Au bord du Saint-Laurent/10

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Imprimerie du Saint-Laurent (p. 58-66).

CHAPITRE X

LES DRAMES DU ST-LAURENT


UNE ALERTE AUX TROIS-PISTOLES



En cette année de 1839, la paroisse des Trois-Pistoles fut le théâtre d’un événement tragique qui faillit plonger toutes les familles dans le deuil. De mémoire d’homme, on ne connaît rien de plus épique que ce drame émouvant où plus de 200 hommes étaient les pénibles acteurs, ayant pour scène le fleuve immense emprisonné dans son lit de glaces flottantes et pour spectateurs terrifiés, agonisant de douleurs, une foule énorme accourue sur la plage, toute une paroisse avec son pasteur en tête.

Aussi garde-t-on religieusement dans les familles le souvenir atroce, mais consolant quand même de cet épisode de l’histoire de la paroisse des Trois-Pistoles. On se lègue de père en fils le récit mouvementé de ce sauvetage miraculeux et le plus jeune des enfants assis sur le banc de l’école vous dira l’horrible histoire que nous allons raconter.

C’était au mois de décembre, veille de la grande solennité de la Messe de Minuit, un jeudi. La cloche au timbre argenté tintait l’Angélus matinal ; les cheminées des maisons laissaient monter dans l’air vif du matin leur spirale longue de fumée blanche qui faisait tache sur l’azur sans nuage d’un ciel pur d’hiver canadien ; les habitants commençaient à sortir de leur demeure, bon nombre même, à la lumière vacillante au fond de l’étable, avaient commencé leur train.

Le froid mordait les joues, et la neige blanche, immaculée des champs, criait sous la botte sauvage du paysan.

Peu à peu le jour s’était levé, serein, radieux, inondant de ses rayons attiédis les falaises du Nord, les îles au large, les îlots à l’entrée de la baie et le village groupé sur la Pointe autour de la chapelle.

Ce matin-là on ne voyait plus la mer, c’est-à-dire que les glaces amassées le long de la côte sud avaient formé un pont solide en se réunissant entre elles, et l’on ne distinguait plus où finissait le pont ni où commençait la mer. On voyait bien ici et là ce qu’on appelle des saignées en termes marins, mais partout de la glace, de la glace vive, vaste miroir flottant, immobile, serein comme le grand ciel bleu qu’il réfléchissait en lui.

Le paysan canadien qui sort de sa maison au matin, a deux choses à accomplir avant de commencer tout travail quelconque : c’est d’abord de faire le signe de la croix (pratique qui tombe et s’en va comme bien des bonnes choses du vieux temps) et de jeter un coup d’œil au fleuve, si le cultivateur vit au bord de la mer, ou de regarder de quel côté souffle le vent, s’il habite l’intérieur des terres.

Donc ce matin de décembre 1839, les gens des Trois-Pistoles avaient jeté les yeux sur la mer et étaient restés étonnés. Un spectacle nouveau, inaccoutumé s’offrait à la vue. Des points noirs luisants, mobiles, mouvants se détachaient nettement sur la glace. Et il y en avait à l’infini, depuis le bas de l’île aux razades jusqu’au haut des dernières Rassades, ces rochers arides qui semblent se diriger éternellement vers Saint-Simon dont ils ne sont pas éloignés.

Ce mouvement, cette vue, ce va et vient d’êtres inconnus étaient bien de nature à surprendre un peu les gens que les coups de bonne fortune en plein hiver n’avaient pas encore gâtés. Les habitants se rassemblèrent donc. On se consulta, on émit des opinions et Dieu sait s’il y en avait d’émises et de toutes sortes.

Les uns soutenaient que ce devaient être assurément des phoques, d’autres opinaient pour les poursiles, le plus grand nombre cependant croyaient aux loups-marins et c’est cette idée là qui devait l’emporter.

En un instant le village fut sur pied. L’élan, une fois donné, gagna bientôt le rang, sur la côte, puis se communiqua de proche en proche comme une immense traînée de poudre, et trois heures après le dernier éveil, toute la paroisse de Trois-Pistoles, très populeuse alors, avait les yeux tournés vers cette vaste richesse, cet énorme et facile butin, cette proie valant de l’or qu’offrait le fleuve.

Tout ce que la paroisse comptait d’hommes disponibles s’arma qui d’un couteau, qui d’une hache, qui d’une masse, d’une traîne, d’un canot, et cette foule, cette multitude, se dispersa sur la glace. C’était bien, en effet, des loups-marins que l’on avait aperçus de la côte, et il y en avait des milles et des milliers. Ils étaient aussi nombreux que gros et gras, et jamais richesse plus grande, jamais chasse plus facile ne s’étaient offertes à ces braves gens, qui savaient tout aussi bien bâtir deux églises à la fois, qu’éventrer un loup marin et chasser les gros carnassiers des bois.

