la charité comme doctrine sociale ne date de l’Evangile, et que le devoir du riche de venir en aide au pauvre ne soit la conséquence et l’application des enseignemens du Christ. L’humanité avait vécu dix-huit siècles sur ce principe au nom duquel, personne ne le conteste, il avait été fait beaucoup de bien, et les choses auraient pu continuer à marcher ainsi sans que l’humanité s’en trouvât mal. Il aurait suffi que, comme toute entreprise où entre une part d’humanité, la charité rajeunît ses méthodes et adaptât son action aux nécessités de temps nouveaux engendrant des misères nouvelles. Mais il y a dans notre pays toute une école qui croit que, depuis la Révolution (avec un grand R), les choses ne peuvent plus être faites en France comme elles l’étaient autrefois. Aux adeptes de cette école il semble que le mot de charité écorche la bouche, ainsi que tous ceux d’origine chrétienne, et comme, d’autre part, ils sont gens trop intelligens pour ne pas comprendre que l’assistance aux malheureux doit reposer sur un principe, ils se sont mis à la recherche d’un terme nouveau pour exprimer ce principe. Ils ont été tentés successivement par celui de philanthropie et par celui de fraternité. Mais le malheur a voulu que la première République ait rendu ridicule le premier de ces deux mots, et que la seconde ait ensanglanté le second. Celui d’altruisme sonnait dur à l’oreille. Ils étaient donc dans l’embarras, quand un mot nouveau a été inventé ou plutôt choisi. Par qui ? je l’ignore, mais c’est le propre des grandes découvertes de pouvoir être revendiquées par plus d’un inventeur. Ce mot est celui de solidarité.

Le terme de solidarité est emprunté à la législation civile. Il est même employé dans la législation pénale, ce qui aurait pu lui enlever un certain agrément. Mais il a eu la bonne fortune d’entrer de plain-pied dans la langue officielle et de faire partie du vocabulaire de tous les discours d’apparat. A l’inauguration de l’Exposition, M. le Président de la République l’a passé à M. le Ministre du Commerce, qui depuis l’a repassé à M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, qui le repasse lui-même aux fonctionnaires placés sous ses ordres. Aujourd’hui, qui veut plaire ou tout simplement avancer doit parler de solidarité. Ce mot a même fait des petits ; et en très peu de temps, avec une fécondité remarquable, il a engendré successivement le solidarisme, c’est-à-dire l’ensemble des avantages qu’assure la solidarité ; les solidaristes, c’est-à-dire ceux qui comprennent ces avantages ; les asolidaires, c’est-à-dire ceux qui les méconnaissent : entendez sous cet euphémisme les délinquansde droit commun[1]. Il faudra, je crois, encore un certain temps avant que ces mots quelque peu barbares entrent dans la langue usuelle. Mais en attendant, la nouvelle doctrine a ses adeptes. Tout récemment, le très aimable et brillant directeur du Musée social, M. Léopold Mabilleau, employait toute la souplesse de sa plume et toute l’ingéniosité de son érudition philosophique pour démontrer que, depuis la plus haute antiquité jusqu’aux temps modernes, depuis les stoïciens ou les épicuriens jusqu’aux chrétiens, depuis les disciples de l’Evangile jusqu’à ceux du Contrat social, depuis Aristote jusqu’à Auguste Comte, l’humanité tout entière avait erré à tâtons dans les ténèbres, cherchant sans les trouver les bases du droit, de la justice et de la bienfaisance jusqu’à l’apparition d’un petit volume de 150 petites pages, en gros caractères, qui a pour titre la Solidarité et pour auteur un ancien président du Conseil, M. Léon Bourgeois[2].

Le volume en question est donc l’Evangile de la doctrine nouvelle. C’est là qu’il faut la chercher, et je m’empresse de dire que la tâche n’a rien de pénible. On y trouve en effet développée, et non pas assurément sans élévation de pensée, sans chaleur de cœur et sans élégance de style, une thèse que je crois avoir bien comprise et qui est la suivante. Dans les sociétés civilisées, l’homme n’est point un être solitaire, une monade. Il fait au contraire partie, dès le lendemain de sa naissance, d’un organisme dans lequel il occupe la place d’une cellule dans le corps humain. Il est donc intéressé directement à la bonne santé de cet organisme. Pour sortir de la métaphore, l’homme fait partie, qu’il le veuille ou non, d’une société dont il devient débiteur, dès sa venue au monde, par tout ce qu’elle a fait et préparé pour lui. Dette sa nourriture, chacun des alimens qu’il consommera étant le fruit d’une longue culture. Dette son langage, car chacun des mots qui naîtront sur ses lèvres contient et exprime une somme d’idées que d’innombrables ancêtres y ont accumulée et fixée. Dettes, et de quelle valeur ! le livre et l’outil que l’école et l’atelier vont lui offrir. Dette à chaque pas qu’il fait sur une route construite à travers les marais et la montagne ; dette à chaque tour de roue de la voiture, du wagon et de l’hélice ; dette envers tous les morts qui ont laissé cet héritage ; dette envers ceux dont le génie a su, des apparences innombrables des êtres et des choses, dégager la forme et révéler l’harmonie ; dette envers ceux dont la conscience a tiré sa race de l’état de violence et de haine et l’a peu à peu conduite vers l’état de paix et d’accord. L’homme, débiteur à tant de titres, contracte, par le seul fait de son existence, un de ces engagemens qui se forment sans convention et qu’on appelle en droit civil un quasi-contrat. De par ce quasi-contrat, il est tenu de payer ses dettes et de consacrer ses forces à rendre à la Société les bienfaits qu’il en a reçus, non seulement en n’y apportant pas le désordre, mais en contribuant, au contraire, à l’accroissement de l’héritage dont profiteront les générations à venir. Ce quasi-contrat s’impose à l’homme quoi qu’il en ait, comme s’imposent aux termes du code les autres quasi-contrats, c’est-à-dire les obligations qui se forment sans convention. Il devient le fondement du droit et de toutes les obligations sociales, et entre autres de l’assistance mutuelle qui n’est plus que l’acquit d’une dette.

L’argumentation est ingénieuse, mais elle n’est peut-être pas tout à fait sans réplique. Cet homme, accablé de dettes, pourrait en effet, à la Société qui en réclame le paiement, tenir à peu près le langage suivant : « Ce quasi-contrat dont vous me parlez, je ne l’ai jamais ratifié. Cet engagement qui s’est formé sans mon consentement, dès que j’ai eu l’âge de connaître et de décider, j’ai déclaré vouloir m’y soustraire. Vous prétendez être mon créancier ; je prétends être le vôtre, car cette part de l’héritage commun que vous m’attribuez, je ne la trouve pas suffisante. Il y en a que vous avez favorisés plus que moi. J’entends agrandir mon lot aux dépens du leur. Au nom de quel quasi-contrat invoquez-vous le droit de m’en empêcher ? » Si quelque asolidaire tenait ce langage, je ne vois pas trop ce que la Société pourrait lui répondre. Sans doute, s’il passait de la théorie à la pratique, elle répliquerait en l’envoyant en prison, voire à l’échafaud, ce qu’elle ne se fait pas faute de faire au reste pour ces asolidaires qui s’appellent les voleurs ou les anarchistes. Mais la prison et l’échafaud, pas plus que les capucins, comme disait Pascal, ne sont des raisons, et la Société pourrait bien se trouver à court d’autres argumens.

Quoi qu’il en soit au reste de la théorie de la solidarité comme fondement du droit et de la justice, il est difficile de trouver dans ce quasi-contrat un principe d’assistance obligatoire aux malheureux. Aussi n’est-ce point de cette idée de la dette, mais d’une notion assez différente que, suivant l’auteur de la Solidarité, découle l’obligation de l’assistance. Je cite : « L’homme ne peut pas rester indifférent devant le drame social. Il y est non pas spectateur seulement, mais acteur, complice ou victime, si le drame se termine dans les larmes, dans la violence et dans la haine, » et ailleurs : « Il vit, et sa santé est sans cesse menacée par les maladies des autres hommes dont, en retour, la vie est menacée par les maladies qu’il contractera lui-même. » D’où la conséquence que, s’il ne veut pas être victime de la violence ou de la haine, l’homme doit faire tous ses efforts pour que le drame ne finisse pas mal. S’il ne veut pas attraper la maladie de son prochain, il faut qu’il l’en guérisse en le faisant soigner. L’argument pourra toucher beaucoup de gens, mais le devoir ainsi compris, dans ce temps où la terreur du microbe exerce tant d’empire, s’abaisse à n’être plus qu’un procédé d’antisepsie. Pour employer un langage plus noble, la solidarité n’apparaît plus que comme une forme intelligente et supérieure de l’égoïsme. L’égoïsme étant un puissant mobile, l’argument pourrait également n’être pas à dédaigner. Le malheur, c’est qu’ici encore un asolidaire pourrait répondre : « Vous faites appel à mon égoïsme ; mais c’est bien le moins que j’aie le droit d’être égoïste à ma façon. J’aime mieux courir la chance, après tout très problématique, d’être victime du drame que me livrer à l’effort constant qui serait nécessaire pour lui assurer un dénouement favorable. J’aime mieux braver le risque de gagner la maladie de mon prochain que m’imposer les sacrifices nécessaires pour le faire soigner. Chacun est juge de son intérêt. Je n’entends pas le mien comme vous entendez le vôtre. Faites à votre guise, mais laissez-moi faire à la mienne et souffrez que je demeure en paix dans mon égoïsme que j’estime, à tort ou à raison, plus intelligent que le vôtre. » Que pourrait répondre un solidariste à ce langage ? Rien, car la solidarité comme principe d’assistance obligatoire n’a ni base ni sanction, et ce qui n’a ni base ni sanction ne saurait s’imposer, pas plus en morale sociale qu’en morale philosophique.

