Atrée & Thyeſte/Acte II

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Atrée & Thyeſte
Imprimerie Royale (p. 111-129).


SCÈNE I.
Thyeſte, Théodamie, Léonide.
T H Y E S T E.

Ce n’eſt plus pour tenter une grâce incertaine ;
Mais, avant ſon départ, je voudrais voir Pliſthène :
Léonide, ſachez s’il n’eſt point de retour.


SCÈNE II.
Thyeſte, Théodamie.
T H Y E S T E.

Ma fille, il faut ſonger à fuir de ce ſéjour ;
Tout menace à la fois l’aſile de Thyeſte :
Défendons, s’il ſe peut, le ſeul bien qui nous reſte.
D’un père infortuné que prétendent vos pleurs ?
Voulez-vous, dans ces lieux, voir combler mes malheurs ?
Pourquoi, ſur mes déſirs cherchant à me contraindre,
Ne point voir le tyran ? Qu’en avez-vous à craindre ?
Sans lui, ſans ſon ſecours, quel ſera mon eſpoir ?
Vous voyez que Pliſthène eſt ici ſans pouvoir,
Qu’il va bientôt voguer vers le port de Pyrée ;
Voulez-vous qu’à ma fuite il en ferme l’entrée ?
La voile ſe déploie, & flotte au gré des vents ;
Laiſſez-moi profiter de ces heureux inſtants.
Voyez, puiſqu’il le faut, l’inexorable Atrée.

Si ſa flotte une fois abandonne l’Eubée,
Par quel autre moyen me ſera-t-il permis
De ſortir déſormais de ces lieux ennemis ?

T H É O D A M I E.

Ne précipitez rien : quel intérêt vous preſſe ?
Pourquoi, ſeigneur, pourquoi vous expoſer ſans ceſſe ?
À peine enfin ſauvé de la fureur des eaux,
Ne vous rejetez point dans des périls nouveaux.
À partir de Chalcys le tyran ſe prépare ;
Les vents vont de cette île éloigner ce barbare :
D’un ſecours dangereux ſans tenter le haſard,
Cachez-vous avec ſoin juſques à ſon départ.

T H Y E S T E.

Ma fille, quel conſeil ! Eh quoi ! Vous pouvez croire
Que je veuille à mes jours ſacrifier ma gloire !
Non, non, je ne puis voir déſoler ſans ſecours
Des états ſi longtemps l’aſile de mes jours.
Moi, qui ne prétendais m’emparer de Mycènes
Que pour forcer Atrée à s’éloigner d’Athènes,
Je l’abandonnerais lorſque elle va périr !
Non, je cours dans ſes murs la défendre, ou mourir.
Vous m’oppoſez en vain l’impitoyable Atrée :
Peut-il me ſoupçonner d’être en cette contrée ?
Sans appui, ſans ſecours, ſans ſuite dans ces lieux,
Sans éclat qui ſur moi puiſſe attirer les yeux,

Dans l’état où m’a mis la colère céleſte,
Hélas ! Et qui pourrait reconnaître Thyeſte ?
Voyez donc le tyran : quel que ſoit ſon courroux,
C’eſt aſſez que mon cœur n’en craigne rien pour vous,
Ma fille ; vous ſavez que ſa main meurtrière
Ne pourſuit point ſur vous le crime d’une mère ;
C’eſt moi ſeul, c’eſt Aerope enlevée à ſes vœux ;
Et vous ne ſortez point de ce ſang malheureux.
Allez : votre frayeur, qui dans ces lieux m’arrête,
Eſt le plus grand péril qui menace ma tête.
Demandez un vaiſſeau ; quel qu’en ſoit le danger,
Mon cœur au déſespoir n’a rien à ménager.

T H É O D A M I E.

Ah ! Périſſe plutôt l’aſile qui nous reſte
Que de tenter, ſeigneur, un ſecours ſi funeſte !

T H Y E S T E.

