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Au large de l’écueil/02

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 31-66).

II


Augustin Hébert était un type superbe de Canadien-Français. On le remarquait toujours dans la foule qu’il dominait des six pieds de sa taille. Il marchait d’une grande allure militaire. Les cheveux noirs semés de fils gris encadraient de noblesse un visage énergique, un peu hautain dans sa pâleur. Son regard ne mentait jamais, allait droit à l’adversaire. Le dessin des lèvres, sous la moustache brune, était ferme et précis. Il fallait l’entendre, de sa belle voix de clairon sonnant la charge, évoquer les souvenirs épiques de l’histoire de sa race. Il avait, en effet, le culte d’un passé tragique. Il ne pouvait le rappeler, sans qu’il se transfigurât, et le sang qui lui brûlait alors les veines était celui de l’immortel Hébert, le premier colon qui ait cru au sol canadien. Il eût fallu rouler sur son beau corps d’athlète avant de lui arracher un seul des ouvrages canadiens qui formaient sa collection sainte. Le spectacle était bien touchant de ce colosse maniant, avec des précautions infinies, les manuscrits fragiles et les relisant dans le sanctuaire où nul ne les avait jamais profanés.

C’est là que l’industriel patriote, au milieu des chers livres, avait connu la vraie douceur de vivre ; là qu’aux retours du Premier de l’An, Jules courbait son front grave et que Jeanne inclinait ses boucles blondes sous la bénédiction pieuse et traditionnelle du père ; là que celui-ci avait infusé à son fils l’amour des choses canadiennes ; là que, dans le demi-jour de la lampe ancienne, sa femme venait lui sourire et que, dans ses bras de géant, sa fille venait nicher sa tête menue ; là que Jules, au jour de son départ, avait regardé longuement les deux femmes en pleurs sur sa poitrine afin d’en rester dignes ; là qu’avant de laisser, pour se rendre à la tâche quotidienne, la maison qu’il habitait rue des Remparts, Augustin ne manquait jamais de contempler le Saint-Laurent. Il avait vu tous les caprices de la lumière sur le fleuve et ne se lassait pas de les revoir. Il connaissait la succession des feux de l’aurore sur l’onde au repos, la magie rose du couchant sur le flot du soir, les eaux cuivrées à la veille des orages, mélancoliques sous la brume, ivres de soleil le midi, lourdes sous les nuages de plomb, les vagues méchantes allant, aux jours de tempêtes, se briser sur la grève où devaient revenir parfois les héros de Montmorency. Ses yeux parcouraient la ligne harmonieuse des Laurentides et, franchissant le Mont Saint-Anne, rejoignaient la croupe altière du Cap Tourmente, descendaient vers la côte pittoresque de Beaupré, traversaient à la ravissante île d’Orléans pour aller cueillir, enfin, sur la colline de Saint-Joseph de Lévis, la vision du village riant qui la domine.

Ce tableau grandiose, dont Madame Hébert faisait ses délices habituelles, ne l’enlevait pas à la fascination que le Bout de l’Île paraissait avoir pour elle, cet après-midi là. Immobile à la fenêtre, on l’eût crue pétrifiée, sans le rayonnement du regard fixe. Le « Laurentic » allait poindre. La mère attendait son fils. Enfin, il revenait, vivant, plus beau, sans doute. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait entendu la voix caressante, étreint la forme chérie. Que n’avait-elle des ailes pour aller jusqu’à lui !

La clarté du jour la nimbait d’une auréole. Elle était belle de cette beauté sereine qui donne à certaines femmes un charme d’exception. La blancheur de lys de sa chevelure rendait saisissants l’éclat du teint, le modelé classique des traits. Il émanait de sa personne tant de bonté qu’elle devait n’avoir jamais fait souffrir. Assez grande, elle portait noblement la tête à la façon d’autrefois. Les professionnels de la séduction n’avaient jamais essayé leurs manœuvres louches autour d’elle : ils devinaient qu’elle les aurait cloués sur place.

— Ce paquebot retarde… Il me vole des minutes…, dit-elle, impatiente, à la jeune fille qu’aurait pu loger, trois fois au moins, le fauteuil où elle s’était blottie.

— Mais ! chère mère, il est encore en temps… Le cadran ne marque pas une heure… Vous vous faites trop de mal !…

— On dirait que tu es un peu indifférente au retour de ton frère…, fit la mère, avec un peu d’amertume.