Est-ce à dire qu’il faille repousser la solidarité et décourager les solidaristes, comme si leurs doctrines et leurs personnes ne pouvaient être d’aucune utilité dans l’accomplissement de cette grande tâche, que le XXe siècle semble vouloir entreprendre résolument, de soulager les misères sociales ? Telle n’est pas, il s’en faut, ma pensée, et voici pourquoi. Un très grand nombre de Français ont entrepris, le fait n’est pas niable, de vivre en dehors des antiques prescriptions de la doctrine et de la morale chrétiennes, et d’organiser une société nouvelle sur des bases différentes de celles qui avaient fait preuve cependant d’une certaine solidité. Si la solidarité peut et doit déterminer les Français dont je parle à pratiquer la charité à l’égal et à l’envi des chrétiens, il faut se garder de les en détourner, et faire au contraire bon accueil à ce nouveau contingent qui vient grossir le bataillon jamais assez nombreux des charitables. La seule chose qu’on ait le droit de faire, c’est de demander à ces fraîches recrues de ne pas le prendre de trop haut avec leurs anciens, de ne pas prétendre, par exemple, que la solidarité serait à cent piques au-dessus de la charité parce que « la solidarité implique une dépendance réciproque des personnes inconciliable avec les principes du christianisme… où chaque être ne connaît que soi et Dieu. » Cette définition sommaire du christianisme a lieu de surpendre, car on croyait jusqu’à présent que, dans la doctrine chrétienne, l’amour du prochain tenait quelque place. Un tel langage ne sied guère aux disciples d’une doctrine qui n’a point encore fait ses preuves, et j’oserais les engager à plus de mesure.

A supposer que des gens aussi échauffés fussent d’humeur à écouter une question, je leur demanderais même si d’aventure ils ont été faire un tour à l’Exposition, dans la galerie consacrée aux œuvres de bienfaisance publique et privée, et s’ils ont pris la peine de compter sur leurs doigts combien il y a d’œuvres inspirées par l’esprit de charité, combien par l’esprit de solidarité. Le résultat de cette comparaison purement arithmétique, pour peu qu’ils aient eu la curiosité de s’y livrer, aurait dû leur inspirer quelque modestie. Je gage on tout cas qu’ils n’ont point égaré leurs pas jusqu’au pavillon des Missions, l’accès d’un bâtiment aussi clérical leur ayant sans doute paru compromettant. Là, ils auraient pu s’assurer par leurs yeux de tout ce que l’esprit de charité a tenté en faveur des peuples sauvages ou arriérés, de tout ce qu’il en a obtenu par la douceur et la persuasion avant qu’industriels et spéculateurs, marchant sur les brisées des missionnaires, ne s’avisassent de les exploiter. Que n’ont-ils daigné même descendre jusque dans les sous-sols. Là ils auraient vu, reproduites au naturel, des scènes qui n’auraient pas manqué de les émouvoir, entre autres celle d’un missionnaire prêt à subir la décollation en Chine, et celle d’une jeune sœur soignant des lépreux dans l’île de Mandalay. Quand la solidarité aura tracé dans le monde entier un sillon aussi profond, fait lever autant de germes, et suscité d’aussi passionnés dévouemens, elle pourra le disputer à la charité. Jusque-là, elle fera bien de baisser un peu le ton.


II

Ne poursuivons pas cette querelle. Cherchons plutôt si entre partisans de la solidarité et partisans de la charité il n’y aurait pas un point commun de doctrine qui pourrait les réunir. Un des principaux argumens de ceux qui croient à la supériorité de la solidarité sur la charité, c’est que la charité serait un sentiment purement personnel, une impulsion du cœur à laquelle chacun serait libre d’obéir ou non. On en conclut qu’il n’en saurait résulter aucune obligation sociale, et que, dans un pays civilisé, à organisation complexe, l’assistance aux malheureux ne saurait être abandonnée aux caprices de la sensibilité individuelle. C’est là de leur part une grosse erreur, qui tient à l’ignorance assez naturelle où ils vivent de la doctrine catholique en matière de charité. Je ne voudrais pas m’aventurer à ce propos dans des dissertations théologiques où je ne suis pas grand clerc ; mais je sais cependant ce que savent tous ceux qui ont quelque peu étudié ces questions, c’est-à-dire que, dès l’instant où il se trouve en présence de ce que les théologiens appellent l’extrema necessitas, le chrétien n’est pas libre de se détourner avec indifférence, et d’aller vaquer à ses plaisirs ou même à ses affaires. Il doit au contraire venir en aide à celui qui est victime de cette nécessité, dans la mesure de ses propres ressources, par les moyens qui sont à sa disposition, et cela sous peine de péché grave, comme disent les casuistes. C’est là pour lui une obligation de conscience, qu’on peut assimiler (puisque les comparaisons tirées du droit sont à la mode) à ce que les jurisconsultes appellent une obligation naturelle, c’est-à-dire une obligation qui n’a pas de sanction, mais dont l’accomplissement n’est pas cependant un acte purement bénévole, et ne donne pas lieu à répétition. Il y a là quelque chose qui ressemble fort à ce quasi-contrat que créerait la solidarité, car si, en droit pur, le quasi-contrat peut avoir une sanction civile, tandis que l’obligation naturelle n’en a pas, en fait, les solidaristes les plus déterminés n’en proposent et n’en sauraient proposer aucune. Ils se bornent à proclamer qu’en vertu du principe de solidarité, l’assistance aux malheureux est une dette. Mais les théologiens disent exactement la même chose du principe de charité. A ceux qui seraient tentés, et je ne m’en offusquerais pas, de mettre en doute mon autorité comme insuffisante, je me bornerai à citer ce passage d’un docteur qui fait autorité : « Pour le riche, dit M. l’abbé Girodon dans son Exposé de la Doctrine catholique, l’aumône est l’accomplissement d’un devoir. » Il est tenu de donner non pas à tel ou tel, mais dans une proportion convenable ; il acquitte une dette, rien de plus, tant qu’il ne va pas au-delà. « Les secours publics sont une dette, » disait un décret de la Convention, et il n’y a pas à s’étonner de cette concordance entre gens qu’on pourrait croire séparés par un abîme, ce qu’il y a de vrai, de juste, d’élevé dans les principes de la Révolution française n’étant pas autre chose que l’application de certains préceptes de l’Evangile. Qu’on se place au point de vue de la solidarité ou au point de vue de la charité, on arrive donc à cette conclusion commune qu’il y a un minimum de secours dû aux malheureux. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’assistance obligatoire. Mais obligatoire pour qui, envers qui et par quels procédés ? C’est ici qu’il faut sortir des généralités, et chercher le moyen d’arriver à quelques conclusions pratiques.

Pour qui l’assistance est-elle obligatoire ? Pour la Société. Je dis la Société et non pas l’état, la Société et l’Etat étant à mes yeux choses fort différentes. L’Etat n’est qu’un des rouages et des moyens d’action de la Société ; il en est, si l’on veut, la personnification dans un grand nombre d’actes de la vie générale, mais il n’est pas la Société elle-même. Cette distinction bien établie, je n’hésite pas à penser qu’une société civilisée doit assistance à certaines misères qu’on peut assurément appeler criardes, avec plus de raison encore que certaines dettes. Il est inadmissible que l’enfant abandonné vagisse solitaire, pleurant après sa nourriture. Il est inadmissible que l’individu qui s’est cassé la jambe sur le trottoir y demeure gisant sans qu’il y ait un lieu où, à défaut de domicile, on puisse le conduire et le confier à des gens qui le remettront sur pied. Il est inadmissible que l’infirme ou l’incurable se traîne dans les rues ou sur les routes, étalant d’horribles plaies, jusqu’à ce que la mort par inanition vienne mettre un terme à ses souffrances. Si ce n’était pas une question de charité ou de solidarité, comme on voudra, ce serait une question de voirie et de salubrité. Donc à certaines catégories de misérables un minimum d’assistance est dû ; il y a là une nécessité de fait qui, brutalement, s’impose. Mais par qui cette assistance doit-elle être assurée ? Ici deux écoles sont en présence, absolues, comme toutes les écoles. Il faut mettre leurs théories en regard.

D’après l’une de ces écoles, le soin d’organiser l’assistance aux malheureux, sous toutes ses formes, reviendrait exclusivement à l’initiative privée, et, pour soutenir cette thèse, les argumens ne font assurément pas défaut. En effet, si, dans une ville quelconque, l’esprit général d’humanité était poussé si loin que tous les enfans abandonnés fussent recueillis, tous les malades indigens soignés, tous les infirmes et incurables assistés aux frais des citoyens, qui leur prodigueraient les soins à l’envi, il y aurait là un état de choses idéal que l’intervention financière ou administrative de l’Etat ne ferait que gâter. Parlant de cette idée juste, certains économistes voudraient que l’Etat s’abstînt de toute intervention dans le domaine de l’assistance où, suivant eux, il serait un intrus et ne ferait que de la mauvaise besogne. Ils espèrent que l’initiative individuelle, laissée à elle seule, se développerait progressivement et finirait par pourvoir à toutes les misères auxquelles il est nécessaire de parer, et, comme, d’autre part, les facultés de la bienfaisance privée ne sont pas inépuisables, ils comptent que, mieux que l’Etat, elle saurait se défendre contre les fausses misères, et surtout que, par des secours assurés d’avance, elle n’encouragerait pas, chez certaines catégories de malheureux, la paresse et l’imprévoyance.