Le massacre commença ; ce fut une tuerie sanglante, une hécatombe horrible où les hommes et les bêtes se trouvaient confondus. Le sang ruisselait partout, à larges flots noirs, et la glace, miroir limpide d’un moment, ne devint plus que le plancher visqueux des halles, où l’on abat les animaux amenés à la boucherie.

Les loups-marins, rendus furieux par l’attaque et le carnage, sans défense sérieuse, moitié assommés, hurlant de rage, se dressaient droits comme des guerriers prêts à mourir, montrant leurs crocs d’ivoire et lançant dans le vide leurs nageoires d’avant, leur seule arme, leur seule défense, et le paysan grisé par le gain, par l’appât, sans crainte ni frayeur, saisissait son large couteau de boucherie, et le plongeait inhumainement dans le ventre de la victime. Le loup marin tombait sur la glace, moitié ouvert, perdant ses entrailles et expirant dans des sursauts et des heurts impossibles.

L’ennemi vaincu était dépecé aussitôt ; on enlevait la graisse adhérente à la peau, et on en faisait des monceaux, des piles énormes qui prenaient, de terre, l’aspect de tumulus funéraires où l’on aurait enseveli les morts de la grande famille des amphibies.

Et le massacre continuait, furieux, horrible, sans trêve ni merci ; mais les heures coulaient rapidement, le soleil déclinait à l’horizon avec une rapidité prodigieuse, et les ombres du soir allaient s’allonger bientôt sur les champs et les mers.

Déjà la file des voitures arrivait sur la grève. Les chevaux étaient dételés au rivage, et les traines amenées à bras sur la glace pour être remplies jusqu’aux « ambines »[1] de la précieuse dépouille des loups marins.

Ce travail de partage était plus difficile qu’on ne le pense. En bons normands comme toujours, nous allions dire en bons plaideurs comme jadis, nos gens se disputaient maintenant la propriété des tumulus, des amas de peaux et de graisses, et pendant ce temps, l’heure fuyait toujours, les traînes ne s’emplissaient pas, et les chevaux, sur la grève, attendaient vivement l’arrivée du fardeau qu’ils devaient monter au village.

Plus de sept cents loups-marins gisaient là, sur la glace, et c’était encore horriblement beau que de voir cette animation, ce va et vient, toute cette vie de foumilière, où hommes et dépouilles de bêtes se confondaient dans un ensemble qui prenait, du village, des aspects fantastiques. C’était là, assurément, le plus joli tableau, genre marin, qui se soit jamais vu. Quel vaste sujet pour un peintre épris de l’art ! Quel beau drame à faire, et que nous voudrions bien avoir le talent descriptif d’un Victor Hugo, ou d’un Jean Richepin, deux amants de la mer et de ses drames, pour montrer, dans toute sa grandeur, le poëme épique qui se déroulait, vivant, sous les regards de tous.

Pendant qu’on se disputait les richesses de la mer, richesses d’un moment comme tout ce qui est de la terre, pendant qu’on chargeait, en se disputant, les lourds ballots de graisses sanguinolentes amassés avec peine, on ne s’apercevait pas que le vent de terre faisait son œuvre, et que la glace, devenue plancher mouvant, se détachait lentement de la rive, et prenait le chemin du large.

Un cri soudain, pareil à une clameur immense venue de la rive, fit redresser les têtes penchées et toutes à leur ouvrage, toutes au gain de l’heure présente, et les regards inquiets interrogèrent le village. Les plus rapprochés comprirent la situation et, à leur tour, ils lancèrent dans l’air un cri désespéré, un cri de suprême appel : « Sauvons-nous, la glace charrie au large. »

Ce cri courut, de bouche en bouche, jusqu’au plus éloigné. Ce fut comme un courant électrique, qui pénétra tous les habitants. On abandonna tout, traines et amas de peaux, et affolés, on accourut au bord de l’eau. Quelques-uns seulement, des plus rapprochés, avaient réussi à sauter sur la berge opposée, et à se sauver par là du naufrage ; les jeunes gens, dans un moment aussi sérieux, disaient aux plus âgés : « dépêchez-vous de sauter, vous-autres qui avez des familles ; quant à nous, eh bien à la grâce de Dieu, nous essaierons après vous. » Mais ceux qui étaient loin, les retardataires eurent beau prendre leur élan pour franchir le fossé liquide, qui les séparait de terre ferme, ils s’arrêtaient frémissants, avec un haut le corps sur le bord de la glace, désespérant pouvoir atteindre le côté opposé ; et pourtant le salut n’était pas loin : à quelques perches seulement, des amis, des parents leur tendaient les mains et l’espace s’agrandissait d’instant en instant. Leur sort devait-il donc être désespéré ? La mort les horreurs d’une agonie effrayante, devaient-elles compter sur leurs proies faciles ?

