Au Pays des Peaux-Rouges/Une Paroisse américaine, Frenchtown

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Société de Saint-Augustin ; Desclée, De Brouwer et Cie (p. 65-94).

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CHAPITRE III.


UNE PAROISSE AMÉRICAINE
FRENCHTOWN, OU LA VILLE FRANÇAISE

Le Montana est un des États les plus étendus et les moins peuplés de l’immense République américaine  ; il est plus grand que l’Italie tout entière, plus grand que

Entrée de Frenchtown.

l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande réunies, presque aussi grand que la France. Sa superficie est égale à celle du Japon qui compte 44 millions d’habitants, tandis que le Montana n’en a que 250.000, dont 50.000 dans la seule ville de Butte, célèbre par ses mines de cuivre, les plus riches du monde, paraît-il. La capitale de l’État est la ville d’Héléna, résidence du gouverneur et siège du parlement  ; car chaque État a son Sénat et sa Chambre des députés. C’est aussi là que réside l’évêque catholique de cet immense diocèse.[1]

L’État de Montana s’appelle ainsi à cause des montagnes dont il est hérissé. En effet la chaîne des Montagnes Rocheuses le traverse du Nord au Sud, séparant le bassin de l’Atlantique de celui du Pacifique. Le Missouri y prend sa source sur le versant de l’Atlantique, et à peine a-t-on franchi la ligne de faite, que l’on rencontre de grandes rivières courant en sens inverse sur le Pacifique.

Une des premières que nous trouvons sur notre chemin, est la Missoula qui donne son nom à une petite ville bâtie sur ses bords. Cette ville est le chef-lieu du comté le plus occidental de l’état. À partir de Missoula, une ligne de chemin de fer se détache de la ligne principale, se dirigeant droit à l’Ouest. On l’appelle la ligne Cœur d’Alène. Après avoir contourné un massif de collines peu élevées, on entre brusquement dans une large vallée parsemée de grandes fermes, qui se détachent au printemps sur un fond de verdure  ; c’est la vallée de Frenchtown ou la ville française, ainsi nommée parce que les premiers colons qui s’y établirent étaient des Canadiens-Français. Cette vallée, longue de 21 kilomètres, est le centre de la paroisse  ; elle est bornée au sud par les monts de Bitterroot (racine amère), et au nord par une chaîne parallèle qui se détache du massif des Têtes-Plates. Au fond s’élèvent les hautes cimes des Cœurs d’Alène.

En arrivant à Frenchtown je fus agréablement surpris de voir à deux pas de la gare se dresser une vaste et belle église, vers laquelle je me dirigeai avec mon compagnon, le P. Dethoor, de la résidence de Missoula. L’in­térieur répondait bien à l’extérieur de l’édifice : la nef, large et élevée, garnie de bancs, pouvait contenir 400 personnes. Le sanctuaire, orné de nombreuses statues, of­frait un fort bel aspect. Au-dessus du portail percé de trois portes s’élevait un campanile avec sa cloche.


Rév. P. Victor Baudot. S. J. Curé de Frenchtown, Montana, États-Unis.

Après l’église je visitai le presbytère, petit mais commode et bien distribué. Au centre un cabinet de travail que l’on appelle ici l’office ; d’un côté ma chambre à cou cher et un modeste salon ; de l’autre, la salle à manger et la cuisine, avec une chambrette pour le domestique. Nous poussâmes ensuite notre visite jusqu’à l’écurie ; au-dessus de la porte basse passait la tête d’un cheval qui regardait avec curiosité venir son nouveau maître  ; la remise contenait une voiture légère à quatre roues, appelée buggy et un traîneau  ; puis le poulailler, vide alors, mais qui fut bientôt largement peuplé. Autour de l’église et du presbytère s’étendait un terrain de quelques hectares en partie traversé par un gros ruisseau aux eaux limpides et poissonneuses, qui devient au printemps une petite rivière.

Le P. Dethoor, habitué à la vie de missionnaire, alluma du feu à la cuisine et prépara un frugal repas  ; vers trois heures il reprit le chemin de Missoula et je restai seul dans ma maison et désormais chez moi. «  Étrange destinée, pensais-je en moi-même  ; je suis venu en Amérique pour être missionnaire et me voilà curé  ; — pour vivre et mourir au milieu des sauvages, et me voilà dans une paroisse quasi-européenne  !   » C’était en effet par suite de circonstances tout à fait inattendues que ma situation se trouvait ainsi fixée. Quinze jours auparavant, Mgr Brondel, évêque d’Héléna, avait dû envoyer d’urgence à Butte mon prédécesseur {M.}} Allaeys pour y occuper un poste vacant. N’ayant pas sous la main de prêtre parlant français en même temps qu’anglais (et il faut parler français à Frenchtown à cause des nombreux Canadiens qui s’y trouvent), il s’était adressé au Supérieur de la mission qui m’avait aussitôt désigné pour ce poste en s’excusant de me reprendre ainsi par nécessité à mes chers Indiens.

