Athènes sous le roi Othon

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ATHÈNES
SOUS LE ROI OTHON.

À M. De Pouqueville.


Athènes,…… 1838.
Mon cher ami,

Vous serez peut-être surpris de recevoir d’Athènes une lettre qui vous soit adressée par moi, qui habite cette ville depuis hier, à vous qui l’avez si bien connue. Mais l’Athènes où je suis n’est plus celle où vous étiez. C’est une ville toute nouvelle, où vous auriez peine à vous reconnaître, où vos souvenirs mêmes d’autrefois nuiraient à vos observations d’aujourd’hui, où vous chercheriez en vain tout ce qui fut familier à vos regards et cher à votre cœur, où tout est changé enfin, les hommes aussi bien que les édifices. Votre étonnement redouble, et je crois qu’il s’y mêle un peu de curiosité ; souffrez donc que je vous expose le tableau de cette ville, telle qu’elle est à présent, et telle que je la vois ; et si, en le comparant avec celui que vous avez emporté, vous y trouvez trop de différences, n’accusez pas votre mémoire, ni mon imagination ; n’accusez pas non plus le temps, qui nous vieillit si vite, ni même les Turcs, qui ont tant détruit ; et pour savoir à qui vous devrez vous en prendre de ces disparates qui vous choquent et de ces ruines qui vous affligent, attendez la fin de ma lettre.

Vous avez éprouvé plus vivement que personne l’émotion dont on ne peut se défendre en approchant d’Athènes. Tant de souvenirs se pressent à ce seul nom, tant de grandes renommées, tant d’images célèbres sortent en foule de chaque point du sol de l’Attique, que l’homme le moins cultivé, abordant pour la première fois ce sol classique, doit s’y sentir comme accablé des réminiscences qui lui viennent de toutes parts. Qui n’a pas entendu parler du pays de Cécrops et de la ville de Minerve ? Qui ne connaît pas quelque chose de la vie de Thésée et de la mort de Codrus ? Quel cœur ne palpite pas aux noms de Marathon et de Salamine, à ceux de Miltiade et de Thémistocle ? Et parmi ces gens qui repoussent le plus dédaigneusement les traditions du collége, parmi ces habitués de la bourse ou du barreau, qui vivent tout entiers dans le temps présent, et qui n’estiment, dans l’histoire du genre humain, que le jour qu’ils cotent et le moment qu’ils exploitent, quel est l’homme qui n’attache pas encore quelque valeur aux noms de Solon et de Périclès, de Phocion et de Démosthène, de Socrate et d’Euripide, de Sophocle et de Phidias ? Pour le voyageur même le moins lettré, il est impossible que la vue d’Athènes soit sans intérêt, car les lieux ont ici presque autant de célébrité que les hommes. Qui ne voudrait pas connaître la colline où siégeait l’Aréopage, la prison où mourut Socrate, la tribune où tonna Démosthène ? Et cette autre colline, qui se nomma le Musée ; celle qui porta le jardin de l’Académie et l’école de Platon ; celle où fut le Lycée et où vécut Aristote ? Et ces coteaux de l’Hymette, et ces bords de l’Hissus, et ces champs bornés par le Pentélique et arrosés par le Céphisse : qui pourrait entendre tous ces noms, sans désirer de voir tous ces lieux ? et qui pourrait les voir sans être ému ?

Mais pour voir des lieux auxquels s’attachent tant de souvenirs historiques et tant d’agrémens naturels, et pour les voir comme il convient, il faut encore qu’il y ait, dans l’état même du pays, certaines conditions, qui ne se trouvent pas toujours ; il faut du moins qu’il n’y en ait pas de contraires. Lorsque, il y a plus de vingt ans, vous abordâtes au Pirée, attendant à deux lieues d’Athènes l’hospitalité que vous préparait M. Fauvel au consulat de France, dans la maison qui avait déjà reçu Byron et Chateaubriand, vos premiers regards purent se fixer sans obstacle sur les objets qui s’offraient à vous ; et rien d’étranger, rien de moderne, ne vint se mêler à ces premières impressions de l’Attique. Vous aviez devant vous ce port du Pirée, vide de vaisseaux, et solitaire presque comme la mer qui l’environne ; vous aperceviez la rade de Salamine, les éminences qui la dominent et le détroit qui la sépare de l’Attique. Vous pouviez alors, seul en présence de ces lieux historiques, jouir sans témoins de vos sensations, vous mouvoir en liberté sur ce théâtre de gloire ; visiter, sur l’écueil qui le possède encore, le tombeau détruit de Thémistocle, et chercher même au sommet de l’Ægœleon la place d’où Xerxès assistait immobile à la destruction de sa flotte. Alors rien ne faisait obstacle à vos observations ; personne ne venait se placer entre l’histoire et vous. Sur la grève du Pirée, une seule maison, modeste asile d’une famille française ; dans le triple port, quelques barques de pêcheurs qui troublaient à peine de leur aviron la surface d’une mer tranquille ; rien à Munychie, rien à Phalère ; partout le silence et la solitude. Mais dans ce désert, où chaque coin de terre avait eu un nom, chaque rocher un monument, il y avait un champ libre ouvert à l’imagination, de même qu’il restait un terrain vierge sous les pas de l’antiquaire. Pour peu que, devançant dans votre impatience le guide et les chevaux que devait vous envoyer M. Fauvel, vous eussiez voulu vous engager seul sur la route d’Athènes, vous auriez pu la suivre à la trace des longues murailles, premier monument de la puissance d’Athènes et dernier débris de son existence. Porté sur ces blocs énormes, qui n’avaient pu être assemblés que par des mains libres, et qui n’avaient pu être arrachés encore par tant de tyrans, depuis ceux qu’on nomma les Trente, jusqu’à ceux qu’on ne compte pas, vous auriez franchi cet espace de deux lieues, presque toujours sur la voie antique, et trouvant, à chaque pas, dans un massif de pierres, un témoin de patriotisme, de liberté et de courage. En même temps que vous auriez cheminé entre ces deux files de débris gigantesques, pour ainsi dire à l’ombre des souvenirs de la liberté hellénique, vous auriez traversé ce beau bois d’oliviers, dont les troncs, alors pressés, ces troncs séculaires, qui viennent des rejetons plantés dans les derniers âges de la république, sont aussi, comme tout ce qui couvre le sol attique, des débris de l’antiquité. Vous seriez ainsi arrivé à Athènes, sans guide, comme sans témoins, ou plutôt avec les monumens du siècle de Thémistocle pour guides et pour témoins ; et parvenu, par cette voie, au pied de la colline qui porte encore le temple de Thésée, bâti par le fils de Miltiade, vous auriez gagné l’asile de notre consul, sans avoir rencontré dans toute cette longue route, outre deux maisons françaises, rien qui ne fut grec et héroïque.

