Au Temps passé - La création des facultés de Nancy - La Sorbonne en 1860

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Au Temps passé - La création des facultés de Nancy - La Sorbonne en 1860
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 777-796).
AU TEMPS PASSÉ

LA CRÉATION DES FACULTÉS DE NANCY
LA SORBONNE EN 1860

L’essor donné depuis quelques années à l’enseignement supérieur en France ne doit pas nous faire oublier combien fut modeste le point de départ des grandes Universités d’aujourd’hui. Peut-être sera-t-il permis à un témoin, à un acteur de ces commencemens, d’en raconter sommairement l’histoire. Avant que la troisième République eût compris la nécessité des larges dotations, avant qu’elle eût mis son honneur à créer des centres d’instruction puissans, des chaires, des conférences, des laboratoires afin de ne pas rester au-dessous de l’étranger, on pouvait se donner à peu de frais le luxe d’une Faculté. Quatre ou cinq professeurs, à raison de quatre mille francs chacun par an, il n’en fallait pas davantage pour qu’une ville bien placée et bien en cour pût obtenir un établissement d’enseignement supérieur. C’est ce qui se passa au moment où fut tracée sous le second Empire la Géographie universitaire qui dure encore et qui marqua entre les différentes régions du pays la distribution des Académies. Pendant une courte période de dépression et de mauvais vouloir, on avait voulu humilier l’Université en supprimant les Académies anciennes, égales en nombre aux Cours d’appel et aussi fortement constituées qu’elles, pour les remplacer par la poussière des Académies départementales. En créant un recteur dans chaque département, là où autrefois suffisait un inspecteur, on abaissait la fonction, on diminuait l’autorité du chef universitaire. Heureusement cette disposition mesquine dura peu. On en revint à la conception primitive des grands centres d’instruction, avec la préoccupation essentielle d’y faire géographiquement la part de chaque province.


I

Le gouvernement impérial comptait instituer ainsi quinze Académies régionales dont chacune serait gouvernée par un recteur entouré de Facultés. L’insistance d’une ville et surtout d’un homme modifia le plan primitif. Nancy n’y était pas compris. On trouvait peut-être que ce serait trop près de Strasbourg, qu’on favoriserait l’Est aux dépens du reste de la France si on y plaçait deux Académies aussi rapprochées l’une de l’autre. Mais Nancy avait alors pour habitant un homme d’une grande autorité morale et intellectuelle qui, sans être investi d’aucune fonction publique, exerçait, partout où le poussait son esprit actif et résolu, une influence irrésistible : le baron Guerrier de Dumast. Originaire du nord de la France, il n’était même pas de souche lorraine. Seulement il s’était fixé à Nancy, il y recueillait avec passion toutes les traditions locales, il ne manquait aucune occasion de rappeler les initiatives des Lorrains, il parlait volontiers de l’ancienne Université de Pont-à-Mousson, et il n’admettait pas que, si on créait des Académies et des Facultés nouvelles, Nancy ne fût pas une de celles-là. Dans un voyage qu’il fit à Paris avec une députation, il plaida si bien sa cause qu’il la gagna séance tenante.

Le décret qui instituait à Nancy une Faculté des sciences et une Faculté des lettres fut rendu le 22 août 1854. En ce qui concerne la Faculté des lettres, M. Fortoul, alors ministre de l’Instruction publique, y mit sa marque particulière où se reconnaît l’influence de Beulé, attaché à son cabinet. Les cinq professeurs nommés par le même décret appartenaient tous à l’École française d’Athènes. En les groupant ainsi, le ministre leur donnait le caractère d’un corps d’élite avec une signification également flatteuse pour eux et pour la ville où il les plaçait. Dans les journaux officieux on appelait déjà Nancy l’Athènes du Nord. Une autre faveur était encore réservée à la ville lorraine. On y nommait comme recteur un membre déjà célèbre de l’Académie des sciences, M. Hervé Faye, qui était chargé en même temps du cours d’astronomie. Tout s’annonçait donc heureusement pour les nouvelles créations. Il s’agissait seulement de savoir si les espérances qu’on avait conçues se réaliseraient, si les professeurs trouveraient un public pour les écouter et si eux-mêmes répondraient à l’attente de ce public.

Dans cette circonstance, la ville de Nancy montra le même esprit de suite et la même intelligence de ses intérêts que dans les négociations qui avaient précédé la signature du décret. Personne n’y parut indifférent à l’ouverture des cours dont les salles furent assiégées par une foule attentive. C’était une manière de répondre aux largesses du gouvernement. Il faut dire, pour être tout à fait exact, que l’empressement des Lorrains n’était pas seulement un empressement politique. Lors même qu’ils n’auraient pas eu l’obligation morale de témoigner leur reconnaissance, ils seraient allés au cours pour leur propre satisfaction. En 1854, les ressources intellectuelles n’abondaient pas dans une ville de 45 000 habitans. Peu de distractions y coupaient la monotonie de l’existence. L’arrivée de neuf professeurs jeunes apporta tout d’un coup dans une ville élégante, mais jusque-là un peu inanimée, un surcroît de vie et d’agrément. Les femmes surtout, les mères de famille et les jeunes filles trouvaient dans les deux Facultés un emploi de leur temps qu’elles ne jugeaient pas méprisable. On a depuis lors perfectionné et fortifié l’organisation de l’enseignement supérieur, on y a amené des étudians. Mesure excellente à laquelle nous ne pouvons qu’applaudir, mais qu’il serait injuste d’opposer avec trop de rigueur au régime des Facultés anciennes. Il est bien facile de dire que celles-ci ne servaient à rien, parce qu’elles ne recevaient que des auditeurs bénévoles. N’en croyons pas un jugement trop brutal et trop sommaire. Même en l’absence d’étudians régulièrement inscrits, les professeurs ne perdaient pas leur temps lorsqu’ils entretenaient dans une ville de province le goût des choses de l’esprit, lorsqu’ils substituaient aux commérages habituels des sujets de conversation d’un ordre plus élevé. Dans les familles on ne se contentait pas d’assister aux cours, on en parlait, on discutait les questions traitées par les maîtres, on faisait des lectures suggérées par leur enseignement. Quelque chose de nouveau, de plus distingué et de moins banal s’introduisait dans les habitudes. Si on ne recueillait pas comme aujourd’hui le bénéfice d’un enseignement didactique, on recueillait du moins le charme et l’agrément de la conférence. D’anciens militaires, d’anciens magistrats, des fonctionnaires en activité de service, des gens du monde préféraient une leçon bien faite à une partie de cartes ou de billard.

