Au bord du Saint-Laurent/6

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Imprimerie du Saint-Laurent (p. 38-42).

CHAPITRE VI

UNE ERREUR HISTORIQUE


LE MASSACRE DE L’ISLE-VERTE

Non pas de « L’Îlet du Bic »



Il est rare que le chercheur infatigable, celui que les vieux bouquins, les annales poudreuses et les archives de cent ans ne rebutent pas, ne rencontre pas parfois de ces erreurs historiques que les circonstances lui permettent de rectifier sur l’heure. C’est là faire acte patriotique que de travailler ainsi non seulement à mettre au jour une foule de connaissances nécessaires et utiles ; mais encore de montrer sous leurs vraies couleurs, les choses du passé qu’une erreur involontaire a mal édifiées.

Le vent est aux antiquailles, diront quelques-uns. C’est vrai. Mais au milieu de cette ardeur fiévreuse qui porte tant de personnes bien disposées vers les choses antiques, il est facile de distinguer un travail opiniâtre et désireux de mettre au jour une foule de renseignements jusqu’ici inconnus ; il est facile aussi de constater que parmi tous ces travaux archéologiques plus ou moins importants, il en est qui surnagent, qui dominent les autres et viennent à point donner soit un appui nouveau à un fait déjà énoncé, soit un formel démenti aux assertions jusque-là mal étayées.

C’est ainsi qu’en cherchant un peu partout parmi les livres qui commencent à orner les rayons d’une bibliothèque naissante, la main m’est tombée sur les Trois Légendes de M. J. C. Taché, cet écrivain de race, véritable artiste canadien, qui a enrichi notre littérature nationale de productions que signeraient les premiers écrivains français de la génération actuelle, ceux qui n’ont pas dévié des saines traditions de la belle et large littérature française du dix-neuvième siècle.

La première des Trois Légendes attira mon attention d’une manière toute particulière. Traitant le sujet de l’Ilet au massacre du Bic, elle était de nature à exciter ma curiosité. Mais une autre considération, plus séduisante, m’attirait. Jusqu’ici j’avais cru de véritables légendes, ces récits historiques, merveilleux, horriblement tristes et désolants, que l’on se raconte en frissonnant les soirs d’automne et d’hiver au coin du feu ; mais voilà que mes yeux lisent, étonnés, les lignes qui suivent : « Le fond de la légende de l’îlet au massacre repose sur un fait de l’histoire qui constitue le premier événement important des annales aborigènes dont il soit fait mention dans nos chroniques et le seul, antérieur à la découverte du pays, auquel il soit assigné une date à peu près précise. »

Et M. Taché ajoute « que c’est au grand pilote de Saint-Malo que nous devons la mention de cet événement aujourd’hui passé dans le domaine légendaire. »

Voyons maintenant le passage sur lequel M. Taché s’appuie pour donner à son récit du massacre du Bic un fond historique. C’est au chapitre IX de la « Seconde navigation » de Jacques Cartier.

Voici : « Et ce fut par le dit Donnacona montré au dit capitaine les peaux de cinq têtes d’hommes estendues sur des bois, comme des peaux de parchemins ; et nous dit que c’étaient des Toudamens (Iroquois) de devers le Su qui leur menaient continuellement la guerre. Outre nous fut dit, qu’il y a deux ans passés que les dits Toudamens les vinrent assaillir jusque dedans le dit fleuve à une Isle qui est le travers du Saguenay où ils étaient à passer la nuit, tendans à aller à Honguedo (Gaspé) leur mener guerre avec environ deux cents personnes, tant hommes, femmes qu’enfants lesquels furent surpris en dormant dedans un fort qu’ils avaient fait, ou mirent les dits Toudamens le feu tout à l’entour et comme ils sortaient les tirèrent tous, réserve cinq qui échappèrent. De laquelle destrousse se plaignent encore fort, nous montrant qu’ils en auraient vengeance. »

Monsieur Taché ajoute qu’il y a dans ce passage des obscurités et des confusions non moins que des méprises que les traditions conservées ont permis depuis de corriger puis il nous fait le récit émouvant du massacre à l’îlet du Bic, avec une facilité étonnante qu’on admire, prodiguant partout les plus riches couleurs du style et conservant jusqu’à la fin du récit cette originalité d’expression qui est le propre du véritable écrivain canadien, conservant la couleur locale, cette senteur du terroir laurentien qu’il convient de ne perdre à aucun prix.

Une chose me frappe étrangement dans ce récit appuyé sur un fond historique : c’est que M. Taché, connaissant le fleuve Saint-Laurent mieux que personne, ait pu se laisser tromper par le texte si clair, si précis de Jacques Cartier.

Jacques Cartier nous montre le grand sachem de Stadaconé (Québec) lui annonçant que deux années avant l’arrivée des visages pâles, les Toudamens faisaient une guerre acharnée à sa tribu, voire même qu’ils avaient tué un grand nombre des siens dans une « île qui est le travers du Saguenay » pendant qu’ils dormaient dans un fort qu’ils avaient fait.

Quelle peut bien être cette île en travers du Saguenay, si ce n’est la grande et luxuriante Île-Verte dont j’ai déjà raconté l’histoire en 1887-88 ?