Je ne vous dirai pas combien les temps sont changés, combien les circonstances sont différentes ; jugez-en vous-même. En débarquant au Pirée, je vois le rivage tout couvert d’habitations modernes, bâties sans plan, sans ordre, sans symétrie, boutiques, hangars, magasins, qu’on dirait construits d’hier, et qui semblent ne devoir durer que jusqu’à demain. Devant ces maisons, qui n’appartiennent à aucun pays ni à aucun siècle, se presse un peuple qui n’appartient pas plus à la Grèce ; un amas d’étrangers, de ces gens qui viennent de tous côtés exploiter une nouvelle fortune de peuple, un nouveau siége de gouvernement, qui parlent et qui entendent toutes les langues, au moyen d’une seule qui leur est commune à tous, celle de l’intérêt. Le Pirée, refuge actuel des gens qui étaient, il y a cinq ans, à Nauplie, il y a dix ans à Ægine, et qui seraient demain à Patras ou à Corinthe, s’il y avait là une cour, ou quelque chose qui y ressemblât ; le Pirée est donc une ville, comme il y en a tant, comme il y en a partout, où le comptoir est toute la cité, où il n’y a d’autre patriotisme que celui du magasin. Seulement, cette ville, qui aurait quelque chose d’italien, quelque faux air de Livourne ou d’Ancône, s’il fallait absolument lui trouver quelque analogie ; cette ville, si nouvelle et déjà caduque, ne se compose encore que de baraques, qui affectent l’apparence de maisons ; sans églises et sans hôpitaux, parce qu’ici les cafés tiennent lieu de tout, et avec un seul palais, celui de la douane, parce qu’ici, comme ailleurs, en fait d’édifices publics, on ne dépense de l’arpent que pour ce qui en rapporte. Arrivé, au Pirée, pour voir la Grèce, et me trouvant ainsi transporté dans un des derniers faubourgs de Naples, sans rien qui me rappelât la Grèce, j’avais hâte de m’éloigner du Pirée. Pour cela, les moyens s’offraient en foule. J’avais à choisir, dans une multitude de fiacres délabrés, entre le vieux landau allemand et le coricolo napolitain, j’avais même la ressource de l’omnibus français ; car la civilisation ébauchée de la Grèce se sert de tous les élémens de nos vieilles civilisations européennes, et ce serait peut-être un spectacle curieux, s’il était donné ailleurs qu’ici, que celui d’un peuple aspirant à se faire une vie nouvelle avec tous les débris tudesques, avec tous les meubles gothiques qui lui tombent sous la main. Mais je ne puis me faire, je l’avoue, à l’idée d’arriver à Athènes en fiacre ou en omnibus, et pourtant c’est ainsi que je fus obligé de faire le court trajet du Pirée à Athènes, sur une route droite et unie, comme celle de Terracine. Vous dirai-je maintenant que cette route, construite par les ingénieurs bavarois, l’a été aux dépens des longues murailles, dont les derniers débris, respectés par plus de vingt siècles, se sont réduits en poussière sous des mains allemandes ? Vous dirai-je que le bois d’oliviers, mutilé par la hache des Turcs, n’ombrage encore en grande partie qu’un sol hérissé de ronces, où tout ce qui était antique a disparu, sans qu’une culture nouvelle réjouisse la vue qu’à de bien rares intervalles ? Et concevrez-vous que j’eusse besoin d’être à Athènes, pour me croire sur le sol antique ?