J’en étais là de mes réflexions solitaires, lorsque j’entendis un coup de sonnette : c’était une bonne Canadienne, d’aspect vénérable, qui m’apportait des beignets. On cause un peu et je remercie. À peine m’avait-elle quitté, qu’un second coup de sonnette me rappelle à la porte : c’était un homme cette fois, le charpentier du village qui m’apportait lui aussi de la part de sa femme des beignets et un gros gâteau. Décidément je ne mourrais pas encore de faim ce soir-là. Un troisième coup de sonnette : j’ouvre et je vois une fillette de huit à dix ans, les mains derrière le dos et qui me regarde bien en face. «  Qui êtes-vous  ? — C’est moi, répond-elle d’un ton décidé. — Qui vous  ? — Evelina. — Que voulez-vous, ma bonne petite  ? — Vous voir  ; on m’a dit que vous étiez arrivé.  » Voilà qui était bien américain.

La nuit venue, je fermai soigneusement mes portes, et

Église de Frenchtown et presbytère.

sans autre compagnie que celle de mon bon ange, je m’abandonnai aux douceurs du repos. Le lendemain à

sept heures, j’entendis sonner l’Angélus, et bientôt après le sacristain se présentait à ma porte. C’était un brave homme, passablement original  ; il s’appelait Paul-Saul et aurait aimé qu’on le désignât sous ce double nom  ; mais le public s’y refusa obstinément et se contenta de le surnommer Polyte, nom sous lequel il était connu dans toute la vallée. Je le confirmai dans ses fonctions de sacristain et moyennant 125 fr. par mois (la main-d’œuvre est très chère aux États-Unis), je l’engageai comme domestique. Il fut ainsi pendant trois ans tout à la fois cuisinier, cocher, sacristain, organiste, sonneur de cloche et fossoyeur.

Le dimanche venu, je dis selon l’usage une messe basse à 8 h. 1/2, puis à 10 h. 1/2 je chantai la grand’messe. On était accouru de toutes parts pour voir le nouveau curé  ; d’ailleurs il faut le dire à leur louange, les Canadiens n’hésitent pas à faire dix ou douze milles pour assister aux offices. Je trouvai à la sacristie une petite troupe d’enfants de chœur fort bien dressés à servir à l’autel  ; mais je ne pouvais compter sur eux en semaine, et pendant plusieurs années, en dehors du dimanche, je dus dire la messe sans servant.

Ayant entonné l’Asperges, je fus agréablement surpris d’entendre à la tribune un chœur bien nourri de voix d’hommes et de femmes continuer le chant liturgique, avec accompagnement d’harmonium : l’organiste n’était autre que Polyte et le premier chantre, un certain M. Lafleur. Remarquons en passant qu’un grand nombre de Canadiens portent des noms comme ceux-ci : Lafleur, Ladouceur, Lagrandeur, etc., et l’on sait que le héros d’Évangéline, le poème bien connu de Longfellow, s’appelait Gabriel La jeunesse. Je fus en même temps ravi de voir que le plain-chant, était en honneur à Frenchtown où l’on n’exécutait guère que des messes de Dumont, le chœur alternant avec un soliste. En me retournant du haut de l’autel, je remarquai non sans étonnement que les hommes étaient en majorité dans l’assistance, au rebours de ce qui se voit d’ordinaire chez nous. Les femmes aussi étaient nombreuses, mais on comprend qu’à de si grandes distances, il leur soit parfois difficile de venir à cause de leurs petits enfants. Le plus grand recueillement régna toujours dans notre église pendant les offices, et plus d’une fois, n’entendant aucun bruit, je fus tenté de me retourner pour m’assurer que je n’étais point seul. Après l’évangile je montai en chaire et lus la lettre de l’évêque qui me nommait recteur de l’église Saint-Jean-Baptiste de Frenchtown  ; puis je saluai mes nouveaux paroissiens, leur lis quelques recommandations, entre autres de m’avertir à temps quand ils auraient des malades en danger de mort, et de me présenter les enfants en âge de faire leur première communion. Je leur déclarai ensuite qu’il n’y avait pas un sou en caisse, le seul argent disponible ayant été récemment dépensé par mon prédécesseur pour l’achat d’un très beau corbillard. Pendant l’offertoire, les syndics, selon l’usage, firent la quête et recueillirent quelques dollars. Qu’est-ce que les syndics  ? me demanderez-vous. Les syndics sont quelque chose comme nos marguilliers, mais avec plus de prestige. Ils forment le conseil du curé, la seule autorité reconnue dans ces communautés canadiennes, organisées en paroisses où il n’y a ni maire, ni adjoints. Ils sont au nombre de trois, nommés par l’assemblée paroissiale et se renouvellent d’année en année par un roulement continu, le plus ancien cédant la place à un nouveau. Chaque famille a son banc  ; la location des bancs est le principal revenu du curé  ; les plus rapprochés de l’autel se louent 20 dollars ou 100 fr. ; les plus éloignés, 6 dollars ou 30 fr.

La sortie de l’église offre chaque dimanche une scène très animée  ; on s’aborde, on s’interroge, on se communique les nouvelles des différents points de la vallée  ; les voitures rangées en longues files attendent  ; après quelques instants, chaque famille reprend la sienne et fouette cocher  ! on rentre au logis.

Les offices du dimanche sont terminés après la messe et la bénédiction du saint Sacrement qui la suit  ; on comprend en effet qu’il est presque impossible de faire revenir tout ce monde après le dîner pour un office du soir. Pour la même raison, il n’y a pas de catéchisme  ; je dirai plus tard comment on suppléait à cette lacune.

