Astronomie populaire (Arago)/XXII/14

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 613-624).

CHAPITRE XIV

des protubérances rougeatres aperçues sur divers points du contour de la lune pendant les éclipses totales de soleil


Nous allons maintenant passer à ce qui concerne les lumières rougeâtres qui ont été observées sur divers points du contour de la Lune pendant les éclipses totales de Soleil ; ces lumières ont été appelées : proéminences, protubérances, flammes, nuages, montagnes. Nous commencerons par les observations faites pendant l’éclipse de 1851. L’importance des conclusions que ces phénomènes curieux ont fait naître justifiera les détails minutieux dans lesquels nous allons entrer.

Il sera principalement question, dans l’analyse que nous donnerons des observations faites en divers lieux, d’une protubérance particulière située à l’occident du Soleil et de la Lune, ayant l’apparence que l’on voit dans le dessin que nous donnons (fig. 304) de l’éclipse de 1851. Elle semblait être formée par les deux côtés d’un angle à peu près droit, et ayant, sur le prolongement d’un de ses côtés, un ballon presque circulaire complétement détaché du bord de la Lune.

Voici maintenant ce que je trouve de plus digne de remarque dans les relations des observateurs anglais établis, en 1851, sur les côtes de la Suède et de la Norvége, et dans celles des astronomes qui s’étaient transportés en Prusse et en Pologne.

D’après M. Airy, qui observait à Gottemburg, les protubérances du bord occidental augmentèrent en saillie à partir du commencement de l’éclipse ; on remarqua même qu’une protubérance, d’abord invisible, s’y forma pendant le progrès de l’éclipse. Les protubérances orientales diminuaient d’étendue et finirent même par disparaître.

La protubérance recourbée occidentale parut, dans un moment, avoir jusqu’à trois minutes de hauteur à partir du bord de la Lune ; elle était rouge de laque dans une partie et blanche dans tout le reste.

Dans le point où le Soleil devait reparaître au bord occidental, M. Airy vit, quelques instants avant l’émersion, une longue suite de petites protubérances d’une couleur très-rouge en contact avec le bord de la Lune, embrassant sur le disque de cet astre un espace de trente degrés.

À Christiansand, les protubérances sur le bord occidental de la Lune augmentèrent graduellement, suivant M. Humphry, depuis le commencement de l’éclipse jusqu’à la fin.

Lorsque M. Dawes, à Ravelsberg, aperçut la protubérance courbe, celle-ci était éloignée du bord de la lune de 1′ 1/2 ; cette distance augmenta jusqu’à 2′ en plus. Les protubérances situées à l’est, d’une couleur rouge, diminuaient d’étendue pendant que les autres augmentaient. M. Dawes dit que la protubérance recourbée était rouge carmin, et qu’il la vit cinq secondes après la réapparition du Soleil.

À Ravelsberg, vingt secondes après la disparition du Soleil la protubérance recourbée avait quarante-cinq secondes ; vers la fin de l’éclipse, M. Hind lui trouva près de deux minutes.

Après la réapparition du Soleil, la protubérance était encore visible ; sa partie inférieure ne touchait pas au Soleil ; on voyait entre sa base et le bord de cet astre la lumière blanche de la couronne.

La description de M. Hind diffère de celle de plusieurs astronomes en ce que la protubérance recourbée lui paraissait d’un rouge intense sur les deux bords et d’un rouge pâle dans le centre, tandis que d’autres astronomes la virent très-rouge sur l’un des bords et blanche sur l’autre.

La tache séparée de la Lune et placée sur le prolongement de l’un des côtés de l’angle de la protubérance en question est décrite par M. Hind comme étant rouge et approchant de la forme triangulaire.

M. Lassell observa à Trollhatan que la protubérance recourbée du bord occidental était à peu de degrés au sud de la place où il avait aperçu, quelques instants avant l’éclipse, un amas de taches. Quant à la protubérance située sur le bord est, elle correspondait presque exactement à la même région du Soleil où il avait aussi remarqué une autre tache noire. Comme on a, observé cependant des protubérances vers des portions du disque solaire qui ne sont pas habituellement parcourues par des taches, la cause même des deux phénomènes reste incertaine. La saillie de la principale des proéminences était, suivant M. Lassell, de 2′ 1/2.

A Trollhatan, M. Williams vit distinctement la proéminence recourbée augmenter de dimension à mesure que la Lune devenait plus orientale. Suivant cet observateur, le lendemain de l’éclipse on aperçut une tache sur le bord est du Soleil correspondant au point où la veille avait été aperçue une proéminence sur le bord de la Lune.