Suis-je bien sûr du moins que je suis à Athènes, depuis que j’y suis arrivé ? Ici encore, souffrez que j’en appelle à vos souvenirs, en vous faisant part de mes impressions. Si je consulte tout ce qu’on a écrit sur Athènes, et ce que vous en avez dit vous-même, cette ville avait dû conserver, sous la domination turque, toute sa physionomie grecque. Les Grecs étaient les maîtres réels du pays, comme ils en étaient à peu près les seuls habitans. Quelques Turcs, tels que le vaivode, qui avait son habitation au centre de la cité, et le kislar-aga, qui occupait l’Acropole, rappelaient seuls, au milieu d’une population grecque, l’autorité musulmane ; mais ces Turcs eux-mêmes, vaincus par les habitudes de la Grèce, familiers avec son langage et presque convertis à sa croyance, tant ils étaient devenus indifférens à la leur, n’offraient plus que l’ombre de ces conquérans farouches, de ces despotes altiers, qui avaient planté, quatre siècles auparavant, le drapeau de Mahomet II sur les acropoles d’Athènes et de Corinthe. La Grèce moderne avait triomphé, dans la personne des Turcs, de ses maîtres nouveaux, comme autrefois la Grèce antique avait vaincu les Romains, au sein de Rome même. Athènes, sous le pouvoir des Turcs, était donc une ville toute grecque, où les Turcs eux-mêmes ne se distinguaient que par une sorte de supériorité qu’ils avaient su donner à la civilisation grecque en l’adoptant ; où les Grecs, à leur tour, se rapprochaient, par les manières, de leurs maîtres pour les mieux gouverner ; où les deux peuples enfin, enlacés par mille liens, tendaient à se fondre en un seul, dans lequel l’élément asiatique, faible désormais, avait fini par prendre une couleur grecque, en échange de ce qu’il avait donné à la Grèce de physionomie asiatique. On aurait distingué difficilement, à l’extérieur, une mosquée d’une église, tant elles se ressemblaient dans leur architecture empruntée l’une de l’autre, et surtout dans leur décadence commune ; on ne saurait nier non plus qu’il n’y ait beaucoup de rapports entre un derviche et un capucin ; et quant aux habitations, il eut été difficile que, Grecs et Turcs vivant à peu près de même, il y eut des maisons grecques différentes des maisons turques, si ce n’est par ce qui distingue en tout pays les demeures des gens riches de celles des gens qui ne le sont pas. Athènes devait donc offrir un aspect tout grec, tout oriental, au petit nombre de Francs que l’enthousiasme ou l’étude amenait de loin en loin dans la ville turque, pour y rechercher la cité antique. Stuart, en dessinant les antiquités d’Athènes, n’avait trouvé rien de mieux à placer dans ses tableaux, en fait de personnages épisodiques, que des Turcs, dont la figure grave et le maintien imposant, relevés encore par un riche costume, pouvaient seuls se montrer à côté des monumens antiques. Byron, si mécontent des autres et de lui-même, n’avait eu d’indignation à exhaler à Athènes que sur les ravages commis par un Écossais ; et vous-même, mon cher ami, qui avez livré aux Turcs tant de combats heureux dans tant de pages éloquentes de votre livre, il ne paraît pas que vous ayez été choqué de la présence des Turcs, si ce n’est quand le souvenir des Perses se réveillait en vous au nom de Marathon ou de Salamine.

Je continue de me représenter Athènes telle qu’elle était à l’époque où vous l’habitiez, et c’est surtout d’après vos souvenirs que je me la représente. Ses rues étroites et mal pavées serpentaient entre deux files de maisons, dont l’escalier intérieur aboutissait à un premier étage, et dont le toit formait une terrasse. Les plus grandes de ces maisons, grecques et turques indistinctement, avaient une petite cour, où une fontaine répandait la fraîcheur, et un petit jardin qui suffisait pour procurer une apparence d’ombre et de verdure : double trésor, dont on ne peut bien apprécier la valeur que sur un sol aride et sous un ciel ardent comme celui-ci. Pour alimenter ces fontaines privées et pour fournir à un petit nombre de fontaines publiques, on avait épuisé, par des dérivations, le lit de l’Hissus et du Céphisse ; car l’ignorance ou l’incurie de tous les gouvernemens qui s’étaient succédé avaient laissé perdre des sources excellentes qui abreuvaient la ville de Périclès. Ainsi, la fontaine de Panops avait tout-à-fait disparu, celle de Clepsydre justifiait plus que jamais son nom, en cachant sa source, et l’Enneakronnos, qui jaillissait par neuf ouvertures sous la tyrannie de Pisistrate, ne fournissait plus une onde avare que par deux ou trois de ses anciens canaux. Je ne parle pas de l’aqueduc d’Hadrien, dont l’entretien avait cessé depuis des siècles d’être possible à l’indigence de la moderne Athènes, ni des anciens conduits taillés dans le roc, qui n’avaient pu servir qu’aux besoins de la république, et qui répondaient si bien à son génie. L’eau du Céphisse et celle de l’Hissus, devenues la seule ressource de la cité chrétienne, avaient donc passé tout entières dans ses rues et dans ses maisons. La campagne attique avait ainsi perdu son principal avantage. L’aridité d’un sol naturellement âpre et privé d’arbres s’en était accrue ; et Platon, qui aimait tant, au fort de l’été, à suivre les bords fleuris de l’Hissus, en humectant ses pieds dans son eau si limpide, si fraîche et si pure, ne reconnaîtrait plus le fleuve sacré, dont l’onde mystique était réservée pour les ablutions de Cérès, pas plus que vous ne pourriez vous-même retrouver aujourd’hui dans le texte de Platon ce fleuve qui, passé le mois d’avril, n’a pas une goutte d’eau. Mais enfin les habitans d’Athènes avaient pu se procurer, aux dépens de l’Hissus et du Céphisse, un peu d’eau dans leurs fontaines, et, avec cette eau enlevée aux besoins de l’agriculture, quelques arbres qui offraient l’apparence d’un jardin. Des berceaux de vigne, des groupes d’orangers, le lentisque et le laurier rose, ces deux arbustes privilégiés dont la nature a fait présent à la Grèce, pour couvrir la nudité de son sol rocailleux et le lit de ses torrens desséchés ; quelques palmiers solitaires, de beaux cyprès, seuls arbres dont le port noble et sévère puisse se soutenir, dans un paysage antique, à côté des colonnes du Jupiter Olympien, répandaient sur le tableau d’Athènes l’agrément et la fraîcheur. Quant aux édifices publics, ils consistaient presque uniquement en églises, presque toutes construites sur l’emplacement et avec les débris des temples antiques. Sept ou huit de ces églises au plus, converties en mosquées, attestaient la décadence du mahométisme par leur aspect délabré. Une égale caducité pesait sur environ quatre-vingts églises ou chapelles bysantines, bâties toutes à peu près sur le même plan, toutes d’une origine plus ou moins ancienne, mais toutes couvertes à l’intérieur de plusieurs couches de peintures, exécutées à des siècles de distance, dans le même style, au point de paraître produites par la même main. L’art était resté stationnaire dans ces églises, comme la croyance dont il était l’expression, ou plutôt il n’y avait point d’art dans ces images uniformément copiées, éternellement reproduites. Il n’y avait qu’une routine aveugle, au service d’une religion immobile ; l’art et le culte se confondaient ici, comme cela avait eu lieu autrefois en Égypte, dans une dépendance commune, dans une superstition égale.

