Au Japon spectral/4

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Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 81-97).

ULULEMENT

Elle est maigre comme un loup et très vieille, la chienne qui garde ma porte la nuit. Elle a joué avec la plupart des jeunes gens et des jeunes filles du voisinage lorsqu’ils étaient garçonnets et fillettes. Je l’ai trouvée dans ma demeure le jour où j’y emménageai. On me dit qu’elle l’avait gardée au cours d’une longue succession de locataires précédents, simplement parce qu’elle était née dans un hangar à l’arrière de la maison. Qu’elle fût bien ou mal traitée, elle fut une gardienne fidèle pour tous ses maîtres différents. Elle ne se préoccupait ni de gages ni de nourriture, car plusieurs familles du voisinage contribuaient volontairement à son entretien.

Elle est douce et silencieuse, — du moins dans la journée. Et tout le monde l’aime malgré sa laideur décharnée, ses oreilles pointues et ses yeux quelque peu déplaisants. Les enfants montent à califourchon sur son dos et la taquinent à volonté. Mais, bien qu’elle ait parfois effrayé les étrangers, il ne lui arrive jamais de grogner à un enfant. Et sa patience et sa bonne humeur sont récompensées par l’amitié de la communauté.

Les voisins défendent ses intérêts lorsque les tueurs de chiens font leur ronde bi-annuelle. Une fois, elle fut sur le point d’être officiellement exécutée, lorsque la femme du maréchal-ferrant arriva à son secours et plaida sa cause avec succès auprès de l’agent qui surveillait les massacres.

— Il faut inscrire le nom d’un propriétaire quelconque sur cette chienne, dit ce dernier. À qui appartient-elle ?

Question difficile !

La chienne était à tout le monde et à personne : partout elle était la bienvenue, et pourtant elle n’appartenait nulle part.

— Mais où demeure-t-elle ? demanda le policier intrigué.

— Elle demeure dans la maison de l’étranger, répondit la femme du forgeron.

Je fis donc teindre mon nom sur le dos de la chienne en grands caractères japonais. Mais les voisins ne l’estimèrent pas suffisamment protégée par un seul nom. Alors le prêtre de Kobudera peignit le nom du temple en beaux caractères chinois sur son côté gauche, et sur son côté droit le forgeron traça le nom de sa forge, et le marchand de légumes dessina sur son poitrail les idéographes qui signifient « huit cents », abréviation ordinaire du mot yaoya ; (marchand de légumes), car tout le monde sait qu’un yaoya vend plus de huit cents choses différentes.

Donc, maintenant c’est une chienne très curieuse, mais grâce à toute cette calligraphie elle est bien protégée.

Je ne lui connais qu’un seul défaut. Elle hurle la nuit. Hurler, c’est un des seuls plaisirs pathétiques de son existence. Au début, j’essayai de lui faire perdre cette habitude par la peur. Mais, découvrant qu’elle refusait de me prendre au sérieux, j’ai décidé de la laisser faire. C’eût été monstrueux de la battre.

Et pourtant je déteste son hurlement. Il éveille toujours en moi une vague inquiétude, comme le malaise qui précède l’horreur du cauchemar. J’ai peur, d’une peur indéfinissable, superstitieuse. Cela vous semblera sans doute ridicule, mais si vous l’entendiez hurler, vous ne me trouveriez pas absurde du tout.

Elle ne hurle pas comme les roquets de la rue. Elle appartient à une race du nord plus rude, plus loup, et possède des traits farouches très particuliers.

Son hurlement est également particulier, incomparablement plus sinistre que le hurlement d’un chien européen et, je m’imagine, infiniment plus ancien… C’est peut-être le cri primitif de son espèce, que des siècles de domestication ne sont pas parvenus à modifier.

Elle débute par un gémissement étouffé comme celui d’un mauvais rêve, qui s’élève en une longue plainte pareille à celle du vent, puis s’abaisse, s’égrenant en un ricanement, pour s’élever de nouveau en un cri plus aigu, plus sauvage, qui se brise en un éclat de rire atroce, et s’éteint enfin en sanglots comme les pleurs d’un petit enfant. Ce qu’il y a de particulièrement lugubre, c’est surtout la moquerie presque surnaturelle du rire, contrastant avec l’agonie pitoyable des plaintes : incongruité qui évoque des idées de folie. Et je m’imagine qu’une incongruité similaire existe dans l’âme de la créature. Je sais qu’elle m’aime, et qu’elle me sacrifierait sans hésiter sa pauvre vie. Je suis sûr qu’elle aurait du chagrin si je mourais. Mais elle n’envisagerait pas la chose comme un autre chien, — comme le ferait, par exemple, un chien aux oreilles pendantes. Elle est trop farouchement près de la Nature pour cela. Si elle se trouvait seule avec mon cadavre dans un endroit solitaire, elle se mettrait d’abord à pleurer follement son Ami. Mais, ce devoir accompli, elle soulagerait son chagrin de la meilleure façon possible, en dévorant ce même Ami, en faisant craquer ses os entre ses longues dents de loup. Et puis, la conscience pure, elle s’assiérait et lancerait vers la lune le cri funèbre de ses ancêtres…