La vallée est exclusivement habitée par des Canadiens-Français, venus dans le pays vers 1860. J’étais heureux d’avoir l’occasion, sans être jamais allé au Canada, de connaître cette race forte et vaillante. «  Les Canadiens, dit un de leurs historiens, ont toujours été fiers de leurs origines. Ils ont raison, car ils sont peut-être les seuls au monde qui puissent en revendiquer d’aussi pures et d’aussi honorables. À dater de 1635, ce sont de robustes paysans français, venus de Normandie, de Bretagne, de Saintonge, du Maine et du Perche, qui commencent à se fixer au Canada et à faire souche d’honnêtes gens.  »[2]

Personne n’ignore en effet que ce qui distingue essentiellement le Canadien, c’est l’amour de la religion et l’esprit de famille. Sur cette terre classique du divorce et du mariage «  scientifique  », ils continuent à donner l’exemple des bonnes mœurs et de la fidélité à la loi chrétienne.

Un autre trait caractéristique des Canadiens, c’est leur prosélytisme  ; ce sont eux qui, en explorant l’Amérique du Nord jusque dans ses profondeurs, ont porté partout la foi catholique. Ils accompagnaient les missionnaires, affrontaient les mêmes dangers et plus d’une fois tombèrent martyrs à leur côté. Chose étrange  ! les Iroquois, ces cruels bourreaux des Brébœuf, des Jogues, des Lallemant, devinrent, après leur conversion, les apôtres des tribus indiennes des États-Unis  ; les Têtes-Plates avaient connu par eux la religion catholique lorsqu’ils envoyèrent leurs chefs jusqu’à Saint-Louis, chercher les Robes Noires.

Comme je l’ai déjà dit, c’est vers 1860 que les premiers colons Canadiens vinrent chercher fortune dans les riches plaines de l’Ouest. Quelques-uns s’établirent dans la vallée de Frenchtown et leur premier soin fut de bâtir une modeste église, où le P. Ménétret, de la mission des Têtes-Plates, venait de temps en temps leur dire la messe. Cette église était située sur une colline où se trouve maintenant le cimetière. Au bout de quelque temps les habitants se

Une famille Canadienne.

fatiguèrent de monter jusque-là pour assister aux offices et ils résolurent de faire descendre l’église jusqu’à eux. On la mit donc sur des roulettes et on l’installa au centre de la vallée.

En 1887 fut construite la nouvelle église, grâce aux contributions d’argent et de travail auxquelles personne ne se refusa. L’ancienne église alors fut transformée en presbytère, et c’est ce presbytère que j’ai habité pendant plus de cinq ans. À peine installé, mon premier soin fut de visiter mes paroissiens, en commençant par la vallée de Frenchtown. Chaque jour après le dîner, je partais en traîneau avec Polyte, qui me servait de guide. Nous allions ainsi de maison en maison  ; j’inscrivais soigneusement les noms des parents et de leurs nombreux enfants. Inutile de dire que je fus parfaitement reçu dans ces excellentes familles canadiennes. On m’invitait partout à revenir souvent et à m’asseoir à la table commune. Je fus frappé dans ces visites de l’air d’aisance qui régnait partout. La maison d’habitation, la résidence, comme on dit par là, se distingue des autres bâtiments qui l’entourent, par son extrême propreté. D’ordinaire la porte d’entrée s’ouvre sur une grande chambre qui sert de salon de réception et où se font les veillées en hiver. Les autres bâtiments de la ferme, au nombre de huit ou dix, environnent la résidence : grainerie, laiterie, glacière, boucherie, etc. Il n’y a point d’étables : les vaches paissent en liberté et en troupes comme les chevaux. Une ferme complète ressemble à un petit village.

Je visitai une à une toutes les maisons sur une longueur de 21 kilomètres, et trouvai ainsi une centaine de familles  ; puis je m’acheminai vers les postes les plus éloignés de la paroisse. Cette fois, laissant à la maison cheval et voiture, je prenais le train.

À l’extrémité Ouest de la vallée de Frenchtown, la rivière Missoula s’engage dans un étroit défilé de montagne, où d’ordinaire il n’y a de place que pour elle et pour la ligne du chemin de fer. La première station est Lothrop, à 20 kilomètres de Frenchtown. Ce village se groupe autour d’une immense scierie qui exploite les forêts voisines, surtout pour fournir le bois nécessaire aux mines de la région. Les premières fois que je m’arrêtai à ce poste, je n’eus d’autre habitation qu’une hutte faite de troncs d’arbres, où il y avait juste la place pour un lit, une petite table et un poêle. Un soir, menacé par un ivrogne qui voulait envahir mon domicile, je dus faire clouer à l’intérieur l’étroite fenêtre et barricader ma porte. Je disais la messe dans une salle de danse, la seule qui fût à ma disposition  ; plus tard seulement je pus célébrer dans des maisons particulières. Je me souviens pourtant d’une fête de première communion célébrée dans cet endroit profane avec une touchante piété.

Une ferme : la Résidence

Dans tous ces postes de la montagne je prêchais en anglais ; car ici j’avais surtout affaire à des Américains, Irlandais d’origine.

Après Lothrop, une halte porte le nom de Philémon. J’avais là trois familles canadiennes ; l’une d’elles ne comptait pas moins de douze enfants, dont l’aînée, une fillette, avait à peine quatorze ans. Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux dans son genre que cette douzaine de petits minois éveillés, s’échelonnant par une pente insensible, depuis le nez rose du bébé jusqu’à l’épaule de la grande sœur.