M. d’Abbadie, qui avait établi sa station à Frédéricksvœrk, près de Christiania, fut contrarié pendant toute la durée de l’éclipse par la présence continuelle de nuages légers qui couvraient le disque solaire, il aperçut cependant, près du point où le Soleil venait de disparaître, une bordure d’une couleur rose-foncée, sinueuse, irrégulière et bien nette, longue d’environ trente-six degrés sur le disque lunaire ; cette bordure, qui pouvait avoir 0′,3 de hauteur, ne fut plus visible bientôt après.

Les protubérances parurent, à M. dalle, observant à Frauenburg, en Prusse, augmenter de dimension sur la partie ouest des deux disques ; de petites taches nouvelles y firent successivement leur apparition.

Suivant M. Erunnow, qui observait également à Frauenburg, la protubérance située à l’Orient disparut pendant les progrès de l’éclipse ; la protubérance recourbée située à l’ouest augmenta au contraire de dimension.

La conséquence principale, que M. Brunnow déduit de ses observations, c’est que les protubérances rougeâtres étaient un phénomène translunaire, car, dit-il, « il est évident pour moi que la Lune pendant les progrès de l’éclipse a couvert les protubérances de l’est, tandis que celles de l’ouest sortaient de plus en plus. »

M. Wolfers, qui était aussi à Frauenburg, aperçut une protubérance sur le bord oriental de la Lune ; elle diminua graduellement de hauteur ; cet astronome aperçut sur le bord occidental la protubérance rougeâtre et recourbée dont nous avons fait si souvent mention, et de plus, le petit ballon séparé du bord de la Lune. La distance du ballon à ce bord et la hauteur de la tache recourbée allèrent successivement en augmentant depuis le commencement jusqu’à la fin de l’éclipse totale.

Les protubérances voisines du point d’immersion, suivant M. Otto Struve, qui observait à Lomsa, étaient blanches ; une série de petites protubérances les reliait ; le tout embrassant sur le contour de la Lune une étendue de 18°. Pendant la durée de une minute que M. Otto Struve consacra à l’observation du phénomène, les petites protubérances rougeâtres disparurent et les taches blanches qui terminaient le tout avaient sensiblement diminué de hauteur.

M. Otto Struve, vit la tache recourbée avec la forme signalée partout ailleurs ; quand il l’observa pour la première fois, la distance de la portion recourbée au bord de la Lune était de 79″. Au bout de 53s elle parut être de 115″, en sorte qu’elle avait varié de 36″. Pendant ce temps les protubérances opposées avaient où totalement disparu ou se trouvaient réduites aux plus petits rudiments.

La tache courbe et le globe isolé qui se trouvait dans la direction du crochet restèrent encore visible, 7s,5 après l’émersion du Soleil.

Dans les observations faites à KœnigsbergparM. Wichman, on trouve, circonstance singulière, que les protubérances orientales étaient rougeâtres, tandis que M. Otto Struve ne leur assigne aucune couleur. M. Wichman s’est servi de l’héliomètre pour déterminer la distance du crochet de la tache occidentale au bord de la Lune et il l’a trouvée de 86″.

Un fait très-digne de remarque, c’est que M. Wichman n’aperçut pas la tache ronde et entièrement séparée du bord de la Lune qui partout ailleurs, à Danzig par exemple, fut observée dans la direction du crochet, par MM. Mauvais, Goujon, etc.

M. Schweizer, professeur russe, croit pouvoir affirmer, d’après ses observations faites à Machnowka dans le gouvernement de Riew, que les protubérances ne sont autre chose que les facules transportées par le mouvement de rotation du Soleil, au delà des limites du disque apparent. Il trouve, par exemple, une ressemblance de forme complète entre la protubérance recourbée, dessinée à Danzig par MM. Mauvais et Goujon, et une facule qui, le 27, jour de l’éclipse, était située près du bord occidental du Soleil.

M. Swan trouve que la protubérance courbe occupait sur le contour du Soleil la position où immédiatement avant l’éclipse il aperçut un groupe de taches à 1’ 1/2 du limbe.

Les protubérances rougeâtres ont été observées en un grand nombre de lieux en 1842, à Perpignan, Montpellier, Narbonne, Toulon, Digne, près de Turin, à Milan, Padoue, Venise, Vienne, Lipesk, etc. On trouvera les résumés des descriptions que m’ont envoyées un grand nombre d’astronomes dans une Notice spéciale sur les éclipses. Je me contenterai ici de rapporter l’observation que j’ai faite à Perpignan, Je vis deux protubérances (fig. 303) qui semblaient s’élancer de la partie septentrionale ; elles n’avaient ni l’une ni l’autre une direction normale à la périphérie de la Lune ; on aurait dit des montagnes qui devaient inévitablement s’ébouler. Elles étaient l’une, la plus grande vers l’occident, l’autre, la plus petite vers l’orient.