Tout à l’opposé se rencontre une école née à la fin du siècle dernier qui fait de l’assistance une fonction de l’Etat et qui tend de plus en plus à en décharger la bienfaisance privée, quand elle ne va pas jusqu’à lui défendre d’y intervenir. La Convention n’avait pas craint d’aller jusque-là. Elle avait fait de l’aumône un délit en proscrivant toute distribution de secours autre que les secours publics. Parmi ceux qui se croient exclusivement fidèles à l’esprit de la Révolution, il n’y en a pas beaucoup qui soient aujourd’hui disposés à aller jusque-là. Mais la tendance est la même. L’initiative privée en matière d’assistance, la charité, pour l’appeler par son nom, est vue par eux avec hostilité, avec méfiance. Sans se prononcer pour sa suppression immédiate, ils sont surtout préoccupés de restreindre et d’entraver son action. Ils la taxent d’infériorité dans ses procédés et ils lui reprochent surtout d’humilier ceux à qui elle s’adresse. Pour établir la supériorité de l’assistance sur la charité, ils ont même recours à l’étymologie, et ils ont découvert que charité vient du grec χάρις (charis), grâce, aumône d’ἐλεημοσύνη (eleêmosunê), pitié, tandis que « assistance vient du latin apud sistere, se tenir debout auprès, et il est permis de comprendre, ajoutent-ils : auprès de quelqu’un qui est aussi debout[3]. » Aussi s’efforcent-ils d’étendre l’action de l’État dans le domaine charitable, de mettre à sa charge, de par la loi, le plus grand nombre possible de misères, et, conséquens avec leur doctrine, c’est à l’impôt qu’ils proposent également de s’adresser pour trouver les ressources nécessaires aux institutions d’assistance.

Telles sont les deux théories en présence.

Ce serait se livrer à une dissertation oiseuse que de les discuter longuement et de se demander s’il convient de supprimer soit l’assistance publique, soit la bienfaisance privée. En fait, la question est tranchée, en France, du moins, dans le sens de la coexistence. Personne ne rêve la suppression de l’assistance publique. Personne ne demande la fermeture de tous les établissemens dus à la bienfaisance privée. Je dirai cependant pourquoi l’existence d’une assistance publique, — j’entends par-là des services charitables prévus et organisés par la loi, — paraît indispensable. Sans doute, en théorie et en pratique, les services charitables organisés par l’initiative privée sont infiniment supérieurs comme méthode et comme résultats. La charité privée est plus douce, plus souple, plus ingénieuse ; elle a des délicatesses, des inventions, des nuances que la charité publique n’aura jamais. Ceux-là mêmes qui dirigent, dans notre pays, l’action de la charité publique ne le méconnaissent pas. Etablissant au Congrès d’assistance tenu en 1889 un parallèle entre l’assistance publique et la bienfaisance privée, le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, M. Henri Monod, disait avec raison : « La bienfaisance privée corrige en quelque manière les défauts qui lui sont propres et qui sont ses incertitudes, ses caprices, ses incompétences, par sa douceur, sa bienveillance, la sincérité et l’activité de sa compassion. L’Assistance publique ne connaît pas ces qualités charmantes ; elle est condamnée à la sécheresse, elle n’a pas le droit de s’abandonner à des émotions, à des élans incompatibles avec l’impartialité et la sévérité qui s’imposent à tout emploi des fonds publics ; elle est froide comme ce qui est officiel. »

On ne saurait mieux parler ; mais, si la charité publique est nécessairement sèche, sévère et froide, pourquoi, dira-t-on, prendre sa défense et ne pas la sacrifier à la bienfaisance privée ? À cause des défauts inséparables de la charité privée que M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques a justement signalés, cependant en les exagérant. En effet, il n’est pas exact de dire qu’elle est incompétente, car ce qu’elle fait, elle le fait tout aussi bien, sinon mieux, que la charité publique ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle est en effet capricieuse. Certaines misères l’émeuvent, d’autres la laissent indifférente. De plus, elle est intermittente ; à certaines époques, sous certaines impressions, elle est active et généreuse ; à certaines autres, son action et ses dons se ralentissent. Enfin, ses œuvres sont forcément réparties d’une façon irrégulière sur l’étendue du territoire. Elle peut très bien être abondante ici et insuffisante là, sans aucune corrélation avec les misères qui seraient à secourir. La misère, en effet, n’est ni capricieuse, ni intermittente, ni même, dans une certaine mesure, irrégulièrement répartie, car, avec plus ou moins d’intensité, elle sévit partout, et partout, il est indispensable de lui venir en aide. De là la nécessité d’une organisation permanente, uniforme, dont les secours, judicieusement distribués, soient partout également à la portée des misères prévues. Cette organisation administrative ne peut résulter que d’un service légal et public.

À cette organisation de secours publics, les partisans exclusifs de la charité privée font une objection qui peut paraître forte. « En promettant assistance à certaines misères, vous vous substituez, disent-ils, à la charité privée, et par-là vous la découragez. Vous lui donnez l’impression d’être une superfétation, et vous arriverez ainsi peu à peu à tarir la source des libéralités et des dévouemens. » En théorie, l’objection assurément a sa valeur. En fait, l’expérience a démontré qu’elle n’était pas fondée. Ne sortons pas de notre pays. Ne parlons pas de l’Angleterre, où, depuis le règne d’Elisabeth, les secours publics sont organisés d’une façon qui, sous certains rapports, a été à bon droit critiquée, et où il ne serait pas sérieux cependant de prétendre que la charité soit moins active et moins généreuse que dans les autres pays[4]. Voyons ce qui se passe chez nous depuis un siècle. Il y a en France 36 170 communes, et 19 111 bureaux de bienfaisance, qui sont une des formes les plus répandues de la charité publique. A-t-on observé que, dans les communes où fonctionne un de ces bureaux, les services de la charité privée soient moins abondamment pourvus qu’ailleurs ? Jamais. Un décret de 1811, en créant le service des Enfans assistés, a mis à la charge des départemens l’entretien des enfans orphelins ou abandonnés. Ce décret a-t-il empêché que la création d’un orphelinat ne soit une des œuvres favorites de la charité privée et qu’il y en ait plus de 1 400 en France, recevant plus de 60 000 enfans ? Généralisons un peu la question. Depuis une vingtaine d’années, en partie dans la pensée de faire concurrence aux œuvres confessionnelles, le Parlement, les Conseils municipaux, le Gouvernement, ont étendu et multiplié les services d’assistance publique. Qui oserait dire que, depuis vingt ans également, la charité privée ait été paresseuse et contester qu’elle se soit honorée par la création d’un grand nombre d’œuvres nouvelles dont M. Georges Picot, mieux placé que personne pour en parler, rappelait les principales dans l’éloquent discours prononcé par lui à la séance d’ouverture du Congrès international ?

Cette objection que la charité publique nuit à la charité privée, répétée de confiance par beaucoup de gens, est donc une objection d’école qui tombe devant la réalité des faits, et je persiste à penser que, dans un pays à organisation complexe comme le nôtre, la coexistence de l’assistance publique fortement organisée avec la bienfaisance privée activement pratiquée est à la fois nécessaire en théorie et conciliable en fait. Mais quel doit être le domaine de chacun et comment doivent se régler leurs rapports ? C’est ici que les difficultés commencent.


III

Une première question doit être examinée. Etant reconnue la nécessité d’un service général d’assistance publique, cette assistance doit-elle être obligatoire ? Pour y répondre, il faut s’entendre sur la portée de ce mot.

L’assistance ne saurait, du moins à mon avis, être rendue obligatoire, en ce sens qu’une action en justice puisse être ouverte à l’assisté de telle ou telle catégorie, lui permettant de se faire allouer, par autorité de justice, les secours auxquels il croit avoir droit. Rien de pareil n’existe dans les pays où l’assistance est obligatoire, comme l’Angleterre et l’Allemagne. Je ne pense pas qu’au nom de la solidarité, on projette en France d’ouvrir à l’assisté un droit aussi exorbitant. D’ailleurs, dans la plupart des cas, on n’imagine pas comment ce droit s’exercerait, comment, par exemple, l’enfant abandonné ou le malade atteint d’une affection aiguë exercerait ce droit, et quels moyens de procédure assureraient la terminaison rapide et en temps utile de ce singulier procès ? Il faut donc repousser l’obligation ainsi entendue, et, bien que, dans ce petit livre sur la Solidarité dont j’ai parlé, il soit vaguement question des sanctions possibles, je ne crois pas que personne songe sérieusement à introduire ces sanctions dans la loi.

Il en est autrement de l’obligation entendue en ce sens qu’il y aurait lieu de déterminer à l’avance, par voie législative, certaines catégories de misères auxquelles l’assistance serait due, de désigner les pouvoirs publics auxquels cette charge incomberait, et de mettre à leur disposition les ressources nécessaires pour faire face à cette charge. L’obligation ainsi entendue n’a rien, suivant moi, qui doive être repoussé de parti pris. Notons d’abord qu’elle existe déjà dans nos lois. Lorsque, par une inspiration plus ou moins heureuse quant au choix en lui-même, le décret du 19 janvier 1811 a transféré des hospices aux départemens la charge de pourvoir au service des enfans abandonnés, il a créé en fait une obligation d’assistance vis-à-vis de ces petits malheureux, et le service institué en exécution de ce décret, qui coûte bon an mal an, tant aux départemens et aux communes qu’à l’Etat, une somme de vingt-sept à vingt-huit millions, ne saurait être considéré comme facultatif. La loi du 3 juin 1838 met également à la charge des départemens le placement des aliénés indigens dans des établissemens publics ou privés, et, bien que cette loi ait été dictée plutôt par une préoccupation de police que par une pensée charitable, elle a créé cependant une catégorie d’indigens vis-à-vis desquels l’assistance est obligatoire. La loi du 7 août 1850 a fait de même en obligeant les hôpitaux à recueillir, sans condition de domicile, tout individu privé de secours ou tout malade dans la commune où est situé l’hôpital, puisque, dans ce cas spécial, l’hospitalisation ne peut être refusée. Ce principe de l’assistance obligatoire, dont on s’effraie, n’est donc pas dans notre pays aussi récent qu’on le croit. Pour bien faire, il n’y a qu’à le définir et le limiter.