À partir de Philémon, le défilé qui s’était élargi en une gracieuse vallée, se rétrécit de nouveau au point qu’à certains endroits il a fallu par des travaux d’art accrocher la voie ferrée aux parois verticales des rochers  ; la rivière coule au fond à une grande profondeur. Nous arrivons bientôt à la Montagne de Fer (Iron Mountain)  ; c’est ici, non plus un camp de bûcherons comme à Lothrop, mais un camp de mineurs. Les mines abondent dans les environs de cette montagne de Fer, et on trouve tout près de cette bourgade la plus riche mine d’or du Montana, actuellement encore en exploitation. Dans ce poste, je disais la messe où je pouvais, tantôt à l’auberge qui n’était guère qu’un cabaret, tantôt dans des maisons particulières. Je confessais parfois sur l’escalier, faute de mieux, et je me souviens qu’un jour, ayant été brusquement dérangé par des gens qui entraient ou sortaient, je dus me réfugier au grenier avec mon pénitent.

Iron Mountain ou la Montagne de Fer est à 65 kilomètres de Frenchtown  ; elle est reliée à une autre bourgade, appelée Superior, par un pont jeté sur la Missoula, très large en cet endroit. D’Iron Mountain, courant toujours entre deux chaînes de montagnes, nous atteignons les grandes scieries de Saint-Régis, autour desquelles se groupe une importante population d’ouvriers et d’employés. Très peu parmi ces derniers étaient catholiques, et à part quelques Canadiens et une ou deux familles irlandaises, personne n’assistait aux offices que je célébrais dans une salle de réunions publiques, louée à cet effet. D’où venait ce nom de Saint-Régis donné à cette localité perdue dans la montagne ? Une vieille Indienne qui avait connu le P. De Smet, me l’expliqua ainsi : « Quelquefois le vaillant missionnaire était obligé de

Le torrent St-Régis


camper pendant de longs jours à cause du débordement des rivières ; il s’arrêtait donc avec ses compagnons, dressait des tentes et donnait à ce village improvisé le nom d’un saint Jésuite. »


Mes visites à Saint-Régis me furent toujours particulièrement pénibles  ; je n’avais aucune prise sur ces ouvriers, profondément indifférents à toute espèce de religion  ; de plus, le milieu dans lequel je me trouvais, rappelait par trop la barbarie du Far-West. J’habitais un soi-disant hôtel, baraque en bois, dont les chambrettes n’étaient séparées que par l’épaisseur d’une planche  ; les objets les plus indispensables manquaient : le lavabo commun à tous offrait à tous le même peigne et la même brosse à dents  ; les punaises abondaient. Le site en revanche était magnifique  ; les montagnes à cet endroit forment un cirque grandiose, que la Missoula, devenue un grand fleuve, parcourt avec majesté en se dirigeant vers le Nord. Nous la quittons ici pour remonter le long de la rivière Saint-Régis, à travers un paysage sévère, jusqu’à la ligne de faîte de la chaîne des Cœurs d’Alène. Une gorge étroite, longue de 19 kilomètres, s’ouvre devant nous  ; la rivière ou plutôt le torrent Saint-Régis y bondit avec fracas, laissant à peine un étroit passage au train. Enfin voici de Borgia.

De Borgia est une agglomération de quelques maisons seulement, où viennent s’approvisionner les mineurs de ces montagnes, riches en minerais de toutes sortes. Je, visitais plus souvent ce poste que les autres  ; j’y avais bâti une petite église, et là seulement je pouvais célébrer avec décence. J’avais eu à cœur de planter la croix dans ces solitudes où elle n’apparaissait nulle part. Sur un parcours de 160 kilomètres, c’est-à-dire de Frenchtown jusqu’à l’extrémité de la paroisse, je n’avais découvert en arrivant aucun signe religieux. Il fallait combler cette lacune et une croix blanche d’assez grandes dimensions s’éleva bientôt au-dessus du portail de ma modeste église, dominant ainsi les environs. Lorsque vint le moment de désigner un patron à ce nouveau sanctuaire, comme j’interrogeai mon évêque à ce sujet, il me répondit : «  Le patron est tout indiqué : l’église sera dédiée à S. François de Borgia.  » Je fis donc peindre par un de nos Frères, artiste distingué, un beau tableau du Saint que je plaçai au-dessus de l’autel. Mes catholiques furent ravis d’apprendre que le nom du pays qu’ils habitaient était un nom de saint  ; je leur expliquai que c’était le P. De Smet qui, ayant campé dans ces lieux, leur avait donné le nom de Saint-François de Borgia.
Mission de Borgia

