Astronomie populaire (Arago)/XX/10

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 102-107).

CHAPITRE X

de l’action des courants aqueux sur la constitution de la surface de la terre


La théorie des soulèvements n’a pas empêché les géologues de recourir à l’action d’immenses courants aqueux produits par des comètes ou de toute autre manière, pour rendre compte de quelques similitudes de forme que présentent les terres australes.

Ces terres sont toutes terminées en pointe (le cap Froward, le cap de Bonne-Espérance, le cap Wilson, le cap Comorin). Au sud, sud-est ou est de tous ces caps, il existe une ou plusieurs îles (en Amérique, la Terre de Feu, la Terre des États, les îles Malouines ; en Afrique, les îles de France, de Bourbon, de Madagascar ; à la nouvelle Hollande, la Terre de Van Diemen, la nouvelle Zélande ; à la presqu’île de l’Inde, Ceylan). En poussant la comparaison plus loin, nous trouverons sur tous ces continents un enfoncement plus ou moins profond, un grand golfe situé sur la côte occidentale, à quelque distance de son extrémité sud. En Amérique, le golfe dont la ville péruvienne d’Arica occupe le centre ; en Afrique, le golfe de Guinée ; à la nouvelle Hollande, l’immense enfoncement que la Terre de Nuyts borne au Nord ; dans l’Inde, enfin, la sinuosité qui reçoit l’Indus.

Cette identité de conformation est sans aucun doute très-digne de remarque ; mais on se montrerait bien peu difficile si l’on croyait que, pour l’expliquer, il suffit de dire qu’elle a été l’effet d’un immense flot venant du sud-ouest. Ce flot, a-t-on ajouté, en s’avançant avec impétuosité du midi au nord, rencontra sur sa route diverses chaînes de montagnes qui lui barraient le passage, démolit les faces sur lesquelles s’opéra le premier choc et en entraîna les débris. C’est pour cela, dit-on, que les pentes méridionales des Pyrénées, des Alpes, de la chaîne de l’Himalaya, sont plus rapides que les pentes septentrionales. C’est pour cela que les versants occidentaux de la cordillère des Andes et des Alpes scandinaves, sont beaucoup plus escarpés que les versants orientaux, etc., etc.

Nous avons déjà vu (ch. vii ) que ces faits ne sont pas aussi réels, aussi généraux qu’on le prétend ; nous allons examiner si l’intervention d’un courant en donnerait une explication naturelle.

Il est vrai, qu’en masse, la pente méridionale des Pyrénées est plus rapide que la pente septentrionale. Cependant, sur beaucoup de points de la chaîne, c’est le contraire qu’on observe. En tout cas, la plus grande inclinaison du versant espagnol ne pourrait être attribuée à l’action érosive d’un courant venant du sud, à la démolition des anciennes parois de la montagne ; car on peut suivre les couches qui les forment aujourd’hui, depuis les plaines de l’Aragon jusqu’aux crêtes les plus élevées, sans y rencontrer aucune solution de continuité. Dans la question qui nous occupe, cette observation, dont je suis redevable à M. Élie de Beaumont, est capitale.

Ce que nous savons de l’Himalaya est conforme à la règle énoncée plus haut. On peut douter qu’il en soit ainsi de l’Atlas, quoiqu’il coure de l’est à l’ouest.

Les Alpes ont été rangées, comme les Pyrénées, parmi les chaînes dirigées de l’est à l’ouest ; mais les Alpes ne sont pas une chaîne unique, elles se composent de la réunion de plusieurs chaînes tout à fait distinctes par leurs caractères et par leurs âges géologiques ; elles forment dans leur immense étendue un circuit où l’on trouve successivement les degrés d’orientation les plus dissemblables, sans que les inclinaisons des versants paraissent dépendre de cette circonstance.

L’intéressant voyage de M. Pentland dans la république de Bolivia, a déjà donné quelque raison de croire que la cordillère des Andes elle-même, quand on l’aura mieux étudiée, offrira, sur plusieurs points du haut Pérou, des pentes plus rapides du côté du Brésil que vers la mer du sud. En masse, toutefois, il y a une différence manifeste, et les versants de la chaîne sont sensiblement plus escarpés à l’occident qu’à l’orient. Il en est de même des Alpes de la Norvége ; mais le Jura, quoique dirigé du sud-ouest au nord-est, présente une configuration tout opposée. Du côté du lac de Genève, la chaîne a presque l’aspect d’un mur vertical, tandis que vers la France on arrive généralement à sa crête par une pente prolongée et passez douce.