— Oh ! ma mère ! que vous me faites de la peine ! s’écria Jeanne qui, d’un bond, fut près d’elle. Si Jules n’était jamais revenu, j’en serais morte… S’il avait différé son retour, si ce vaisseau ne nous le redonnait pas, je crois que je deviendrais folle… Dans ce fauteuil, je l’étranglais déjà de mes bras… Ce n’est pas toi, si bonne, qui parlais !…

— Tu as raison, ma chérie, ce n’était pas moi… Mes nerfs seuls ont parlé… Mon cœur ne le voulait pas… Mon cœur te demande pardon… Tu sais bien que je t’adore, que, sans toi, je n’aurais pas supporté l’absence… Allons, c’est fini, ta peine…

Et, de sa main parfaite, la mère essuyait les larmes sur les joues roses de Jeanne. Oh ! qu’elle était jolie, la sœur de Jules ! C’était le soleil autour d’elle… Le ciel le plus morose se déridait, quand elle souriait. Au coin des lèvres si fines, deux fossettes adorables, à la moindre joie, se creusaient et charmaient. Puis, les ailes frémissantes du nez mignon vous attiraient, les yeux pétillants de franchise pure éblouissaient, les cheveux d’or vous donnaient l’envie folle de les lui ravir. À peine plus haute que les fées de la légende, elle faisait songer aux frôles princesses des contes. On pensait, d’abord, que le bonheur sans ombres l’avait choisie pour nid, mais elle avait une âme de sensitive et des pleurs pour le moindre chagrin. Les oiseaux prisonniers dans les cages, les insectes qui venaient de mourir sous le talon des passants, le pauvre aveugle debout tout le jour à la Porte Saint-Jean, bien des choses lui mettaient le cœur en deuil. La griserie d’être joyeuse la reprenait vite, et l’enfant de dix-huit ans continuait sa mission de lumière à répandre.

Bien des fois, le sourire de Jeanne avait endormi les ennuis du père, dispersé les tristesses de la mère et reposé le cerveau las de Jules. Elle avait, pour le grand frère, une admiration presque religieuse, une tendresse presqu’idolâtre. Quand il partit pour le long voyage, elle pleura tout le jour et toute la nuit. Elle fut moins rieuse qu’à l’ordinaire, cette année-là. Ce n’est que depuis une semaine que le lutin de jadis était vraiment revenu à la vie. Sa peine de tout-à-l’heure avait bientôt fondu sous les caresses de la mère.

— J’ai eu tort, petite mère, dit-elle, badine. J’aurais dû te comprendre… Je ne suis qu’une enfant, vois-tu… Il ne faut pas que Jules me trouve les yeux rouges… Ai-je embelli, au moins ?…

— La vilaine coquette !…

— Est-ce un crime de l’être pour un tel frère ? Je ne serai jamais assez belle pour lui… J’aurais tant voulu grandir un peu pour lui !… Je suis encore la toute petite fille… son petit Jean…

— Je t’envie, moi, dit la mère. Tu n’as presque pas besoin de te pencher pour appuyer ton oreille sur les battements de son cœur… Si tu étais plus grande, il t’aimerait moins peut-être !…

— Oh oui ! quand mon oreille écoute son cœur, il me dit souvent qu’il battra toujours pour moi !…

— Jules ! cria soudain Madame Hébert avec un sanglot de bonheur dans la voix.

— Jules ! répéta Jeanne de toute son âme.

Le paquebot venait de surgir. Il avançait dans toute sa grâce et sa majesté. Souvent déjà, il avait lancé le défi orgueilleux de sa puissance à l’Océan : il était vainqueur, une fois encore. Le cri passionné des deux femmes avait éveillé bien des souvenirs qui sommeillaient dans la bibliothèque où elles attendaient le retour du voyageur. Les choses se rappelaient celui qu’elles n’avaient pas revu depuis longtemps. Les livres tressaillirent d’aise, les tapis se firent plus discrets, les fauteuils plus moelleux, les tapisseries plus gaies, les tentures plus accueillantes. Les potiches à fleurs ordonnèrent aux œillets d’exhaler leurs plus doux parfums ; la vieille horloge songea à précipiter les minutes ; la lampe ancienne promit d’être exquise le soir. Les yeux de Lafontaine et Cartier brillèrent dans leurs orbites de plâtre. Philo, un grand Terreneuve, daigna faire luire, dans son regard de philosophe, une émotion assez vive.

