Au bagne/Mon « Garçon de famille » et quelques autres

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Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 168-175).


MON « GARÇON DE FAMILLE »
ET QUELQUES AUTRES


Un jour que je demandais à un vieux et cher camarade ayant fait tous les métiers :

— On ne t’a jamais reconnu quand tu étais garçon ?

— Sache que l’on ne regarde pas un domestique.

Ce n’est pas le cas en Guyane.

Je dînais chez le gouverneur, ce soir, à Cayenne.

Discret, correct, ganté de blanc, un jeune maître d’hôtel qui n’aurait en rien déparé la corbeille des invités, opérait avec aisance des virevoltes dans la salle.

Au moment où, souriant, il passait le plat à M. le procureur général :

— Qu’a-t-il fait, votre garçon de famille ? demandai-je à Mme la gouverneur.

— Oh ! il a tué un agent de police, je crois. Et le procureur général s’étant servi lui dit : Merci !

— C’est un garçon très bien. Je suis encore à lui faire un reproche.

Et je partis pour les îles du Salut.

Là, un ménage (fonctionnaires) était en lutte contre le commandant qui leur avait enlevé leur « garçon de famille », Medge, de la bande Bonnot, pour l’envoyer, en punition, à Saint-Joseph.

Ce Medge exploitait les parents des bagnards, se faisait adresser de l’argent pour le repasser à leur fils.

Les billets de banque arrivaient au bagne de cent manières. La plus jolie est la photographie de « la petite fille ». Un billet est entre papier et carton. Le photographe a mis deux belles ailes au dos de l’enfant. Pauvre ange ! ton offrande ne volera pas jusqu’à ton père. On connaît le « truc ».

Medge, évidemment, s’appropriait les fafiots.

— Eh ! oui, fit le commandant, depuis qu’il n’a plus Medge, ce ménage est malade. Ni l’un ni l’autre ne peuvent s’en passer, ils me bombardent de réclamations.

Et je partis à Saint-Laurent-du-Maroni.

— Quelle vie, me dit Mme Lasserre, femme du chirurgien. Depuis deux ans, je ne puis m’y faire. Ainsi, l’autre jour, mon mari s’absente. Pour la première fois, je reste seule la nuit dans cette maison, au bagne. Plutôt je n’étais pas seule, et c’est de là que vint mon épouvante. Il y avait aussi, dans la cuisine, notre « garçon de famille », un grand assassin, monsieur ! Il avait une fiche ignoble, deux crimes. Oh ! cet André ! Alors, je me mis à crier, à crier. Et voilà qu’il arrive, lui, André, l’assassin. « Oh ! Madame, dit-il, Madame n’ayez pas peur, je suis là. » Je balbutiai. « Madame, dit-il, je vais apporter mon matelas et dormir contre votre porte, je vous promets que personne ne passera. » Il le fit. Et toute la nuit je fus protégée par l’homme qui me terrifiait.



— Bonsoir, monsieur Rico.

— Eh ! bonsoir !

M. Rico est le pharmacien de la transportation.

C’était une vieille connaissance, nous étant rencontrés naguère, sur les chemins d’Annam.

— Vous ne savez pas où vous dînerez ce soir ?

Pas de restaurant à Saint-Laurent, alors, on rôde, entre six et sept heures, dans l’espoir du bon Samaritain.

— Pas encore !

— Je vous emmène.

Rico avait deux « garçons de famille ».

— Un couvert ! commanda-t-il.

Je dérangeais visiblement les deux lascars.

Je m’assis devant une assiette.

— Pas là, monsieur, fit le plus grand.

J’allai devant l’autre assiette.

— Ah ! fit Rico, en prenant sa serviette.

Tout un attirail dégringola.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

C’était une règle en bois de lettre moucheté, un coupe-papier en bois de rose, un porte-plume de plus en plus en bois, un cachet. Chaque pièce était marquée à ses initiales. Et, dans une boîte, était une pipe.

Les lascars, sous leur camisole, pieds nus, demeuraient timides et souriants. Ils dirent : « C’est pour votre fête, monsieur. »

— C’est vrai, fit Rico, c’est ma fête.

Les coloniaux solitaires n’ont pas l’habitude de ces jours-là ; alors, ils ne savent pas.

— Qui envoie ça ?

— C’est nous, monsieur.

— Ah ! fit Rico, dont un sourire vernit le visage.

Après vingt ans de courses à travers le monde, deux bagnards, les premiers, avaient pensé qu’il s’appelait Paul.

— C’est nous qui avons fait ça, dit le grand, un assassin.

— Et la pipe ?

— C’est moi, dit le petit, un assassin.

Bref, nous passâmes tous quatre une bonne soirée.



Je ne préciserai pas où j’ai rencontré celui-ci, car il ne sait encore s’il dira son histoire à la justice.

C’était un grand et vieil échalas.

— Voilà, j’ai été condamné pour un crime que je n’ai pas commis, vu que, pendant qu’on tuait cet homme-là, je guettais, à vingt kilomètres du lieu, un garde-chasse pour le descendre, et vu que, au bout de deux jours de guet, je descendis le garde-chasse.

