Au Japon spectral/2

La bibliothèque libre.
Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 17-71).

UN KARMA PASSIONNEL

Une des attractions les plus goûtées du théâtre de Tokyô est la représentation du Botan-Doro, ou « La Lanterne Pivoine » par le célèbre Kikugoro et sa troupe. Cette pièce étrange, dont les scènes se passent vers le milieu du XVIIIe siècle, a été tirée d’une œuvre du romancier Encho, écrite en japonais courant, et la couleur locale est purement japonaise, bien qu’inspirée par une histoire chinoise. Je suis allé voir la pièce, et Kikugoro me fit éprouver une nouvelle variété du plaisir de la peur.

— Pourquoi ne pas transcrire pour vos lecteurs anglais la partie fantastique de l’histoire ? me demanda l’ami qui me guida parfois à travers le labyrinthe de la philosophie orientale. Cela servirait à expliquer certaines idées populaires du surnaturel, au sujet desquelles les occidentaux sont fort ignorants. Et je pourrais vous aider avec la traduction.

J’accueillis cette suggestion avec joie, et nous composâmes le résumé suivant de la partie la plus extraordinaire du roman d’Encho. Nous fûmes obligés çà et là de condenser le récit original ; et nous ne nous efforçâmes de suivre le texte de très près que dans les dialogues, — dont certains possèdent une qualité particulière d’intérêt psychologique.

— Voici l’Histoire des Fantômes dans le roman de La Lanterne Pivoine.

I

Il y avait une fois à Yédo, dans le quartier de Ushigomé, un hatamoto[1] appelé Iijima Heizayémon, dont la fille unique était aussi jolie que son nom, Tsuyu, qui signifie Rosée du Matin. Or, vers le moment où cette fille atteignit sa seizième année, Iijima, qui était veuf, se remaria. Mais bientôt il s’aperçut que O-Tsuyu n’était pas heureuse auprès de sa belle-mère. Alors il lui fit construire à Yanagijima, l’Île des Saules Pleureurs, une maison pour elle seule, et il lui donna une servante habile nommée O-Yoné[2]. Et O-Tsuyu vécut longtemps heureuse dans sa nouvelle demeure.

Mais un jour, le médecin de la famille, Yamamoto Shijo, vint lui rendre visite. Et il était accompagné d’un jeune Samouraï, Hagiwara Shinzaburo, qui était remarquablement beau, et très doux. Les deux jeunes gens tombèrent amoureux l’un de l’autre dès le premier regard ; avant que la courte visite ne fût terminée, ils avaient réussi à se promettre l’un à l’autre pour la vie, sans avoir même éveillé l’attention du vieux médecin. Et lorsqu’ils se séparèrent, O-Tsuyu murmura au jeune homme ces paroles :

— Si vous ne revenez pas me voir, je mourrai certainement. Ne l’oubliez pas.

Shinzaburo n’oublia jamais ces paroles. Il désirait ardemment revoir O-Tsuyu. Mais l’étiquette ne lui permettait pas de revenir seul rendre visite à la jeune fille. Il avait obtenu du médecin la promesse que celui-ci le ramènerait à la villa, et il attendait avec impatience que cette occasion se présentât. Malheureusement, le vieillard ne tint pas sa parole. Il avait deviné le soudain amour de O-Tsuyu, et il craignait que le père de la jeune fille ne le rendît responsable de tout. Iijima Heizayémon avait la fâcheuse réputation d’un homme qui n’hésitait pas à trancher la tête de ceux qui lui déplaisaient, et plus Shijo réfléchissait aux conséquences possibles de la visite de Shinzaburo à la villa de Iijima, plus il avait peur. Il s’abstint donc prudemment de revoir son jeune ami.

Les mois passèrent. O-Tsuyu, qui ne pouvait se figurer les véritables motifs de l’abandon de Shinzaburo, crut que celui-ci dédaignait son amour. Alors elle se consuma de chagrin et mourut. Et peu de temps après, O-Yoné, sa fidèle servante, mourut à son tour de la douleur que lui causait la perte de sa jeune maîtresse. Et elles furent toutes deux enterrées côte à côte dans le cimetière du temple Shin-Banzui-In près duquel se tiennent chaque année les célèbres floralies de chrysanthèmes.

II

Shinzaburo ignorait tout ce qui s’était passé. Mais sa déception et son inquiétude le firent tomber gravement malade. Il se remettait lentement, mais il était encore très faible, lorsqu’un jour il reçut la visite imprévue de Shijo. Le vieillard donna plusieurs excuses plausibles de son apparente négligence. Et Shinzaburo lui dit :

— J’ai été malade depuis le commencement du printemps, et même maintenant je ne puis rien avaler. C’était bien peu aimable à vous de ne jamais venir me voir. Il me semblait que nous devions aller ensemble faire une autre visite chez la Demoiselle Iijima. Je désirais lui offrir un petit cadeau pour la remercier de son aimable accueil. Mais, bien entendu, je ne pouvais y aller seul.

Alors d’une voix grave le vieux médecin lui répondit :

— J’ai la douleur de vous apprendre que cette jeune fille est morte.

— Morte ! s’écria Shinzaburo, en pâlissant. Vous dites qu’elle est morte ?

Le médecin demeura silencieux un instant comme s’il se recueillait. Puis il dit du ton léger et vif d’un homme qui est bien résolu à ne pas prendre l’affaire au sérieux :

— J’ai eu un très grand tort de vous présenter à elle, car il paraît qu’elle est tout de suite tombée amoureuse de vous. Je crains que vous n’ayez dit quelque chose pour encourager son amour, lorsque je vous ai laissés seuls dans la petite chambre du fond. En tout cas, j’ai vite deviné le sentiment que vous lui inspiriez ; j’en ai même été fort inquiet, car je craignais que le père ne l’apprît et qu’il ne me rendît responsable de tout. Alors, pour vous parler en toute franchise, j’ai décidé qu’il valait mieux ne plus vous voir. Et je me suis volontairement tenu à l’écart pendant tout ce temps. Mais, il y a quelques jours de cela, alors que je visitais Iijima, j’appris à ma grande surprise qu’il avait perdu sa fille, et que O-Yoné, sa servante, était morte à son tour. Alors je me souvins de tout ce qui s’était passé, et je compris que la jeune personne avait dû mourir d’amour pour vous.