Nancy était du reste tout préparé à recevoir le cadeau que lui faisait la destinée. Il y régnait une certaine curiosité littéraire, l’Académie de Stanislas y groupait des hommes de mérite. Dans quelques salons, la conversation prenait volontiers un tour spirituel et délicat. On y retrouvait quelque chose de l’ancienne capitale de la Lorraine, une politesse aisée et aimable. L’homme qui y donnait le ton, le baron Guerrier de Dumast, servait de lien naturel, comme de trait d’union entre les différentes parties de la société. Une honorabilité incontestée, une situation de fortune bien assise, une ancienneté de race bien établie, et, avec cela, l’esprit le plus moderne, la plus complète absence de préjugés et de morgue ; une indulgence toute prête pour les hardiesses de la pensée, un fonds d’optimisme imperturbable : il n’en fallait pas davantage pour assurer à celui qui possédait tant de qualités réunies une sorte de royauté locale. Un mot de lui ouvrait toutes les portes. Ce qu’il y avait chez lui de plus admirable, c’était la jeunesse de l’esprit et des sentimens. Aucune trace de distraction, de froideur, d’indifférence. Tout entier à l’œuvre qui l’absorbait, il s’en occupait avec passion, il s’assimilait merveilleusement tous les élémens du sujet et, même dans les questions qu’il ne traitait que de seconde main, il mettait tant de chaleur et d’éloquence naturelle qu’il y paraissait tout de suite supérieur. Lorsque les membres de l’Ecole française d’Athènes qui composaient la Faculté des lettres arrivèrent à Nancy, M. Guerrier de Dumast voulut leur donner une preuve d’intérêt en prononçant devant eux quelques mots de grec moderne. Comme tous les hommes de sa génération, il avait été philhellène trente ans auparavant, il en reprit pour la circonstance les idées et le langage. Si de plus il avait été utile de s’habiller en palikare, il n’aurait éprouvé aucun embarras à le faire.

Trois hommes représentaient avec M. Guerrier de Dumast, à un degré inférieur, mais en traits précis, les qualités de l’esprit lorrain : MM. de Foblant, Alexandre de Metz-Noblat et Edouard Cournault. M. de Foblant avait appartenu au centre droit de l’Assemblée législative. C’était un libéral à la façon de Montalembert, très attaché à la liberté, mais plus attaché encore à l’Eglise ; qui ne concevait guère le salut de la société moderne en dehors de la foi. Il n’y avait pas d’âme plus haute et plus droite que la sienne. Indulgent pour ses amis, d’un commerce sûr et aimable, il gardait toute sa sévérité pour lui-même, ne se permettant presque rien de ce qu’il permettait aux autres. Il ne dédaignait pas la littérature, il en comprenait l’agrément ; mais la gravité de son esprit le portait plutôt vers la politique. Il en parlait la langue dans un style simple et fort, sans ornement, sans périphrase, avec une sobriété voulue, en s’attachant surtout à la trame serrée du raisonnement. Quelques articles publiés par lui dans le Correspondant ou dans la presse locale étaient des chefs-d’œuvre de dialectique.

Son ami, Alexandre de Metz-Noblat, plus jeune que lui de quelques années, partageait ses opinions politiques et religieuses. Peu d’hommes ont été plus complètement d’accord sur toutes les questions, avec cette différence toutefois qu’il y avait chez le plus jeune des goûts littéraires plus prononcés, une plus grande ouverture d’esprit, quelque chose de plus souple et de plus compréhensif. Une seule chose leur manquait à tous deux par la faute de leur éducation et des circonstances, le sentiment des besoins et des droits de la démocratie. Ils appartenaient à ce monde censitaire de la monarchie de Juillet qui avait cru à la durée du régime bourgeois, qui n’avait rien soupçonné de ce qui se passait au fond des âmes populaires, qui n’avait ni prévu ni compris la révolution de Février. Leurs vues politiques, excellentes pour des gens qui réfléchissent et qui raisonnent, dépassaient la portée des foules. Ils auraient supérieurement gouverné une société de sages et de saints ; ils couraient le risque d’être moins écoutés par la démocratie.

La troisième personne qui tenait avec eux à Nancy une place importante était plus près des origines populaires, plus en contact et en communauté d’idées avec le suffrage universel. C’était un ancien sous-préfet de la République auquel le coup d’État avait fait des loisirs, Edouard Gournault. Républicain, caustique, un peu voltairien, il formait le contraste le plus complet avec MM. de Foblant et de Metz-Noblat. Deux liens seulement rattachaient ces trois hommes, le goût des choses de l’esprit et le libéralisme. Ils s’entendaient contre le second Empire, auquel ils faisaient une opposition discrète, mais décidée. L’âme de l’opposition lorraine était alors le comte d’Haussonville, un des adversaires les plus militans du gouvernement impérial. Il habitait Paris, mais de fréquens voyages à Nancy lui permettaient de rester en communication avec ses amis politiques. Ses visites étaient une occasion de réunions et de dîners qu’il animait par sa cordialité, par son esprit, par la confiance imperturbable qu’il témoignait dans le succès final. Avec lui, on ne se sentait jamais ni abattu ni inquiet, on entrevoyait toujours la victoire certaine et même prochaine. Il faisait preuve en même temps d’une habileté et d’une fécondité rares pour renouveler le petit nombre d’armes qu’une législation draconienne laissait à la disposition des opposans. Comme le rappelait récemment et justement son fils, ce fut lui qui donna le conseil de substituer une publication intermittente aux Recueils périodiques toujours menacés d’avertissemens et de suppressions. Il fut ainsi le véritable père de Varia publiés chez Michel Lévy, à intervalles irréguliers, de 1860 à 1863, en réalité composés et imprimés à Nancy.