Au Congrès d’Assistance publique, qui a coïncidé, en 1889, avec la précédente Exposition, définition et limitation nous paraissent avoir été assez heureusement trouvées et posées en ces termes-ci : « L’Assistance publique est due, à défaut d’autre assistance, à l’indigent qui se trouve, temporairement ou définitivement, dans l’impossibilité physique de pourvoir aux nécessités de l’existence. »

La formule me paraît irréprochable. Remarquons d’abord que par ces mots : « à défaut d’autre assistance, » non seulement elle accepte la coexistence de la bienfaisance privée, mais elle en suppose même la préexistence, proclamant ainsi que c’est à la bienfaisance privée à agir d’abord, et que, à son défaut seulement, l’assistance publique intervient. L’assistance publique n’est ainsi, je ne voudrais pas dire qu’un pis aller, mais qu’un remède à l’insuffisance de la bienfaisance privée, et c’est là un point acquis très important.

En second lieu, cette formule limite très sagement l’assistance obligatoire à ceux qui sont dans l’impossibilité physique de pourvoir à leur existence. L’impossibilité physique est un fait facile à apprécier, qui ne prête guère à supercherie. En refusant l’assistance, ou du moins l’assistance obligatoire à ceux qui ne sont pas victimes d’une misère physique, cette formule élimine tous ceux qu’en Angleterre on appelle les able-bodied et que, dans certains cas, on admet cependant au work-house, c’est-à-dire les victimes du chômage, de l’insuffisance du salaire, de l’imprévoyance ou d’autres causes encore. Pour ceux-là, c’est à la bienfaisance privée ou même à l’assistance publique, mais facultative, de s’en occuper. Ils ne rentrent pas dans une catégorie précise et déterminée que la loi puisse indiquer.

Le vote de cette formule par le Congrès de 1889, et l’influence qu’elle a exercée, peuvent servir de réponse aux sceptiques et aux railleurs qui ne croient pas à l’influence des congrès. Dans le discours d’ouverture qu’il a prononcé au Congrès de 1900, M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques a pu dire avec vérité : « Cette formule est devenue la pierre angulaire sur laquelle le Conseil supérieur et l’administration de l’Assistance ont bâti leurs projets de réforme. » Avec un esprit de suite et une vigueur d’impulsion à laquelle il convient de rendre hommage, M. Monod s’est appliqué, en effet, à mettre en pratique cette formule et à faire de ce programme une réalité. Le Conseil supérieur de l’Assistance publique, entraîné par lui comme un conseil l’est toujours par une volonté forte, a précisé les catégories de malheureux auxquelles cette formule doit profiter : ce sont les enfans, les malades, les infirmes, les vieillards. Dans le discours qu’il a consacré à faire l’éloge de sa propre administration (on se serait étonné s’il en avait dit du mal), M. Henri Monod a pu énumérer avec une juste fierté ce que, depuis onze ans, elle a fait pour compléter, codifier, préparer les mesures administratives ou législatives nécessaires à l’application de ce programme. Il ne faudrait pas, en effet, que l’esprit de parti conduisît à méconnaître les progrès sérieux accomplis en France par la Direction générale de l’Assistance publique, qu’il ne faut pas confondre avec l’Assistance publique de Paris[5]. Passons sommairement en revue ce qu’elle a fait.

Pour les enfans, bien que le décret de 1811 y eût déjà pourvu, il y avait cependant à compléter et à étendre ce décret d’abord, en supprimant cette limite de douze ans au-dessus de laquelle l’enfant abandonné ou orphelin cessait de tomber à la charge de l’Assistance publique, car il y avait véritablement quelque chose de dérisoire et d’inhumain à présumer qu’à partir de douze ans, fille ou garçon, un enfant était en âge de gagner sa vie ; ensuite en fixant un tarif minimum pour les pensions des pupilles que l’Assistance confie aux familles ; enfin, en donnant un caractère obligatoire à ces dépenses pour les départemens, qui, théoriquement, auraient le droit de s’y soustraire, bien qu’en fait, cette résistance ne se soit jamais produite. Un projet de loi a été déposé, qui consacre ces améliorations et ces réformes. Il n’y a qu’à souhaiter qu’il prenne le pas sur d’autres projets à coup sûr beaucoup moins intéressans et qu’il finisse par être voté.

Faut-il aller plus loin et donner suite à certain projet sur l’Assistance maternelle que le Conseil supérieur de l’Assistance met à la charge des départemens, de l’État et des communes, toute une série de dépenses concernant la création de maternités hospitalières, d’asiles ouvroirs, et de maternités secrètes ? Ici, j’ai les plus grands doutes, surtout relativement à ces maternités secrètes, qui, de l’aveu même d’un des partisans de cette institution nouvelle, seraient destinées de préférence « aux femmes qui, ayant trompé leur mari, se demandent comment elles pourront cacher le fruit de leur adultère et aux jeunes filles occupant une situation en vue dans le monde qui ont cédé à des entraînemens coupables, où l’admission aurait lieu sans enquête, sans que la femme fût obligée de répondre à aucune question ; » dont les pensionnaires seraient obligatoirement en cellule et autorisées à demeurer voilées ; où toute communication avec les personnes du dehors leur serait interdite ; où les magistrats de l’ordre administratif et judiciaire ne pourraient pénétrer qu’après avoir fait annoncer leur visite. C’est assurément une des conceptions les plus bizarres qu’ait pu inventer l’assistance officielle. Et c’est la création d’un établissement de ce genre qu’on voudrait imposer à chaque département ! Il est peu probable que ce projet, adopté en 1892 par le Conseil, affronte jamais les débats parlementaires, mais, s’il venait à être voté en même temps que celui dont la Chambre est actuellement saisie sur ou plutôt contre les congrégations, il faut avouer que ce serait un état bien particulier, celui d’un pays qui verrait en même temps fermer des couvens de femmes parce que celles-ci auraient fait vœu de chasteté, et ouvrir des monastères, avec clôture d’un nouveau genre, où les novices ne seraient admises qu’à la condition d’être en état de grossesse constatée.

Le programme tracé par le Congrès de 1889 a été également mis en pratique en ce qui concerne une seconde catégorie d’indigens assurément intéressante : celle des malades. Chacun sait qu’une loi du 15 juillet 1893 a rendu l’assistance obligatoire en faveur des malades qui ne bénéficiaient jusqu’à présent, ou peu s’en faut, d’aucune disposition législative. Cette loi n’a pas été votée sans opposition, et une des objections les plus justes qui pouvaient être élevées contre le principe même était celle-ci. Les sociétés de secours mutuels assurent leurs membres participans contre le risque de maladie. C’est là une forme de la prévoyance qu’on ne saurait trop encourager. Or, en assurant au malade indigent le secours médical gratuit, vous allez le décourager de s’assurer lui-même contre ce risque. En théorie, l’objection était juste ; en fait, elle s’est trouvée vaine. Pendant que l’application progressive de la loi portait le nombre des malades indigens de 360 000 en 1895, à près de 500 000 en 1899, en augmentation de 145 000, le nombre des participans aux sociétés de secours mutuels s’élevait de 1 354 439 au 31 décembre 1895, à 1 759 000 au 31 décembre 1899, en augmentation de 405 000. Les mutualistes ont préféré le médecin de la société, qui est le leur et qui a par conséquent intérêt à les bien soigner, au médecin imposé du bureau de bienfaisance dont ils n’ont pas toujours à se louer ; et ce fait curieux montre combien quelques-unes des objections faites à l’assistance obligatoire sont, comme je le disais, des objections d’école. Quant à la dépense annuelle dont on s’effrayait, pour les départemens et les communes de toute la France, elle n’a pas dépassé quatre millions, et la contribution de l’Etat n’a pas atteint le chiffre de 2 millions, qui avait été prévu. Les dépenses nécessaires à l’agrandissement ou à l’amélioration des hôpitaux se sont élevées, il est vrai, à 27 millions ; mais elles ont été prélevées entièrement sur les fonds du pari mutuel, et ce prélèvement justifie en partie cette institution très contestable en elle-même[6].

Le vote de la loi assurant l’assistance aux malades indigens n’a donc pas entraîné les conséquences que l’on redoutait, et on a le droit de dire qu’elle a marqué dans notre organisation sociale un sérieux progrès. Faut-il faire un pas de plus, et étendre l’assistance obligatoire aux incurables et aux infirmes ? Je n’hésite pas à répondre affirmativement. La logique le veut et l’humanité le commande. La logique, parce que l’incurable ou l’infirme n’est pas autre chose qu’un malade dont la science n’a pas su améliorer l’état ; l’humanité, parce que l’incurable n’est pas moins à plaindre que le malade. Il l’est même bien davantage, sa misère finissant par lasser, parfois par rebuter. Il y a là des détresses inénarrables, auxquelles la charité publique et la charité privée n’ont pensé jusqu’à présent que d’une façon tout à fait insuffisante. Si toutes deux sont demeurées au-dessous de leur lâche, c’est donc le cas ou jamais d’appliquer le principe formulé par le Congrès de 1889 que l’assistance publique est due à qui se trouve dans l’impossibilité physique de gagner sa vie. Ici, point de crainte d’encourager la paresse ou l’imprévoyance. Comme on l’a dit avec esprit, pas plus qu’on ne se fait orphelin, on ne se fait incurable par calcul. Ajoutons qu’étant donné ce que fait déjà la charité privée, et ce qu’elle ne cessera assurément de faire, la dépense n’est pas considérable et ne grossirait pas sensiblement celle de l’assistance médicale, avec laquelle elle devrait être confondue. Il y a donc là un pas à franchir et une réforme à réaliser.

