Au Nord (Verhaeren)

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Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 167-169).

AU NORD


Deux vieux marins des mers du Nord
S’en revenaient, un soir d’automne,
De la Sicile et de ses îles mensongères,
Avec un peuple de Sirènes,
À bord.

Aigus d’orgueil, ils regagnaient leur fiord,
Parmi les brumes mensongères,
Aigus d’orgueil ils regagnaient le Nord
Sous un vent morne et monotone,
Un soir de tristesse et d’automne.


De la rive, les gens du port
Les regardaient, sans faire un signe :
Aux cordages, le long des mâts,
Les Sirènes, couvertes d’or,
Tordaient, comme des vignes,
Les lignes
Sinueuses de leurs corps.

Les gens se regardaient, ne sachant pas
Ce qui venait de l’océan, là-bas,
Malgré les brumes,
Le navire semblait comme un panier d’argent
Rempli de chair, de fruits et d’or bougeant
Qui s’avançait, porté sur des ailes d’écume.

Les Sirènes chantaient,
Dans les cordages du navire ;
Les bras tendus en lyres
Les seins levés comme des feux ;
Les Sirènes chantaient
Devant le soir houleux,

Qui fauchait sur la mer les lumières diurnes ;
Les Sirènes chantaient,
Le corps crispé autour des mâts,
Mais les hommes du port, frustes et taciturnes,
Ne les entendaient pas.

Ils ne reconnurent ni leurs amis
— Les deux marins — ni le navire de leur pays,
Ni les focs, ni les voiles
Dont ils avaient cousu la toile,
Ils ne comprirent rien à ce grand songe
Qui enchantait la mer de ses voyages,
Puisqu’il n’était pas le même mensonge
Qu’on enseignait, dans leur village ;
Et le navire auprès du bord
Passa, les alléchant vers sa merveille,
Sans que personne, entre les treilles,
Ne recueillît les fruits de chair et d’or.