Sous son inspiration, les libéraux de toutes les opinions, légitimistes, orléanistes, républicains, se rencontraient dans une résistance commune aux procédés césariens. Ils ne signaient pas leurs œuvres, ils n’en attendaient ni renommée ni profit électoral. Ils travaillaient uniquement pour le principe, afin de ne pas laisser prescrire en France la notion de la liberté politique, afin qu’il fût bien établi que, même dans les heures les plus silencieuses de notre histoire, quelques voix s’étaient élevées, du moins en Lorraine, pour défendre les traditions libérales. L’historien de la réunion de la Lorraine à la France restait dans son rôle eu soutenant des idées de ce genre. Il illustrait en quelque sorte par des exemples vivans ce qu’il avait écrit du bon sens robuste et de la dignité morale de ses compatriotes. Aussi tous les écrivains des cinq volumes de Varia s’effaçaient-ils modestement devant lui, voulant qu’on lui en reportât tout l’honneur, le désignant à l’unanimité comme l’auteur et l’éditeur responsable de leur œuvre. Leur pensée était, non pas de donner la parole à des individualités isolées, mais de faire parler la Lorraine tout entière par la bouche du comte d’Haussonville.

Quoique personnellement très lié avec ces militans de la politique, M. Guerrier de Dumast se tenait soigneusement à l’écart de leur action. Ayant besoin à chaque instant des pouvoirs publics, beau-frère du baron Buquet, maire de Nancy et député bonapartiste, il n’entendait pas sortir de sa tour d’ivoire pour se mêler aux luttes des partis. Il planait dans la région supérieure des intérêts lorrains, uniquement occupé d’enrichir de quelque façon que ce fût le patrimoine de la Lorraine, Le calcul n’était pas mauvais puisqu’il réussit à obtenir qu’en 1864 les deux Facultés primitives des lettres et des sciences fussent complétées par une Faculté de droit.


II

Ce qui avait aussi contribué à cet heureux résultat, c’était le succès des cours professés à Nancy. Des cinq « Athéniens » qui composaient la Faculté des lettres, le professeur de philosophie, Charles Levêque, avait déjà disparu, appelé par son mérite à la Sorbonne[1]. Les quatre autres restaient fort écoutés et fort applaudis pour des qualités diverses. Leur portrait mérite d’être au moins esquissé. En tête le doyen, Charles Benoît, ancien professeur dans les lycées de Paris, agrégé des Facultés, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure, ancien suppléant d’Ozanam. Je le connaissais de longue date. A mon retour d’Athènes nous nous rencontrions souvent dans la maison hospitalière de M. Guigniaut. En sollicitant une chaire à la Faculté de Nancy, il donnait une preuve de la modestie de ses goûts et de son attachement à sa petite patrie. Il lui suffisait de ne pas quitter Paris pour obtenir rapidement une chaire à la Sorbonne, peut-être même un fauteuil à l’Institut. Mais à tous les honneurs il préférait la terre natale. Son rêve était de se rapprocher de sa famille. Lorsque la Faculté de Nancy fut créée comme une succursale de l’Ecole d’Athènes, en sa qualité d’ancien Athénien, il se mit immédiatement sur les rangs et il en fut nommé doyen, fonction qu’il exerça pendant près de trente ans. Il était notre aîné, il avait plus de titres qu’aucun de nous. Personne ne contesta le choix du ministre.

Charles Benoît professa la littérature française. Il aurait pu professer avec la même autorité la littérature grecque qu’il avait déjà enseignée à la Faculté des lettres de Paris et à l’École normale supérieure. Si cet enseignement lui eût été confié à la Faculté de Nancy, il aurait peut-être écrit cette histoire de la comédie grecque à laquelle il songeait en partant pour la Grèce et vers laquelle sa pensée se reportait de temps en temps. La distribution des chaires ayant été faite autrement, il se consacra à l’étude de notre littérature dont il parcourut le cycle entier à deux reprises différentes. C’était un excellent homme, au cœur chaud, à l’imagination ardente. Son exubérance même, qui eût été un défaut dans une œuvre écrite où la précision est de rigueur, devenait presque une qualité dans une œuvre parlée où il importe avant tout d’émouvoir et d’entraîner les esprits. La parole abondante et enflammée du doyen attirait et retenait la foule à son cours. Les femmes y trouvaient un grand charme, sans que la mère de famille pût concevoir la moindre inquiétude, tant les sujets étaient bien choisis et traités d’une main délicate.

Le professeur d’histoire de la Faculté de Nancy, Louis Lacroix, appartenait, comme Benoît, à la première promotion de l’École d’Athènes. Il avait même été le plus voyageur des Athéniens, puisqu’il avait poussé ses explorations jusqu’en Égypte. Au moment où il fut nommé à Nancy, il ne lui restait presque plus rien de cette humeur vagabonde. Il faisait son cours sagement, posément, avec une érudition de bon aloi, sans aucune envolée poétique. Il laissait la poésie à Benoît, il se contentait de la prose, mais il y mêlait une forte dose de gaillardise. Quoiqu’il fût très pieux et qu’il fît même des professions de foi ultramontaines, sa religion n’avait rien de farouche. Il l’égayait volontiers par quelques-unes de ces plaisanteries grasses que se permettent quelquefois les ecclésiastiques. Son cours d’histoire n’aurait pas détonné, n’aurait pas été déplacé dans une maison religieuse. Il ramenait tous les événemens à la doctrine de Bossuet dans l’Histoire universelle, à une intervention constante de la Providence dans les affaires humaines. Un prêtre n’aurait pas autrement parlé. Rien n’indique mieux que l’existence, la durée et le succès de ce cours quel était alors l’esprit libéral de l’Université. Non seulement elle tolérait que M. Louis Lacroix donnât dans son sein un enseignement analogue à celui de Louis Veuillot, mais elle ne lui en savait aucun mauvais gré. Lorsqu’il s’agit plus tard d’une suppléance à la Faculté des lettres de Paris, Louis Lacroix fut désigné par M. Wallon et adopté par tous ses collègues.