Puis le vieux médecin se mit à rire et ajouta :

— Ah, vous êtes un fameux coquin ! Mais oui, c’est un grave péché d’être si beau que toutes les filles meurent d’amour pour vous[3].

Puis il reprit très sérieusement :

Enfin, il faut laisser les morts se soucier des morts. À quoi bon parler davantage de tout cela ? Vous ne pouvez plus rien pour elle, sinon réciter le Salut aux Âmes[4], le Nembutsu.

Et le vieux homme s’en fut lentement, afin de n’avoir plus à parler du pénible événement dont il se sentait involontairement responsable.

III

Shinzaburo demeura longtemps étourdi de douleur. Mais dès qu’il se fut suffisamment ressaisi pour penser clairement, il inscrivit le nom de la jeune fille sur une tablette mortuaire qu’il plaça sur l’autel bouddhiste de sa maison. Et puis, il disposa devant la tablette des offrandes et il récita des prières. Chaque jour, il présentait des offrandes et répétait le Salut aux Âmes. Et le souvenir de O-Tsuyu n’abandonnait jamais sa pensée.

Rien ne vint troubler la monotonie de sa solitude jusqu’à l’époque du Bon, – le grand Festival des Morts, — qui commence le troisième jour du septième mois. Alors il décora sa maison et prépara tout pour la fête ; il suspendit au dehors des lanternes qui servent à guider les esprits lorsque ceux-ci reviennent rendre visite aux vivants, et sur le shoryôdana ou planche des âmes, il prépara des mets destinés aux fantômes. Et le premier soir du Bon, après le coucher du soleil, il alluma une petite lampe devant la tablette de O-Tsuyu, et il alluma aussi les lanternes.

Il faisait une nuit très chaude, très claire, avec une grande lune, et il n’y avait pas de vent. Shinzaburo sortit sur la véranda afin d’y trouver un peu de fraîcheur. Vêtu seulement d’une légère robe d’été, il demeura assis à songer et à regretter le passé ; parfois il tirait quelques bouffées de fumée pour chasser les moustiques. Tout était tranquille ; il habitait un quartier fort calme, où les passants étaient rares. Il n’entendait que le doux murmure pressé d’une source proche, et le crissement des insectes nocturnes.

Puis, tout à coup, le silence fut rompu par le bruit des patins[5] d’une femme qui s’approchait de la maison, kara-kon, kara-kon ! Le bruit se rapprocha encore davantage, toujours plus vite, et il résonna enfin derrière la haie qui clôturait le jardin. Curieux, Shinzaburo se dressa sur la pointe des pieds, afin de voir qui passait de l’autre côté de la haie à une heure aussi tardive. Et il vit deux femmes. L’une, qui portait une belle lanterne[6] décorée de fleurs de pivoines semblait une servante ; l’autre était une mince jeune fille d’environ dix-sept ans, vêtue d’une simple robe à longues manches toute brodée de fleurs et de feuillages d’automne. Presque au même instant, elles se tournèrent toutes deux vers Shinzaburo qui, à sa profonde surprise, reconnut O-Tsuyu et sa servante O-Yoné.

Alors, très troublées, elles s’arrêtèrent, et O-Yoné s’écria :

— Oh ! comme c’est étrange ! C’est Hagiwara Sama !

Au même moment, Shinzaburo lui répondit :

— O-Yoné ! Est-ce bien vous ? Je me souviens de vous très bien.

— Seigneur Shinzaburo ! répéta la servante du ton de la plus parfaite stupéfaction. Je n’aurais pas cru que ce fût possible ! On nous avait dit que vous étiez mort !

— Voilà qui est extraordinaire ! s’écria-t-il. Mais à moi aussi on m’a dit que vous étiez mortes toutes les deux !

— Quel horrible mensonge ! répliqua O-Yoné. Pourquoi répéter des paroles qui portent malheur ? Qui vous a dit cela ?

— Veuillez me faire la grâce d’entrer un instant, répondit Shinzaburo. Nous pourrons causer plus tranquillement. La grille du jardin est ouverte.

Alors elles entrèrent, et ils échangèrent les salutations d’usage. Puis quand Shinzaburo les eut bien installées, il dit :

— J’espère que vous excuserez mon manque de courtoisie. Si je ne suis pas allé vous voir depuis si longtemps, c’est que Shijo, le médecin, m’a appris votre mort il y a environ un mois.

— Comment ! c’est lui qui vous l’a dit ? s’écria O-Yoné. Quelle méchanceté de sa part, d’avoir osé vous dire une chose pareille ! C’est lui également qui nous a assurées que vous n’étiez plus parmi les vivants. Je crois qu’il voulait vous tromper, ce qui n’est guère difficile, car vous êtes très confiant. Peut-être ma maîtresse a-t-elle laissé deviner l’amitié qu’elle a pour vous par quelques mots qui ont trouvé leur chemin jusqu’aux oreilles de son père. En ce cas, O-Kuni, sa nouvelle épouse, a peut-être conçu le projet de vous faire annoncer notre mort par le médecin afin de provoquer une séparation. Quoi qu’il en soit, lorsque ma maîtresse apprit votre mort, elle voulut se couper immédiatement les cheveux et se faire nonne. Pourtant j’ai réussi à l’en dissuader, et j’ai enfin pu la convaincre de ne se faire nonne que dans son cœur. Plus tard, son père voulut la forcer à épouser un autre jeune homme, et elle refusa. Alors, il y eut beaucoup d’ennuis, causés surtout par O-Kuni. Enfin nous avons quitté la ville, et nous nous sommes retirées à Yanaka-no-Sasaki. Là nous arrivons tout juste à vivre en faisant un peu de travail privé… Ma maîtresse a répété constamment pour vous le Salut aux Âmes. Aujourd’hui, comme c’est le premier jour du Bon, nous sommes allées visiter les temples. Et nous rentrions chez nous, — un peu tard, — lorsque s’est produite cette étrange rencontre.

— Oh ! s’écria Shinzaburo, comme c’est extraordinaire ! Est-ce possible ou n’est-ce qu’un rêve ? Moi aussi j’ai récité constamment le Salut aux Âmes devant une tablette qui porte son nom. Regardez !