Ce cri me remplit d’une curiosité bizarre autant que d’horreur, à cause de certaines consonances étranges qui se répètent toujours dans le même ordre et qui doivent représenter des formes particulières du langage animal, — des idées particulières. C’est une chanson de pensées, d’émotions qui, n’étant pas humaines, sont inimaginables au point de vue humain… Mais les autres chiens les comprennent et y répondent à travers les lointains nocturnes, — quelquefois de si loin qu’il me faut toute mon attention pour discerner leur faible réponse. Les paroles, — si je puis les appeler ainsi, — sont peu nombreuses. Mais si j’en juge d’après l’émotion qu’elles déchaînent en moi, elles doivent signifier beaucoup de choses… Peut-être signifient-elles des choses vieilles de mille années, — des choses se rapportant aux odeurs, aux exhalaisons, aux émanations que les sens humains, plus bornés, ne peuvent discerner ; et des impulsions aussi, des impulsions sans nom, que la clarté des grandes lunes éveille dans l’âme des chiens.

Si nous pouvions connaître les sensations d’un chien, les émotions et les idées d’un chien, nous pourrions peut-être découvrir la correspondance étrange entre leur caractère et le caractère de cette inquiétude spéciale que provoquent les hurlements de cet animal. Mais comme les sens d’un chien sont absolument différents de ceux d’un homme, nous ne le saurons probablement jamais. Nous ne pouvons que présumer, le plus vaguement possible, les raisons de notre inquiétude…

Certaines des notes, — et les plus étranges, — de ce long hurlement ressemblent d’une façon bizarre aux tons de la voix humaine qui expriment l’angoisse et la terreur. Et sans doute à une période infiniment reculée, l’imagination humaine associa le son du cri lui-même à des impressions particulières de crainte. C’est un fait remarquable que dans tous les pays, — y compris le Japon, — on attribue les hurlements des chiens au fait que ces animaux perçoivent certaines choses invisibles à l’homme, — des choses effrayantes et en particulier des dieux et des fantômes. Et cette unanimité des croyances superstitieuses semble indiquer qu’un des éléments de la crainte qu’inspire leur hurlement est la crainte du surnaturel. Aujourd’hui nous ne redoutons plus consciemment l’inconnu, car nous savons que nous sommes nous-mêmes surnaturels, et que l’homme physique, avec toute sa vie des sens, est plus fantastique que tous les fantômes de l’imagination ancienne. Mais un faible héritage de la crainte primitive sommeille encore en notre être, et s’éveille peut-être comme un écho au son de cette plainte qui s’élève dans la nuit.

Quelle que puisse être la chose, invisible aux yeux humains, que les sens d’un chien perçoivent parfois, ce n’est certainement rien qui ressemble à l’idée que nous nous faisons d’un fantôme. En toute probabilité, ce n’est rien de visible qui est la cause mystérieuse de ce tressaillement et de cette plainte. Il n’y a pas de raisons anatomiques pour croire qu’un chien possède des dons visuels extraordinaires. Mais les organes olfactifs d’un chien sont incommensurablement supérieurs à ceux de l’homme. La vieille croyance universelle des perceptions surhumaines de l’animal était justifiée : mais il ne s’agit pas de perceptions visuelles. Si le hurlement d’un chien était vraiment, comme on le supposait jadis, provoqué par la terreur, il se traduirait non par les mots : « je Les vois », mais par : « je Les sens » ! Il n’existe aucune preuve à l’appui de l’idée qu’un chien peut voir des formes invisibles à l’homme…

Mais le hurlement nocturne de la chienne qui hante mon clos m’amène à me demander si elle ne discerne pas quelque chose de vraiment effrayant, quelque chose que nous nous efforçons en vain de rejeter de notre conscience morale : la loi dévoratrice de la vie. Certes, il y a des moments où son cri ne me rappelle plus le hurlement d’un chien, mais la voix de cette loi même, la voix véritable de cette Nature que les poètes appellent si inexplicablement « tendre », « miséricordieuse », « divine » ! Divine, peut-être d’une façon intense et inconnue, mais certainement ni miséricordieuse ni tendre ! Les êtres n’y existent qu’en s’entre-dévorant. Notre monde peut paraître beau à la vision du poète, — avec ses amours, ses espérances, ses souvenirs, ses aspirations. Mais il n’y a rien de beau dans le fait que la vie se repaît d’assassinats continuels, ni que l’affection la plus tendre, l’enthousiasme le plus noble, l’idéalisme le plus pur doivent s’alimenter de chair et de sang ! Toute vie pour vivre doit dévorer la vie. Imaginez-vous aussi divin qu’il vous plaira, — il vous faut pourtant obéir à la loi. Soyez, si vous le préférez, végétarien. Il vous faut pourtant manger des formes de vie capables de sensations et de désirs. Stérilisez votre nourriture ; la digestion s’arrête. Vous ne pouvez même pas boire sans avaler de la vie. Nous sommes des cannibales : le terme a beau vous déplaire. Toute vie est Une : et que nous mangions la chair d’une plante, d’un poisson, d’un reptile, d’un oiseau, d’un mammifère ou d’un homme, le fait reste le même. Toute créature est dévorée. Et non pas une fois, ni cent fois, ni une myriade de fois. Considérez le sol que nous foulons, la terre d’où nous sortons. Songez aux millions de disparus qui en sont surgis et qui s’y sont effrités de nouveau pour alimenter ce qui devient notre nourriture. Nous mangeons perpétuellement la poussière de notre race, la substance de nos anciens moi.