J’avais à de Borgia un excellent auxiliaire dans la personne du chef d’équipe, chargé de surveiller et d’entretenir une section de la ligne du chemin de fer. Il s’appelait Fred Wence. C’était un Allemand d’origine, né au pied du Kaiserstuhl, dans le Grand Duché de Bade. Sans lui je n’aurais jamais pu construire notre église  ; sa femme, Irlandaise de vieille roche, était aussi bonne catholique que lui. Ces braves gens m’hébergeaient dans leur maison quand je venais à de Borgia. Chez eux du moins j’étais en sûreté  ; car dans ce pays il faut se tenir toujours en garde contre les voleurs et aussi contre les ivrognes. Nulle part dans mes postes de la Montagne, je n’étais mieux logé que là, et pourtant mon installation n’était guère luxueuse. J’habitais une chambre à trois lits, dont on congédiait pour ce soir-là les occupants : leurs hardes, pantalons, gilets, etc., restaient accrochés à des cordes, tendues à travers la chambre, en attendant le retour de leurs propriétaires, ce qui n’embellissait pas la perspective. Nous passions la soirée à causer politique ou à écouter un phonographe  ; puis dès 7 h. du matin, on ouvrait un chemin à travers la neige et je me rendais à l’église. Les confessions se faisaient alors derrière un simple rideau  ; plus d’une fois il m’est arrivé, en moins d’une demi-heure, d’en entendre là en quatre langues : anglais, allemand, français pour les Canadiens et italien pour les ouvriers du chemin de fer. L’assistance était peu nombreuse, mais vraiment fervente  ; quelques-uns de ces bons catholiques venaient à pied d’une distance de plusieurs milles, et je vis un jour une jeune mère de famille arriver ainsi, amenant avec elle son nourrisson emmailloté sur un traîneau qu’elle tirait elle-même par des chemins affreux.

À peine l’église était-elle achevée que j’y fis un enterrement : une jeune fille de seize ans avait été horriblement brûlée, le 4 juillet, par l’explosion de fusées tirées à l’occasion de la fête de l’indépendance.  » Toute la population accourut aux funérailles et l’église se trouva pleine. Les protestants étaient en majorité  ; il y avait aussi quelques infidèles non baptisés. Je profitai de l’occasion, non pour faire de la controverse, mais pour parler de la nécessité d’avoir une religion et de la pratiquer fidèlement. «  Si vous êtes protestants, leur dis-je, soyez au moins bons protestants  ; et vous, qui avez le bonheur d’être catholiques, soyez bons catholiques  ». La station qui suit de Borgia porte le nom du chef Indien Saltese. Saltese est tout à la fois le poste le plus éloigné et le plus sauvage de la paroisse  ; ce camp de mineurs est à 120 kilomètres de Frenchtown  ; il ne présente qu’une agglomération de quelques maisons, au fond d’une gorge où roule un torrent. Mais ces maisons sont pour la plupart des «  Salons  », ou cabarets, de la pire espèce  ; les mœurs de ceux qui les fréquentent sont dis

L’église de Borgia

solues et brutales. Les bandits de la contrée se donnent rendez-vous à Saltese  ; et j’ai vu plus d’une fois les traces de leur passage marquées par l’incendie, le vol et l’assassinat. Plus d’un de ces «  Salons  », aux temps dont je parle, devint le théâtre de ces attentats à main armée qui étonnent par leur audace, même dans ce pays. Il se joue souvent au «  Salon  » des parties dont les enjeux sont énormes  ; les bandits attendent cette occasion pour faire leur razzia. Pendant la soirée, au moment où tous les esprits sont concentrés sur le jeu, la porte s’ouvre brusquement  ; plusieurs hommes masqués pénètrent à l’intérieur et braquent d’énormes revolvers sur les joueurs épouvantés. «  Levez les mains, leur crient-ils, et alignez-vous tous contre le mur  ». Les malheureux sont bien forcés d’obéir, et tandis qu’une moitié de la bande les tient en respect, l’autre moitié ramasse vivement les billets de banque et l’argent qui se trouvent sur les tables et vident la caisse  ; puis, se tournant vers les victimes, ils leur disent d’un ton railleur : «  Vous devez être bien fatigués de tenir vos bras en l’air  ; cependant restez encore ainsi quelques minutes, pendant que nous allons nous éclipser  ; sachez bien que si l’un de vous bouge un instant trop tôt ou pousse le moindre cri, nous lui trouons la peau.  » Et ils sortent sans que personne ait le courage de les poursuivre ni même de donner l’alarme.

Lors de mes premières visites je disais la messe dans une salle de danse, chaude encore des ébats de la veille  ; plus tard une école neuve ayant été construite, je pus m’en servir comme de chapelle. Mais ce fut toujours pour moi un gros embarras dans cette localité de trouver un endroit sûr pour y passer la nuit. Un jour même j’eus une aventure fort désagréable. J’étais descendu dans la maison d’un Irlandais que j’appellerai Patrick ou par abréviation Patt. Malheureusement Patt était un ivrogne invétéré, et bien qu’on lui eût dit que le prêtre catholique devait loger chez lui, il l’avait oublié lorsqu’il rentra la nuit suivante à une heure du matin. J’occupais la chambre du rez-de-chaussée donnant sur la rue. Au moment de me coucher, je m’apprêtais à fermer la porte à clef, lorsque sa femme me dit : «  Ne fermez pas  ; je ne sais pas à quelle heure il rentrera  ; il faut qu’il trouve la la porte ouverte.  » J’eus alors un pressentiment de ce qui allait arriver. Je ne pouvais fermer l’œil, m’attendant à chaque instant à voir rentrer l’ivrogne. Pendant ces longues heures de la nuit, je n’avais d’autre distraction que des dégringolades de rats qui prenaient leurs ébats autour de mon lit. À une heure enfin j’entends la porte s’ouvrir  ; l’Irlandais rentre, aspire bruyamment l’air, comme l’ogre du Petit Poucet sentant la chair fraîche, et pousse un sourd grognement. «  C’est moi, lui dis-je, je suis le prêtre catholique. — Ah  ! cria-t-il d’une voix avinée, le prêtre catholique… je suis un méchant homme… je veux aller à confesse  »   ; et il s’avançait vers mon lit pour me brutaliser. J’avais heureusement une lampe électrique à côté de moi sur une chaise  ; je pressai le bouton et vis à trois pas de moi la face bestiale et le grand corps titubant de l’ivrogne. Grâce à Dieu, je gardai ma présence d’esprit, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’avais bondi par-dessus le pied de mon lit, ouvert la porte et me trouvai dans la rue, en chemise et pieds nus. J’avais échappé à cette attaque sauvage  ; il s’agissait maintenant d’échapper à la pneumonie ou à la fluxion de poitrine. La femme entendant du bruit était descendue  ; je lui criai : «  Tâchez donc de l’emmener  ; il ne fait pas bon attendre ici  ». Elle finit par le conduire dans une pièce voisine et je rentrai à pas de loup dans la chambre, retenant mon haleine, de peur d’éveiller l’attention de Patt. À l’aide de ma lampe électrique, je ramassai mes habits qu’il avait dispersés de tous côtés sur le plancher  ; je m’habillai et m’assis près de la porte, prêt à m’élancer dans la rue au premier signal d’une nouvelle agression. Je restai ainsi jusqu’à 6 h. du matin, dans une obscurité complète et dans un profond silence qui n’était interrompu que par les sourds grognements ou par les cris rauques de l’ivrogne. Aussitôt que le jour parut, je sortis en toute hâte de cette maison, et me retrouvai avec bonheur libre dans la rue.