Et il leur montra la tablette de O-Tsuyu, placée dans la niche sur la planche à âmes.

— Nous vous sommes plus que reconnaissantes pour votre aimable souvenir, répliqua O-Yoné en souriant.

Puis elle se tourna vers O-Tsuyu qui, pendant tout ce temps, était demeurée confuse et silencieuse, cachant à demi son visage derrière sa manche. Et elle reprit :

— Savez-vous que ma maîtresse me dit souvent qu’elle ne regretterait pas d’être reniée par son père pour la durée de sept existences[7], ou même d’être tuée par lui par amour pour vous ?… Voyons, vous lui permettrez bien de passer la nuit ici ?…

Shinzaburo pâlit de joie. Et il répondit d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Restez je vous en prie. Mais ne parlez pas trop fort, car il y a un ninsomi[8] très ennuyeux qui demeure tout près d’ici, — un homme qui sait lire l’avenir sur les traits du visage. Il s’appelle Hakuodo Yusai. Il est assez curieux de son naturel et mieux vaut qu’il ignore votre visite.

Alors les deux femmes passèrent la nuit dans la maison du jeune Samouraï, et ne retournèrent chez elles qu’un peu avant l’aube. Et par la suite, elles vinrent chaque nuit, pendant sept nuits consécutives, qu’il fît beau ou mauvais, toujours à la même heure. Et Shinzaburo se sentait de plus en plus attaché à la jeune fille, et ils étaient tous deux enchaînés l’un à l’autre par ce lien de l’illusion qui est plus fort que les liens de fer.

IV

Or, il y avait un homme appelé Tomozo qui vivait dans une petite chaumière attenant à la demeure de Shinzaburo. Tomozo et sa femme, O-Miné, servaient de domestiques au jeune Samouraï. Ils paraissaient très dévoués à leur maître, dont le secours leur permettait de vivre dans une aisance relative.

Un soir, à une heure très tardive, Tomozo entendit une voix de femme dans l’appartement de son maître, et il s’en inquiéta. Il craignait que Shinzaburo, qui était très doux et très affectueux, ne fût la proie de quelque courtisane, et en pareil cas, les domestiques seraient les premiers à pâtir. Il résolut donc de surveiller son maître. La nuit suivante, il se glissa à pas de loup jusqu’à la maison du jeune homme, et colla son œil contre la fente d’un des volets à glissières. Grâce au reflet d’une veilleuse qui éclairait la chambre à coucher, il put apercevoir son maître et une femme inconnue qui se parlaient sous le moustiquaire. Tout d’abord, il ne vit pas très distinctement la femme, — elle lui tournait le dos, — et il remarqua seulement qu’elle était très mince et qu’elle semblait très jeune, à en juger d’après la mode de sa robe et de sa coiffure. Il appuya son oreille contre la fente et put ainsi entendre clairement la conversation.

La femme disait :

— Et si mon père me reniait, me permettriez-vous de venir habiter près de vous ?

Shinzaburo répondit :

— Assurément, j’en serais trop heureux. Mais il n’y a aucune raison pour que votre père vous renie. Vous êtes sa fille unique et il vous aime beaucoup. Je crains surtout qu’un jour nous ne soyons cruellement séparés.

Alors elle répondit doucement :

— Jamais, jamais je ne pourrais même rêver d’accepter un autre que vous pour époux. Même si notre secret venait à être connu, et si mon père me tuait pour me punir, même après la mort je ne cesserais jamais de penser à vous. Et à présent je suis tout à fait sûre que vous-même, vous ne sauriez vivre longtemps séparé de moi.

Puis, le tenant étroitement enlacé, et lui frôlant le cou de ses lèvres, elle le caressa, et Shinzaburo lui rendit ses caresses.

Tomozo était très surpris de ce qu’il entendait. Le langage de cette femme n’était pas celui d’une femme du peuple, mais celui d’une dame de haut rang. Alors il résolut à tout hasard de voir son visage, ne fût-ce qu’un instant. Il fit donc sans bruit le tour de la maison, en regardant par chaque interstice, par chaque fente des volets : enfin il réussit à voir. Mais alors il frissonna, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Le visage qu’il venait d’apercevoir était celui d’une femme morte depuis longtemps ; les doigts qui caressaient le jeune Samouraï étaient décharnés, — et à partir de la taille le corps de la femme n’existait pas ; — il s’évanouissait et n’était plus que la plus légère des ombres. Là où les yeux de l’amoureux voyaient la jeunesse, la grâce et la beauté, Tomozo ne distinguait que l’horreur et le néant de la mort. Au même instant, une deuxième silhouette de femme, plus étrange encore, se dressa dans un coin de la chambre et s’avança rapidement vers Tomozo, comme si elle avait soupçonné sa présence. Alors, saisi de la terreur la plus intense, il s’enfuit jusqu’à la demeure de Hakuodo Yusai et, frappant violemment à sa porte, il réussit enfin à l’éveiller.

V

Hakuodo Yusai, le ninsomi, était un très vieil homme ; mais dans sa jeunesse il avait beaucoup voyagé, et il avait entendu et vu tant de choses qu’il ne s’étonnait plus très facilement de rien. Pourtant ce que lui raconta Tomozo terrifié l’alarma et le stupéfia. Il avait lu dans de vieux livres chinois des exemples d’amour entre morts et vivants, mais il n’y avait jamais prêté beaucoup d’attention. Pourtant il était convaincu que l’histoire du domestique n’était pas un mensonge, et qu’il se passait vraiment des choses très étranges dans la maison de Shinzaburo. Et s’il était prouvé que Tomozo avait dit la vérité, alors le jeune Samouraï était un homme perdu.

— Si la femme est un fantôme, dit Hakuodo Yusai au domestique qui tremblait encore, si la femme est un fantôme, votre maître mourra bientôt, à moins qu’on puisse faire quelque chose d’extraordinaire pour le sauver. Et si la femme est un fantôme, les signes de la mort apparaîtront bientôt sur le visage de votre maître. Car l’esprit des vivants est positif et pur, mais l’esprit des morts est négatif et impur. Celui dont l’épouse est un fantôme ne vivra point. Même si son sang contenait la force d’une vie de cent années, cette force déclinerait vite… Pourtant je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver Shinzaburo. Et, en attendant, ne dites rien à personne, pas même à votre femme, de cette étrange affaire. Dès l’aurore je me rendrai auprès de votre maître.