On ne croyait pas à cette époque que l’unité morale de la France fût compromise parce qu’un enseignement religieux se donnait dans une Faculté de l’Etat : on se contentait de réserver à d’autres membres de l’Université le droit de parler en sens contraire. Sans aucun parti pris d’hostilité contre l’Eglise, mais avec une entière indépendance, deux autres Athéniens, M. Emile Burnouf et moi, nous profitions de la permission Nous venions tous deux du lycée de Toulouse et, en arrivant à Nancy, nous avions pris un appartement en commun. Nous étions cependant loin de penser de même sur toutes les questions. Il nous suffisait pour nous entendre d’être assurés que notre liberté individuelle serait respectée par chacun de nous. Nous ne demandions pas à demeurer toujours d’accord, nous demandions au contraire qu’il nous fût permis de penser différemment.

M. Emile Burnouf, qui a été longtemps directeur de l’Ecole française d’Athènes, et qui vit encore, était en 1854 dans tout l’éclat de la jeunesse et du talent. J’ai connu peu de personnes aussi bien douées que lui. Il avait reçu de la nature tous les dons : l’esprit philosophique, le goût des sciences exactes, le sentiment de la musique et de la peinture, l’aptitude à la philologie qu’il tenait de son oncle, l’auteur de la grammaire grecque, et de son cousin germain, l’illustre orientaliste. Il aurait été également à sa place dans une chaire de philosophie, d’esthétique, de physique, de littérature ou de grammaire. Il essayait non sans succès de retrouver la notation musicale des anciens Grecs et il reproduisait les paysages de la Grèce dans des aquarelles fort agréables. Lorsqu’il fut question de construire l’École française d’Athènes, ce fut lui qui en fit le plan. Pendant les années que j’ai passées avec lui, je ne l’ai jamais vu embarrassé par aucun problème. Il résolvait avec aisance toutes les difficultés. L’originalité et l’imprévu de son enseignement obtenaient le plus grand succès. On ne savait jamais s’il parlerait d’art, de philosophie ou de littérature. Il réservait à ses auditeurs les plus étonnantes surprises. Un jour entre autres où il parlait du sentiment de la beauté, chez les Grecs, il ouvrit sa leçon par ces paroles mémorables : « Le beau sexe, c’est-à-dire l’homme… » La salle, qui était pleine de femmes, commença par un sursaut d’étonnement pour finir par une longue salve d’applaudissemens.

L’écueil de cette admirable facilité fut de toucher à tout sans creuser profondément aucun sillon. Un instant, M. Emile Burnouf, sous l’influence de M. Guerrier de Dumast, parut absorbé par l’étude du sanscrit. Il s’autorisait du titre de sa chaire de littérature ancienne pour étudier quelque chose de plus ancien que le latin, de plus ancien que le grec. Il choisissait les Védas pour sujet de cours et, avec l’aide d’un collaborateur laborieux, M. Leupol, il publiait une grammaire sanscrite, un dictionnaire sanscrit, un choix de morceaux sanscrits. Pendant dix ans, MM. Burnouf et Leupol constituèrent ce qu’on appela l’École de Nancy, et, reprenant une idée exprimée en 1852 par M. Guerrier de Dumast, réclamèrent des chaires de sanscrit et d’arabe dans toutes les Facultés des lettres et la création d’une École française, comme celles de Rome et d’Athènes, au cœur de l’Inde, à Bénarès.

Des cinq premiers professeurs nommés à la Faculté des lettres de Nancy, j’étais le plus jeune et le moins bien préparé. Le décret qui nous nommait me chargeait du cours de littérature étrangère. Or je ne connaissais bien qu’une langue vivante, la langue italienne que j’avais pratiquée en Italie et qui m’avait fourni le sujet d’une thèse de doctorat. Je conservais quelques bribes d’allemand de mes classes du collège de Metz, et j’en avais tiré parti à Athènes pour travailler régulièrement avec un jeune précepteur qui élevait les enfans du ministre de Prusse. D’autre part, sous la direction de mon père, j’avais lu un grand nombre de textes anglais. Mais cette instruction rudimentaire avait besoin d’être fortifiée et complétée. Aussi pris-je la résolution de passer chaque année la plus grande partie de mes vacances en Angleterre et en Allemagne. Ce projet fut heureusement favorisé par la bonne grâce de la famille dans laquelle je venais d’entrer en épousant Mlle de Caumont. Non seulement mes beaux-parens ne me firent jamais aucune objection, mais je trouvais dans ma femme qui parlait anglais la meilleure et la plus vaillante compagne de voyage.

Nous voyageâmes d’abord pour nous instruire, pour connaître les lieux et pour nous familiariser avec la pratique des langues étrangères. Une première visite faite à Londres avant mon mariage m’avait permis d’y découvrir une maison de famille tout à fait à notre convenance, dans Grosvenor-Square, près d’Hyde-Park : de vieux garçons et de vieilles filles vivant ensemble, une sœur aînée d’esprit cultivé avec laquelle on pouvait causer et faire au besoin des lectures à haute voix. Toute notre vie s’y orientait vers la curiosité et le travail : voir les Anglais de près dans leurs habitudes familières, saisir le côté extérieur de leurs mœurs, ce qu’ils veulent bien en montrer tout de suite et ce que révèle plus tard une observation attentive ; jeter un coup d’œil sur tous les quartiers de Londres depuis les plus magnifiques jusqu’aux plus sordides, s’imprégner de l’atmosphère ambiante, comparer les beaux et robustes enfans qui s’ébattent dans les parcs aux enfans hâves et déguenillés des pauvres ; les pelouses verdoyantes, les arbres touffus aux cheminées noires des usines ; les quartiers populeux où grouille la foule aux lointaines avenues silencieuses, en un mot tout comprendre de ce qui se voit, afin de mieux pénétrer par les livres jusqu’au fond des âmes anglaises.