Faut-il aller encore plus loin et étendre le principe de l’assistance obligatoire à une quatrième catégorie de misérables : celle des vieillards ? Ici, il faut le reconnaître, de très graves objections s’élèvent. Les deux plus fortes sont les suivantes. En principe, chacun doit penser et pourvoir à ses vieux jours. Encourager celui qui vit du travail de ses mains à dépenser sans compter tout ce qu’il gagne en lui garantissant que, quelle qu’ait été son imprévoyance, il est assuré de ne pas tomber dans un dénuement absolu n’est ni moral ni, dans son intérêt même, bien entendu. La vie de l’ouvrier est une lutte perpétuelle entre la prévoyance et la prodigalité, entre l’entraînement qui le pousse à dépenser son salaire au jour le jour et le raisonnement qui lui conseille de s’imposer certaines privations pour en mettre une portion de côté, entre la caisse d’épargne et le cabaret. Le mettre à l’abri des conséquences de son imprévoyance et assurer son sort, de quelque manière qu’il en ait usé, c’est venir en aide au cabaret et, par ce temps d’alcoolisme, créer un véritable péril social.

La seconde objection est celle-ci. Le père prend soin de ses enfans tant qu’ils sont jeunes. C’est aux enfans à prendre soin du père quand il est vieux. Il y a là une obligation morale, et même civile, que consacre le Code. Il ne convient pas que la collectivité se substitue à ceux qui doivent s’acquitter de cette obligation : c’est favoriser l’ingratitude et détruire les liens de famille. « Nous mettrons le vieux au work-house, » disent fréquemment (du moins on l’assure) les enfans de paysans ou d’ouvriers anglais. Il ne faudrait pas qu’en créant quelque chose d’analogue au work-house, on développât dans la population française, ouvrière ou rurale, des sentimens d’ingratitude que l’instabilité des foyers, l’émigration constante des champs aux villes et le relâchement des liens de famille, conséquence fatale de ces phénomènes économiques, ne tendent que trop à faire naître.

Assurément ces objections sont justes. Convient-il cependant de se laisser arrêter par elles ? Tout bien pesé, je ne le crois pas. Il faut, en effet, pour résoudre ces questions difficiles, descendre des hauteurs de la théorie et se placer en face des faits. Or, quiconque a jeté quelques coups de sonde dans les profondeurs de la misère humaine a pu mesurer les abîmes de détresse dans lesquels sombre parfois la vieillesse de l’ouvrier et surtout de l’ouvrière. Vient un âge où progressivement les forces diminuent, les membres s’ankylosent, les yeux s’affaiblissent, où la besogne coutumière devient impossible, où, tout emploi nouveau étant refusé avec dérision, le problème du pain quotidien se pose d’une façon aigüe. Que faire alors ? Vivre sur ses économies ? Et si elles ont été mangées par le chômage ou la maladie ? Si on n’a pas pu en faire ? Croit-on que cela soit toujours facile ou même possible ? Que l’ouvrier qui gagne cinq à six francs par jour y puisse arriver, je le veux assurément, encore que le taux de capitalisation de l’argent lui rende assez malaisé de s’assurer une rente suffisante. Mais l’homme de peine qui gagne de trois à quatre francs, mais l’ouvrière qui en gagne deux ou trois, et encore pas toujours, comment veut-on, de bonne foi, qu’ils aient mis de côté le capital nécessaire pour parer aux besoins de leur vieillesse ? C’est affaire, dit-on, à leurs enfans de les soutenir. Et s’ils les ont perdus, ou s’ils n’en ont jamais eu ? On ne saurait donc méconnaître que, sans qu’il y ait eu paresse ou imprévoyance (et y en eût-il, qu’il ne faudrait peut-être pas se montrer impitoyable), la vieillesse ne soit, par elle-même, par les déchéances qu’elle amène, par les peines qu’elle inflige, une cause de misère qui peut devenir atrocement aigüe. « Aucune théorie ne saurait justifier l’abandon de ceux qui souffrent, » a écrit Le Play. Je suis un peu, je l’avoue, de son avis.

Est-ce à dire qu’il ne faille tenir aucun compte des objections que j’ai indiquées tout à l’heure ? Bien au contraire ! Il faut les avoir toujours présentes à l’esprit pour empêcher que l’abus ne fasse tort au principe. Trois précautions seraient à prendre : il faudrait maintenir à l’allocation qui serait accordée aux vieillards ayant dépassé un certain âge le caractère de secours, dont la sollicitation et l’obtention seraient un aveu d’indigence. Soit dit en passant, c’est une des prétentions les plus singulières de la charité publique, que ses secours n’humilieraient pas, tandis que les aumônes de la charité privée aviliraient. La distinction, dans la réalité des choses, ne répond à rien. Le vieillard dont on dit dans sa commune : « Il est au bureau de bienfaisance » n’est pas plus considéré que celui dont la détresse est secourue par telle ou telle personne charitable. S’il importe de maintenir à l’allocation accordée au vieillard ce caractère de secours, ce n’est pas cependant pour l’humilier gratuitement : c’est pour que sa fierté soit intéressée à ne pas demander ce secours, s’il peut s’en passer. Il n’est pas, quoi qu’on dise, avilissant de recevoir quelque chose de la charité publique ou privée, mais il est toujours plus agréable de n’avoir pas besoin d’y recourir.

La seconde précaution à observer serait que la commune fût toujours juge de l’allocation même du secours, le département n’y intervenant que pour venir en aide aux communes à qui leur situation financière ne permettrait pas d’allouer le minimum de secours fixé, et l’Etat n’étant également appelé à intervenir que dans le cas où le domicile de secours serait impossible à déterminer. Il n’y aurait guère lieu de craindre que les communes, dont le trop grand nombre de secours alloués obérerait la situation financière, se montrassent prodigues d’allocations non justifiées. Le contraire serait plutôt à prévoir et il y aurait lieu d’instituer, en cas de rejet d’une demande justifiée, une sorte de recours devant une juridiction moins directement intéressée à l’économie, et qui pourrait être une commission cantonale.

Enfin, il faudrait que la loi, dans son article premier en quelque sorte, consacrât, par une disposition formelle, le droit de recours des communes contre les familles. Il est inadmissible, en effet, que des enfans qui gagnent largement leur vie laissent leur vieux parens à la charge de la charité publique. Ce recours ne serait qu’une application des principes généraux du droit : la Société se substituant aux enfans dans l’exécution de l’obligation d’alimens que leur imposent les articles 205 et suivans du Code civil. La loi n’aurait qu’à poser explicitement le principe de ce quasi-contrat en déterminant la forme sous laquelle s’exercerait ce recours de la commune et la juridiction devant laquelle l’action serait portée, juridiction qui devrait être, suivant moi, celle, facilement accessible et en fait particulièrement compétente, du juge de paix. Il y aurait là une barrière sérieuse opposée à un abus qui pourrait devenir sérieux également. Reste une dernière objection dont je n’ai point parlé : l’objection financière. Assurément elle n’est point non plus à dédaigner, car il ne faudrait pas cependant aggraver inconsidérément le fardeau budgétaire sous lequel pourrait bien finir par succomber la France. La dépense qui résulterait de l’assistance obligatoire aux vieillards est excessivement difficile à évaluer, et j’avoue ne posséder aucun des élémens nécessaires pour le faire d’une façon même approximative. M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques affirme qu’elle ne dépasserait pas 21 millions, même en comprenant dans cette dépense les secours aux infirmes et aux incurables. Si le principe posé par la loi de 1893 sur l’assistance aux malades était adopté, la dépense se répartirait à peu près également entre les communes, les départemens et l’État, soit 7 millions pour chaque. Est-ce assez ? Est-ce plus ? Est-ce moins ? Je confesse être dans l’impuissance absolue de le dire. Si le chiffre est exact, la prévision n’a rien d’effrayant, et il ne serait pas impossible de trouver ces 21 millions en rognant sur certains chapitres du budget, entre autres sur les travaux publics électoraux, sur les bourses, sur les subventions, sur les primes à l’exportation, etc. Mais une chose est certaine, cette dépense serait peu de chose coin parée à celle qui résulterait des divers projets de loi sur les retraites ouvrières dont les finances de la France sont aujourd’hui menacées. Or, la meilleure manière d’éviter le vote de ces projets serait d’enlever à leurs partisans l’argument tiré des considérations d’humanité et le droit de se répandre en phrases sentimentales sur le vieil ouvrier qui, après avoir travaillé toute sa vie, est en proie à la misère, puisque le vieil ouvrier en question serait toujours assuré d’être secouru. A l’adoption de cette mesure générale d’assistance, ce ne serait donc pas seulement l’humanité qui trouverait son compte, et c’est bien quelque chose : ce serait également l’économie.

L’Assistance obligatoire établie en faveur des quatre catégories, enfans orphelins ou abandonnés, malades, infirmes ou incurables, vieillards, constituerait donc un sérieux progrès ; et le plan du Conseil supérieur sur ce point mérite, je crois, d’être suivi. Ce plan mis à exécution, l’assistance serait-elle enfin organisée en France d’une façon rationnelle ? Pas encore. Il resterait à se préoccuper des infortunes accidentelles qui échappent à toute classification légale, et que cependant la charité publique et privée ne peuvent contempler avec une complète indifférence. Sans doute, c’est de préférence à la charité privée qu’il appartient d’y pourvoir ; mais déjà il nous a fallu constater ses lacunes, et, sans y insister, car j’aurais l’air de vouloir instruire son procès, ce qui est bien loin de ma pensée, je dois ajouter que souvent aussi elle n’est pas informée, et il est impossible qu’elle le soit toujours, car, d’un côté, elle n’a pas cent yeux et cent bras pour voir et agir partout en même temps, et, de l’autre, le malheureux qui aurait besoin de s’adresser à elle, auquel elle ne refuserait assurément pas son appui, souvent ne sait où la prendre. De là la nécessité d’un établissement quelconque, connu, permanent, toujours ouvert, auquel l’indigent pressé par la nécessité puisse s’adresser avec la certitude qu’il trouvera au moins à qui parler. Cette institution existe depuis longtemps en France. Elle s’appelle le bureau de bienfaisance.