En duſſé-je périr, ſongez que je le veux.
Sauvez-moi, par pitié, de ces bords dangereux,
Du ſoleil à regret j’y revois la lumière ;
Malgré moi, le ſommeil y ferme ma paupière.
De mes ennuis ſecrets rien n’arrête le cours :
Tout à de triſtes nuits joint de plus triſtes jours.
Une voix, dont en vain je cherche à me défendre,
Juſqu’au fond de mon cœur ſemble ſe faire entendre :
J’en ſuis épouvanté. Les ſonges de la nuit

Ne ſe diſſipent point par le jour qui les ſuit :
Malgré ma fermeté, d’infortunés préſages
Aſſervissent mon âme à ces vaines images.
Cette nuit même encor, j’ai ſenti dans mon cœur
Tout ce que peut un ſonge inſpirer de terreur.
Près de ces noirs détours que la rive infernale
Forme à replis divers dans cette île fatale,
J’ai cru longtemps errer parmi des cris affreux,
Que des mânes plaintifs pouſſaient juſques aux cieux.
Parmi ces triſtes voix, ſur ce rivage ſombre,
J’ai cru d’Aerope en pleurs entendre gémir l’ombre ;
Bien plus, j’ai cru la voir s’avancer juſqu’à moi,
Mais dans un appareil qui me glaçait d’effroi :
Quoi ! Tu peux t’arrêter dans ce ſéjour funeſte !
Suis-moi, m’a-t-elle dit, infortuné Thyeſte.
Le ſpectre, à la lueur d’un triſte & noir flambeau,
À ces mots, m’a traîné juſque ſur ſon tombeau.
J’ai frémi d’y trouver le redoutable Atrée,
Le geſte menaçant, & la vue égarée,
Plus terrible pour moi, dans ces cruels moments,
Que le tombeau, le ſpectre, & ſes gémiſſements.
J’ai cru voir le barbare entouré de furies,
Un glaive encor fumant armait ſes mains impies ;
Et, ſans être attendri de ſes cris douloureux,
Il ſemblait dans ſon ſang plonger un malheureux.
Aerope, à cet aſpect, plaintive & déſolée,

De ſes lambeaux ſanglants à mes yeux s’eſt voilée.
Alors j’ai fait, pour fuir, des efforts impuiſſants ;
L’horreur a ſuspendu l’uſage de mes ſens.
À mille affreux objets l’âme entière livrée,
Ma frayeur m’a jeté ſans force aux pieds d’Atrée.
Le cruel, d’une main, ſemblait m’ouvrir le flanc,
Et de l’autre, à longs traits, m’abreuver de mon ſang.
Le flambeau s’eſt éteint ; l’ombre a percé la terre ;
Et le ſonge a fini par un coup de tonnerre.

T H É O D A M I E.

D’un ſonge ſi cruel quelle que ſoit l’horreur,
Ce fantôme peut-il troubler votre grand cœur ?
C’eſt une illuſion…

T H Y E S T E.

C’eſt une illuſion…J’en croirais moins un ſonge,
Sans les ennuis ſecrets où ma douleur me plonge.
J’en crains plus du tyran qui règne dans ces lieux
Que d’un ſonge ſi triſte, & peut-être des dieux :
Je ne connais que trop la fureur qui l’entraîne.

T H É O D A M I E.

Vous connaiſſez auſſi les vertus de Pliſthène…

T H Y E S T E.

Quoiqu’il ſoit né d’un ſang que je ne puis aimer,
Sa généroſité me force à l’eſtimer.

Ma fille, à ſes vertus je ſais rendre juſtice ;
Des fureurs du tyran ſon fils n’eſt point complice.
Je ſens bien quelquefois que je dois le haïr ;
Mais mon cœur ſur ce point a peine à m’obéir.
Hélas ! Et plus je vois ce généreux Pliſthène,
Plus j’y trouve des traits qui déſarment ma haine.
Mon cœur, qui cependant craint de lui trop devoir,
Ni ne veut, ni ne doit compter ſur ſon pouvoir.
Quoique ſur ſa vertu vous ſoyez raſſurée,
Je ſuis toujours Thyeſte, & lui le fils d’Atrée.
Je crois voir le tyran ; je vous laiſſe avec lui :
Ma fille, devenez vous-même notre appui ;
Tentez tout ſur le cœur de mon barbare frère ;
Songez qu’il faut ſauver & vous & votre père.