Voilà la tâche que j’ai entreprise pendant plusieurs années, un peu au hasard, à bâtons rompus, suivant les circonstances, néanmoins avec une pensée bien arrêtée et un but bien défini : apprendre tout ce qu’un étranger peut apprendre de la vie et de la littérature de l’Angleterre. Au moment où Taine avec son esprit hardi et généralisateur édifiait de loin et de haut ses grandes constructions, j’abordais la même œuvre d’en bas et par le détail. La bibliothèque de mon père m’offrait de nombreux matériaux que ses recherches personnelles augmentaient encore. Un incident de sa vie universitaire avait fait de lui un des premiers propagateurs des études anglaises en France. A la sortie de l’Ecole normale supérieure, il avait été nommé professeur de rhétorique au collège de Soissons, en même temps que le meilleur de ses amis, Augustin Thierry, était nommé professeur au collège de Laon. Tous deux allaient fréquemment à pied passer le dimanche ensemble, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Le temps que mon père ne passait pas au milieu de ses élèves ou sur la route de Laon, il le passait à la bibliothèque de la ville dont la municipalité lui avait confié la garde.

Parmi les rares visiteurs qui fréquentaient la bibliothèque se trouvait le colonel d’un régiment d’infanterie en garnison à Soissons, M. de Roquefeuil, ancien émigré, rentré en France avec les Bourbons après avoir servi contre nous en Espagne dans les rangs des Anglais. En voyant tous les jours le jeune bibliothécaire qui travaillait à son poste, il s’intéressa à lui, il lui indiqua des lectures à faire, il lui prêta des livres, il finit par lui inspirer le goût qu’il éprouvait lui-même pour les écrivains anglais. Si mon père a traduit le premier les Essayistes, si, dès 1826, il a fait un cours à l’Athénée sur la littérature anglaise, s’il a consacré trois volumes aux grands prosateurs de l’Angleterre, il le dut aux encouragemens de M. de Roquefeuil avec lequel il resta en relations jusqu’à la fin de sa vie et dont il ne parlait jamais qu’avec reconnaissance.

Dans cette première période de mon enseignement, je ne songeais qu’à m’approvisionner à composer pour mon usage personnel un fonds de connaissances solides que je retrouverais au besoin dans mes leçons et dans mes conférences. J’emploie avec intention les deux termes qui correspondent à la division de nos cours. Il était convenu, en effet, que nous consacrerions une leçon par semaine au sujet principal que nous aurions choisi, à une exposition magistrale destinée au grand public et que nous réserverions une seconde séance plus modeste, plus familière, aux commentaires et aux explications de textes. Chargé à moi tout seul de tout le cours de littérature étrangère, passant chaque année du Nord au Midi ou du Midi au Nord, je ne pouvais me contenter des ressources que m’offraient la littérature italienne et la littérature anglaise. L’allemand dans lequel se traduit à peu près tout ce qui s’écrit, sans la connaissance duquel il y a bien des choses qu’on ne peut savoir, m’était plus nécessaire encore. Je résolus de l’étudier à fond et de passer pour cela le plus de temps possible en Allemagne. Rien de plus facile. Quelques heures de chemin de fer me mettaient sur les bords du Rhin par Strasbourg ou par Forbach. A Mayence, je retrouvais des souvenirs de mon grand-père qui y avait passé douze années de sa vie, de ma mère qui y était née. Le pays Rhénan et les bords de la Moselle, de Thionville à Coblentz, par Trêves, me devinrent très vite familiers. Il y avait là des coins de paysages que je connaissais aussi bien que ma terre natale. Puis vinrent les grandes randonnées : Dresde, son théâtre royal et son merveilleux musée ; Leipzig, le pays des éditeurs et des livres ; Berlin, où je voyais finir le règne d’un roi illuminé, où je recevais les confidences du grand Alexandre de Humboldt. Rien ne faisait pressentir alors les orages de l’avenir. Tout était à la paix et à la sympathie. Nous recevions partout l’accueil le plus aimable. Alexandre de Humboldt particulièrement, avec sa figure rasée et spirituelle, avait l’air d’un Parisien échappé du boulevard. Il connaissait mieux que nous les anecdotes de la société parisienne et il les racontait avec une verve amusante.

Il rendait pleine justice aux efforts qui se faisaient en France depuis Mme de Staël pour initier les Français à la connaissance de la littérature allemande, il suivait d’un œil bienveillant les travaux de nos critiques. Seulement, comme il avait beaucoup d’esprit, du plus fin et du plus caustique, il ne pouvait s’empêcher de souligner les bévues que commettaient encore quelques-uns de nos compatriotes en parlant de l’Allemagne. Dans un grand journal de Paris, un écrivain célèbre, ayant voulu commenter un passage du Guillaume Tell de Schiller, avait pris un nom de choses pour un nom de montagne. On en riait quelques semaines plus tard lorsque j’arrivai en Prusse. On s’égayait aussi de la désinvolture avec laquelle le même personnage, venu pour faire une série de conférences à Berlin, avait annoncé le premier jour qu’il parlerait du mariage en France, puis du mariage en Angleterre, et enfin du mariage en Allemagne qu’il étudierait dans l’intervalle, dans l’espace un peu limité d’une quinzaine de jours. Je n’étais pas fâché de recevoir en passant des avertissemens de ce genre qui m’apprenaient avec quelle attention les étrangers suivaient nos travaux, que de précautions il fallait prendre pour ne pas leur prêter à rire.