Depuis un quart-d’heure, le « Laurentic » était immobile au long quai de pierre. Le sang frappait avec violence aux tempes de Jeanne et de sa mère, silencieuses. D’un instant à l’autre, Jules et son père seraient là. Soudain, elles furent debout. Elles crurent que leur cœur allait éclater. Une voiture s’arrêtait. Trop émues, elles ne bougèrent pas. La sonnerie électrique vibra dans tout leur être. Des pas se hâtèrent dans l’escalier tournant. Et Jules tint longuement sur la sienne les deux poitrines haletantes.

— Mon Jules ! divaguait presque la mère. On dirait que tu as grandi !… Que je suis heureuse !… Es-tu fatigué ?… Dis que tu es content de nous revenir !…

— Oh ! ma mère ! que c’est bon, te regarder, te parler ! Comment ai-je pu rester si longtemps loin de ton visage, loin de ta voix, loin de ton amour, loin de vous tous ?

Pendant tout ce temps, Jeanne dévorait de ses prunelles encore humides le frère que la magie des pays lointains auréolait. La force intellectuelle émanait de la tête mince que couronnaient de longs cheveux bruns. Il avait presque la taille du père, il en avait les yeux noirs, mais plus doux, plus souvent remplis d’éclairs. La moustache très sobre donnait du relief aux lèvres nerveuses. La pratique des sports lui valait la souplesse du corps bien charpenté. Son front, un peu étroit, s’imposait par le rayonnement de la pensée toujours à la besogne : une énergie presque tyrannique animait le visage plutôt intéressant que régulier. Le voyage avait mûri ces traits virils. Jeanne, en présence de ce qu’elle croyait un autre Jules, n’intervenait pas dans les effusions de la mère et de son fils.

— Tu es bien sage, mon petit Jean ! lui dit son frère qui s’en étonna. Que tu es jolie !… Tu as bien fait de ne pas grandir !… Ce ne serait plus toi, si tu étais plus grande !…

— Tu dis ça, mais je ne sais pas si tu le penses encore, reprit Jeanne, presque timide. Il y a quelque chose qui t’enveloppe, et cela m’effarouche… Je trouve cela étrange de te dire « toi »… Il me semble que tu n’es plus le même… Je dois te paraître bien simple, bien ordinaire… Tu as vu de si belles choses !…

— Mais ! tu n’as pas ta pareille, petite sœur !…

— Bien vrai, toujours !…

— Plus que jamais ! lui dit-il.

— Tu ne le croiras peut-être pas ? reprit-elle, déjà rassurée. Eh bien ! très-souvent, tu m’aurais surprise à jongler, si tu avais pu me voir à travers l’espace… C’était comme si la joie eût été morte en moi, à certains jours… Je riais pour ton père, pour ta mère… Je sentais qu’ils avaient besoin de ma gaité… Je faisais mon devoir, mais quelque chose au fond de moi saignait. J’ai couvert de baisers l’image que j’ai de toi dans ma chambre : elle en aurait reçu bien davantage, si je n’avais eu peur de l’effacer !…

— Chère petite sœur, si la chose est possible, je t’aimerai deux fois pour ta souffrance !… Et tu ne me l’écrivais pas !… Je n’oublierai jamais combien ton âme fut généreuse !… Je te demande pardon d’un caprice qui te fut si cruel…

— Je ne regrette pas ma peine, si elle me vaut deux fois ton amour !…

— Tu es toujours la même petite fée gentille !… Bien souvent, Jeanne, j’aurais voulu t’avoir près de moi : il est, là-bas, tant de choses qui auraient fait briller dans tes yeux la flamme que j’y adore !…

— Dis que tu me les raconteras, et nous aurons l’illusion de les voir ensemble !… Quel beau voyage nous allons faire !… Je te promets que mes yeux flamberont !… fit-elle, coquette.

— Combien de fois nous avons tremblé pour toi ! dit Madame Hébert, qui n’avait pas importuné ses deux enfants dans la reprise de leur tendresse. Dans ce gouffre de Paris, nous voyions, sans cesse, des apaches à tes talons… Lorsque tu te rendis à Naples, le couteau des bandits nous donna le cauchemar… Lorsque tu vins à Londres, nous nous figurions qu’on t’assommait sur le White Chapel Road… Tu es si imprudent avec ta façon de n’avoir peur de rien !…

— Je n’allai pas me jeter dans leurs bras ! dit-il. Il y avait beaucoup plus intéressant qu’eux, je vous l’assure…

— Nous voulons savoir ce qu’il y avait de si intéressant, interrompit Augustin, qui venait les rejoindre et parut, aux deux femmes, rajeuni de plusieurs années.