Outre la difficulté de trouver un gîte pour la nuit, j’avais d’autres désagréments à Saltese. En hiver c’était la neige qui tombait en quantités énormes. Je me souviens qu’une année on dut, pour traverser la rue, ouvrir une tranchée entre deux parois de neige de six pieds de hauteur. En été c’étaient les incendies de forêts  ; un soir même le feu s’étant déclaré aux deux extrémités du vallon, on dut préparer un train et tenir une locomotive sous pression pour s’échapper la nuit si l’incendie se propageait davantage. Cette nuit-là je ne dormis guère, mais heureusement le vent ayant tourné, nous en fûmes quittes pour la peur.

J’ai dit plus haut que dans cette région les mœurs sont dissolues et brutales, et qu’il s’y commet nombre de crimes. N’y a-t-il donc pas de police par là  ? me direz-vous. Il y a bien un policeman en titre, mais il est loin de suffire à la tâche. Lorsqu’il se commet un attentat quelconque, on téléphone au shérif de Missoula, qui envoie par le premier train un de ses députés  ; si le bandit est en fuite, le député-shérif organise aussitôt la chasse à l’homme  ; il réunit cinq ou six bons tireurs, leur fait prêter serment et se lance avec eux à la poursuite du malfaiteur. Si celui-ci résiste et se défend, on le tue comme un chien  ; mais d’ordinaire on réussit à se saisir de lui et on l’amène prisonnier au chef-lieu du comté. S’il est dangereux, on l’enferme dans une cage de fer à claires-voies, où il attendra la sentence du juge. Dans le cas d’une condamnation à mort, il est pendu dans l’enceinte même de la prison.

Je me souviens d’un assassin condamné à mort, qui était enfermé à la prison de Missoula, laquelle se trouve près de notre église. Il faut savoir qu’on sonne chaque jour l’Angélus à 6 h. du matin. Le prisonnier avait re

Poste à Saltese

marqué cette sonnerie et demandé quelle était cette cloche. On lui avait répondu que c’était la cloche de l’église catholique. La veille de l’exécution on lui donna, selon la loi, le choix de l’heure à laquelle il devait être pendu  ; il répondit : «  Quand la cloche de l’église catholique sonnera. » Ainsi fut fait, et je vous assure que ce n’est point sans une poignante émotion que le Frère qui sonnait l’Angélus ce matin-là, mit en branle sa cloche, sachant quel drame à ce moment précis se déroulait dans la prison.

Ceci me rappelle le trait suivant : un condamné allait être exécuté  ; selon l’usage, on lui demanda ce qu’il désirait : un cigare, un verre de brandy ?… Il répondit : « Chantons ensemble le cantique du Sauveur  ; » c’est un cantique très doux, très pieux, très mélodieux : « Jésus, Sauveur de mon âme, recevez-moi à ma dernière heure  ! » et l’on vit le shérif, le bourreau, les journalistes et le condamné, tête nue, chanter ensemble sur l’échafaud la suave poésie de Wesley.

Il arrive quelquefois, surtout dans les États du Sud, que la foule impatiente et surexcitée exécute elle-même les condamnés à mort, lorsqu’elle craint que le coupable n’échappe au châtiment grâce à l’habileté de son avocat : c’est ce qu’on appelle la loi de Lynch, ou comme nous disons le lynchage. Pour la première fois dans les États du Nord un fait pareil se produisit à quelques milles de Missoula.

Hamilton est une petite ville, chef-lieu du comté de Ravalli ainsi nommé en souvenir du bon Père Jésuite Ravalli, à la fois missionnaire et médecin, l’apôtre de cette contrée. Dans cette ville de Hamilton, le brutal assassin d’un jeune enfant avait été condamné à être pendu tel jour par la sentence  ; dans l’intervalle, un juriste retors avait trouvé un biais pour différer l’exécution. Les gens du pays, indignés (car le coupable avait dû avouer son crime), résolurent de se faire justice eux-mêmes. Au jour fixé par le juge pour l’exécution, une centaine d’hommes masqués entourèrent la prison  ; le shérif était absent  ; les portes de la prison furent enfoncées, le criminel amené à une petite distance et pendu haut et court à un poteau du télégraphe. Tout cela se passa avec le plus grand calme et dans un profond silence. Au moment de mourir, le malheureux implora la pitié de ses exécuteurs : « Tu n’as pas eu pitié de ce pauvre enfant, lui répondit-on  ; comment aurions-nous pitié de toi  ? » Et on le lança dans l’éternité. Quelques jours après je visitai le théâtre de ce drame lugubre.