— Bien.

— Seulement, pour le garde-chasse, il y aurait eu préméditation et c’était la mort, tandis que pour l’autre, vu que je ne l’ai jamais connu, on n’a pu établir la préméditation et c’était seulement la perpétuité.

— Alors ?

— Laissez-moi finir. J’ai tué le garde-chasse, vu que, vingt jours avant, il m’avait envoyé une charge de plomb dans les fesses. Les deux crimes ont eu lieu en même temps, et comme naturellement j’avais été absent deux jours de ma maison, on a vu en moi l’assassin de l’inconnu. Les empreintes digitales ne collaient pas du tout, mais on passa dessus. Et comme le juge ne pouvait trouver la moindre raison logique à mon crime, j’ai dit que j’étais saoul.

— Bien.

— Maintenant il y a prescription pour mon vrai crime. Dois-je raconter l’histoire, ne dois-je pas ? Je me tâte, vu que j’ai soixante-deux ans, une bonne place, la chance d’être à perpétuité, que je ne serai donc jamais libéré, et que, jusqu’à la fin de mes jours, j’aurai à boire, à manger et à dormir. Donnez-moi un conseil.


LE MIEN


Le mien s’appelait Ginioux. Il se balançait toujours comme un ours. S’il ne se fût montré farouche ennemi des chats, je l’aurais bien aimé. Toutes les nuits, guettant le fauve, il se baladait par la maison, un gros bâton à la main. Hier, à deux heures du matin, dressé sous ma moustiquaire, on aurait pu m’entendre crier : « Ginioux, si tu continues de casser les reins aux chats, je te casse la figure. » Ginioux partit se coucher.

Un soir que je n’avais trouvé personne qui m’offrît à dîner, Ginioux alla me chercher des œufs et une boîte de crabes. Comme il m’apportait douze œufs, je lui demandai s’il ne perdait pas sa noble boule.

— C’est pour choisir, dit-il. Ce sont des œufs de Chinois.

— Et toi ! mon vieux Ginioux, qu’est-ce qui t’a amené ici ?

Ginioux avait une tête comme une bille de billard qui aurait des yeux. Il dansa sur ses pieds nus et commença :

— À huit ans, j’étais aveugle. Tout d’un coup, mon père se rappela que ma mère avait promis un pèlerinage à Notre-Dame des Grâces de Pont-Saint-Esprit, et que ce pèlerinage elle n’avait pu le faire parce qu’elle était morte avant. Il y alla. Il se mit à genoux et pria. Deux jours après, je voyais. Les médecins dirent que c’était leur pommade, mais moi je sais bien que c’est la prière de mon père.

» Je n’ai pas eu de chance, je n’ai jamais eu de chance. Mais j’étais un bon enfant. Je n’ai reçu qu’un reproche de mon père. Ce fut après mon affaire. Il m’écrivit : « Tu te rappelles les nuits que j’ai passées près de toi, tu te rappelles Notre-Dame des Grâces. Tu avais oublié sans doute tout cela, à l’heure de ta folie. » Eh bien ! il est mort de mon histoire. Il est mort à quatre-vingt-six ans. Sa dernière sortie fut pour me voir passer aux assises. Il était sacristain, il faisait les baptêmes, les mariages, les enterrements, tout !

La pluie descendant comme des cordes raides, Ginioux baissa les stores de la véranda.

— Je suis ici depuis dix-sept ans. Je suis venu avec Ulbach, vous savez Ulbach, ce monsieur très bien qui avait donné des poisons à sa maîtresse et que sa maîtresse s’en est servi pour tuer son mari. Il était condamné à vingt ans. Mais lui il a bien tourné. Il est réhabilité, il a pris une grande pharmacie à Cayenne et épousé la fille honorable d’un vrai fonctionnaire. Il était venu comme moi. Il est maintenant comme le plus honnête, voilà !

— Mais, Ginioux, qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai tué la fille de ma patronne. J’étais domestique de ferme. Elle ne voulait pas que je me marie avec la petite bonne. « Mademoiselle » était une vieille bigote.

Ah ! je n’ai pas eu de chance. On a dit que j’étais anarchiste, moi qui ne lisais que la Croix de Provence, le Pèlerin, le Nouvelliste de Lyon !

J’ai passé en assises, l’après midi : Ah ! pas de chance, pas de chance. Le matin, la cour en avait acquitté un pour viol ; alors, manifestation de la foule qui cria : « À mort ! À mort ! » L’après-midi, j’ai tout pris.

— Comment l’as-tu tuée ? D’un coup de revolver ?

— Non ; étranglée seulement.

Et, ramenant sur sa poitrine ses dix doigts comme deux serres d’aigle :

— Étranglée sous ses couvertures, comme ça ! Pas une trace, pas une goutte de sang !

Je bus un coup de tafia.

— Mais, maintenant, dit-il en se dandinant, des messieurs très bien me parlent dans les rues de Saint-Laurent. Alors, je suis obligé de leur répondre, n’est-ce pas ?