VI

Lorsque Hakuodo Yusai l’interrogea le lendemain, Shinzaburo essaya d’abord de nier que des femmes lui eussent rendu visite. Mais il s’aperçut que ses dénégations étaient inutiles, et que le vieillard l’interrogeait avec bienveillance. Il dut alors avouer ce qui s’était vraiment passé. Mais il demanda que l’affaire restât secrète, car il voulait épouser O-Tsuyu le plus tôt possible.

— Oh, folie ! s’écria Hakuodo Yusai, perdant tout à coup patience, tant son inquiétude était grande. Sachez, Seigneur, que les femmes qui viennent ainsi la nuit chez vous sont mortes, mortes depuis longtemps. Vous êtes victime de quelque affreuse illusion. Les lèvres de la Mort vous ont touché, les mains de la Mort vous ont caressé… En ce moment même, j’aperçois sur votre visage les signes de la mort… et pourtant vous ne me croyez pas. Ah ! Seigneur, écoutez-moi, je vous en supplie, si vous désirez vous sauver. Sinon, vous n’avez pas vingt jours à vivre. Ces femmes vous ont dit qu’elles habitaient dans le quartier de la Vallée Basse, à Yanaka-no-Sasaki. Y êtes-vous jamais allé les voir ? Non, naturellement, vous n’y êtes pas allé. Eh bien, croyez-moi, allez-y aujourd’hui même, aussitôt que possible, et essayez de trouver leur demeure.

Ayant donné ce conseil d’un ton très véhément et très convaincu, Hakuodo Yusai prit brusquement congé.

Shinzaburo, un peu effrayé, bien que nullement convaincu, résolut, après avoir réfléchi un instant, de suivre le conseil du vieillard et de se rendre à la Vallée Basse. La matinée était encore fort peu avancée lorsqu’il arriva au quartier de Yanaka-no-Sasaki et se mit à la recherche de la demeure de O-Tsuyu. Il traversa toutes les rues, toutes les ruelles ; il lut tous les noms inscrits sur toutes les portes ; il se renseigna des fois innombrables. Mais il ne vit pas de maison qui ressemblât à la petite demeure décrite par O-Yoné, et dans le quartier personne ne connaissait de maison habitée par deux femmes seules. Persuadé enfin qu’il était inutile de chercher plus longtemps, il s’en retourna par le chemin le plus court, qui justement traversait les jardins du temple Shin-Ban-zui-In.

Tout à coup son attention fut attirée par deux tombes neuves, placées l’une à côté de l’autre, derrière le temple. L’une était une tombe commune, qui avait été sans doute érigée pour une personne d’humble condition. L’autre était un monument important, fort beau, devant lequel était suspendue une superbe lanterne pivoine, oubliée là peut-être depuis le jour du Festival des Morts. Shinzaburo se souvint que la lanterne pivoine que portait O-Yoné était exactement pareille à celle-ci, et la coïncidence lui parut bizarre. Il examina de nouveau les tombes. Mais ni l’une ni l’autre ne portait les noms des personnes ensevelies, mais seulement leur kaimyô, leur nom bouddhique posthume. Alors il décida d’essayer de se renseigner au temple même. Là, il apprit d’un acolyte que le grand tombeau venait d’être construit tout récemment pour la fille de Iijima Heizayemon, le Porte-Étendard du quartier Ushigomé, et que la petite tombe était celle de sa servante O-Yoné, qui était morte de douleur peu de temps après l’enterrement de la jeune fille.

Immédiatement les paroles d’O-Yoné revinrent à la mémoire de Shinzaburo avec une signification nouvelle et sinistre :

Nous sommes parties et nous avons trouvé une très petite maison à Yanaka-no-Sasaki. Et là nous arrivons tout juste à vivre, en faisant un peu de travail privé.

Il voyait bien la très petite maison, — elle était bien à Yanaka-no-Sasaki… Mais le travail privé ? Terrifié, le Samouraï se hâta vers la demeure de Hakuodo Yusai et le supplia de l’aider et de le conseiller. Mais celui-ci se déclara incapable de lui apporter aucune aide dans une telle aventure. Il engagea Shinzaburo à se rendre auprès du grand-prêtre Ryoséki, ou Foi Inébranlable, et lui donna une lettre implorant un secours religieux immédiat.

VII

Le grand-prêtre Ryoséki était un sage et un érudit. Grâce à sa seconde vue spirituelle, il devinait le secret de tout chagrin et la nature du Karma qui le causait. Il écouta impassible le récit de Shinzaburo, mais il lui dit :

— Un très grand danger vous menace en ce moment à cause d’une erreur que vous avez commise dans une de vos existences précédentes. Le Karma qui vous lie à la morte est très puissant ; pourtant si j’essayais de vous en expliquer le caractère, vous ne comprendriez pas.

Je ne vous dirai donc que ceci : la morte ne désire aucunement vous nuire ; elle ne ressent pour vous aucune inimitié. Au contraire, elle éprouve une affection passionnée à votre égard. Sans doute cette jeune fille vous aimait-elle bien avant votre vie présente. Elle vous aime sûrement depuis au moins trois ou quatre existences antérieures. Il semble que, bien qu’elle ait nécessairement changé de forme et de condition à chaque incarnation successive, elle n’a pas pu cesser de vous suivre. Donc, il ne vous sera guère facile d’échapper à son influence. Mais je vais vous prêter ce mamori[9] qui est très puissant. C’est une image tout en or pur du Bouddha qui est appelé le Tathâgâta, — Bruit de Mer, — parce que son enseignement de la Loi résonne à travers le monde comme le bruit de la mer. Et cette petite image est surtout un shiryo-yoké, un talisman contre l’esprit des morts[10]. Elle protège les vivants contre les morts délaissés, pour le repos de l’esprit inquiet. Enfin voici un sûtra sacré appelé le Ubô-Darani-Kyô, ou Sûtra-qui-fait-pleuvoir-les-Trésors[11]. Vous aurez soin de le réciter chaque soir, chez vous, sans faute… De plus, je vous donnerai ce paquet de o fuda[12], ou textes religieux ; vous en collerez un sur chaque ouverture de votre maison, si petite qu’elle soit. La vertu de ces textes sacrés empêchera les mortes de pénétrer chez vous… Mais quoi qu’il arrive, n’oubliez pas de réciter le sûtra.