Voilà, mon cher ami, comme je me représente Athènes à l’époque où vous l’avez quittée, à la veille d’une révolution dont elle a payé les frais et recueilli les avantages, car, après avoir été détruite de fond en comble, elle est devenue le siége d’une cour ; et à la place des Turcs, elle a eu des Allemands, après avoir risqué d’avoir des Français, des Belges, de tout enfin, excepté des Grecs. Voici maintenant comme elle m’a apparu ; et c’est ici la partie la moins agréable de ma tâche, car je cesse de vous avoir pour guide, en vous prenant pour confident.

J’avais à peine dépassé l’angle de la petite colline qui porte le temple de Thésée ; mon regard en extase était resté fixé, humide d’admiration et de joie, sur ce temple, monument unique de perfection et de beauté, qui semble posé là par la main du temps sur la limite de deux mondes ; je contemplais, pour la première fois, en le voyant, le siècle de Périclès dont il est la vivante image, quand je m’aperçus que j’étais entré dans la nouvelle Athènes. Je traversais une rue, bordée des deux côtés de décombres et de masures, dont le sol inégal n’est point pavé, dont le milieu est occupé par un palmier, débris solitaire d’une végétation asiatique, qui semble égaré là parmi des ruines, et dont la cime à demi desséchée annonce la tempête qui l’a frappée. Un peu plus haut, cette rue, mal alignée entre deux files de baraques, aboutit à une église, restée pareillement isolée sur le sol qu’elle occupe au milieu de la chaussée ; après quoi, la rue, redressée et pavée par intervalles, continue en s’élevant, toujours entre des décombres alternant avec des masures, jusqu’à un plateau dont une immense bâtisse, construite jusqu’au premier étage, remplit tout le développement. Cette bâtisse interrompue offre aussi l’aspect d’une ruine, avec les proportions d’un palais. Que vous dirai-je enfin, mon cher ami ? Cette rue que je viens de parcourir, et qui est à peine ébauchée, est la principale rue d’Athènes ; et ce bâtiment, qui semble ruiné avant d’être achevé, est le palais du roi. Vous avez déjà, si je ne me trompe, une idée de la nouvelle Athènes. C’est une ville où il n’y a pas encore une rue, et où l’on a commencé par construire un palais, image assez fidèle d’un pays où l’on a d’abord fait un roi, avant de s’être assuré qu’il y eût un peuple.

J’ai parcouru dans tous les sens la nouvelle Athènes, et j’ai trouvé partout le même spectacle. Une autre rue principale, qui coupe la première à un angle à peu près droit, et qui se dirige, du pied de l’Acropole au sommet du Céramique, deux noms antiques que je vous demande pardon d’employer pour ces lieux modernes, cette rue, sans alignement, sans pavé, avec des maisons qui se construisent à côté de décombres, avec un café en face d’une église, avec un mélange de tous les styles, qui confond toutes les époques et se sert de tous les matériaux ; cette rue tombe déjà en ruine, à l’une de ses extrémités, avant d’être arrivée à l’autre. Il en est à peu près de même de tout le reste. Au centre de la cité, là où il est demeuré quelques pans de vieux murs debout sur des tas de démolitions informes, on s’est hâté d’élever de nouvelles maisons, sans avoir pris la peine de déblayer le sol, sans se servir même des matériaux qu’on avait sous la main ; il est résulté de là que chaque habitation neuve est flanquée d’une caverne ou d’un abîme. On marche, au lieu de rues, sur des amas de terre où des fûts de colonnes, des morceaux d’architraves, des pièces de marbre confusément entassées, attestent une longue série de dévastations, dont ces maisons nouvelles, aussi mal assises que mal bâties, ne tarderont pas à exhausser la masse. C’est partout l’image de la destruction à côté de l’activité ; c’est un chaos où le vieux et le nouveau sont partout mêlés ensemble, où le grec et le moderne sont penchés sur le gothique et le byzantin, et où malheureusement ce qui est construit aujourd’hui participe de la fragilité de ce qui est tombé hier. En un mot, dans cette pauvre ville, tout est ébauché et caduc ; et ce qu’il y a de pis pour les auteurs et les hôtes de ces constructions misérables, c’est qu’en bâtissant pour leur usage des maisons qui doivent durer si peu, ils donnent l’idée d’une société politique qui n’a pas d’avenir, et qui en a la conscience. Il semble, à voir leurs habitations, qu’ils se contentent de vivre aujourd’hui, et qu’ils ne sont pas sûrs d’exister demain. On disait d’un peuple de l’antiquité, qu’il bâtissait comme s’il devait vivre éternellement ; assurément, c’est le contraire, qu’on serait tenté de dire des habitans de la nouvelle Athènes, en voyant leur ville.

Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cet amas de constructions, faites sans plan, sans choix, sans goût, sans solidité, c’est que, pour produire à la hâte cette ville moderne, on a perdu l’occasion, on a sacrifié l’espoir de retrouver ce qui restait de la ville antique, et qui valait mieux, dans le moindre de ses débris, que toute la capitale du royaume de Grèce. Figurez-vous, mon cher ami, l’état dans lequel la guerre avait laissé la ville que vous aviez habitée. Aucune maison n’était restée debout ; presque toutes les églises étaient démolies aux trois quarts. Ce n’étaient partout que pans de murs demeurés sans toitures, du milieu desquels apparaissaient, pour la première fois, depuis que Byzantins, Goths, Francs, Vénitiens, Turcs, Albanais, avaient, à l’envi les uns des autres, détruit et défiguré l’œuvre des Grecs, des débris de murs antiques, des tronçons de colonnes, des morceaux d’architraves et de corniches, employés comme matériaux dans une maçonnerie de tous les âges. C’était le dernier coup de la haine que les Turcs, en la quittant, avaient cru donner à la Grèce ; c’était en effet le dernier service qu’ils pouvaient lui rendre, en découvrant ainsi ces précieux restes d’antiquités, enfouis dans des constructions grossières, où personne jusqu’ici, artiste ou antiquaire, ne se fût avisé de les chercher. Vous aviez vu la maison de M. Fauvel, ornée sur tous ses murs, sur son escalier, sur sa galerie, de fragmens de marbres, de stèles, de bustes, de têtes antiques : c’était là l’œuvre patiente et industrieuse d’un ami de l’antiquité, recueillant avec soin et disposant avec goût tout ce qui lui tombait sous la main de fragmens antiques. Mais vous ne vous doutiez pas, ni vous, ni M. Fauvel, qu’il existait, à peu de distance, des restes du portique de Jupiter Sauveur dans la maison Barbanos ; que des chapiteaux corinthiens du Pompéion se trouvaient dans la maison Isaïe ; que tout un angle du Pœcile était caché dans une maison voisine ; qu’un débris plus considérable encore du gymnase de Ptolémée servait d’appui à une autre maison ; que près de là, deux rangées de figures colossales, formant un portique, dans la direction de ce gymnase au temple de Thésée, étaient enfermées, avec leurs piédestaux, dans des murs d’une maçonnerie grossière. Il fallait une guerre d’extermination, comme celle que les Turcs faisaient à la Grèce, pour découvrir ces restes antiques, en détruisant ces murs modernes ; et c’était là, comme je le disais tout à l’heure, un service réel que la barbarie rendait elle-même à la science.

Qu’a fait de cette œuvre des Turcs la sagesse des Bavarois ? J’ai honte pour eux, et c’est cependant un devoir pour moi de le dire. Dans la précipitation qu’on a mise à bâtir ici une ville, du moment qu’on y avait placé une cour, on a dû couvrir presque partout ces restes précieux, à peine exhumés, et non encore étudiés ou connus. Le tombeau où gisait l’antiquité, et que des mains barbares avaient entrouvert, s’est bientôt refermé sur elle, grâce à des mains civilisées. Il existait, en avant du carré d’Hadrien, trois colonnes d’un portique, vues encore en place et dessinées par Stuart ; une de ces colonnes, renversée par la guerre, gisait sur le sol ; elle est maintenant murée dans les fondations d’une caserne ; et ce n’est pas, cette fois, un Turc, c’est un ingénieur bavarois qui a accompli cet acte de barbarie au milieu de la nouvelle Athènes. Vous connaissez, dans ce quartier d’Athènes qui formait, de votre temps, l’habitation du vaivode, ces beaux restes des édifices construits par Hadrien, qui couvraient un espace considérable à peu près de forme carrée ; il en subsiste encore, avec une partie de la façade de l’ouest, deux des murailles, celles du nord et de l’est ; le sol y est exhaussé, plus peut-être qu’en aucun autre endroit de la ville moderne, comme on en peut juger par la profondeur à laquelle sont, pour ainsi dire, enterrées, au centre de cet espace, deux vieilles églises byzantines, bâties elles-mêmes sur des fondemens antiques. Cette profondeur peut, à la vue simple, s’évaluer à une vingtaine de pieds ; c’est donc de toute cette hauteur que l’encombrement s’est accru, depuis que le christianisme, triomphant avec Théodose, s’était emparé du sol classique pour y asseoir ses autels, et le plus souvent, pour y transformer, suivant son génie, pour y convertir à son usage, ce qui restait des temples antiques. Or, de quoi pensez-vous, mon cher ami, que soit formé cet encombrement qui atteint presque à la hauteur de la petite coupole de ces deux églises ? Évidemment il se compose des débris des monumens dus à la munificence d’Hadrien, et ce n’est pas là une simple conjecture. On sait qu’il existe, le long de la muraille du nord, douze colonnes couchées dans les décombres ; une de ces colonnes, qui se trouvait encore debout à sa place antique, en 1780, fut alors transportée dans l’église voisine des saints Anargyres ; toutes ces colonnes sont en marbre du mont Hymette, comme celles qui forment le portique érigé en avant de la muraille de l’ouest ; et, de ce côté aussi, pour peu qu’on entrouvrît le sol qui les recèle, on trouverait la plupart des élémens du portique, qui précédait la bibliothèque et le musée bâtis par Hadrien. Que croyez-vous donc, qu’on ait fait de ce sol si précieux, dont la moindre parcelle contient quelques débris de l’art attique, dont la poussière même rendrait de l’or entre les mains d’un antiquaire. On en a fait le marché de la ville moderne, et ce marché, construit en baraques de bois, de l’aspect le plus misérable, et adossé contre des murailles antiques d’une puissance et d’une solidité qui ont résisté à tant de siècles, offre ainsi le contraste le plus pénible, le spectacle le plus désolant qu’on puisse voir. J’ai voulu, pour accomplir jusqu’au bout ma tâche d’antiquaire, pénétrer jusqu’à cette muraille du nord, qui renferme encore trois des édicules décrits par Pausanias, et jadis ornés, avec tant de richesse et de goût, de bas-reliefs et de peintures sur leurs parois, d’albâtre et de dorure sur leurs plafonds. Les trous de scellement qui servaient à rapporter sur le mur ces peintures et ces bas-reliefs, s’y voient encore à diverses hauteurs, sur tout le prolongement de la muraille ; et j’aurais pu, avec un peu d’imagination ou de mémoire, suppléer en idée ces ornemens détruits, ces plafonds abattus, qui n’existent plus pour nous que dans le livre de Pausanias. Mais, pour me tenir à cette place, où pourraient s’exercer avec fruit toutes les facultés de l’antiquaire, j’étais obligé de faire violence à tous mes sens : je me trouvais sur des tas d’immondices, parmi tout ce qu’il y a, dans la sentine d’un marché, d’objets hideux à la vue, insupportables à l’odorat. Que vous dirai-je ? Au bout de quelques minutes, il me fallut fuir de ce cloaque, où j’étais venu pour admirer les restes du goût d’Athènes et de la magnificence d’Hadrien. Je n’ai pas le courage, après cet exemple, de pousser plus loin la description de la ville nouvelle ; je dois respecter, jusque dans ses erreurs, une destinée naissante, qui peut triompher des restes antiques qui l’écrasent et des masures modernes qui la déparent. Athènes, enfin, peut sortir de ses ruines, briller encore une fois sur ce sol de l’Attique qui la porte, sous ce soleil de l’Attique qui l’éclaire, et je ne voudrais pas qu’à côté de cette destinée qui peut s’accomplir et de cette Athènes qui peut renaître, il restât un de ces témoignages qui accusent, dictés par l’erreur d’un jour à l’impression d’un moment.