SCÈNE III.
Atrée, Théodamie, Euryſthène, Alcimédon, Léonide, Gardes.
A L C I M É D O N.

Vous tenteriez, ſeigneur, un inutile effort ;
Je le ſais d’un vaiſſeau qui vient d’entrer au port.
On ne ſait s’il a pris la route de Mycènes :

Mais, depuis près d’un mois, il n’eſt plus dans Athènes.
Vous en pourrez vous-même être mieux éclairci ;
Le chef de ce vaiſſeau ſera bientôt ici.

A T R É E.

Qu’il vienne : Alcimédon, allez ; qu’on me l’améne ;
Je l’attends : avec lui faites venir Pliſthène ;
Il doit être déjà de retour en ces lieux.


SCÈNE IV.
Atrée, Théodamie, Léonide, Euryſthène, Gardes.
A T R É E à Théodamie.

Madame, quel deſſein vous préſente à mes yeux ?

T H É O D A M I E.

Prête à tenter, ſeigneur, la route du Boſphore,
Souffrez qu’une étrangère aujourd’hui vous implore.
J’éprouve dès longtemps qu’un roi ſi généreux
Ne voit point ſans pitié le ſort des malheureux.
Sur ces bords échappée au plus cruel naufrage,
Les flots de mes débris ont couvert ce rivage.
Sans appui, ſans ſecours, dans ces lieux écartés,
J’attends tout déſormais de vos ſeules bontés.
Vous parûtes ſensible au deſtin qui m’accable :
Puis-je eſpérer, ſeigneur, qu’un roi ſi redoutable
Daigne, de mes malheurs plus touché que les dieux,
M’accorder un vaiſſeau pour ſortir de ces lieux ?

A T R É E.

Puiſque la mer vous laiſſe une libre retraite,

Ordonnez, & bientôt vous ſerez ſatisfaite ;
Diſposez de ma flotte avec autorité.
Un vaiſſeau ſuffit-il pour votre sûreté ?
Prête à ſortir des lieux qui ſont ſous ma puiſſance,
Où vous conduira-t-il ?

T H É O D A M I E.

Où vous conduira-t-il ?Seigneur, c’eſt à Byzance
Que je prétends bientôt, au pied de nos autels,
Du prix de vos bienfaits charger les immortels.

A T R É E.

Mais Byzance, madame, eſt-ce votre patrie ?

T H É O D A M I E.

Non ; j’ai reçu le jour non loin de la Phrygie.

A T R É E.

Par quel étrange ſort, ſi loin de ces climats,
Vous retrouvez-vous donc dans mes nouveaux états ?
Ce vaiſſeau, que les vents jetèrent dans l’Eubée,
Sortait-il de Byzance, ou du port de Pyrée ?
En vous ſauvant des flots, mon fils (je m’en ſouviens)
Ne trouva ſur ces bords que des athéniens.

T H É O D A M I E.

Peut-être, comme nous le jouet de l’orage,
Ils furent comme nous pouſſés ſur ce rivage :

Mais ceux qu’en ce palais a ſauvés votre fils
Ne ſont point nés, ſeigneur, parmi vos ennemis.

A T R É E.

Mais, madame, parmi cette troupe étrangère,
Pliſthène ſur ces bords rencontra votre père :
Dédaigne-t-il un roi qui devient ſon appui ?
D’où vient que devant moi vous paraiſſez ſans lui ?

T H É O D A M I E.

Mon père infortuné, ſans amis, ſans patrie,
Traîne à regret, ſeigneur, une importune vie,
Et n’eſt point en état de paraître à vos yeux.

A T R É E.

Gardes, faites venir l’étranger en ces lieux.

Quelques gardes ſortent.
T H É O D A M I E.

On doit des malheureux reſpecter la miſère.

A T R É E.

Je veux de ſes malheurs conſoler votre père ;
Je ne veux rien de plus. Mais quel eſt votre effroi ?
Votre père, madame, eſt-il connu de moi ?
A-t-il quelques raiſons de redouter ma vue ?
Quelle eſt donc la frayeur dont je vous vois émue ?