Shinzaburo remercia humblement le Grand-Prêtre. Puis, emportant avec lui l’image, le sûtra et le rouleau de textes sacrés, il se hâta de rentrer chez lui avant le coucher du soleil.

VIII

Avec l’aide de Hakuodo Yusai, Shinzaburo réussit à fixer les saints écrits sur toutes les ouvertures de sa maison, avant la nuit. Puis le vieillard retourna chez lui, et laissa le jeune homme seul.

La nuit vint, chaude et claire. Shinzaburo s’assura que les portes étaient bien fermées. Puis il attacha l’amulette précieuse autour de sa taille, il se glissa sous sa moustiquaire, et enfin, à la lueur d’une veilleuse, il se mit à réciter le Sûtra-qui-fait-pleuvoir-les-Trésors. Longtemps, il psalmodia les mots sans bien comprendre leur sens. Ensuite il essaya de se reposer. Mais son esprit était encore trop troublé par tous les événements étranges de la journée. Minuit sonna et passa ; le sommeil ne venait toujours pas. Enfin il entendit le tintement sonore de la grande cloche du temple qui annonçait la huitième heure[13]. La cloche se tut, et tout à coup Shinzaburo distingua le bruit de gétas qui s’approchaient, venant de la direction habituelle, mais cette fois plus lentement : karan-koron, karan-koron ! Une sueur glacée perla sur son front. Il déroula hâtivement le sûtra d’une main tremblante, et se mit à le réciter à haute voix. Les pas s’approchèrent plus près, plus près encore ; ils longèrent la haie vive, s’arrêtèrent. Alors, et ceci est étrange, Shinzaburo se sentit dans l’impossibilité de demeurer sous sa moustiquaire un instant de plus. Quelque chose de plus fort que sa crainte le contraignit à se lever et à aller voir ce qui se passait. Et au lieu de continuer à réciter le sûtra, il s’approcha sottement des volets et regarda fixement dans la nuit à travers une des fentes. Il vit, devant la maison, O-Tsuyu et O-Yoné tenant la lanterne pivoine. Et elles examinaient toutes deux le texte bouddhiste collé au-dessus de l’entrée. Jamais, même de son vivant, O-Tsuyu n’avait paru si belle ; et Shinzaburo sentit son cœur attiré vers elle comme par une force presque irrésistible. Pourtant la terreur de la mort le retint, et il se livra en lui une telle lutte entre son amour et sa crainte, qu’il lui sembla souffrir dans son corps tous les tourments de l’enfer de Shonetsu[14].

Après un instant, il entendit la voix de la domestique qui disait :

— Ma chère maîtresse, il n’y a pas moyen d’entrer. Le cœur de Shinzaburo a sans doute changé dans ses sentiments envers vous. Il n’a pas tenu la promesse qu’il nous a faite hier ; les portes ont été soigneusement fermées. Nous ne pouvons pénétrer chez lui ce soir… Il sera plus sage de prendre la résolution de ne plus penser à lui, car son sentiment pour vous a sûrement varié. Il est évident qu’il ne désire plus vous voir. Mieux vaut ne plus vous soucier ni vous tourmenter pour un homme aussi inconstant.

Mais la jeune fille répondit en pleurant :

— Ah ! songer que pareille chose puisse arriver après tous les serments que nous avons échangés… On m’a souvent dit que le cœur de l’homme est aussi variable que le ciel d’automne… Pourtant celui de Shinzaburo ne peut être aussi cruel. Il ne peut songer à me renvoyer ainsi. Chère O-Yoné, trouve, je t’en supplie, un moyen pour me conduire jusqu’à lui… Si tu ne réussis pas, je ne retournerai jamais, jamais chez nous !…

Elle continua à supplier ainsi, en se voilant la figure de ses longues manches. Et elle était très belle et infiniment touchante. Mais la crainte de la mort dominait son amant.

Enfin O-Yoné répondit :

— Ma chère demoiselle, pourquoi troubler ainsi votre esprit pour un homme cruel ? Enfin, voyons toujours s’il n’y a pas un moyen quelconque de pénétrer dans la maison.

Elle prit O-Tsuyu par la main et la mena de l’autre côté de la maison ; et là elles disparurent toutes deux aussi subitement que la lumière lorsque la flamme d’une lampe s’éteint brusquement.

IX

Toutes les nuits les ombres revinrent à l’heure du Bœuf, et toutes les nuits Shinzaburo entendit les pleurs de O-Tsuyu. Pourtant il se croyait sauvé, et il ne se doutait pas que son sort était déjà décidé, et qu’il était perdu à cause de ses domestiques.

Tomozo avait promis à Kakuodo Yusai de ne jamais parler à personne, même à sa femme, O-Miné, de ces étranges événements. Mais les fantômes ne le laissèrent pas longtemps en paix. Toutes les nuits O-Yoné entrait chez lui ; elle le tirait de son sommeil et lui demandait d’enlever le talisman placé au-dessus d’une toute petite lucarne située à l’arrière de la demeure de son maître. Et par crainte, Tomozo promettait souvent d’enlever ce talisman avant le prochain coucher du soleil ; mais dans la journée il ne pouvait jamais se décider à le faire, car il croyait que les ombres voulaient du mal à Shinzaburo.

Enfin, par une nuit orageuse, O-Yoné le réveilla en sursaut par un cri de reproche ; elle se pencha au-dessus de son oreiller et lui dit :

— Prends garde de ne pas te jouer de nous. Si demain soir tu n’as pas enlevé ce texte, tu apprendras comment je sais haïr.

Et en parlant, elle fit une grimace si hideuse, que Tomozo crut en mourir de peur.