Aucun projet de travail définitif ne se précisait encore dans ma pensée. Cependant je me sentais attiré vers le plus vaste et le plus beau de tous les sujets, l’étude de Shakspeare. Un des moyens d’apprendre l’anglais et l’allemand qui me réussissait le mieux était d’écouter les acteurs. Presque toutes les soirées que je passais à l’étranger, je les passais au théâtre, afin de me familiariser avec tous les détails de la prononciation. A Dresde, à Leipzig, à Berlin comme à Londres et à Edimbourg, j’avais partout entendu jouer les pièces de Shakspeare. Les Allemands surtout les jouaient avec une conscience admirable, avec un respect absolu du texte, sans se permettre les suppressions et les modifications dont l’usage s’est introduit en Angleterre. Plus je me familiarisais avec le drame shakspearien, plus j’en saisissais la variété, la souplesse et l’étendue. Quoiqu’il eût déjà été très étudié en France, il me semblait que tout n’avait pas été dit par Guizot, par Villemain, par Philarète Chastes. Nous ne connaissions d’ailleurs que très superficiellement les nombreux travaux que la critique allemande consacrait à ce grand sujet. Je commençais à croire qu’il serait peut-être possible de le renouveler tout entier, lorsqu’une circonstance imprévue m’y décida.

Parmi les familles qui avaient accueilli avec le plus de sympathie les nouveaux professeurs de la Faculté de Nancy s’en trouvait une qu’un lieu particulier rattachait à l’histoire de la Grèce moderne et par conséquent à l’École française d’Athènes, celle des Fabvier. Le général de ce nom avait été le héros de la guerre de l’Indépendance hellénique, le plus en vue des philellènes, le créateur du corps des réguliers qui avait rendu tant de services à la nation grecque. Un de ses neveux qui habitait encore Nancy se mit à la disposition des Athéniens avec une bonne grâce qui établit entre nous les relations les plus cordiales. Un jour où j’examinais sa bibliothèque, je fus frappé du grand nombre d’ouvrages anglais qui y figuraient. Il m’expliqua alors que son père, le frère aîné du général, dont la famille appartenait à la noblesse lorraine, avait émigré et suivi la fortune de l’armée des Princes. Lorsque l’armée des Princes fut licenciée, faute de subsides, le jeune Fabvier qui n’était pas rayé de la liste des émigrés et qui par conséquent ne pouvait rentrer en France, se réfugia en Angleterre où il devint professeur de français à l’université d’Oxford. Là il s’était pris de goût pour le vieux théâtre anglais, il avait acheté et collectionné toutes les pièces du temps de Shakspeare sur lesquelles il avait pu mettre la main. Je les retrouvais chez son fils qui me permit d’en disposer.

Telle fut l’origine de mes études sur les prédécesseurs, les contemporains et les successeurs de Shakspeare. Le sujet de mes premières recherches était trouvé. Il ne me restait plus qu’à persévérer dans cette voie. M. Villemain, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, qui avait été le professeur de mon père à l’École normale supérieure et qui avait contribué à nous inspirer à tous deux le goût de la littérature anglaise, m’encourageait chaque fois que je lui faisais visite. Il habitait à l’Institut l’appartement qu’occupent encore ses successeurs, mais qu’ils ont heureusement transformé. Il y a cinquante ans, les visiteurs n’en connaissaient qu’une pièce encombrée de livres en désordre, la salle à manger actuelle, qui servait de cabinet de travail, où l’on était reçu par un vieillard en costume négligé et d’apparence morose. Le premier abord n’avait rien d’accueillant. M. Villemain commençait toujours la conversation par un long gémissement. Il se plaignait de tout, du régime d’asservissement sous lequel la France vivait après avoir connu les joies et l’orgueil de la liberté, de la vieillesse, de ses chagrins personnels, de ses maux et surtout de sa santé. Mais il ne fallait pas se laisser déconcerter par l’amertume de ces premières phrases. Très vite, dès qu’on abordait un sujet littéraire, la physionomie du secrétaire perpétuel s’illuminait, une lueur s’allumait dans ses yeux, sa voix prenait un accent grave et puissant, l’accent de l’orateur ; les citations se pressaient sur ses lèvres, inspirées, frémissantes ; il retrouvait quelque chose de l’émotion passionnée qui donnait tant de vie et tant d’éclat à ses leçons de la Sorbonne.

Ce n’était plus le même homme : tout à l’heure grognon et somnolent, maintenant animé, échauffé par la flamme intérieure. Je passais des heures à l’écouter ainsi et chaque fois je sortais de chez lui conquis, stimulé par la contagion de son éloquence. Il me révélait toutes les richesses de la littérature anglaise, il m’indiquait ce qu’il fallait lire, les lectures qui l’avaient ému lui-même et dont il conservait le souvenir présent. Aucune idée générale, aucun système. Des aperçus heureux et brillans sur les sujets les plus divers, de quoi exciter l’imagination en lui laissant pleine carrière. Lorsqu’on le quittait, on ne savait pas exactement ce qu’on ferait, mais on avait envie de faire quelque chose. M. Villemain ne se contentait pas de paroles encourageantes, il agissait. Je lui dois la récompense académique qui accueillit mon premier ouvrage sur Shakspeare, un prix Montyon. Cette consécration arrivait à un moment décisif de ma carrière, à l’heure où une vacance se produisait à la Sorbonne. La chaire créée par M. Guizot pour Fauriel, qu’Ozanam avait occupée avec tant de talent, avait en 1861 pour titulaire un homme peu connu, qui aurait mérité de l’être davantage et qui a laissé un volume de vers savoureux, Arnould. Au mois de février, on apprit sa mort tout à fait inattendue. On dit que, peu de jours avant de mourir, en lisant le volume que l’Académie allait couronner, il me désigna comme son successeur. Il y aurait pu quelque chose s’il m’avait choisi pour suppléant : il n’eut pas le temps de préparer sa succession. Il ne me restait que la chance commune à tous les professeurs qui occupaient en province la chaire de littérature étrangère, devenue vacante à Paris.