Achevons notre course à travers ma paroisse. Saltese était mon dernier poste, mais j’avais encore 23 kilomètres à parcourir à travers la forêt vierge avant d’arriver à l’extrême limite de mon territoire, c’est-à-dire à Locckout, situé aux confins du Montana et de l’Idaho. Ma paroisse avait donc de De Smet à Loockout exactement 160 kilomètres d’étendue. Heureusement que ce vaste district était desservi par la petite ligne de chemin de fer dont j’ai parlé et qu’on désignait sous le nom de Ligne Cœur d’Alêne. Combien de fois ai-je pris ce train, allant de Frenchtown dans la montagne et revenant de la montagne à Frenchtown  ! Il se composait ordinairement d’un fourgon pour les bagages et la poste, d’un wagon de fumeurs où je montais d’habitude et d’un autre wagon pour dames et non-fumeurs, c’était, comme on le voit, un train léger  ; mais en hiver il se trouvait encore quelquefois trop lourd pour passer à travers les neiges amoncelées. Il m’arriva dans ce train plus d’une aventure comique. Un jour, par exemple, un pauvre Irlandais complètement ivre vint s’agenouiller devant moi au milieu du wagon archi-comble. Il me présentait un dollar sur la paume de sa main droite  ; de la main gauche il s’efforçait de faire le signe de la croix. «  Je suis à moitié fou, me disait-il  ; je ne sais plus ce que je fais, mais je veux me confesser.  » J’eus toutes les peines du monde à le décider à se relever et à remettre son dollar dans sa poche. L’attitude de ce pauvre homme était certainement ridicule, et pourtant on ne riait pas autour de moi. Une autre fois, c’était un Canadien, grand et solide gaillard, rouge de vin et de santé, qui allait «  se promener  » au Canada  ; il était lui aussi aux trois quarts ivre. «  Monsieur le curé, me dit-il en me voyant, je l’ai, je l’ai…  » Et glissant le doigt sous le col de sa chemise, il y cherchait fiévreusement un objet qu’il ne trouvait pas. Enfin après quelques recherches, il tira son scapulaire et le montra triomphalement à toute l’assistance. «  Ces chemins de fer, ajouta-t-il, tuent tant de monde  ! si moi aussi je suis tué, on verra du moins, quand on me trouvera, que je ne suis pas un c…, mais un bon catholique.  »

Dans ce milieu quelque peu fruste du wagon des fumeurs, parmi ces ouvriers en manches de chemise qui chiquaient et crachaient, comme on ne le fait qu’aux États-Unis, je fus toujours entouré d’égards  ; on respectait en moi non seulement le curé, mais aussi le magistrat  ; car je jouissais de la principale prérogative des juges de paix qui est de marier au civil. Ma présence n’empêchait pas cependant des scènes bruyantes, ni des divertissements parfois dangereux. Ces jeunes gens en goguette jouaient souvent avec leurs revolvers chargés, et l’un d’eux un jour laissa tomber le sien qui nous partit entre les jambes avec une détonation formidable. C’est merveille que personne n’ait été blessé. Lui-même, l’imprudent tireur, tout abasourdi, se tâtait les membres de la façon la plus burlesque pour voir s’il n’avait aucune blessure, et s’étant assuré qu’il n’en avait pas, il se précipita sur une bouteille de bière qu’il avait en réserve dans un coin du wagon, et pour calmer son émotion la vida tout d’un trait.

Les chefs de trains, appelés là-bas conducteurs, avaient fort à faire pour maintenir l’ordre et la décence parmi ces gens sans éducation. J’admirais souvent leur calme dans ces circonstances, comme aussi dans les accidents de voyage si fréquents sur cette ligne, hérissée d’obsta

Chemin de fer des Cœurs d’Alène.

cles : avalanches de neige ou de rochers, ponts brûlés, inondations, etc. Un jour d’hiver, la locomotive avec son fourgon et une voiture du train étaient tombés d’une hauteur de 80 pieds dans un ravin plein de neige  ; un wagon était resté suspendu sur le bord de l’abîme. Rencontrant le conducteur quelques jours après, je lui dis : «  Vous l’avez échappé belle  !   » Il me regarda d’un air étonné et me répondit avec un flegme imperturbable : «  Moi  ? mais c’est l’Est du train qui est tombé, et j’étais à l’Ouest.  » Un autre conducteur, son collègue, ne fut pas aussi heureux : c’était un Écossais du nom de Macdonald, très estimé de tous ceux qui le connaissaient. Son train était bloqué dans la neige  ; il était parti sur la locomotive à la recherche de provisions et de charbon. La locomotive dérailla sur un pont à fleur d’eau et Macdonald fut précipité dans la rivière, si malheureusement que sa jambe resta prise sous la roue du tender. La situation était affreuse  ; le corps du malheureux baignait dans l’eau glacée et sa jambe broyée le faisait horriblement souffrir. On téléphona à Missoula pour avoir du secours  ; mais la voie était obstruée et les secours n’arrivaient pas. On téléphona de nouveau à un médecin pour lui demander ce qu’il fallait faire : «  Coupez la jambe avec une hache,   » répondit-il. Mais personne n’osa prendre cette responsabilité  ; les hommes se relayaient auprès du moribond pour lui maintenir la tête hors de l’eau  ; après sept heures d’une horrible agonie, il expira. Les secours arrivèrent enfin, et la grue à vapeur soulevant le tender dégagea le cadavre qu’on ramena pour l’enterrer à Missoula.