— Et mes lettres, mon père ?…

— Tu peux t’en glorifier ! reprocha gentiment la mère. Il me fallait les relire plusieurs fois pour avoir l’illusion d’une longue lettre !…

— Et tes cartes postales, où il n’y avait guère que ta signature, tu peux en être également fier ! railla Jeanne.

— Il y avait, tout de même, place pour les mille baisers que je leur confiais, mon petit Jean !…

— Coquin, va !

— Et tes aventures ? Nous n’en saurons jamais rien, si vous vous querellez éternellement ! dit le père. Allons ! fais-nous le récit alléchant de tes idylles d’amour sur les lacs divins de la Suisse… Entr’ouvre, à nos yeux épouvantés, les précipices béants où ton regard plongeait du haut des cîmes alpestres… Évoque les foules grouillantes qui se jouaient de ta chétive personne comme le vent de la paille… Parle-nous des musées où les heures filaient comme des rêves, des théâtres où les virtuoses de la rampe ébranlèrent tout ce que tu avais d’âme et de nerfs !…

— Je le voudrais bien, mon père, mais, en ce moment, tout mon voyage se résume en un seul bonheur, celui de vous revoir tous. La vision des mois que je viens de vivre est confuse, et je ne vois plus que vos chers visages, je n’entends plus que la musique de vos voix, je ne sens plus que le renoûment d’amitié avec les choses bénies du foyer… Les souvenirs de cet appartement me reviennent avec tout leur charme… Il n’y a rien de changé dans le sanctuaire de vos livres canadiens, mon père… Ils y sont bien tous, vos amis reliés, vos manuscrits fidèles !… Je sens que tout m’accueille ici…

— Tu as raison, mon fils, ils sont tous heureux de ton retour ! fit Augustin, que l’allusion délicate de Jules avait ému. Il nous arriva souvent, à mes chers livres et à moi, d’interrompre nos entretiens, pour ne plus songer qu’à toi !…

— Cela ne m’étonne pas, mon cher père, ils gardent, en leurs feuillets, une si bonne partie de vous-même !… À dire vrai, l’impression la plus vive que je rapporte est bien celle qui m’assaillit, lorsque je me trouvai soudain en face de Belle-Isle, vers dix heures, le soir. La lumière du phare venait de nous atteindre. Un frisson me saisit, me parcourut tout entier. J’oubliai la jeune Française avec qui je causais. Je ne pus retenir la déclaration d’amour à mon pays… Puis, je me rappelai qu’elle était là, que je devais lui sembler fou… Je m’excusai de mon enthousiasme… Elle ne l’avait pas trouvé ridicule : elle était si intelligente, si sympathique au Canada, si ouverte à tout ce que je lui disais de notre histoire, de nos luttes, de nos espérances !…

— Qui était cette Française ? interrogea le père, un peu défiant.

— La fille de deux Parisiens ! répondit Jules que cette question, toute naturelle qu’elle fût, mit sur une défensive dont il ne s’expliqua pas, tout d’abord, la spontanéité. Le sort m’avait placé près d’eux, à table… Compagnons de la traversée, ils me la rendirent fort agréable…

— « Ton langage me prouve que vous êtes devenus assez intimes, reprit Augustin. Pourvu qu’ils ne fassent pas partie de la bande horrible !… Les derniers journaux annoncent que le gouvernement sectaire se prépare à expulser les Sœurs de Saint-Vincent de Paul… Les lâches !… Les brutes !… Il ne leur reste donc pas d’entrailles !… Que leur marotte de l’enseignement libre les pousse à disperser les Congrégations enseignantes, cela se comprend, mais qu’ils arrachent aux malades et aux pauvres ces héroïnes de douceur et de charité, cela me dépasse !… Ce ne sont plus des patriotes qui gouvernent, c’est la haine !… C’est le régime des bourreaux despotes !… Oh ! ce n’est pas un doute sur toi que j’exprime. Je m’indigne, parce que j’en éprouve le besoin… Les sachant de concert avec ces gredins, tu n’aurais pas fraternisé avec ces Français !… Je te connais trop bien, tu es trop mon fils, trop Canadien-Français, pour avoir élevé au rang d’amie, ne fût-ce qu’un jour, la fille de l’un de ces gens-là ! Avec eux, on est courtois, mais on ne va pas plus loin !… »