T H É O D A M I E.

Seigneur, d’aucun effroi mon cœur n’eſt agité :

Mon père peut ici paraître en sûreté.
Hélas ! à ſe cacher qui pourrait le contraindre ?
Étranger dans ces lieux, eh ! Qu’aurait-il à craindre ?
À ſes jours languiſſants le péril attaché
Le retenait, ſeigneur, ſans le tenir caché.


SCÈNE V.
Atrée, Thyeſte, Théodamie, Léonide, Euryſthène, Gardes.
THÉODAMIE à part.

Le voilà : je ſuccombe, & me ſoutiens à peine.
Dieux ! Cachez-le au tyran, ou ramenez Pliſthène.

ATRÉE, à Thyeſte.

Étranger malheureux, que le ſort en courroux,
Laſſé de te pourſuivre, a jeté parmi nous,
Quel eſt ton nom, ton rang ? Quels humains t’ont vu naître ?

T H Y E S T E.

Les thraces.

A T R É E.

Les thraces.Et ton nom ?

T H Y E S T E.

Les thraces. Et ton nom ?Pourriez-vous le connaître ?
Philoclète.

A T R É E.

Philoclète.Ton rang ?

T H Y E S T E.

Philoclète. Ton rang ?Noble, ſans dignité,
Et toujours le jouet du deſtin irrité.

A T R É E.

Où s’adreſſaient tes pas ? Et de quelle contrée
Revenait ce vaiſſeau briſé près de l’Eubée ?

T H Y E S T E.

De Seſtos ; & j’allais à Delphes implorer
Le dieu dont les rayons daignent nous éclairer.

A T R É E.

Et tu vas de ces lieux… ?

T H Y E S T E.

Et tu vas de ces lieux… ?Seigneur, c’eſt dans l’Aſie
Que je vais terminer ma déplorable vie,
Eſpérant aujourd’hui que de votre bonté
J’obtiendrai le ſecours que les flots m’ont ôté.
Daignez…

A T R É E.

Daignez…Quel ſon de voix a frappé mon oreille !
Quel tranſport tout-à-coup dans mon cœur ſe réveille !

D’où naiſſent à la fois des troubles ſi puiſſants ?
Quelle ſoudaine horreur s’empare de mes ſens !
Toi, qui pourſuis le crime avec un ſoin extrême,
Ciel, rends vrais mes ſoupçons, & que ce ſoit lui-même !
Je ne me trompe point, j’ai reconnu ſa voix ;
Voilà ſes traits encore : ah ! C’eſt lui que je vois :
Tout ce déguiſement n’eſt qu’une adreſſe vaine ;
Je le reconnaîtrais ſeulement à ma haine :
Il fait pour ſe cacher des efforts ſuperflus ;
C’eſt Thyeſte lui-même, & je n’en doute plus.

T H Y E S T E.

Moi, Thyeſte, ſeigneur !

A T R É E.

Moi, Thyeſte, ſeigneur !Oui, toi-même, perfide !
Je ne le ſens que trop au tranſport qui me guide ;
Et je hais trop l’objet qui paraît à mes yeux
Pour que tu ne ſois point ce Thyeſte odieux.
Tu fais bien de nier un nom ſi mépriſable :
En eſt-il ſous le ciel un qui ſoit plus coupable ?

T H Y E S T E.

Eh bien ! Reconnais-moi ; je ſuis ce que tu veux,
Ce Thyeſte ennemi, ce frère malheureux.
Quand même tes ſoupçons & ta haine funeſte
N’euſſent point découvert l’infortuné Thyeſte,
Peut-être que la mienne, eſclave malgré moi,
Aux dépens de mes jours m’eût découvert à toi.

A T R É E.