Jusque-là, O-Miné, la femme de Tomozo, ignorait ces visites, et même à son mari elles avaient semblé de mauvais rêves. Mais cette nuit-là, il advint qu’elle se réveilla soudain et qu’elle entendit une voix de femme qui parlait à Tomozo. Presque au même instant la voix se tut, et lorsque O-Miné regarda autour d’elle, elle aperçut à la lueur de la veilleuse son mari qui frissonnait, blanc de terreur. L’étrangère avait fui, les portes étaient bien closes, il semblait impossible que personne fût entré. Néanmoins la jalousie de O-Miné était éveillée ; elle se mit à faire des reproches à Tomozo et à l’interroger de telle façon qu’il trahit le secret. Et il lui expliqua le terrible dilemme dans lequel il se débattait.

Alors la passion de O-Miné céda à l’étonnement et à la peur. Mais c’était une femme subtile, et elle résolut immédiatement de sauver son mari en sacrifiant son maître. Et elle dit à Tomozo de transiger avec les mortes.

Celles-ci revinrent encore la nuit suivante à l’heure du Bœuf. O-Miné se cacha en les entendant venir : karan-koron, karan-koron. Mais Tomozo alla à leur rencontre dans l’obscurité et trouva même suffisamment de courage pour leur dire ce que sa femme lui avait conseillé.

— Il est vrai que je mérite vos reproches ; mais je ne voulais pas vous fâcher. Si le talisman n’a pas encore été enlevé, c’est que ma femme et moi ne vivons que grâce au secours de Shinzaburo ; nous ne pouvons l’exposer à un danger quelconque sans attirer le malheur sur nous-mêmes. Mais si nous pouvions obtenir la somme de cent ryo d’or, nous pourrions vous satisfaire, car alors nous ne dépendrions plus de personne. Donnez-nous cent ryo et j’enlèverai le talisman sans craindre de compromettre nos seuls moyens d’existence.

Lorsqu’il eut prononcé ces paroles, O-Yoné et O-Tsuyu se considérèrent un instant en silence, puis O-Yoné dit :

— Maîtresse, je vous avais prévenue qu’il n’était pas sage d’inquiéter ainsi cet homme, comme nous n’avons pas de bonne raison de lui en vouloir. De plus, il est certainement inutile de vous préoccuper davantage de Shinzaburo, car son cœur ne vous appartient plus. Encore une fois, ma chère jeune demoiselle, je vous supplie de ne plus penser à lui.

Mais O-Tsuyu répondit en pleurant :

— Chère O-Yoné, quoi qu’il arrive, je ne puis m’empêcher de penser à Shinzaburo. Tu sais que tu peux te procurer les cent ryo nécessaires pour faire enlever le talisman ; je te supplie, chère O-Yoné, mène-moi encore une fois, seulement une fois auprès de lui… Je t’en supplie.

Et, cachant son visage dans sa manche, elle sanglota.

— Oh ! pourquoi me demandes-tu de faire cela ? répondit O-Yoné. Tu sais très bien que je n’ai pas d’argent. Mais puisque tu t’entêtes dans ce caprice, malgré tous mes conseils, il me faudra sans doute essayer de me procurer cette somme, et de l’apporter demain soir.

Alors elle se tourna vers l’infidèle Tomozo et lui dit :

— Apprends que ton maître porte sur lui une amulette. Tant qu’il la porte, il nous est impossible de nous approcher de lui. Il faudra donc que tu trouves moyen de lui dérober cette amulette et aussi d’enlever le talisman.

Alors Tomozo répondit faiblement :

Je puis faire cela aussi, si vous me promettez de m’apporter cent ryo d’or.

— Eh bien, maîtresse, dit O-Yoné, vous pouvez sans doute patienter jusqu’à demain soir ?

— Oh, sanglota la jeune fille, faut-il vraiment nous en aller ce soir encore sans revoir Shinzaburo ? C’est infiniment cruel !

Mais l’ombre de la maîtresse en pleurs fut entraînée doucement par l’ombre de la servante…

X

Un autre jour se passa. Une autre nuit revint, et avec elle les mortes revinrent aussi. Mais cette fois nulle plainte ne se fit entendre en dehors de la maison du Samouraï, car le domestique infidèle reçut sa récompense à l’heure du Bœuf, et retira le talisman. Il avait pu aussi, au moment où son maître prenait son bain, dérober de son coffret l’amulette en or et y substituer une image en cuivre, et il avait enterré l’image du Bouddha Bruit-de-la-Mer dans un champ désert. Les visiteuses nocturnes ne rencontrèrent donc aucun obstacle ; elles purent pénétrer facilement dans la maison. Voilant leurs visages de leurs manches, elles s’élevèrent et passèrent comme une traînée de vapeur à travers la lucarne dont Tomozo avait arraché le texte sacré. Mais il ne sut jamais ce qui se passa ensuite dans la maison.

Le soleil brillait déjà haut dans le ciel lorsqu’il osa s’approcher de la demeure de son maître et frapper contre les portes à glissières. Pour la première fois depuis plusieurs années, il n’obtint pas de réponse. Et le silence l’épouvanta. Il appela plusieurs fois sans obtenir de réponse. Alors, aidé par O-Miné, il réussit à pénétrer dans la maison. Il se dirigea vers la chambre à coucher, où il appela de nouveau, mais en vain. Il roula les volets pour laisser entrer de la lumière. Pourtant rien ne bougea dans la pièce. Enfin il osa soulever un coin de la moustiquaire… Mais aussitôt il s’enfuit en poussant un cri de terreur…

Shinzaburo était mort, — hideusement. Son visage était celui d’un homme qui avait trouvé la mort dans la plus affreuse angoisse. Et dans le lit, étendu à ses côtés, était le squelette d’une femme dont les os des bras et les os des mains étreignaient étroitement le cou du jeune samouraï.

XI

Hakuodo Yusai, qui lisait l’avenir sur les traits du visage, alla voir le cadavre à la prière du traître Tomozo. Le vieillard fut étonné et terrifié. Mais il regarda tout autour de lui d’un œil attentif. Il vit bientôt que le talisman manquait à la petite lucarne de l’arrière de la maison. Et, en examinant le corps de Shinzaburo, il découvrit que la petite amulette d’or avait été enlevée de sa gaine et qu’on l’avait remplacée par une image en cuivre. Il soupçonna que le domestique était responsable du vol, mais toute l’affaire était si extraordinaire qu’il jugea prudent de consulter Ryoséki, le prêtre, avant de prendre aucune décision. Donc, après avoir examiné avec soin toute la maison, il s’en fut au temple de Shin-Banzui-In aussi vite que ses vieilles jambes pouvaient le porter. Ryoséki n’attendit pas que le vieillard lui eût dit l’objet de sa visite ; il l’invita immédiatement à entrer dans sa demeure.