Ce n’est qu’à partir de 1842 que ces phénomènes attirèrent vivement l’attention. Cependant en 1706, on avait signalé une bande couleur de sang sur le bord gauche du disque lunaire. En 1733, en 1737, en 1748, en 1806, en 1820 et en 1836 des phénomènes analogues avaient été observés, notamment par Short, Ferrer, Van Swinden et Bessel.

Voyons maintenant quelles conséquences on peut déduire de l’ensemble de ces observations et quel appui elles peuvent donner aux théories qu’on a imaginées pour rendre compte de ces singulières protubérances généralement colorées.

Un fait qu’on peut regarder comme parfaitement établi, c’est que les protubérances visibles vers le bord occidental ont augmenté de dimension depuis le commencement de l’éclipse totale jusqu’à la fin, tandis que le phénomène inverse a été observé du côté opposé tout comme si la Lune par son mouvement dirigé de l’occident à l’orient couvrait de plus en plus des objets matériels situés à l’est de son disque et laissait graduellement à découvert des positions de plus en plus considérables des parties matérielles situées à l’ouest.

Une circonstance non moins remarquable déjà signalée par un observateur, M. Margette, à Perpignan, durant l’éclipse de 1842. C’est que les protubérances situées à l’ouest restèrent visibles pendant quelques secondes après la réapparition du Soleil. Ces deux faits et particulièrement l’observation de la variation des grandeurs en sens contraire des taches orientales et occidentales réduisent à néant la théorie qui attribuait le phénomène à une sorte de mirage. À quoi il faut ajouter que dans cette supposition d’un mirage, la protubérance courbe par exemple dont la saillie totale surpassait certainement 2′ et le globe isolé placé sur le prolongement d’un des côtés de l’angle, auraient dû se montrer, par l’effet de la dispersion de l’atmosphère, sous la forme d’un spectre prismatique, rouge à l’un des bouts, violet à l’autre, vert dans l’intermédiaire, et de 4″ de diamètre.

Saisis à l’improviste en 1842 par un phénomène inattendu, les astronomes ne purent décider avec certitude si les protubérances lumineuses étaient apparues sur les mêmes points du disque solaire et si partout où on les aperçut, elles avaient exactement la même forme. Les observations, faîtes en 1851, paraissent lever tous les doutes à cet égard. En faisant passer un plan horaire par l’axe du monde et par le centre du Soleil, ce plan coupait le disque de l’astre suivant une ligne qui aboutissait au limbe supérieur dans un point que M. Swan appelle le point nord. Ce point, en chaque lieu, abstraction faite du mouvement propre du Soleil, était le plus élevé au moment du passage du centre de l’astre par les divers méridiens.

En rapportant les observations faites des positions des protubérances dans différentes stations, à son point nord, M. Swan a trouvé qu’elles s’étaient montrées dans les mêmes points physiques du disque solaire, résultat parfaitement conforme à ce que d’autres astronomes avaient obtenu par une discussion analogue.

La protubérance courbe si remarquable, qui en 1851 fit son apparition près du bord occidental de la Lune, était particulièrement propre à décider si les protubérances changent de forme avec le lieu de l’observation. Or partout, sauf de légères différences qu’on peut attribuer à la difficulté et à la courte-durée des observations, la protubérance en question parut formée de deux lignes faisant entre elles un angle presque droit ; la première, dirigée à peu près perpendiculairement au contour de la Lune, et la seconde, parallèle à la tangente à ce contour, au point où la première le rencontrait.

Plusieurs des objections qu’on avait opposées aux théories fondées sur une existence réelle des protubérances lumineuses disparaissent en présence des deux faits capitaux que je viens de rapporter. Il est difficile, quand on considère la concordance de tous ces résultats, de ne pas regarder les protubérances plus ou moins rougeâtres comme des objets matériels analogues à nos nuages flottants dans l’atmosphère diaphane dont le Soleil est entouré, ainsi que je l’ai fait voir dès 1846, atmosphère dont j’ai démontré l’existence par d’autres observations (liv. xiv, chap. vi).

Je crois que les raisons que j’ai données dans ma Notice sur les éclipses sont suffisantes pour qu’il soit admis que les protubérances ne sont ni des montagnes, ni des apparences provenant de déviations que les rayons du Soleil auraient éprouvées dans les anfractuosités présentées par les bords de la Lune, mais que tout s’explique dans l’hypothèse de nuages flottants dans l’atmosphère diaphane qui entoure la photosphère du Soleil.