Le bureau de bienfaisance est un legs de l’ancien régime, sous lequel il s’appelait bureau de charité. L’organisation administrative actuelle des bureaux de bienfaisance date de la loi de frimaire an V. Tout le monde connaît leur rôle, et, bien qu’ils constituent un établissement de charité publique, je ne sache pas que personne, même parmi les économistes les plus farouches, ait jamais demandé leur suppression. Mais personne ne saurait défendre non plus leur organisation actuelle, car elle dépasse en incohérence tout ce qu’on peut imaginer. Indiquer sur quelle base devrait avoir lieu cette réorganisation, et quelles ressources financières devraient être affectées aux bureaux de bienfaisance dépasserait les limites de cette étude. Disons seulement qu’il est en cette matière une réforme bien facile à accomplir et qui devrait primer toutes les autres : ce serait que les commissions administratives des bureaux de bienfaisance fussent composées, comme elles l’ont été longtemps, en dehors de toute préoccupation politique et religieuse et que les représentais de la charité publique et de la charité privée s’y rencontrassent sur un terrain commun pour travailler pacifiquement au même but. Mais ceci conduit à une question plus générale. Comment doit s’exercer l’assistance publique ? Quelles relations doit-elle entretenir avec la bienfaisance privée ? Comment les choses se passent-elles ? Comment devraient-elles se passer ? Pour nous en rendre compte, il faut faire encore un pas plus avant dans la question.


IV

La loi ayant déterminé certaines catégories de malheureux vis-à-vis desquels l’assistance serait obligatoire, sous quelle forme et par quels procédés cette assistance doit-elle être accordée ? On peut comprendre de deux façons le mécanisme de ce nouveau service. Ou bien les pouvoirs publics auxquels incomberait la charge de l’assistance, communes, départemens, Etat, créeraient et posséderaient eux-mêmes les établissemens où ils hospitaliseraient enfans, malades, infirmes, vieillards, et l’assistance s’exercerait ainsi directement, ou bien ils traiteraient, soit avec des particuliers soit, avec des établissemens privés, auxquels ils les confieraient, et l’assistance s’exercerait ainsi indirectement. De ces deux systèmes, lequel est préférable ?

S’il fallait choisir d’une façon absolue, je n’hésiterais pas à préférer le second système au premier. Il serait sans doute injuste et excessif de dire qu’un établissement de charité publique laisse toujours à désirer. Il y en a de très bien tenus, surtout parmi ceux qui appartiennent aux municipalités. Il y aurait beaucoup moins de confiance à mettre dans les établissemens qui appartiendraient à un département, le département étant la personne la moins charitable qu’il y ait au monde, et encore moins dans un établissement qui appartiendrait à l’Etat. Plus l’établissement perd de son caractère local, moins la surveillance y sera efficace, moins ceux qui y seront admis pourront compter sur l’intérêt, sur la sympathie, sur les soins moraux, sans lesquels la charité publique peut devenir très dure dans ses procédés ; moins ils seront des assistés, et plus ils deviendront des administrés. Il faut donc, — et tous ceux qui ont quelque expérience de ces questions sont d’accord sur ce point, — maintenir à l’assistance obligatoire son caractère municipal ; et, à cette condition, l’exercice direct de l’assistance perd beaucoup de ses inconvéniens.

Néanmoins, le système de l’exercice indirect conserve toutes mes préférences. Ce système a déjà fait ses preuves dans le service des enfans assistés. On sait que, depuis le commencement du siècle, les hospices confient à des familles de paysans les enfans trouvés ou abandonnés dont ils sont dépositaires. De là le nom si connu dans nos campagnes d’enfant de l’hospice. La tentative n’a pas mal réussi. Cependant le service des enfans assistés a subi dans ces derniers temps d’assez vives attaques, et, comme elles partaient du cœur même de la place, M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques s’en est ému. Il a fait une enquête. Le résultat de cette enquête aurait été, selon lui, des plus satisfaisans, et il n’hésite pas à proclamer que ce service est une des gloires de la France. C’est peut-être aller un peu loin, mais, tout en faisant la part de l’optimisme officielle crois que M. Monod a raison et que ce service ne mérite pas d’une façon générale les attaques dirigées contre lui. Il est faux que la population des établissemens pénitentiaires et la prostitution des grandes villes se recrutent principalement parmi les enfans des hospices. Aucun chiffre, aucune preuve ne peut être produite à l’appui de cette assertion que s’en vont répétant légèrement des publicistes qui ne savent pas un mot de la question. Il n’est pas vrai non plus que ces enfans soient dans nos campagnes abreuvés d’humiliations et d’insultes, livrés sans défense aux mauvais traitemens de leurs pères nourriciers et indignement exploités par eux. En fait, et sauf exception, l’enfant des hospices suit le sort des enfans indigens de la commune où il a été élevé, car il ne dépend pas de l’administration de faire qu’il soit un enfant de riche. Elevé dans un milieu agricole, il devient ouvrier agricole, si c’est un garçon, fille de ferme ou domestique, si c’est une fille, et, sans être enviable, sa condition n’a rien d’intolérable. Encore une fois ce service marche et continuera de marcher bien, s’il échappe à un grand danger qui le menace, l’invasion de la politique. Cette invasion se fait déjà sentir dans le choix des inspecteurs, trop souvent désignés en raison de leurs opinions beaucoup plus que de leurs aptitudes. Certains faits, récemment portés au Conseil municipal de Paris, tendraient à démontrer que quelques-uns de ces choix ont été fâcheux. Les mêmes influences commenceraient, de l’aveu même de M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, à se faire sentir dans la désignation des familles de nourriciers. Il est de plus en plus difficile d’avoir confiance dans les certificats d’honorabilité délivrés par les maires, qui tendent à devenir des certificats de complaisance électorale. Les choses en sont arrivées à ce point, — M. Monod nous l’apprend, — que, dans certains départemens, une convention est intervenue entre l’administration et les maires, et que ceux-ci sont autorisés à apposer sur les certificats délivrés par eux certain signe qui signifie qu’il n’en faut pas tenir compte. Il y a dans César Birotteau un financier nommé du Tillet qui met ou ne met pas un point sur II de son nom, suivant que la lettre de recommandation délivrée par lui est sérieuse ou non. Il faut toute l’autorité d’un rapport officiel pour persuader que l’administration française emprunte ses procédés aux romans de Balzac.

Le même système pourrait être adopté pour les vieillards. Il y a beaucoup de familles de paysans qui, en échange d’une petite pension, ne demanderaient pas mieux que de prendre soin d’un vieux, et, si la famille choisie était celle même du vieux, on ne verrait pas le spectacle assez triste auquel on assiste parfois dans nos campagnes : un vieillard à la charge de ses enfans, qui sans doute ne le laissent pas mourir de faim, mais qui, devant lui, souhaitent ouvertement sa mort. Cependant il y a des vieillards auxquels, pour une raison ou pour une autre, l’hospice convient mieux. Pour les infirmes ou les incurables, il est indispensable, de même que l’hôpital pour les malades. L’assistance obligatoire suppose donc nécessairement la création ou l’entretien d’un certain nombre d’établissemens hospitaliers, affectés d’une façon permanente aux assistés. Ces établissemens doivent-ils être publics ou privés ? Il serait infiniment préférable que ce fussent des établissemens privés, auxquels l’Etat, les départemens ou les communes, suivant le cas, confieraient des pensionnaires, moyennant un prix de journée. En échange de ces subventions, l’Etat aurait le droit d’exercer un certain contrôle portant sur leur régime intérieur. Mais ceci nous amène à une autre question plus générale. Quels sont les droits de l’Etat vis-à-vis des établissemens charitables, et dans quelle mesure ceux-ci doivent-ils être soumis à sa surveillance ? C’est par l’examen de cette question infiniment délicate que je voudrais terminer.


V

Le droit de surveillance de l’Etat sur les établissemens de bienfaisance privée ne pouvait manquer de venir en discussion devant le dernier Congrès d’Assistance. En effet, parmi les matières portées d’avance à son ordre du jour et qui devaient être discutées en séance plénière, figurait l’entente à établir entre l’assistance publique et la bienfaisance privée, et le premier de ces deux sujets était implicitement contenu dans l’autre.