Ah, traître ! C’en eſt trop ; le courroux qui m’anime
T’apprendra ſi je ſais comme on punit un crime.
Je rends grâces au ciel qui te livre en mes mains :
Sans doute que les dieux approuvent mes deſſeins,
Puiſque avec mes fureurs leurs ſoins d’intelligence
T’amènent dans des lieux tout pleins de ma vengeance.
Perfide, tu mourras : oui, c’eſt fait de ton ſort ;
Ton nom ſeul en ces lieux eſt l’arrêt de ta mort.
Rien ne peut t’en ſauver ; la foudre eſt toute prête ;
J’ai ſuspendu longtemps ſa chute ſur ta tête.
Le temps, qui t’a ſauvé d’un vainqueur irrité,
A groſſi tes forfaits par leur impunité.

T H Y E S T E.

Que tardes-tu, cruel, à remplir ta vengeance ?
Attends-tu de Thyeſte une nouvelle offenſe ?
Si j’ai pu quelque temps te déguiſer mon nom,
Le ſoin de me venger en fut ſeul la raiſon.
Ne crois pas que la peur des fers ou du ſupplice
Ait à mon cœur tremblant dicté cet artifice :
Aerope par ta main a vu trancher ſes jours ;
La même main des miens doit terminer le cours ;
Je n’en puis regretter la triſte deſtinée.
Précipite, inhumain, leur courſe infortunée,
Et ſois sûr que contre eux l’attentat le plus noir
N’égale point pour moi l’horreur de te revoir.

A T R É E.

Vil rebut des mortels, il te ſied bien encore
De braver dans les fers un frère qui t’abhorre !
Holà ! Gardes, à moi !

THÉODAMIE, à Atrée.

Holà ! Gardes, à moi !Que faites-vous, ſeigneur ?
Dieux ! Sur qui va tomber votre injuſte rigueur !
Ne ſuivrez-vous jamais qu’une aveugle colère ?
Ah ! Dans un malheureux reconnoiſſez un frère ;
Que ſur ſes noirs projets votre cœur combattu
Écoute la nature, ou plutôt la vertu.
Immolez donc, ſeigneur, & le père & la fille ;
Baignez-vous dans le ſang d’une triſte famille.
Thyeſte, par vous ſeul accablé de malheurs,
Peut-il être un objet digne de vos fureurs ?

A T R É E.

Vous prétendez en vain que mon cœur s’attendriſſe.
Qu’on lui donne la mort, gardes ; qu’on m’obéiſſe ;
De ſon ſang odieux qu’on épuiſe ſon flanc…

Bas, à part.

Mais non ; une autre main doit verſer tout ſon ſang.

Aux gardes.

Oubliais-je… arrêtez. Qu’on me cherche Pliſthène.



SCÈNE VI.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Euryſthène, Theſſandre, Léonide, Gardes.
PLISTHÈNE, à Atrée.

Ciel ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Quelle fureur ſoudaine
De votre voix, ſeigneur, a rempli tous ces lieux ?
Qui peut cauſer ici ces tranſports furieux ?

THÉODAMIE, à Pliſthène.

Ces tranſports où l’emporte une injuſte colère
Ne menacent, ſeigneur, que mon malheureux père :
Sauvez-le, s’il ſe peut, des plus funeſtes coups.

P L I S T H È N E.

Votre père, madame ! ô ciel ! Que dites-vous ?

À Atrée.

À l’immoler, ſeigneur, quel motif vous engage ?
De quoi l’accuſe-t-on ? Quel crime, quel outrage
De l’hoſpitalité vous fait trahir les droits ?
Aurait-il à ſon tour violé ceux des rois ?
Étranger dans ces lieux, que vous a-t-il fait craindre
À le priver du jour qui puiſſe vous contraindre ?

A T R É E.

Étranger dans ces lieux ! Que tu le connais mal !
De tous mes ennemis tu vois le plus fatal ;
C’eſt de tous les humains le ſeul que je déteſte,
Un perfide, un ingrat, en un mot, c’eſt Thyeſte.

P L I S T H È N E.

Qu’ai-je entendu, grands dieux ! Lui Thyeſte, Seigneur ?
Eh bien ! En doit-il moins fléchir votre rigueur ?
Calmez, ſeigneur, calmez cette fureur extrême.

A T R É E.