Et la matière dite inanimée est elle-même anthropophage ! La substance se repaît de substance. Dans chaque goutte d’eau, le monad se nourrit de monad ; de même, dans le vaste espace, les sphères s’entre-consument. Les étoiles donnent éclosion à des mondes et les dévorent ; les planètes assimilent leur propre lune. Tout est une Faim qui ne s’apaise que pour s’éveiller de nouveau. Et à celui qui songe à toutes ces choses, le mythe d’un univers divin, conçu et réglé par un amour paternel, semble moins convaincant que la légende Polynésienne qui veut que l’Âme des Morts soit dévorée par les dieux…

La loi nous paraît monstrueuse parce que nous avons développé des idées et des sentiments opposés à cette Nature démoniaque, un peu comme le mouvement volontaire est opposé à la force aveugle de la gravitation. Mais les idées et les sentiments ne font qu’aggraver l’atrocité de notre situation, sans atténuer le moins du monde ce que le problème final a de lugubre.

La Foi de l’Extrême-Orient traite ce problème avec plus de succès que la Foi occidentale. Pour le Bouddhiste, le Cosmos n’est nullement divin ; au contraire. Il est Karma. Il est la création de pensées et d’actes erronés. Il n’est pas gouverné par la Providence. C’est un cauchemar. C’est pareillement une illusion. Il paraît réel pour la même raison que les formes et les douleurs d’un mauvais rêve semblent réels au dormeur. Notre vie sur terre est un sommeil. Pas absolu. Il y a des scintillements dans l’obscurité, de pâles lueurs d’Amour, de Pitié, de Sympathie et de Magnanimité. Elles sont altruistes et vraies, éternelles et divines. Ce sont les quatre choses éternelles dans le rayonnement où toutes les formes et toutes les illusions disparaîtront enfin comme des brumes dans la lumière du soleil. Mais, — sauf dans la mesure où nous nous éveillons à ces sentiments, — nous sommes en vérité des dormeurs qui nous plaignons dans l’obscurité, torturés par une horreur indéfinie. Tous, nous rêvons. Aucun de nous n’est vraiment éveillé, et beaucoup, qui passent pour les sages de ce monde, connaissent encore moins la vérité que ma chienne qui hurle à la lune.

Si ma chienne pouvait parler, je crois qu’elle poserait certaines questions auxquelles aucun philosophe ne saurait répondre. Car je la crois tourmentée par la douleur de l’existence. Naturellement, je ne veux pas dire que l’énigme se présente à elle sous le même aspect qu’à nous, ni qu’elle a pu parvenir à des conclusions abstraites par des procédés philosophiques pareils aux nôtres. Pour elle, le monde extérieur est une continuation d’odeurs. Elle pense, compare, se souvient et raisonne par l’odorat. Par l’odorat aussi, elle juge les caractères. Tous ses jugements sont fondés sur l’odorat. Mais il est à peu près certain qu’elle songe aux choses surtout par le rapport qui existe entre leur odeur et l’expérience de manger ou la crainte d’être mangée. Elle connaît certainement beaucoup plus de choses se rapportant à la terre que nous foulons, qu’il ne serait bon pour nous d’en connaître. Et sans doute, si elle savait parler, nous conterait-elle des histoires fantastiques. Douée ou affligée comme elle est de sens aussi affinés, sa notion de la réalité doit être plus que sépulcrale. Il n’est guère surprenant qu’elle se mette à hurler à la lune qui éclaire un monde pareil.

Et pourtant, au point de vue bouddhiste, elle est plus éveillée que nous tous. Elle possède un code moral assez fruste, qui lui inculque la loyauté, la soumission, la gratitude, la douceur et la tendresse maternelle. Elle a toujours observé ce code très simple. Les prêtres disent qu’elle existe dans un état d’obscurité d’esprit, car elle ne peut apprendre tout ce qu’apprennent les hommes. Mais à son point de vue elle mérite une meilleure condition dans sa prochaine réincarnation. C’est ce que pensent tous ceux qui la connaissent. Lorsqu’elle mourra, ils lui feront d’humbles obsèques et réciteront un sûtra pour le repos de son esprit. Le prêtre permettra qu’on lui creuse dans un coin du jardin du temple une petite tombe sur laquelle nous placerons un petit sotoba portant cette inscription : Nyo-zé chikusho botsu Bodai-shin[1] : « Même dans un être comme cet animal, le Savoir Suprême se développera enfin ».

  1. Littéralement : l’esprit Bodhi, c’est-à-dire la lumière Supérieure, Intelligence du Bouddha.