La Providence, ici-bas, n’est pas une marâtre et plus d’un en a fait l’expérience. C’est au moment où l’on crie notre désespoir et notre désespérance, c’est à l’heure où l’on n’a plus foi au lendemain qu’elle paraît, consolante, et nous tend la main, une main qui réconforte quand elle ne sauve pas. Les gens de terre criaient à leurs parents terrifiés, désespérés, errant comme des ombres privées de raison sur la glace flottante et mobile : « Sauvez-vous ! prenez les traines et venez sur l’eau ! Elles vous porteront jusqu’à terre ! »

Et les voix répondaient : « Secourez-nous ! secourez-nous ! Au secours ! nous allons périr ! » Et ces cris montaient comme une plainte immense de la mer, et allaient mourir au fond du village où l’écho leur répondait par des pleurs, des prières et des supplications. Et les plaintes venaient toujours de la mer allant de plus en plus en diminuant, à mesure que la glace entraînée se dirigeait vers le nord, et sur la grève, les pleurs, les cris, les prières à haute voix, les vœux formulés hautement formaient un sanglot étrange pareil au brisement énorme d’être géant qui agonise et se meurt.

La foule courait anxieuse, affolée, sur la grève, portant des lumières, des fanaux, des torches enflammées ; on regardait, en frissonnant, cette banquise de glace détachée de la terre ferme, immense épave portant plus de deux cents personnes, qu’un miracle seul pouvait sauver d’une mort affreuse, et tous avaient là un père, un mari, un frère, un fiancé !

Il semble impossible de donner une nuance de plus à ce tableau de sublime atrocité ; il semble impossible de peindre, par des mots, la douloureuse émotion des spectateurs terrifiés à la vue de ces hommes criant leur désespoir dans la nuit sombre et entraînés à une mort certaine, à moins d’un miracle éclatant.

Mais une scène étrange se passait à la Pointe, en face de l’église paroissiale. Pendant qu’au large les prières et les larmes se confondaient ensemble, et montaient à Dieu dans un suprême appel, sur le rivage, le Révérend M. Pouliot encourageait son monde, ses enfants l’entouraient, le suppliaient, comme autrefois les disciples aux pieds de Jésus, lui demandant de faire un miracle.

Alors il se tient debout sur le rivage, les deux mains étendues vers ces malheureux, ces enfants que le gouffre de la mer semblait réclamer comme sa proie. Il les aimait ces hommes, il les avait baptisés peut-être, il en avait mariés plusieurs, et tous étaient ses ouailles.

Et ce prêtre, semblable à l’ange de miséricorde intercédant sans cesse pour la terre, priait tout bas pour ceux qui allaient peut-être mourir cette nuit, périr misérablement, ne devant plus revoir leur village, leur clocher, leur famille, privés même de la dernière consolation de reposer à l’ombre de la croix, et dans le même cimetière paroissial, demeure dernière de tant de parents et d’amis.

Il demandait au ciel d’éloigner de lui ce calice d’amertume, mais il voulait que la volonté de Dieu se fasse ; soudain il s’écria : « à genoux mes enfants, je vais leur donner la sainte absolution ! » et élevant la voix, il dit :

Mes enfants de là-bas, qui allez peut-être mourir, « au nom, du Dieu Tout-puissant, au nom de Jésus-Christ, son fils, qui m’a donné les pouvoirs de lier et de délier sur la terre, au nom du Saint-Esprit, je vous absous de tous vos péchés. Ainsi-soit-il !  »

Et la foule agenouillée, sanglotante, répéta « Ainsi-soit-il !  »

Le curé, se mettant à genoux, pria avec ferveur, offrant sa vie pour le salut de tous, et promettant au divin Jésus de l’Eucharistie, une communion générale de tous les naufragés, s’il les ramenait sains et saufs à terre ferme, s’il les rendait à leur famille éplorée, à leur paroisse désolée, à leur vieux pasteur affligé.

Pendant ce temps-là, sur la banquise, les naufragés étaient tombés à genoux. D’une commune voix, dans une même pensée, ils demandèrent au ciel de les sauver. Aux heures de grand désespoir, il fait bon se tourner là-haut, et demander aide et protection à celui qui commande aux éléments.

Pendant ce temps, le vent soufflait du sud et poussait la banquise de plus en plus au large. La terre se confondait, là-bas, dans un nuage gris sombre. Bientôt ils aperçurent, à leur gauche, l’île aux Basques, paisible et comme endormie au sein de l’onde amère ; plus loin l’île verte hérissait dans la nuit ses falaises énormes, ses sommets couverts d’épinettes sombres.

Plus au large, vers le nord, ils semblaient entendre les grondements lugubres du Saguenay qui se brise sur les larges battures aux alouettes.