Heureusement les succès de la Faculté des lettres de Nancy avaient fait sensation dans le monde universitaire. Il en résultait pour nous tous un peu de notoriété. Une autre circonstance nous favorisait. M. Thouvenel, alors ministre des Affaires étrangères, prenait volontiers sous sa protection les membres de l’Ecole d’Athènes qu’il avait déjà connus et appréciés en Grèce. Beulé, dans tout l’éclat de sa jeune renommée, n’abandonnait pas ses anciens camarades et faisait valoir habilement leurs titres. Enfin le bonheur voulut que le ministre de l’Instruction publique, quoique assez étranger aux choses de l’Université, eût du moins l’esprit large et libéral. C’était M. Rouland. Je lui avais été signalé comme un peu suspect. Je n’écrivais pas dans la Revue contemporaine, organe du gouvernement. J’appartenais au contraire à la Revue libérale, fondée par l’éditeur Charpentier, à laquelle un certain nombre de rédacteurs et particulièrement Taxile Delord, Lanfrey et Ulbach donnaient une couleur d’opposition. Enfin, mes relations étroites avec les opposans de Lorraine et le comte d’Haussonville ne me désignaient pas comme un ami du gouvernement. J’éprouvais donc quelque inquiétude lorsque, le 16 février 4861, M. Rouland me fit venir dans son cabinet. Je ne le connaissais pas, je me demandais quel accueil j’allais recevoir. Mais je fus tout de suite rassuré par le ton paternel qu’il prit avec moi. « Vous avez de mauvaises relations, vous m’êtes désigné comme fréquentant beaucoup le monde orléaniste. Mais c’est là une question d’ordre privé dans laquelle je ne veux pas entrer. On ne vous reproche aucune incorrection ; je n’ai donc à m’occuper que de votre enseignement. Vous avez réussi à Nancy, je ne vous demande que de réussir également à la Sorbonne où je vous appelle. »

La largeur d’esprit d’un ministre, qualité rare en tout temps et dont je n’ai pas connu beaucoup d’autres exemples, m’ouvrait ainsi la porte de la maison. Mais comment y serais-je accueilli ? La Faculté des lettres de Paris, grande dame un peu susceptible, peuplée de membres de l’Institut, verrait-elle avec plaisir que le ministre désignât en quelque sorte lui-même le successeur d’Arnould sans qu’elle eût été consultée ? N’y avait-il pas là de quoi lui porter ombrage ? Si la Faculté avait eu un candidat de marque sur lequel tout le monde fût tombé d’accord, l’objection eût été fondée. Mais au fond, elle ne tenait à personne. J’y comptais d’ailleurs des amis personnels, notamment MM. Wallon, Adolphe Garnier, Guigniaut, Patin, qui ne manquaient pas de plaider ma cause. Après tout, la chaire n’était pas déclarée vacante, je n’étais que chargé de cours. Les droits de la Faculté demeuraient réservés. Lorsqu’il s’agirait de nommer un titulaire, elle serait toujours libre d’en choisir un autre si je n’avais réussi ni auprès du public ni auprès d’elle. Au moment de la nomination définitive, le dernier mot lui resterait.

Je ne répondrais pas qu’au premier abord quelques esprits chagrins n’eussent pas essayé de me faire grise mine. Mais ces velléités rares, du reste, ne durèrent pas. J’étais le fils d’un universitaire très estimé ; docteur ès lettres depuis huit ans, je représentais une Faculté qui avait réussi et où je conservais ma chaire. Autant de raisons qui plaidaient en ma faveur. La meilleure de toutes était d’ailleurs la bienveillance habituelle et la parfaite courtoisie des professeurs de la Faculté des lettres de Paris. On aurait trouvé difficilement une compagnie mieux composée, d’une plus haute distinction. Je ne parlerai pas de tout le monde, n’ayant eu avec quelques-uns de mes collègues que des relations professionnelles. Mais ceux que j’ai bien connus, les anciens amis de ma famille ou mes anciens maîtres, méritent une place dans mes meilleurs souvenirs.

Celui de tous avec lequel j’avais eu antérieurement le moins de rapports, le doyen Victor Le Clerc, fut un de ceux qui me témoignèrent, non pas tout de suite, mais avec le temps, le plus de bonne volonté. C’était un érudit d’une science très sûre, étranger au monde, absorbé dans ses études, une sorte de moine laïque, qui ne sortait guère que par exception de sa cellule de la Sorbonne et n’ouvrait aucune de ses fenêtres sur la société contemporaine. Très Parisien cependant, mais Parisien du temps passé, épris de tous les souvenirs de la montagne Sainte-Geneviève, rappelant avec orgueil la place prépondérante qu’avait tenue dès le XIIe siècle l’enseignement de la littérature française. Personne n’a plus fait que lui pour réhabiliter nos écrivains du moyen âge, pour remettre en mémoire l’influence littéraire que la France a exercée la première avant l’Italie, la renommée universelle de nos chansons de geste et des récits portés par nos conteurs à travers le monde. Pourvu qu’on lui concédât que la France avait été l’institutrice de l’Europe et même de l’Orient, il était pour le reste de bonne composition. Je n’éprouvais aucun désir de le contrarier, je me laissais même gagner par la contagion de son patriotisme littéraire. Je possédais auprès de lui un autre moyen d’action que je ne soupçonnais pas à l’origine. Cet esprit vigoureux, cet homme tout d’une pièce qui ne mâchait la vérité à personne, qui, dans les soutenances de thèses, ne ménageait ni les candidats, ni ses collègues, avait une sainte terreur du pouvoir. Il craignait par-dessus tout d’être dérangé dans la sérénité de ses travaux par quelques démêlés avec le ministère de l’Instruction publique. Ma nomination lui faisant croire que j’étais un ami personnel du ministre, — ce qui était parfaitement inexact, — il me témoignait assez d’égards pour que je n’eusse pas la tentation de me plaindre de lui.