Jetons un coup d’œil maintenant sur la théorie que M. Swan a donnée, dans les Transactions philosophiques d’Edinburgh, de ces mêmes mystérieux phénomènes.

Les protubérances rougeâtres, d’après la théorie de M. Swan, seraient des portions de la troisième atmosphère hypothétique soulevées par le courant ascendant, au-dessus du niveau général. Ce niveau général serait indiqué par ces arcs colorés et fortement dentelés, semblables quant à la consistance et à la couleur, aux protubérances proprement dites, qu’on voit après le commencement de l’éclipse totale sur le bord oriental, peu de temps avant la fin sur le bord occidental de la Lune, qui occupent jusqu’à des étendues de 50 à 60 secondes, et qui déjà, d’après les observations de M. Kuntz, ne paraissaient en contact ni avec la Lune ni avec le Soleil.

J’avais cherché à rendre compte des protubérances lumineuses en les assimilant à des nuages flottants dans l’atmosphère diaphane dont je supposais la photosphère entourée. M. Swan ayant sans doute remarqué dans ma Notice cette phrase : « L’éclipse de 1842 nous a mis sur la trace d’une troisième enveloppe située au-dessus de la photosphère et formée de nuages obscurs ou faiblement lumineux, » accumule à la fin de son Mémoire citations sur citations, pour prouver que nonobstant ce que cette phrase paraît renfermer de positif, je n’ai pas eu la pensée qu’il existât au-dessus de la photosphère une couche continue de nuages. Je reconnais loyalement que l’idée de la couche continue appartient en propre à M. Swan ; je n’avais pas, à tort ou à raison, imaginé que les nuages auxquels il fait jouer un si grand rôle, formassent habituellement autour de la photosphère une couche continue.

La limite extérieure de la première couronne lumineuse indiquerait, dans l’hypothèse de M. Swan, la région qu’occupe la couche continue de nuages dont il croit avoir besoin pour expliquer tous les phénomènes des éclipses totales. Il faudrait donc supposer que, lorsque la couronne est unique, cette couche de nuages s’est abaissée jusqu’à être presque en contact avec la photosphère solaire. C’est alors qu’apparaîtraient les longs arcs courbes, colorés et fortement dentelés, qui ont été signalés par les observateurs comme étant visibles quelques instants après le commencement de l’éclipse totale, et quelques instants avant la fin. Mais admettons pour un moment que ces grands mouvements oscillatoires en hauteur de la couche nuageuse existe ; pourquoi cette couche se présenterait elle comme une ligne circulaire sans couleur lorsqu’elle serait à une grande hauteur, et deviendrait-elle irisée et très-irrégulière dans son contour lorsqu’elle se rapprocherait du Soleil ? Suivant M. Swan, les protubérances sont des portions de son atmosphère continue, soulevées au-dessus du niveau général par le courant ascendant. Mais comment n’a-t-il pas remarqué qu’en 1842 ces protubérances existaient toutes notablement au-dessous de la ligne circulaire qui dessinait les limites de la couronne la plus brillante sur la couronne extérieure.

M. Swan se sert de l’atmosphère parfaitement opaque et continue pour expliquer comment le bord du Soleil est beaucoup moins lumineux que le centre. Les autorités qu’il invoque à l’appui de l’opinion que cette différence d’éclat existe, sont certainement très-imposantes ; mais, comme on n’a cité aucune expérience réelle, il est permis de révoquer le fait en doute. Je soupçonne même, pour parler sans déguisement, que M. Swan fait servir son atmosphère à l’explication d’un fait qui n’existe pas. Je persiste donc à soutenir simplement que la troisième atmosphère solaire que M. Swan veut bien admettre avec moi est gazeuse et qu’il y flotte seulement des nuages.

Pour expliquer comment les protubérances paraissent colorées, M. Swan rappelle les curieuses observations faites par M. Forbes sur la coloration qu’on aperçoit sur la vapeur d’eau dans un des états qu’elle affecte à sa sortie d’un récipient où elle était fortement comprimée. Ce rapprochement est très-ingénieux, mais il est bon de remarquer que M. Airy a observé une protubérance qui était rouge sur les deux bords et blanche à l’intérieur ; qu’enfin le même astronome en aperçut une autre qui n’offrait aucune trace de coloration. M. Otto Struve remarqua aussi à Lomsa que les protubérances très-voisines des points où le bord oriental du Soleil reparut étaient complétement blanches.


fin du tome troisième de l’astronomie populaire