Atar-Gull/25

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CHAPITRE II.

Atar-Gull.


Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre.
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait d’un air doux
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Orgon. — Tartufe, acte I, sc. vi.


Tu n’as pas reçu mission de faire ce que tu m’as fait… donc que les pleurs et le sang retombent sur ta tête.
Alex. Dumas. — Napoléon Bonaparte.

……Il tremblait de mourir ;
Mourir ! c’est un instant de supplice… mais vivre…
Frédéric Soulié. — Christine.


C’était le soir… le jour baissait… le colon venait de terminer son modeste repas ; et, comme il était dans l’impossibilité de marcher et même de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l’ayant bien et dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil, l’avait roulé tout près de la fenêtre, d’où M. Wil aimait à voir encore les dernières lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et étinceler sur ses épais carreaux…

Cette atmosphère enflammée des feux d’un soleil à son déclin, ces fleurs pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d’un vif et brillant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque, ses palmiers si verdoyants, ses aloès parfumés, ses camélias fleuris, toute cette végétation si puissante et si forte… et puis aussi peu à peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre femme… sa douce Jenny… son loyal et franc Théodrick… c’est alors qu’il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes, qu’il donnait pour sa fille… à ses naïves caresses, à sa gaieté si folle… et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesses et d’amour, flétri, tué en deux mois par une si inconcevable fatalité… Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque, réduit à vivre des aumônes d’un esclave, qui partageait avec lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes d’hommes qui tremblaient à sa voix…

Quels souvenirs !

Aussi, sa pâle figure s’assombrissait de plus en plus, et les rayons obliques du soleil, qui l’éclairaient fortement, en faisaient ressortir encore l’expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui eussent attendri l’âme la plus atroce…

Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s’ensevelit dans une sombre méditation. La nuit était tout à fait venue.

Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l’escalier, poussa les verrous et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur la chambre où était son maître… Il alluma une lampe qui ne jetait qu’une clarté faible et douteuse, s’approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées et le contempla un instant. Puis, lui frappant avec force sur l’épaule, de sa large et formidable main, il l’éveilla en sursaut, car l’honnête Wil avait fini par sommeiller un peu.

Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave…

C’est qu’aussi la scène avait quelque chose d’effrayant et d’étrange. Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la lumière vacillante et rougeâtre de la lampe… se dressait, de toute la hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull… le regard flamboyant, les bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui s’entre-choquaient comme celles d’un tigre qui mâche à vide…

On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés, et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du phosphore dans l’ombre.

C’était aussi la première fois que le nègre s’était permis de frapper si familièrement sur l’épaule de son maître ; aussi ce dernier le regarda-t-il avec un étonnement stupide.

« Écoute, blanc… — dit Atar-Gull d’une voix caverneuse… — écoute bien… une singulière histoire… »

Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel, bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le nègre, qui continua ainsi :

« Le premier blanc que j’ai haï a été cet homme que l’on a pendu à bord de la frégate anglaise.

« Il m’avait acheté, battu et vendu. — Justice a été faite.

« Le second blanc que j’ai haï, mais d’une haine aussi brûlante que le feu… aussi aiguë que la pointe d’un couteau, aussi vivace que l’apios qui fleurit chaque jour…

« C’est toi… toi, Tom Wil, colon, planteur de la Jamaïque… »

Le colon voulut se lever, et, faible qu’il était, retomba sur son fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd…

Le nègre continua :

« Garde tes gémissements pour plus tard… ce n’est pas encore l’heure ; Tom Wil, planteur de la Jamaïque… Tom Wil, qui fus riche à millions… Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari… plus tard, tu gémiras… tu pleureras du sang…

« S’il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier qu’on a pendu à celle que je portais à toi, Tom Wil, j’aurais dit que je l’aimais, lui, comme un frère…

« Et pourtant mon cœur a bondi de joie en voyant son supplice…

« Enfin, sais-tu ce que tu m’as fait, Tom Wil ? le sais-tu ?