Pour chercher les moyens d’établir cette entente, le Congrès de 1900 avait une compétence particulière. En effet, tandis que, dans le Congrès de 1889, les fonctionnaires dominaient, dans celui-ci, les représentans de l’assistance publique et ceux de la bienfaisance privée étaient en nombre à peu près égal. Un fort bataillon de laïques, Français et étrangers, y représentait les œuvres libres, et, en fait, l’esprit chrétien. Il est cependant regrettable que, sauf quelques honorables et courageuses exceptions, le clergé catholique et les membres des congrégations aient cru devoir s’abstenir d’y paraître, laissant à de nombreux pasteurs protestans l’honneur de représenter le ministère ecclésiastique. Prêtres et religieux auraient beaucoup à gagner, s’ils se mêlaient à ces grandes assises internationales, lorsque leur place y est naturellement marquée, et un peu d’américanisme serait ici bien excusable. Dans le dernier Congrès, ils auraient été accueillis avec sympathie et écoutés avec déférence. Quoi qu’il en soit, la question dont je viens de parler avait été annoncée à l’avance comme devant être portée en discussion dès la première séance, et cette question avait été préparée par de nombreux rapports où elle était examinée sous toutes ses faces, en particulier dans un travail très complet et très intéressant de M. Louis Rivière. Ces rapports étaient eux-mêmes résumés dans un travail d’ensemble dont l’auteur avait cru devoir proposer au vote du Congrès la résolution suivante : « Pour arriver à l’entente, la bienfaisance privée aura à se soumettre au contrôle et aux lois de l’État, qui devra à son tour lui assurer et lui garantir sa liberté d’action[7]. » Cette rédaction parut menaçante et excita d’assez vives appréhensions. Un orateur s’en fit l’interprète : « Votre formule, dit-il, est infiniment trop large. Elle ne tend à rien moins qu’à mettre la bienfaisance privée sous la tutelle de l’État. Il faut préciser et limiter ce droit de contrôle. Je comprends très bien qu’il s’exerce sur les établissemens qui reçoivent des enfans et que l’État s’assure si les lois qui régissent l’enseignement primaire et le travail des mineurs y sont observées. Je comprends encore qu’étant le gardien de l’hygiène, il soumette à certaines conditions les établissemens où l’on reçoit des malades. Enfin, je trouverai tout naturel que, s’il confie des pensionnaires à un établissement privé, moyennant un prix de journée, il envoie des inspecteurs s’assurer que les conditions du contrat sont respectées. Mais, poussée au-delà de ces limites, la surveillance de l’Etat n’a pas de raison d’être. Cette surveillance peut devenir tracassière, gênante, intolérable même, si elle est exercée dans un esprit de rivalité malveillante. Pourquoi traiter du premier coup la bienfaisance privée en suspecte ? Donnez-lui la liberté, en la soumettant au droit commun. C’est tout ce qu’elle vous demande et aussi tout ce que vous avez le droit de lui imposer. » Et, comme conclusion de ces paroles qui avaient été écoutées avec faveur par le Congrès, l’orateur proposait de substituer à la formule du rapporteur un amendement qui aurait été ainsi conçu : « Pour arriver à l’entente, l’Etat aura le droit d’exercer un contrôle sur les établissemens de bienfaisance privée qu’il subventionnera directement ou indirectement. En dehors de ces cas, le contrôle de l’Etat ne pourra s’exercer que sur les conditions hygiéniques et, lorsque l’établissement contiendra des mineurs, sur l’observation des lois relatives à l’enseignement et aux conditions du travail. » L’amendement fut mis aux voix. Deux épreuves à mains levées semblèrent douteuses au bureau, bien que de bons yeux crussent apercevoir une majorité en faveur de l’adoption. Une proposition transactionnelle se produisit alors, d’après laquelle la bienfaisance privée aurait à se soumettre au contrôle tel qu’il serait prévu par les lois. Le rapporteur accepta cette proposition. L’auteur de l’amendement aurait eu mauvaise grâce à la repousser, car elle ne faisait qu’affirmer une vérité incontestable, ce que les Anglais appellent un truism ; et la rédaction nouvelle fut votée à une grande majorité, non sans que quelques partisans obstinés du contrôle sans limites de l’Etat eussent repris pour leur compte la rédaction primitive.

On comprend très bien que le Président, qui avait fait de louables efforts pour rassembler dans le même congrès des représentai de l’assistance publique et de la bienfaisance privée, ait voulu éviter que, dès la première séance, la zizanie et la division s’établissent entre eux sur la manière meilleure, de s’entendre, et il s’est assurément tiré avec une dextérité courtoise de ce pas difficile. Mais on peut regretter que le Congrès, dont la majorité était manifestement hostile au contrôle sans limite de l’État, n’ait pas consigné son opinion dans un texte clair. La formule du Congrès de 1889 en faveur de l’assistance obligatoire a fait fortune. Celle du Congrès de 1900 en faveur de la bienfaisance libre aurait peut-être fait fortune également, et ses défenseurs auraient pu s’en faire une arme dans la campagne entamée contre elle.

Il ne faut pas, en effet, se faire illusion. Un mauvais vent souffle contre la bienfaisance privée et l’atmosphère est chargée d’orages. Bientôt elle aura besoin d’appeler à sa défense les hommes de bonne volonté. Parmi ces hommes, l’auteur de cette étude tient d’avance à s’inscrire. Assurément, il ne pourra être taxé de parti pris contre l’Assistance publique, puisqu’il a rendu justice aux sérieux progrès que ce service a réalisés en France depuis vingt ans, ainsi qu’aux éminentes qualités de celui qui le dirige, puisqu’il accepte le principe de l’assistance obligatoire, et puisqu’il s’est prononcé pour la mise en application du programme tracé par le Conseil supérieur. Mais il ne saurait cependant pousser l’impartialité jusqu’à méconnaître les griefs légitimes invoqués par ceux du côté desquels il est et sera toujours de cœur et de fait. Or, on ne peut de bonne foi contester que la bienfaisance privée soit loin d’avoir à se louer des pouvoirs publics et que chaque jour elle éprouve, au contraire, les effets de leur malveillance. Il n’est pas malaisé d’en découvrir la raison.

Pendant de longs siècles, l’Eglise catholique a exercé en fait et en droit dans notre pays le monopole de la charité. Endroit, cette situation s’est modifiée. Des communautés religieuses dissidentes, comme la communauté protestante, ou profondément différentes, comme la communauté israélite, ont établi, en faveur de leurs coreligionnaires, des services généralement très bien entendus qui font le plus grand honneur au zèle et à l’intelligence de leurs fondateurs. La charité purement laïque quant à son esprit s’est également piquée d’honneur, et, non sans un peu d’apparat, elle a créé des œuvres nouvelles, dont la supériorité assez discutable est volontiers proclamée par elle. Mais, néanmoins, et malgré ces efforts dont il faut se féliciter, car la tâche à remplir est si lourde qu’il ne faut repousser aucun coopérateur, en fait, la situation a subi un changement beaucoup moindre qu’on ne pourrait le croire. En matière de bienfaisance privée, si l’Eglise catholique a perdu le monopole de droit, peu s’en faut qu’elle n’ait conservé le monopole de fait. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le gros volume intitulé : la France prévoyante et charitable, que l’Office central des institutions de bienfaisance a publié. Non seulement le nombre des œuvres inspirées par la charité catholique est en très grande majorité, mais il y a des départemens où la bienfaisance privée ne compte pas une seule œuvre qui soit une œuvre laïque, au moins quant à son esprit. De plus, et bien que les séculiers ne soient pas moins animés de l’esprit charitable que les réguliers (puisqu’on se plaît à ressusciter ces vieilles dénominations), cependant, en fait, les séculiers, très absorbés par le devoir paroissial, laissent volontiers aux réguliers la direction des œuvres charitables. Enfin, la charité, en tous pays, s’exerçant de préférence par les mains des femmes, ces œuvres charitables sont le plus souvent administrées par des religieuses appartenant à des congrégations autorisées ou non autorisées. En un mot, la bienfaisance privée est notoirement, comme on se plaît à dire aujourd’hui, cléricale. Or, comme l’anticléricalisme est le mot d’ordre favori de ceux qui nous gouvernent depuis tantôt vingt ans et demeure leur unique point de ralliement, ils sont d’instinct hostiles à la bienfaisance privée. Sans doute ils lui rendent hommage en paroles et proclament sa nécessité. « Je vois de trop près les choses, je connais trop les lacunes ; j’ai trop marqué les limites nécessaires de l’Assistance publique pour ne pas être pénétré plus que personne de l’immense utilité sociale de la bienfaisance libre, » disait au Conseil supérieur M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, et je suis heureux de signaler dans sa bouche cet excellent langage, mais il s’en faut que les pouvoirs publics s’en inspirent dans leurs relations avec la bienfaisance privée. Leur principe est, en effet, de refuser tout appui, toute faveur aux œuvres confessionnelles, et je viens d’expliquer comment, en fait, les œuvres de la bienfaisance privée étaient presque toujours confessionnelles, quant à leur personnel ou à leur esprit. Pour s’excuser de cette intolérance, on reproche à ces œuvres de tenir compte dans leur action charitable des opinions religieuses de ceux auxquels elles viennent en aide ; reproche absolument injuste, sauf lorsqu’il s’agit d’éducation, ce qui est parfaitement légitime, et qui pourrait être justement retourné contre l’Assistance publique, celle-ci faisant aussi de la charité confessionnelle, mais à rebours, et imposant souvent à ceux qu’elle secourt des conditions qui blessent leur conscience. Sous ce prétexte, tout appui, toute faveur, toute subvention, sont refusés aux œuvres confessionnelles, sans que cependant ce principe soit appliqué avec une égale rigueur à celles qu’entretiennent les deux minorités religieuses dont le budget des cultes consacre l’existence. On leur coupe les vivres ou on les empêche de naître. Il est notoire que le Conseil d’Etat n’accorde la reconnaissance d’utilité publique à aucune œuvre catholique, et, si une œuvre absolument laïque et neutre par ses statuts et la composition de son comité directeur, sollicite cette reconnaissance, il faut qu’elle démontre qu’elle n’emploie des sœurs dans un de ses services que par économie et parce qu’elle n’a pas pu faire autrement.

Il en est de même pour celles qui sollicitent les subventions du pari mutuel. Quant aux sociétés qui ont été reconnues antérieurement d’utilité publique et auxquelles on n’ose pas retirer, par un acte exorbitant, la personnalité civile, le Conseil d’Etat fait ce qu’il peut pour que cette personnalité ne leur soit utile en rien, surtout lorsqu’il s’agit d’une communauté religieuse. Comme il est leur tuteur, il leur permet rarement d’acquérir un immeuble à titre onéreux, sous prétexte que ce serait accroître la mainmorte, cette fameuse mainmorte qui hante l’imagination de beaucoup de Français et, comme un fantôme aux doigts crochus, trouble le sommeil de leurs nuits. Quant au droit que la loi leur confère d’acquérir à titre gratuit, il est, en fait, absolument supprimé. Qu’un même testament contienne un legs en faveur d’une société laïque et d’une congrégation, le Conseil d’Etat autorisera la première à accepter et pas la seconde, foulant ainsi aux pieds, à la joie d’héritiers peu scrupuleux, ce qu’il y a de plus sacré au monde, la volonté des morts. En réalité, ce singulier tuteur ne veut que du mal à ses pupilles, et ce qu’il souhaite du fond du cœur, c’est de les voir mourir d’inanition.