En effet l’Île-Verte longue de trois lieues, forme véritablement le travers du Saguenay qui se décharge en face, portant jusqu’aux bords de l’île ses courants nombreux, véritables dalles liquides qui font parfois le désespoir des marins.

Jacques Cartier ne pouvait avoir l’idée de l’îlet du Bic en racontant l’histoire du chef de Stadaconé, pour la bonne raison que le Bic est loin de l’Île-Verte et que l’îlet au massacre n’est pas le travers du Saguenay. S’il eut voulu mentionner les îlets du Bic, Jacques Cartier n’aurait pas été en peine pour leur fixer une situation telle qu’il aurait été impossible de s’y méprendre.

L’Isle-Verte a été de tout temps un poste d’observation, un endroit recherché ; espèce de rendez-vous de pirates ou de guerriers à l’affut. Admirablement située près de la côte du Sud, ayant vue sur tout le fleuve où rien ne pouvait arriver d’un peu inaccoutumé sans que cela paraisse aussitôt aux regards, ayant en face Tadoussac et le Saguenay où les français commençaient à avoir un pied à terre important, l’Île-Verte était appelée à jouer un rôle dans l’histoire des premiers temps de la colonie.

Comme on le voit dans le récit de Cartier, l’Île-Verte fut le théâtre d’une boucherie sanglante qui vous donne une idée des massacres dont les Iroquois étaient capables, massacres qui devaient les rendre si redoutables dans la suite.

Du temps de Champlain, les Basques et les Rochellois y avaient leur poste d’observation afin de surveiller les mouvements de la flotte française qui les empêchait de trafiquer avec les sauvages de Tadoussac. On voit qu’en 1621, MM. de Caien et de Monts se mettent à leur poursuite. Arrivés à l’Île-Verte, ils n’y trouvèrent qu’un fort ou retranchement de palissades ; les oiseaux avaient déserté le nid. Ils s’étaient sans doute réfugiés sur l’île aux Basques, à une lieue en bas de l’Île-Verte, vis-à-vis Trois-Pistoles.

Du temps du pilote Alphonse, l’Île-Verte portait le nom d’île de la guerre, et les Relations des Jésuites nous apprennent qu’en 1683, le Père Henri Nouvel fit naufrage sur l’Île-Verte où il rencontra dans un fort de pieux 68 sauvages, tant papinachois que d’autres nations. Ils s’étaient ainsi enfermés dans ce fort ensuite de la découverte qu’ils avaient faite d’un grand cabanage d’Iroquois sur le bord de la grande rivière, le Saguenay sans doute.

Plus tard le Père Albanel, ce hardi pionnier de la civilisation, le découvreur généreux que rien ne rebutait, fut obligé de se rendre en plein mois de janvier à l’Île-Verte où se mouraient de misères et de faim une partie des sauvages échoués là, je ne sais par quelle aventure.

Tout cela ne confirme-t-il pas davantage le lecteur que l’Île-Verte était un centre important alors, que les sauvages de la côte sud y venaient en foule et que leur ennemi commun, le farouche Iroquois, dut venir souventes fois les y surprendre et les terrasser et que c’est un de ces coups hardis, un de ces drames sombres d’alors que le sachem de Québec racontai à Jacques Cartier.

Mais ne gardons pas rancune à M. Taché d’avoir plus ou moins bien compris Jacques Cartier, puisque cette erreur nous a valu des pages admirables qui ont fait l’admiration de tous ceux qui les ont lues, j’allais dire dévorées avec avidité. Le massacre du Bic a eu lieu, nul doute là-dessus. Quand ce drame eut-il lieu ? Voilà le hic ! L’Isle-Verte a été le théâtre de combats sanglants, de tueries atroces, c’est aussi un fait certain et Jacques Cartier, et le pilote Alphonse et les Relations nous en donnent la preuve surabondante ; mais jamais il ne sera possible d’admettre le fond historique sur lequel M. Taché veut faire reposer le récit du massacre de l’îlet du Bic.

Qu’on lise et relise cet admirable légende de l’îlet au massacre ; que l’on admire et qu’on la vante avec raison, sans croire pour tout cela à l’exacte vérité des faits tels que rapportés avec grâce par l’auteur. Guizot disait un jour : « voulez-vous du roman ? Que ne vous adressez-vous à l’histoire ? » M. Taché aura lu ces lignes et sur un prétendu fond historique, il a brodé avec charme le plus joli roman de couleur locale, la plus empoignante légende qu’on puisse lire.

La vérité vraie étant mise sous un véritable jour, l’erreur de l’écrivain étant constatée, je demande au vieil ami de ma famille de me pardonner cet excès de zèle qui me pousse à rectifier ce que dans mon humble opinion, je crois erronément affirmé : Cet article ne diminuera en rien le prestige si bien établi de ce bon ami des canadiens et des Maléchites[1] et il ne fera que rendre justice à l’histoire qui me paraissait incomprise.



  1. Il y a des auteurs qui écrivent Malicites. Dans les anciens registres de nos paroisses, le missionnaire de 1750 écrivait Malicite. Mgr Chs Guay, dans ses Chroniques de Rimouski, donne les deux indifféremment. Je crois que M. Taché l’emporte par une définition juste et raisonnable, Almouchiche, nation des petits chiens.