Allaient-ils donc passer toute une nuit d’angoisses et d’agonie sur ce morceau de glace à la dérive ? Allaient-ils donc se briser sur quelques roches désertes, sur les battures rendues furieuses par le vent ? Ou bien leur planche de salut allait-elle se désagréger, et leur donner le fleuve pour dernière demeure ?

Et les glaces se détachaient, morceaux par morceaux, entraînés à la dérive, allant au hasard dans la nuit sombre et lamentable.

Ils promirent alors d’élever un monument au divin crucifié s’Il les amenait au port de salut ; ce monument serait une croix gigantesque qui rappellerait aux hommes de l’heure présente, comme à ceux de la génération à venir, la faveur insigne d’un sauvetage miraculeux, et cette croix ils l’élèveraient là où le souffle d’en haut irait les faire s’échouer sûrement.

Soudain le vent changea, dit l’histoire, et la banquise parut s’arrêter dans son mouvement d’aller. Elle semblait obéir à une force merveilleuse ; une main inconnue la dirigeait maintenant vers terre. Les naufragés ne le voyaient pas clairement, mais ils le sentaient pour ainsi dire. Un cri de joie, immense, un cri d’espérance profonde emplit les poumons de ces hommes que la crainte terrassait tout à l’heure ; et bientôt, l’illusion n’était plus permise en face de la réalité, et la banquise, dirigée sûrement, venait heurter une pointe du rocher.

Ce rocher était ce que l’on appelle les petites Razades, entre les Trois-Pistoles et Saint-Simon. À neuf heures du soir, tout le monde était sauvé, et le délire était partout, et les prières de reconnaissance montaient de toutes les demeures vers le Très-Haut, qui avait dirigé la banquise et permis que tout ce monde ne se perdît pas, entraîné bien loin, ayant eu le sort des débris de loups-marins, des traines et des vieux canots retrouvés jusqu’à Métis, Matane et Rimouski, à plusieurs lieues en bas de Trois-Pistoles.

Pas un seul manquait à l’appel : tous avaient regagné terre, et les craintes de deuil lamentable se dissipèrent comme par enchantement.

Le dimanche suivant, c’était le grand jour de Noël, l’église de la Pointe était remplie. Il y avait là des gens d’« en haut » qu’on n’avait pas vus à l’église depuis plusieurs années. Tous priaient. On sentait comme un souffle religieux d’une sainte joie passer sur toutes ces têtes inclinées que la mort avait failli toucher de son aile, et le murmure des lèvres disait la prière ardente des naufragés, et de leurs amis et de leurs parents, tous priant ensemble pour remercier Dieu de l’heureux sauvetage des naufragés de l’avant-veille, les grands miracles de la banquise échouée, contre tout espoir, sur une roche.

Le curé monta en chair, et des larmes dans la voix, il rappela à l’assistance les angoisses de tous, les leurs, comme les siennes, et les invita à accomplir le vœu qu’il avait fait pour eux : une communion générale.

Le lendemain pas un ne manquait à l’appel au divin rendez-vous de l’Eucharistie. Et, quelques jours après, une énorme croix de bois était bénite et plantée là où elle est encore de nos jours, là où l’on peut la voir en passant à bord des chars, sur les razades d’en haut.[2]

Salut, croix sublime, Tu as sauvé le monde et le sauves encore, chaque jour, à ces heures désespérées où l’on n’a plus d’espoir qu’en Celui qui t’a portée généreusement ici-bas.

Reste là, battue des flots qui ne pourront que te briser un moment. Reste debout, au large, sur ce rocher désert, témoin du sauvetage de plus de deux cents personnes des Trois-Pistoles. Reste là comme un phare lumineux, rappelant à ceux qui viendront après nous, que la reconnaissance, qui t’a élevée sur cette pointe aride au sein du fleuve, demande que tu ne sois pas oubliée ni méconnue.

Qui sait, si, te regardant au loin, un pauvre malheureux n’aura pas une bonne pensée ?

Qui sait si ta vue ne consolera plus d’une infortune, plus d’un déshérité ici-bas ?

Oui, oui, reste debout, impassible, immuable et sereine, aux jours de tempête, comme à l’heure calme où la mer se fait pleine de caresses et de chansons.

Reste là comme une éternelle prière montant de la terre vers le ciel, non seulement pour toutes les gens des Trois-Pistoles, mais pour tous les malheureux de la mer qui vont on ne sait où, perdus entre deux abîmes : le ciel immense, l’immense mer.



  1. Ce mot populaire ne se trouve pas dans le Glossaire franco-canadien du regretté Oscar Dunn.
  2. Il y a les razades d’en bas et celles d’en haut. Ce sont deux rochers arides à une demi lieue de la rive.