D’une tout autre nature étaient mes relations avec d’anciens condisciples et de vieux amis de mon père, comme MM. Guigniaut et Patin. L’excellent M. Guigniaut, le patron et le sauveur de l’École française d’Athènes, retrouvait en ma personne un de ces Athéniens qui lui étaient particulièrement chers. Sa maison m’était ouverte avec une nuance de bienveillance paternelle. Ouverte aussi, celle de M. Patin. Chez ces deux contemporains, même distinction de manières avec un peu plus de solennité chez M. Guigniaut, avec plus d’aisance chez M. Patin. Tous deux avaient une très haute idée des devoirs que comporte l’enseignement supérieur et de la dignité qu’exige la fonction. La correction constante de leur tenue indiquait l’importance qu’ils attachaient au respect de toutes les formes. Seulement, chez M. Patin, cette gravité en quelque sorte professionnelle était égayée par l’esprit le plus vif et le plus charmant. Malgré l’érudition la plus solide et la plus étendue, aucun pédantisme, le don de présenter les choses avec grâce, sans appuyer, d’une voix pleine de nuances et de sous-entendus. Aucune médisance non plus, à peine un grain de malice spirituelle. M. Patin n’avait pas besoin de dire du mal du prochain pour donner du piquant ù la conversation. Son admirable mémoire lui fournissait en abondance des anecdotes savoureuses qu’il distillait lentement, avec un joli geste de ses mains grasses de prélat. En l’entendant, il me semblait entendre le ton des salons littéraires du XVIIIe siècle, de ce siècle où tout se faisait aisément sans appareil et sans efforts.

Le plus populaire des professeurs d’alors était Saint-Marc Girardin, que ses articles des Débats avaient fait connaître avant que son éloquence attirât la foule. C’était un grand homme robuste bien connu dans le quartier Latin par la hauteur de ses faux-cols et par la longueur de ses redingotes. Il avait naturellement beaucoup d’esprit, et il en mettait partout, dans ses livres, dans ses leçons, jusque dans les examens du baccalauréat. Il y avait un certain mouvement de sa lèvre inférieure charnue et débordante par lequel il annonçait la venue d’un bon mot ou d’une saillie. Le rire du public commençait avant qu’il eût parlé. Il plaisait encore aux étudians par une autre qualité, par l’indépendance de ses opinions politiques. Quelques phrases de lui avaient valu un avertissement au Journal des Débats. Il avait osé dire que l’Empire c’était l’Empereur, comme s’il mettait en doute la transmission du pouvoir et la durée de la dynastie. Il n’en fallait pas davantage pour mécontenter les Tuileries et pour réjouir l’opposition.

Comment parlaient mes collègues ? Quelles étaient la nature et la forme de leur enseignement ? C’est ce qu’il m’eût été difficile de dire. Le temps me manquait pour assister à leurs leçons. Il semble d’ailleurs qu’il y aurait eu une sorte d’inconvenance à se faire en quelque sorte leur juge en prenant place au milieu du public. Il restait cependant un moyen de les connaître, moyen très sûr et très agréable, la participation avec eux aux soutenances de thèses. Séances longues et attachantes, où pendant cinq ou six heures au moins le candidat au grade de docteur subissait successivement l’assaut de plusieurs membres de la Faculté. Chacun apportait son tempérament dans ces luttes oratoires, M. Victor Le Clerc son ironie incisive, M. Patin sa bonne humeur souriante, Saint-Marc Girardin ses saillies préparées et sa pointe d’opposition. La discussion devenait quelquefois très vive. Le candidat ne se rangeait pas aux opinions de ses contradicteurs et soutenait les siennes avec énergie. A cet égard on lui laissait toute latitude. Personne ne s’étonnait ni ne s’irritait de la vivacité de son argumentation. Il faut le dire à l’honneur de l’Université parce que c’est un des traits qui l’honorent le plus. Pendant les années de silence du second Empire, la liberté de la parole s’est souvent réfugiée dans une petite salle de la vieille Sorbonne, où la qualité de l’auditoire rachetait l’exiguïté et la pauvreté du décor. C’est là que j’ai eu à argumenter pour mes débuts contre des candidats aussi distingués que Gaston Paris et Octave Gréard.

Il faut faire remonter vers cette époque, sous le décanat de Victor Le Clerc, la transformation complète des thèses de doctorat ès lettres soutenues en Sorbonne. Au commencement du XIXe siècle elles se composaient de quelques pages. C’étaient de simples dissertations destinées à établir que le candidat possédait également bien la langue française et la langue latine. Avec le temps, le volume des épreuves augmenta. La brochure remplaça peu à peu la dissertation, et le livre à son tour remplaça la brochure. Dans l’intérêt de la science, pour obtenir des travaux plus sérieux et plus complets, la Faculté encourageait le mouvement. Elle-même conseillait aux candidats de choisir une question littéraire, un point d’histoire ou de philosophie et de les traiter à fond. Il en résulta, entre autres, une série de monographies étudiées de très près, accompagnées de documens inédits qui renouvelèrent ou agrandirent certaines parties de l’érudition. Les thèses devinrent si importantes et si considérables qu’elles recueillent régulièrement une part des plus belles récompenses que décerne l’Académie française. Depuis quarante ans, il ne se passe guère d’année sans qu’on leur attribue quelque prix Montyon, Bordin ou Marcelin Guérin. C’est dire qu’elles ont pris place parmi les productions les plus distinguées de la littérature française. Lorsque des hommes, tels que Gaston Paris et Octave Gréard présentaient aux suffrages de la Faculté l’Histoire poétique de Charlemagne ou la Morale de Plutarque, ils donnaient par là même au doctorat le caractère d’une grande institution universitaire et littéraire.


A. MEZIERES.

  1. Ch. Lévêque eut pour successeur un esprit fort distingué, Albert Lemoine, qui fut remplacé à son tour par M. de Margerie, philosophe chrétien, fécond et aimable, que la Faculté catholique de Lille devait enlever à la Lorraine.