— Vous savez que vous êtes toujours le bienvenu ici, dit-il. Asseyez-vous, je vous prie, tout à votre aise. Eh bien, je regrette d’avoir à vous apprendre que Shinzaburo est mort.

Alors Hakuodo Yusai s’écria, stupéfait :

— Oui, il est mort. Mais comment le savez-vous ?

— Shinzaburo, répondit le prêtre, souffrait des conséquences d’un Karma maléfique, et son domestique est un mauvais homme. Shinzaburo ne pouvait éviter sa destinée, car elle avait été déterminée depuis longtemps, bien avant sa dernière réincarnation. Ne vous troublez donc pas de cet événement.

Hakuodo Yusai dit :

— J’ai entendu dire qu’un prêtre menant une vie pure peut obtenir le pouvoir de lire dans l’avenir pendant cent ans. Mais en vérité c’est la première fois de ma vie que je rencontre un exemple de ce pouvoir. Pourtant je suis encore inquiet à un autre sujet…

— Vous voulez parler du vol de l’amulette sacrée du Bouddha Bruit-de-la-Mer, interrompit le prêtre. Mais ne vous en inquiétez aucunement. L’image a été enterrée dans un champ. On l’y retrouvera et on me la rapportera pendant le huitième mois de l’année qui vient. Donc, je vous prie de ne pas vous tourmenter à ce sujet.

Le vieux ninsomi était de plus en plus étonné, et il observa :

— J’ai étudié le In-Yô, la Doctrine Divine du Positif et du Négatif et la Science de la Divination[15]. Et je gagne ma vie en prédisant l’avenir. Mais je n’arrive pas à comprendre comment vous savez toutes ces choses.

Alors Ryoséki répondit gravement :

— Qu’importe comment je les sais. Je veux maintenant parler des obsèques de Shinzaburo. Bien entendu, la famille du jeune Samouraï a son propre cimetière ; pourtant il ne serait pas convenable de l’y enterrer. Il faut qu’il repose aux côtés de O-Tsuyu, la fille de Iijima Heizayémon, car le Karma qui existait entre eux était extrêmement puissant. Et il n’est que juste que vous lui fassiez ériger une tombe à vos propres dépens, car vous lui devez bien des faveurs.

C’est ainsi qu’il advint que Shinzaburo fut enterré auprès de O-Tsuyu dans le cimetière de Shin-Banzui-In à Yanako-no-Sasaki.

— Ici finit l’histoire des Fantômes dans le Roman de la Lanterne Pivoine.

XII

Mon ami me demanda si l’histoire m’avait intéressé et je lui répondis que je désirais me rendre au cimetière de Shin-Banzui-In, afin de me rendre mieux compte de la couleur locale des descriptions de l’auteur.

— Je vous accompagnerai tout de suite, dit-il. Mais comment avez-vous trouvé les personnages ?

— Du point de vue occidental, répondis-je, Shinzaburo est méprisable. Je l’ai comparé en mon souvenir aux amants fidèles de notre ancienne littérature romantique. Ceux-là se montraient trop heureux de suivre dans la tombe une maîtresse morte, et pourtant étant chrétiens, ils croyaient ne pouvoir jouir en ce monde que d’une seule vie humaine. Mais Shinzaburo était Bouddhiste : des millions de vies s’étendaient derrière lui, et des millions de vies l’attendaient ; pourtant il était trop égoïste pour sacrifier ne fût-ce qu’une misérable existence pour l’amour de la revenante. Et il était encore plus lâche qu’égoïste. Bien qu’étant par naissance et éducation un Samouraï, il n’hésita pas à implorer un prêtre de le sauver des fantômes. Il se révéla méprisable dans chacun de ses actes, et O-Tsuyu eut tout à fait raison de l’étrangler !

— Oui, Shinzaburo est également assez méprisable du point de vue japonais, dit mon ami. Mais ce caractère très faible permet à l’auteur de développer certains incidents qu’il n’aurait pas pu traiter autrement avec autant de succès. À mon idée, le seul caractère attrayant de l’histoire est celui de O-Yoné, type de l’ancienne domestique dévouée d’autrefois : intelligente, rusée, pleine de ressource, — fidèle, non pas jusqu’à la mort, mais au-delà de la mort. Eh bien, allons à Shin-Banzui-In.

Le temple nous parut peu intéressant, et le cimetière une abomination de désolation. Des emplacements jadis occupés par des tombes étaient transformés en carrés de pommes de terre, entre lesquels on voyait des tombes dont les pierres penchaient à tous les angles hors de la perpendiculaire, tablettes rendues illisibles par la mousse, piédestaux vides, vases à eau brisés, statues de Bouddha sans têtes ni mains. Les pluies récentes avaient détrempé le sol noir, laissant çà et là de petites flaques de boue autour desquelles grouillaient des grenouilles. Tout, — sauf les carrés de pommes de terre, — semblait abandonné depuis des années. Sous un hangar près de l’entrée, nous aperçûmes une femme occupée à cuire ; et mon compagnon lui demanda si elle avait connaissance des tombes décrites dans le Roman de la Lanterne Pivoine.

— Ah, dit-elle en souriant, les tombes de O-Tsuyu et de O-Yoné ? Vous les trouverez à l’extrémité de la première rangée derrière le temple, à côté de la statue de Jizô.

J’avais déjà rencontré au Japon des surprises de ce genre.

Nous nous dirigeâmes à travers les flaques d’eau et entre les pousses vertes des jeunes pommes de terre dont les racines se nourrissaient sans doute de la substance de bien d’autres O-Tsuyu et O-Yoné ; et nous parvînmes enfin à deux tombes rongées de lichens, dont les inscriptions étaient presque oblitérées. À côté de la plus grande tombe se dressait une statue de Jizô au nez cassé.

— Les caractères ne sont guère faciles à déchiffrer, dit mon ami, mais attendez un instant.