Mais ce qui est pour moi un devoir et un besoin, c’est de proclamer aussi haut, aussi loin qu’il m’est possible, ce qui est ici dans la conscience de tout le monde : oui, il est trop vrai que ce fut une pensée fausse et funeste que celle qui plaça sur le site de l’antique Athènes le siége du nouveau royaume de la Grèce. L’éclat que l’on voulait donner à cette couronne se compose de tous les souvenirs helléniques, et ces souvenirs sont partout, dans la plaine d’Argos, comme dans celle de Marathon, dans le golfe de Corinthe, comme dans la rade de Salamine, à Sparte, à Olympie, à Delphes, partout où il y eut, au sein de la Grèce libre et républicaine, des trophées de sa gloire et des monumens de son génie. Mais ces souvenirs, si grands et si nombreux dans l’histoire, qui ne sait qu’il n’en subsiste presque plus rien sur la face même du pays ? Tant de siècles qui ont passé sur cette terre fameuse, et tant de barbares qui l’ont foulée, n’y ont guère laissé à la surface du sol que l’empreinte de la vétusté à tous ses degrés, et de la barbarie sous toutes ses formes. Partout on eût pu construire une capitale à une place célèbre et sur un sol libre ; partout on eut pu asseoir un trône moderne sur des souvenirs de patriotisme et de gloire antiques, sans avoir à heurter des ruines ou à enfouir des édifices. Athènes seule possède encore des monumens qui n’appartiennent pas uniquement à la Grèce, mais à la civilisation tout entière, des monumens qui sont ce que le génie de l’homme produisit jamais de plus accompli, qui forment le plus beau patrimoine de l’humanité. Par une merveille presque aussi rare que celle-là, ces monumens sont ce que le temps et la barbarie même ont le plus respecté. Fallait-il donc adosser ce siége d’un nouvel empire à ces impérissables monumens, au risque d’élever des palais sur des ruines, ou de laisser enfouir des chefs-d’œuvre pour épargner des bicoques ? Oh ! qu’il y avait dans ces premiers jours d’une royauté nouvelle, fondée au sein de cette vieille Grèce, quelque chose de beau à faire ! Imaginez-vous, mon cher ami, quelle agréable et imposante cité on eût pu bâtir, à la place de votre pauvre et chétive Argos, entre Mycènes et Nauplie, à une distance presque égale des souvenirs de la royauté homérique et de ceux de l’indépendance hellénique, dans une plaine vaste et fertile, au fond d’un beau golfe, dont Hydra, fièrement assise sur ses rochers imprenables, garde l’entrée, en y faisant briller, en guise de phare, le double éclat des prodiges de sa marine et des richesses de son commerce ! ou bien, à Corinthe, au centre de la Grèce, entre son continent et ses îles, sur l’isthme qui joint les deux mers qui la baignent ; ou bien enfin, dans ce port même du Pirée, où furent jetés par le génie de Thémistocle les fondemens de la puissance d’Athènes, et où de nouveaux élémens de fortune et de gloire pouvaient éclore sous l’influence d’une civilisation nouvelle ! Vous conviendrez que le Pirée, avec ses trois ports, sans compter ceux de Munychie et de Phalère, qui s’ouvrent à la gauche, pour le commerce de la Grèce ; avec la rade de Salamine, suffisante pour les escadres de l’Europe ; avec cette belle et fertile plaine de l’Attique, qui s’étend sur un espace de plus de trois lieues jusqu’au pied du Pentélique et de l’Hymette ; enfin, avec cette chaîne de ravissantes collines qui forment, appuyées au Parnès, la ceinture de l’Attique du côté de la Mégaride et de la Béotie, offrirait, pour une ville où l’on voudrait faire revivre les destinées de la Grèce antique, à l’aide des ressources de l’Europe moderne, l’emplacement le plus favorable ; tandis qu’à deux lieues de là, on eût conservé intact tout un trésor d’antiquités, qui eût été, pour l’homme éclairé de tous les pays et de tous les âges, un champ inépuisable de méditations et d’études. On eût donc pu bâtir, pour nos goûts actuels, pour nos habitudes modernes, une ville toute nouvelle au Pirée, une ville où l’on eût trouvé les ressources et les jouissances de Naples et de Berlin, de Munich et de Paris ; mais en même temps on eût exhumé la ville de Périclès et d’Euripide, pour montrer, dans le moindre fragment qui en subsiste, ce qu’était la civilisation d’une autre Grèce et le génie d’une autre époque. L’ancienne et la nouvelle Athènes, si voisines et si dissemblables l’une de l’autre, auraient offert, sur le même terrain, sous le même ciel, le spectacle le plus intéressant et le plus instructif qu’il y eût au monde. Athènes antique eût conservé tout ce qui reste d’elle ; Athènes nouvelle n’eût rien perdu de ce qu’elle peut produire, et les deux capitales de la Grèce, à vingt-cinq siècles de distance, se seraient trouvées rapprochées sous un même sceptre, sans que la ville d’Othon nuisît à celle de Périclès. Mais cette illusion d’un antiquaire, qui pouvait devenir la pensée d’un homme d’état, n’est plus qu’un rêve à jamais évanoui. Une occasion, peut-être unique dans l’histoire du genre humain, est perdue, irréparablement perdue. On ne découvrira pas l’antique Athènes ; loin de là, on continuera d’abattre ou d’enfouir ce qui en reste. Pour la nouvelle Athènes, elle continuera aussi de s’élever comme elle a commencé, avec des palais en face de masures, avec des temples tudesques auprès d’églises bysantines, avec des idées et des matériaux empruntés de tous côtés, pour produire quelque chose qui se rencontre partout, et qui ne ressemble à rien. Voilà ce qu’une pensée allemande a coûté d’un seul coup à la science, à la Grèce, à l’Europe ; et n’ai-je pas raison de déposer ainsi, sans réserve, bien que sans espoir, ma douleur d’antiquaire dans votre sein de philhellène ?