Au surplus, sans insister davantage sur ces cas exceptionnels et sur d’autres que je pourrais citer, je donnerai, en bien peu de mots, la mesure du degré d’importance qu’il faut attacher à la circonstance de l’orientation des chaînes et au prétendu courant dirigé du sud-ouest au nord-est, qui, dit-on, les a anciennement battues sur leurs faces méridionales ou occidentales : je ferai remarquer que presque toutes les observations des voyageurs sur les pentes comparatives des deux versants, dons les nombreuses chaînes de montagnes qu’ils ont étudiées, se rattachent à une règle très-simple, dont j’ai déjà donné l’énoncé (chap. vii ), et qui ne laisse aucune place à l’intervention d’un courant général : dans les chaînes de montagnes, les pentes les plus rapides sont tournées vers la mer la plus voisine.

Il est un autre grand phénomène géologique dont l’explication a paru se lier à l’action de courants aqueux ; c’est celui des blocs erratiques.

On appelle ainsi des masses de granite ou d’autres roches alpines, dont quelques-unes ont un volume énorme[1], qu’on trouve çà et là sur le Jura, qui, comme nous l’avons dit, est une chaîne toute calcaire, dirigée du sud-ouest au nord-est. Elles n’existent que sur le versant sud-est, sur celui qui fait face aux Alpes. Au revers opposé de la montagne, c’est-à-dire du côté de la France, on n’en découvre pas une seule.

Ces masses ne se trouvent pas répandues indistinctement dans toute l’étendue de la chaîne. Elles abondent surtout dans la direction des vallées des Alpes. C’est aussi vers le prolongement de l’axe de ces vallées que les blocs sont parvenus aux plus grandes hauteurs sur les flancs du Jura.

Les granites des différents rameaux des Alpes se distinguent très-bien les uns des autres. On a pu reconnaître que les blocs des parties du Jura qui font face à la vallée du Rhône, proviennent de la pointe d’Ornex, qui forme comme le promontoire septentrional de la chaîne du Mont-Blanc. Un énorme courant venant de cette pointe, et se précipitant avec impétuosité par la vallée du Rhône, c’est-à-dire par le bas Valais, a pu rouler avec ses eaux d’énormes rochers, les faire même remonter jusqu’à d’assez grandes hauteurs, sur les flancs du Jura qui se présentaient à son cours comme une sorte de digue.

En atteignant l’embouchure de l’étroite vallée du Rhône, le courant dut se dilater. Ses eaux boueuses perdirent alors une partie d’autant plus notable de leur force d’impulsion, qu’elles s’écartèrent davantage de leur direction primitive. De là, le moindre nombre et la moindre hauteur des blocs, à mesure qu’on s’éloigne de la région à laquelle la vallée correspond directement.

Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur les difficultés de plus d’un genre qu’on pourrait opposer à l’explication que je viens d’indiquer. Je dois me contenter de faire remarquer que les vallées de l’Aar, de la Limmat, ont servi également à charrier au loin des roches alpines provenant des montagnes du Grindelwald et du canton de Glaris ; que les plaines du nord de l’Europe, près d’Anvers, de Breda, de Groningue, de Munster, de Leipzig ; que les plaines de la Pologne prussienne et de la Russie présentent aussi une grande quantité de roches éparses, composées d’une sorte de granite feuilleté et rubané, ou d’un gneiss à mica écailleux ; que des roches de cette nature n’existent pas dans les montagnes voisines de la Saxe et de la Silésie ; qu’on les trouve seulement dans la presqu’île scandinave, en sorte que, malgré tout ce qu’une pareille conclusion a d’étrange, c’est en Suède et en Norvége qu’il faut inévitablement en chercher l’origine. Voilà sans contredit des observations bien curieuses. L’action impulsive de grandes masses liquides torrentueuses a pu ne pas être étrangère à la production de ces grands phénomènes ; mais, soit qu’on envisage les transports de roches dont le nord de l’Europe a été le théâtre, comme contemporains de ceux qui se sont opérés par les vallées alpines du Rhône, de l’Arve, de l’Aar et de la Limmat, soit qu’on les rapporte à des époques différentes, l’esprit le plus prévenu ne pourrait y trouver que des accidents locaux. Ce n’est pas là évidemment un épisode des scènes générales de destruction que la brusque irruption de l’Océan dans l’intérieur des terres amènerait à sa suite ; ce n’est donc pas, quoiqu’on en ait dit, le cas d’appeler à l’aide du géologue théoricien une action cométaire.

  1. Sur la montagne de Pierre-à-Bot, près de Neuchatel, il existe une de ces masses qui a 14 mètres de haut, 17 mètres de long et 8 mètres de large.