On me demandera si j’obtenais par ces courses dans les montagnes des résultats satisfaisants : il semble à première vue que mon travail et mes peines étaient en partie perdus, car je ne pouvais déserter mon église le dimanche, et en semaine dans ces postes éloignés tous les hommes étaient au travail. Cependant la seule présence du prêtre, si intermittente quelle fût, produisait toujours un bien réel dans ces quartiers éloignés de tout centre moral et religieux. J’eus d’ailleurs assez souvent l’occasion d’exercer mon ministère d’une manière consolante et fructueuse, réhabilitant des mariages, ramenant au devoir pascal des retardataires invétérés, aidant plus d’une âme de bonne volonté perdue dans ces milieux infidèles et surtout baptisant des nouveau-nés ou des enfants grandis sans baptême par la négligence de leurs parents. Je me rappelle ainsi une famille à Lothrop où je baptisai d’un coup cinq enfants, dont l’aîné avait 14 ans. Partout je prêchais en anglais, ajoutant parfois quelques mots en italien pour les ouvriers du chemin de fer, presque tous émigrés d’Italie, et que je réussissais quelquefois, mais non sans peine, à rassembler dans la maison où je célébrais la messe.

Je l’ai dit déjà, je célébrais la messe où je pouvais, dans une maison particulière, dans une salle d’école, ou faute de mieux dans une salle de danse. Dès la veille une ou deux femmes préparaient et ornaient l’autel de leur mieux : l’autel, c’est-à-dire une table ou un bureau. Quand je ne trouvais personne qui pût m’aider, j’étendais moi-même une nappe blanche sur un meuble quelconque  ; puis je disposais sur cet autel improvisé les objets nécessaires que j’avais apportés dans ma valise : un crucifix au milieu, deux petits chandeliers en cuivre, une pierre d’autel très mince et très légère, un calice qui se démontait en trois morceaux, un tout petit missel et la sonnette, que je sonnais moi-même, n’ayant jamais de servant. Après la messe se faisait l’offrande : le membre le plus influent de la communauté passait devant les assistants et recueillait leur aumône dans son chapeau, ou bien les fidèles s’approchaient un à un de l’autel et y déposaient qui un dollar, qui un demi-dollar, ou même une modeste pièce de 25 cents. Les catholiques étaient très peu nombreux, la quête ne rapportait jamais une grosse somme  ; elle suffisait cependant pour couvrir mes frais de voyage, d’autant plus que grâce à une faveur accordée au clergé par la plupart des grandes compagnies, je ne payais que demi-place en chemin de fer.

À partir de Loockout, limite des deux États de Montana et de l’Idaho, notre train descend par une route en lacets du haut de la montagne jusqu’au fond d’une vallée où se trouve la ville de Wallace, centre minier très important. Le lendemain matin il repart de Wallace pour Missoula. Si vous voulez bien, « montons à bord », comme on dit là-bas et retournons à Frenchtown, où nous arriverons à 5 h. Nous revoyons d’abord Saltese avec les façades carrées de ses « Salons » ; puis de Borgia avec sa petite église et sa croix blanche ; plus loin nous côtoyons le torrent le long de la gorge qu’il parcourt, jusqu’à ce qu’enfin à l’autre extrémité s’ouvre devant nous le cirque arrondi des montagnes de Saint-Régis ; nous traversons la gare toujours encombrée d’ouvriers qui arrivent ou qui partent. L’ouvrier américain est essentiellement instable, et passe la moitié de son temps à voyager d’un lieu à un autre. À Saint-Régis nous retrouvons notre grande et belle rivière, la Missoula. Voici de nouveau la Montagne de Fer avec le « Salon » du Canadien Garreau et le petit hôtel de Madame Lajeunesse ; puis l’étroit défilé de Rivulet où certaines parties de la voie ferrée ont dû être suspendues aux parois presque verticales du rocher. Après ce passage, pittoresque sans doute, mais quelque peu effrayant, nous arrivons à la petite vallée souriante de Philémon-Spur et enfin à Lothrop. Nous passons près de la gare devant le « Salon » Gerrity, dévalisé lui aussi un beau soir par une bande d’hommes masqués. Encore quelques tours de roue et devant nous s’ouvre la large et belle vallée de Frenchtown. À la gare je trouve mon vieux domestique qui m’attend et me donne les nouvelles ; je revois ma chère église qui me paraît plus grande que jamais et à côté ma petite maison où je suis heureux de me retrouver après ces courses, fructueuses, il est vrai, mais toujours fatigantes, dans mes postes de la montagne.



  1. Le Montana est aujourd’hui divisé en deux diocèses : celui d’Héléna, et celui de Great-Falls.
  2. De Baudoncourt, Histoire populaire du Canada, p. 57.