Que vois-je ? Quoi ! Mon fils armé contre moi-même !
Quoi ! Celui qui devrait m’en venger aujourd’hui
Oſe à mes yeux encor s’intéreſſer pour lui !
Lâche, c’eſt donc ainſi qu’à ton devoir fidèle
Tu diſposes ton bras à ſervir ma querelle ?

P L I S T H È N E.

Plutôt mourir cent fois : je n’ai point à choiſir ;
Dans mon ſang, s’il le faut, baignez-vous à loiſir.
Seigneur, par ces genoux que votre fils embraſſe,
Accordez à mes vœux cette dernière grâce :
Après l’avoir ſauvé des ondes en courroux,
M’en coûtera-t-il plus de le ſauver de vous ?
À mes juſtes déſirs que vos tranſports ſe rendent.
Voyez quel eſt le ſang que mes pleurs vous demandent ;

C’eſt le vôtre, ſeigneur, non un ſang étranger :
C’eſt en lui pardonnant qu’il faut vous en venger.

A T R É E.

Le perfide ! Si près d’éprouver ma vengeance,
Daigne-t-il ſeulement implorer ma clémence ?

T H Y E S T E.

Que pourrait me ſervir d’implorer ton ſecours,
Si ton cœur qui me hait veut me haïr toujours ?
Eh ! Que n’ai-je point fait pour fléchir ta colère ?
Qui de nous deux, cruel, pourſuit ici ſon frère ?
Depuis vingt ans entiers que n’ai-je point tenté
Pour calmer les tranſports de ton cœur irrité ?
Surmonte, comme moi, la vengeance & la haine ;
Règle tes ſoins jaloux ſur les ſoins de Pliſthène,
Et tu verras bientôt, ſi j’en donne ma foi,
Que tu n’as point d’ami plus fidèle que moi.

A T R É E.

Quels ſeront tes garants ? Lorſque le nom de frère
N’a pu garder ton cœur d’un amour téméraire,
Quand je t’ai vu ſouiller par tes coupables feux
Les autels où l’hymen allait combler mes vœux,
Que peux-tu m’oppoſer qui parle en ta défenſe ?
Les droits de la nature, ou bien de l’innocence ?

T H Y E S T E.

Ne me reproche plus mon crime ni mes feux ;
Tu m’as vendu bien cher cet amour malheureux.
Pour t’attendrir enfin, auteur de ma miſère,
Conſidère un moment ton déplorable frère :
Que peux-tu ſouhaiter qui te parle pour moi ?
Regarde en quel état je parois devant toi.

P L I S T H È N E.

Ah ! Rendez-vous, ſeigneur : je vois que la nature
Dans votre cœur ſensible excite un doux murmure,
Ne le combattez point par des ſoins odieux ;
Elle n’inſpire rien qui ne vienne des dieux.
C’eſt votre frère enfin ; que rien ne vous arrête :
De ſa fidélité je réponds ſur ma tête.

A T R É E.

Pliſthène, c’en eſt fait ; je me rends à ta voix ;
Je me ſens attendri pour la première fois ;
Je veux bien oublier une ſanglante injure.
Thyeſte, ſur ma foi que ton cœur ſe raſſure :
De mon inimitié ne crains point les retours ;
Ce jour même en verra finir le triſte cours ;
J’en jure par les dieux, j’en jure par Pliſthène ;
C’eſt le ſceau d’une paix qui doit finir ma haine.
Ses ſoins & ma pitié te répondront de moi,
Et mon fils à ſon tour me répondra de toi ;

Je n’en demande point de garant plus ſincère.
Prince, c’eſt donc ſur vous que s’en repoſe un père.
Allez ; & que ma cour, témoin de mon courroux,
Soit témoin aujourd’hui d’un entretien plus doux.


SCÈNE VII.
Atrée, Euryſthène, Gardes.
A T R É E.

Toi, fais-les avec ſoin obſerver, Euryſthène ;
Diſperse les ſoldats les plus chers à Pliſthène,
Écarte les amis de cet audacieux,
Et viens, ſans t’arrêter, me rejoindre en ces lieux.