« Pour de l’or, tu as vendu mon sang… un pauvre vieillard qui ne demandait qu’un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours encore, et puis mourir ;… pour de l’or… tu l’as fait supplicier du supplice d’un voleur et d’un assassin…

« C’était mon père… Tom Wil ! le vieux Job ! c’était mon père ! comprends-tu maintenant ? »

Et le colon… haletant., comme fasciné par le regard d’Atar-Gull… le contemplait en silence…

« Alors, vois-tu, — reprit le noir, — il m’a fallu dévorer ma haine, qui me tordait le cœur ; le jour, le rire sur les lèvres, te servir et baiser ta main qui me frappait, en pleurant de joie…

« Et c’est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil… car chaque coup… chaque humiliation que j’endurais avançaient ma vengeance d’un pas…

« Et j’ai eu ta confiance ! ton attachement ! enfin ! » hurla le noir avec un affreux éclat de rire…

« Et c’est moi qui t’ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que j’eus de Narina, pour éloigner tout soupçon de moi… bon et fidèle serviteur. »

Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de ses atroces révélations le temps d’entrer bien douloureusement au cœur du colon qui croyait rêver.

Puis il reprit :

« Et c’est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant aussi la case que tu m’avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu, pour qu’on ne pensât pas à m’accuser… moi, bon et fidèle serviteur… »

Ici une nouvelle pause…

« Et c’est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent qui a étranglé ta fille, et qui l’ai poursuivi après, moi bon et fidèle serviteur… »

Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants, et s’avança sur Atar-Gull ; mais à peine eut-il fait deux pas qu’il tomba par terre.

Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui, étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d’affreux sanglots.

Il continua…

« Et cette mort, Tom Wil, t’a rendu muet ; le ciel devait bien cela à ma vengeance… et c’est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups… va, va demander aux profondeurs de ces gouffres… quel est le corps poignardé et mutilé qu’ils ont reçu…

« Et la mort de ta femme, et ta ruine, c’est moi seul qui ai tout fait… tout fait, Tom Wil… et ce n’est rien encore… c’est maintenant que ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là-haut !

« Écoute, Tom Wil, depuis que nous sommes ici, j’ai éloigné tout le monde de toi ; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu’il y ait sur la terre… tu l’as d’ailleurs écrit là… »

Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.

« Tu es muet… tu ne pourras me démentir.

« Tu n’écriras pas… car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es perclus de tes mains…

« Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu… tu auras devant toi le bourreau de ta famille… l’auteur de ta ruine…

« Et la nuit… je t’éveillerai, et, à la lueur de cette lampe, tu verras encore le bourreau de ta famille et l’auteur de ta ruine !

« Au dehors, je serai loué, montré, fêté, comme le modèle des serviteurs, et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m’est précieuse ta vie… plus que la mienne, vois-tu ; il faut que tu vives longtemps pour moi, pour ma vengeance… oh ! bien longtemps… — l’éternité, si je pouvais… — Et si un étranger entrait ici… ce serait pour te dire mes louanges, te vanter mon dévouement à moi, qui ai tué… tué ta famille… qui t’ai rendu muet et misérable… car c’est moi… c’est moi… entends-tu, Tom Wil… c’est moi seul qui ai tout fait… moi seul… » hurlait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette chambre

en poussant des cris qui n’avaient rien d’humain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand cet accès frénétique fut passé, il s’occupa du colon que cette effrayante secousse avait fait évanouir…

Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit en lui faisant respirer un peu de vinaigre. Tom Wil ouvrit les yeux d’un air étonné, inquiet ; le pauvre homme croyait avoir fait un mauvais rêve ; aussi, en se retrouvant au milieu des soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable expression de reconnaissance. Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et, pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui serrant la main violemment :

« C’est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille… tu n’as

pas rêvé, Tom Wil, c’est moi… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est plus facile d’imaginer que d’écrire tout ce que dut souffrir le malheureux colon, aussi depuis cette époque sa santé s’affaiblit ; mais, grâce aux horribles soins d’Atar-Gull, elle se soutint chancelante. Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie d’angoisse et de torture. Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des voisins s’écrier : « Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour servir un vieux maniaque de cette trempe-là… »

Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du colon s’altérant sensiblement, sa raison commença de s’égarer ; alors son esclave fit demander un médecin. Or, c’est après une de ces visites que madame Bougnol venait de l’arrêter curieusement comme nous l’avons dit, afin de savoir des nouvelles du vieux muet.

Mais la raison du colon se perdit bientôt tout à fait ; et, sauf quelques moments lucides pendant lesquels son affreuse position se représentait à lui dans tout son jour… il était dans un état de démence complète et furieux parfois… Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de force…

Ordinairement, après ces transports frénétiques succédaient quelques moments de calme ; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du malheureux Wil venait de finir.