J’avais trop à souffrir du chagrin que je viens de vous confier, dans les premiers temps de mon séjour à Athènes, pour que l’impression qui m’en reste au bout de six semaines ne soit pas encore très vive ; et, comme cette douleur se renouvelle chaque jour, et, pour ainsi dire, à chaque pas, je suis bien obligé de détourner, le plus que je puis, mes yeux de cette ville nouvelle qui me choque et m’afflige, pour les fixer, au-dessus d’elle, sur ce qu’on ne se lasse jamais de voir et d’admirer, l’Acropole d’Athènes ! Vous aussi, mon cher ami, vous l’avez vue et admirée ; mais, pour y arriver, vous étiez obligé de traverser toute une enceinte de fortifications barbares ; vous aviez un bastion à tourner, une batterie à franchir, puis une autre batterie. Arrivé au pied des Propylées, vous cherchiez encore les Propylées. Vous aviez devant vous un magasin à poudre, enfermé entre de grossières murailles, du milieu desquelles vous aviez peine à dégager, par la pensée, les colonnes qui s’y trouvaient emprisonnées. En poursuivant votre chemin, dans l’étroit passage qui s’ouvrait à votre droite, vous cherchiez à cette place le temple de la Victoire sans ailes, et vous ne le trouviez plus. C’est bien là cependant, vous disiez-vous, en tenant à la main le livre de Pausanias, c’est bien là l’endroit de l’Acropole, d’où la vue s’étend jusqu’à la mer, et d’où Égée, l’œil fixé sur le vaisseau qui portait Thésée vainqueur du minotaure, et qui devait s’annoncer de loin par ses voiles blanches, se précipita, trompé par les voiles noires qu’il apercevait à l’horizon. C’est donc aussi à cet endroit qu’avait dû exister le temple de la Victoire sans ailes : mais ce temple que le canon des Vénitiens avait abattu en 1687, la main des Turcs en avait dispersé les matériaux, enfoui les marbres, et rendu la place même méconnaissable. Parvenu, enfin, sur l’Acropole, toujours en cherchant les Propylées, vous vouliez du moins découvrir la Pinacothèque, qui formait l’aile gauche de ce magnifique vestibule, et vous ne trouviez, au-dessous d’un amas de maisons turques, qu’une salle remplie de décombres aux trois quarts de sa hauteur, cette même salle dont l’architecte Stuart s’était efforcé de faire le temple de la Victoire, dans l’impuissance où il était de le retrouver quelque part. Tout était ainsi défiguré ou abîmé sous des constructions barbares ; l’œuvre du génie restait cachée aux yeux même de la science, et vous vous trouviez sur l’Acropole, où l’on ne pouvait arriver que par les Propylées, sans avoir encore aperçu les Propylées.

Maintenant, que diriez-vous, si, après avoir franchi ce premier mur d’enceinte, qui s’appuie, d’un côté, sur les murs pélasgiques, de l’autre, sur la muraille de Cimon, vous vous trouviez au pied de la rampe des Propylées, en face de ce vestibule dont les colonnes, debout à leur place antique et dégagées à leur base, laissent ainsi entièrement libre tout l’espace que remplissait jadis la pompe des Panathénées ? Que diriez-vous, si, pouvant vous élever sans obstacle sur ces degrés encore encombrés de terre et de débris, sur ces mêmes degrés où s’agenouilla la Grèce entière, du siècle de Périclès à celui d’Hadrien, vous arriviez sur le seuil même des Propylées, sur un pavé de marbre, où il ne reste plus d’autre empreinte que celle de l’ornière sacrée du char de Minerve ? Si, rassemblant tous vos souvenirs, à cette place où tous les grands de la Grèce ont passé, vous aperceviez le Temple de la Victoire relevé à votre droite, et la Pinacothèque ouverte à votre gauche ? Si, marchant toujours de merveille en merveille, en traversant le portique des Propylées entre les deux rangs de colonnes ioniques, vous vous retrouviez enfin sur l’Acropole, en face du Parthénon, libre dans vos sensations et jouissant de vous-même, sans avoir rencontré un mur qui vous arrête ou un Turc qui vous afflige, et ne voyant partout, de quelque côté que se tournent vos pas ou vos regards, que des souvenirs de la Grèce et des monumens du génie ? Voilà pourtant ce que j’ai vu et ce qui est, ce que vous avez pu rêver, mais ce que vous n’avez pu voir ; voilà ce qu’a produit l’affranchissement de la Grèce, et ce qu’a exécuté le prince qui la gouverne ; et moi, qui me suis prosterné sur ces marbres antiques, rendus à la liberté comme la Grèce elle-même, j’ai tout oublié, tout pardonné de ce que j’ai vu dans la moderne Athènes ; je n’ai plus voulu habiter que sur l’Acropole, et vivre que dans la contemplation de ses monumens ; et, en n’apercevant plus la nouvelle Athènes que du haut de ce rocher magique qui la couvre de son ombre et l’illumine de son éclat, j’ai fini par m’intéresser à son sort.