Cette mort ne venant pas assez vite au gré de ceux qui nous régissent, il semble que, depuis quelques mois, leur dessein soit de la hâter en inaugurant une tactique nouvelle. Je n’ai point à parler ici de l’odieux projet de loi sur ou plutôt contre la liberté d’association dont le parlement est actuellement saisi et qui sera peut-être en pleine discussion quand paraîtront ces lignes. Cela m’entraînerait trop loin, mais ce n’est pas, au contraire, sortir de notre sujet que de dénoncer certain projet qui a été déposé sans bruit, on serait presque tenté de dire sournoisement, au mois de juin dernier, et qui, sous prétexte de surveiller les établissemens de bienfaisance privée, ne tend à rien moins qu’à leur rendre l’existence impossible. On peut, sans rien exagérer, dire que l’exposé des motifs de ce projet de loi sue la haine de la bienfaisance privée. En effet, les directeurs et fondateurs d’œuvres y sont représentés comme gens pour lesquels la bienfaisance ne serait, la plupart du temps, qu’un prétexte couvrant une pensée de spéculation et de lucre. A la vérité, les auteurs du projet veulent bien reconnaître « qu’il est presque impossible de tirer de gros bénéfices de l’infirme, du convalescent, du vieillard, » mais il n’en serait pas de même de l’enfant. Et, sous ce prétexte, on impose aux établissemens qui reçoivent des enfans une foule de conditions, les unes d’une exécution impraticable, les autres tellement onéreuses que la vie leur serait rendue impossible. La loi énumère jusqu’à six cas où l’établissement pourrait être fermé d’office, et par quelle autorité ? Au Conseil supérieur d’Assistance, qui avait préparé le projet où subsistent quelques traditions libérales, on aurait voulu que ce fût par l’autorité judiciaire. Le gouvernement ne l’entend point ainsi. Il veut que ce soit par simple arrêté du préfet, avec recours tout à fait illusoire devant le Conseil d’Etat, statuant, non pas par la voie contentieuse ordinaire, c’est-à-dire après débat contradictoire et plaidoirie, mais par simple avis donné au ministre. C’est mettre en réalité l’existence de tous les orphelinats, ainsi du reste que des autres établissemens de bienfaisance privée, dans la main de l’administration, et le but qu’on poursuit est clairement dévoilé dans un passage de l’exposé des motifs. Au Conseil supérieur, quelques personnes avaient émis l’avis qu’il fallait, de par la loi, imposer à l’administration la nécessité de prendre quelques mesures hospitalières on faveur des assistés, qui verraient ainsi fermer l’établissement où ils étaient hébergés. Le gouvernement a refusé d’entrer dans ces minimes détails. L’exposé des motifs du projet de loi reconnaît bien qu’il peut y avoir une difficulté sérieuse pour les vieillards, les malades, les infirmes, tout en refusant de s’en occuper, mais il ajoute : « Les enfans pourront être recueillis par les différens services publics chargés de les assister. » Ici perce le bout de l’oreille. Ce qu’on se propose en effet c’est, par des procédas indirects, en prononçant la fermeture d’un certain nombre d’orphelinats, en décourageant les autres de naître, de transférer peu à peu à l’assistance publique une clientèle qu’elle partage avec la bienfaisance privée. On veut atteindre celle-ci dans une de ses manifestations les plus fréquentes et les plus touchantes et lui retirer les enfans qu’elle élève, généralement dans des sentimens religieux, pour les confier à des familles de paysans auxquels on impose d’envoyer leurs propres enfans, garçons et filles, à l’école laïque. On espère ainsi s’assurer de futurs électeurs radicaux, qui ne seront point en peine de trouver des épouses anticléricales.

Cette conjuration contre la bienfaisance privée sous sa forme chrétienne est un des traits les plus caractéristiques de la triste époque que nous traversons. Chose singulière ! cette conjuration va directement à l’encontre d’un état d’esprit qui est également un trait caractéristique de cette même époque et tout à sa louange : je veux dire une sincère préoccupation de soulager la misère et la souffrance humaine. Dans cet art et cette science de la charité (ne renonçons pas à ce vieux mot), le XIXe siècle a réalisé de sérieux progrès. Ces progrès ont apparu aux yeux qui ont pris la peine de les regardera la dernière Exposition. Les galeries où l’assistance publique, la bienfaisance privée, l’économie sociale étalaient le résultat comparatif de leurs efforts, valaient une visite et méritent un souvenir. L’impulsion est donnée ; les exemples abondent, l’expérience a parlé, et, s’il plaît à Dieu, le XXe siècle fera mieux encore que le XIXe. Mais comment ne comprend-on pas que, pour venir à bout, dans la mesure du possible, de l’immense tâche, il n’y aura jamais assez de forces associées, et que, pour une moisson si grande, il faut faire appel aux ouvriers de toutes les heures ; ne pas repousser sans doute ceux de la onzième, mais ne pas mettre de côté ceux de la première ? Catholiques, protestans, israélites, indifférens, on ne sera jamais trop nombreux, ni trop unis. Or, il semble, au contraire, que ceux qui détiennent le pouvoir n’aient qu’une préoccupation, c’est de diviser. Ils n’y ont que trop réussi, et peu s’en faut que ce pays, de mœurs naguère si tolérantes et si douces, au fond plutôt enclin au scepticisme, ne soit, sinon matériellement, du moins moralement livré à toutes les furies des dissensions religieuses. À qui la faute, sinon à ceux qui, les premiers, ont poussé ce cri de guerre civile : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ? » Comme s’il pouvait y avoir pour la France un ennemi ailleurs qu’au-delà de ses frontières ! À ce cri d’autres cris aujourd’hui répondent, qui sentent également la guerre civile, et personne ne le déplore plus que moi. Personne n’est plus profondément convaincu qu’il est aussi maladroit qu’anti-chrétien de répondre aux violences de l’anti-cléricalisme par les grossièretés de l’anti-sémitisme ou de l’anti-protestantisme qui commence à poindre. Mais il faut, sinon excuser, du moins comprendre ceux qui, vexés, molestés depuis vingt-cinq ans, et à la veille d’être persécutés plus violemment que jamais, s’en prennent à ceux qu’ils considèrent, parfois à raison, parfois à tort, — car il y aurait plus d’une distinction à établir, — comme les complices de leurs persécuteurs. C’est cependant une lourde faute, et, si les violences redoublent, si les persécutions se déchaînent, en particulier si la bienfaisance privée, comme elle en est menacée, se voit paralysée dans son action, atteinte dans ses œuvres, traquée dans son personnel, il ne faudra pas se répandre en injures grossières, encore moins menacer des représailles futures, mais, tout en opposant une résistance obstinée, invoquer les principes de tolérance, de liberté, d’égalité de tous devant la loi, que la fin du siècle dernier avait proclamés bruyamment, et que la fin de celui-ci semble singulièrement méconnaître. Je sais bien qu’en ce moment, ceux qui parlent de tolérance et de liberté font sourire, et que leur voix est semblable à celle qui crie dans le désert, vox clamans in deserto ; mais le désert a cependant sa sonorité, car du moins le bruit d’aucune autre voix ne couvre la vôtre, et il n’est pas dit que ces voix solitaires ne finiront pas un jour par être entendues. En tout cas, elles ne se réduiront pas d’elles-mêmes au silence, car, à ne point se taire et à s’élever contre toute persécution, certains ont mis leur honneur de catholique et leur conscience de chrétien.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez Les Déclassés asolidaires, par M. Brunot, inspecteur général des services administratifs au Ministère de l’Intérieur. Cette brochure contient du reste, sur les différentes espèces de délinquans, des appréciations fort judicieuses.
  2. « Le système dont M. Bourgeois a jeté les bases dans son livre sur la Solidarité et dont il présente au Congrès une esquisse d’ensemble, semble donc répondre, par l’intention même d’où il dérive, aux exigences internes de la doctrine que nous venons de voir évoluer à travers l’histoire de la pensée humaine. » (L’idée de solidarité sociale dans la philosophie. Rapport présenté au Congrès d’éducation sociale par Léopold Mabilleau.)
  3. On trouve cet argument dans le discours très bien tourné et très bien dit qu’a prononcé le très distingué Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, M. Henri Monod, à la séance d’ouverture du Congrès d’assistance publique et de bienfaisance privée. Je reviendrai sur ce discours, dont les conclusions sont loin, au reste, d’être aussi absolues.
  4. A Londres en particulier, l’existence d’infirmeries annexées à chaque work-house n’empêche pas qu’il n’y ait de magnifiques hôpitaux, uniquement entretenus par des contributions volontaires.
  5. Ce n’est pas que l’Assistance publique de Paris, parfois un peu trop sévèrement jugée, n’ait réalisé aussi des progrès notables, surtout au point de vue de la multiplication, de l’agrandissement et de l’aménagement des bâtimens hospitaliers. On peut consulter avec profit à ce sujet un rapport tout récent et très bien fait du directeur actuel de l’Assistance publique, M. le docteur Napias. Mais ces progrès réels ont été singulièrement compromis par l’intrusion des préoccupations politiques et par l’esprit sectaire dont l’ancien Conseil municipal est en partie responsable.
  6. Je cite ici les chiffres donnés par M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, sans avoir la moindre raison de mettre en doute leur exactitude, mais sans avoir eu le moyen de les contrôler.)
  7. L’auteur de ce rapport était M. Hermann Sabran, président des hospices de Lyon, qui avait cependant qualité plus que personne pour représenter la bienfaisance privée, car il a attaché son nom à de nombreuses et belles œuvres.