Il tira de sa manche une feuille de papier blanc très fin et la posa sur l’inscription ; puis il frotta le papier avec un morceau d’argile Et les caractères apparurent en blanc sur la surface noircie.

« Onzième jour, troisième mois, — Rat, Frère aîné, Feu, — sixième année de Horéki (1756 après J.-C.) »… Voici qui paraît être la tombe de quelque aubergiste de Nedzu appelé Kichibei. Voyons ce qui est inscrit sur l’autre monument.

« En-myo-In, Ho-yo-I-tei-ken-shi, ho-ni » ; — « Religieuse de la Loi, Illustre, Pure de Cœur et de volonté. Célèbre dans la Loi, — habitant la Demeure de la Prédication de l’Émerveillement »… La tombe de quelque religieuse bouddhiste.

— Quelle absurdité ! m’écriai-je. Cette femme s’est moquée de nous.

— Ah ! s’écria mon ami, — vous êtes bien injuste envers elle ! Vous êtes venu ici parce que vous cherchiez une sensation. Elle a essayé de son mieux de vous satisfaire… Car vous ne pensiez tout de même pas que cette histoire de revenants fût vraie ?

  1. Les hatamotos étaient des Samouraïs formant la suite immédiate du Shogun. Le nom signifie littéralement « Porte-Étendards ». Ils formaient la classe de Samouraïs la plus élevée, non-seulement comme vassaux immédiats du Shogun, mais comme aristocratie militaire.
  2. Grain de Riz.
  3. Cette conversation semblera peut-être étrange au lecteur occidental ; elle est pourtant absolument exacte. Toute la scène est typiquement japonaise.
  4. L’invocation Namu Amida Butsu « Salut au Bouddha Amitâhba ! » que l’on répète en guise de prières pour le repos des morts.
  5. Geta ou Komageta. La Geta est un patin de bois dont il y a plusieurs formes ; certaines sont assez élégantes. La komageta ou « geta de poney » est ainsi appelée à cause de l’écho sonore, pareil à celui d’un sabot de cheval, qu’elle produit en frappant un sol dur.
  6. On ne fabrique plus le genre de lanterne auquel il est fait allusion ici ; elle était totalement différente de la lanterne ordinaire, décorée de l’emblème de son possesseur. Mais elle ressemblait un peu à certaines formes de lanternes qui sont encore fabriquées pour la Fête des Morts et qui sont appelées Bondoro. Les fleurs qui la décoraient n’étaient pas peintes ; c’étaient des fleurs artificielles en crêpe de soie attachées au haut de la lanterne.
  7. « Pour la durée de sept existences », c’est-à-dire pour la durée de sept vies successives. Dans le drame et le roman japonais, il n’est pas rare de représenter un père qui renie son enfant « pour la durée de sept existences ». Pareil reniement est appelé schichi-shô madé no-mandô, ce qui signifie que le fils ou la fille désobéissants continueront à ressentir les effets du courroux paternel pendant six vies successives.
  8. Cette profession n’est pas encore éteinte. Le ninsomi se sert d’une loupe ou parfois d’un miroir grossissant, appelé Tengankyô ou ninsomégané.
  9. Le mot japonais mamori a au moins autant de significations que celles qui se rattachent à notre terme « amulette ». Il serait impossible dans une simple note de donner, ne fût-ce qu’une idée, de la variété d’objets japonais auxquels ce nom est donné. Ici le mamori est une très petite image, sans doute renfermée dans une châsse minuscule en laque ou en métal, recouverte d’un sac de soie. Les samouraïs portaient souvent sur eux de pareilles images. On m’a montré tout récemment une figurine de Kwannon enfermée dans un petit coffret de fer, et qu’un officier avait portée sur lui pendant toute la guerre de Satsuma. Il observa, fort justement, que le mamori lui avait sans doute sauvé la vie, car une balle était venue s’aplatir contre le coffret, et on en voyait très nettement la marque.
  10. De Shiryo (fantôme) et yokeru (exclure). Dans le folk-lore japonais il y a deux sortes de fantômes ; les Esprits des Morts, shiryo ; et les Esprits des Vivants, ikiryo. Une maison ou une personne peut être aussi bien hantée par un ikiryo que par un shiryo.
  11. Il serait plus correct d’écrire le nom comme suit : Uho-Darani Kyo. C’est la prononciation japonaise d’un très court sûtra traduit du sanscrit en chinois par le prêtre indien Amoghavajra, peut-être au début du VIIIe siècle. Le texte chinois contient des translittérations de certains mots sanscrits très mystérieux, sans doute des mots talismans comme ceux que l’on rencontre dans la traduction du Saddharma-Pundarika par Kern.
  12. O-fuda, nom général donné aux textes religieux servant de charmes ou talismans. Ces textes sont parfois brûlés sur du bois, mais plus souvent écrits ou imprimés sur d’étroites bandes de papier. On colle des o-fuda au-dessus des portes d’entrée, sur les murs, sur des tablettes placées sur les autels domestiques. Certains se portent sur la personne même ; d’autres, roulés en pilules, s’avalent en guise de remède spirituel. Le texte des grands o-fuda s’accompagne souvent de gravures curieuses, ou illustrations symboliques.
  13. Suivant l’ancienne manière japonaise de compter les heures, la yatsudoki ou huitième heure correspondait à deux heures du matin chez nous. Chaque heure japonaise égalait deux heures européennes, de sorte qu’il n’y avait que six heures au lieu de douze. Et ces six heures se comptaient par ordre inverse, 9, 8, 7, 6, 5, 4. Ainsi la neuvième heure correspondait à notre midi ou minuit, neuf heures et demie à une heure, et huit heures à deux heures. Et deux heures du matin, appelée aussi « l’heure du Bœuf » était, chez les Japonais, l’heure propice aux fantômes et aux mauvais esprits.
  14. Le Sixième des Huit Enfers Brûlants du Bouddhisme japonais. Un jour d’existence dans cet Enfer équivaut à des millions d’années humaines.
  15. Les principes Mâle et Femelle de l’Univers, les forces Actives et Passives de la Nature. Yusai fait ici allusion à l’ancienne philosophie de la Nature des Chinois, que les Occidentaux connaissent sous le nom de Teng-Shui.