Ce n’est pas auprès de vous, mon cher ami, que j’ai besoin de justifier l’enthousiasme que m’inspire l’Acropole d’Athènes ; mais je voudrais trouver, pour le faire concevoir à d’autres, des expressions dignes de ce que j’éprouve, et j’en désespère. Chaque jour, depuis six semaines que j’habite ce pays, je monte à l’Acropole par le même sentier, à partir de la Tour des Vents, maintenant dégagée aussi des constructions gothiques qui l’enveloppaient. Je passe, à mesure que je m’élève, au pied des roches cécropiennes, puis au-dessous des murs rebâtis par Thémistocle ; et en les retrouvant tels que les vit le siècle de Thucydide, je m’incline à chaque fois devant ce grand souvenir de la liberté, et devant ce véridique témoignage de l’histoire. Plus loin, je gravis une pente escarpée, au-dessus de laquelle s’ouvre, dans le rocher de l’Acropole, la Grotte d’Agraule, et un peu plus loin encore, celle de Pan ; c’est là que s’étaient accomplis tous les mystères de la naissance d’Athènes, là qu’ils restèrent cachés à tout regard profane par des terreurs sacrées ; et maintenant que ces lieux n’ont plus de secrets ni d’autels, on a pu retrouver l’escalier taillé dans le roc qui conduisait auprès du temple d’Érechthée, et par où les deux jeunes Arrhéphores, dans une nuit solennelle de la fête des Panathénées, portaient le mystérieux fardeau que leur avait mis sur la tête la prêtresse de Minerve. J’arrive ainsi en haut du seul passage qui donne accès à l’Acropole, repassant à chaque pas, en présence des lieux qui les rappellent, les plus anciennes traditions de la religion attique. Alors j’ai devant moi, sous mes pieds, le théâtre d’Hérode Atticus, monument de la libéralité d’un grand citoyen ; je domine la colline de l’Aréopage, qui n’est encore, comme aux beaux jours de la liberté attique, ornée que des seuls souvenirs de tant de juges intègres et de magistrats populaires. Un peu plus loin, sur la gauche, mon œil se fixe sur la colline du Pnyx, où la tribune taillée dans le roc, la tribune de Phocion et de Démosthène, est restée ce que l’avait faite le siècle des trente tyrans, solitaire et muette comme aux jours de Chéronée ; mon regard, en traversant la place où je reconnais encore la tombe de Thémistocle, arrive au Pirée et à Salamine, et je comprends ainsi d’un seul coup d’œil toute la politique d’Athènes, en même temps que d’un seul point j’envisage presque toute son histoire ; voilà ce qui me frappe en montant à l’Acropole et ce qui m’occupe tout le temps que j’y passe.

Le soir, quand j’ai accompli ma tâche de chaque jour, qui me ramène constamment à l’Acropole, c’est toujours à l’Acropole que se reportent mes regards, de quelque côté de la campagne attique que se soit dirigée ma promenade solitaire. Si je suis la route d’Éleusis, ou si je cherche celle de l’Académie, si c’est vers le Stade et le Lycée, ou bien à l’opposé, du côté du Pnyx et du Musée, que se portent mes pas, c’est toujours l’Acropole que je retrouve, à quelque place que je m’arrête, l’Acropole qui grandit à mesure qu’elle s’isole de ce qui l’environne, et qui, à mesure aussi qu’elle s’élève, se décore plus fièrement des monumens qui la couvrent. L’effet que produit la contemplation de ce rocher magique, de tous les points de l’horizon, à toutes les heures du jour, est impossible à comprendre, pour qui ne l’a pas vu, et quand on l’a vu, il faut renoncer à le décrire. Mais je conçois à présent l’importance que cette énorme roche, escarpée de tous côtés, sublime de tous côtés, avait acquise dans les idées et dans les croyances du peuple d’Athènes ; je conçois que c’est là qu’a dû s’établir la première société attique, là que plus tard, à mesure qu’elle s’étendait dans la plaine, elle chercha son refuge où elle avait placé son berceau. C’est à l’Acropole qu’Athènes dut sa naissance, et que l’humanité, instruite par Athènes, dut sa civilisation et ses lumières. Le premier siége de sa religion, le plus auguste sanctuaire de son culte, les plus grands monumens de son génie, les plus glorieux trophées de sa liberté, c’est sur l’Acropole qu’Athènes les érigea ; c’est là qu’ils se retrouvent dans les plus admirables débris qui soient au monde ; et lorsque Athènes a disparu tout entière du sol de l’Attique, c’est sur l’Acropole qu’elle existe encore tout entière. Avec ces rochers qui portent les noms de Cécrops et d’Agraule ; avec ces murs qui furent bâtis par les Pélasges, rebâtis par Thémistocle et Cimon ; avec ces temples brûlés par les Perses, et relevés dans le siècle de Périclès par le génie de Phidias, l’Acropole a gardé, durant tant de générations, tout ce que la nature et l’art, tout ce que la mythologie et l’histoire, tout ce que la religion et la liberté avaient fait pour elle ; et c’est cette couronne des siècles, c’est cette majesté des arts, empreintes au front de ce rocher sublime, qui font rejaillir encore sur les humbles masures et sur les ruines récentes de la nouvelle Athènes, un peu de cet intérêt qui la sauve du mépris et la défend contre la pitié.


Raoul-Rochette.