Augustin Hébert avait la colère prompte, la rancune tenace. Les francs-maçons de la France, qu’il appelait les assassins de l’Église, lui avaient toujours inspiré l’horreur la plus profonde. À chaque nouvel assaut contre l’édifice catholique, il sentait la fureur lui bouillonner dans les artères, et sa phrase, alors, se précipitait, mordante et sans merci. Jules avait hérité du même emportement contre eux. Il avait l’habitude d’activer le feu qui enflammait les lèvres de son père. La charge violente qui lui martelait les oreilles n’était que semblable à celles dont sa mémoire gardait l’empreinte. Et cependant, les paroles qui lui étaient habituelles ne lui venaient pas. Quelque chose le dominait, refoulait l’indignation coutumière. Il voulut réagir, faire aux siens l’aveu qu’il avait été coupable d’une trahison, que, connaissant l’athéisme militant du père, il était devenu l’ami de la fille, l’ami de toute une semaine. Jeanne seule avait aperçu la honte qui envahissait le front de Jules, le trouble qui lui travaillait les traits. Il comprenait qu’il devait aux êtres chers la franchise absolue, que tromper la confiance touchante de son père était indigne. Mais le visage de Marguerite se précisait dans son imagination, impérieux, saisissant, irrésistible. S’il déclarait tout, il savait qu’Augustin Hébert lui pardonnerait son imprudence, mais qu’il lui défendrait de retourner à cette fille de sectaire. Il sentit qu’il les voulait, ces quelques jours d’elle qu’il lui avait promis, ces quelques accents que sa voix harmonieuse aurait encore pour lui, ces quelques divins regards qu’elle attacherait sur lui. En serait-il plus criminel pour quelques sourires d’elle encore ? Bien qu’il la crût lâche, une pensée l’accapara, le maîtrisa. Il tairait ce qu’il connaissait. Il ne mentirait pas, mais détournerait le coup. Il dirait tout, quand Marguerite ne serait plus là.

Et répondant avec le calme que faisait descendre en lui la force du souvenir magnétique, il entraîna, par une manœuvre habile, son père loin du léger soupçon que celui-ci regrettait déjà d’avoir laissé entrevoir.

— Dans mes conversations avec Monsieur et Madame Delorme, fit-il, il ne fut jamais question de cela, mon père… Mes causeries avec la jeune fille s’alimentèrent des menus incidents du bord, du récit de nos voyages, et surtout, de son vif intérêt pour les destinées de notre race… Oh oui, elle comprenait que nous étions différents d’eux. C’est en France que je l’ai pleinement réalisé moi-même ; nous ne sommes plus Français !…

— Que veux-tu dire ? interrompit le père qui se prenait au piège qu’on lui tendait. Il y a des Français de nom, qui sont la honte de leur pays, mais il y a, Dieu merci, la majorité d’eux, chrétienne, fidèle aux ancêtres, gardienne des traditions, semblable à nous… Nous avons, avec elle, la même essence, la même langue, le même génie latin, les mêmes classiques, les mêmes caractères ethniques, les mêmes souvenirs d’antan, la même mentalité…

— Je suis fier d’avoir tout cela dans les veines, mon père, mais il y a quelque chose, dans notre mentalité, qui fait que nous ne sommes plus eux et qu’ils ne sont plus nous !… Le plus semblable à nous, le plus fraternel n’est pas nous !… Il y a, entre eux et nous, une différence tranchée, vitale… Elle est née, cette différence, le jour où les assiégés de 1759, se lassant d’attendre la voile du salut, remirent à leurs vieux fusils et à leurs bataillons décimés le sort de leur liberté qu’ils n’avaient plus qu’à défendre seuls. Cela est dans notre sang, ce n’est pas dans le leur… Elle a grandi, le jour où un roi sans cœur et une marquise sans âme signèrent, avec un sourire, le traité qui nous lâchait… Cela n’est pas dans leur sang, c’est dans le nôtre… Elle a grandi encore, le jour où tant de Français, plutôt que d’avoir à lutter pour leurs droits, désertèrent le sol canadien… Cela est dans notre sang, ce n’est pas dans le leur… Elle s’est affermie par l’effort qu’il fallut pour accepter noblement la conquête… Cela n’est pas dans leur sang, c’est dans le nôtre… Elle s’est fortifiée, alors que nos aïeux, n’ayant pour arme que la liberté britannique, sauvèrent nos traditions… Cela est dans notre sang, ce n’est pas dans le leur… Elle éclate, cette différence, dans l’orgueil avec lequel nous opposons les beautés de notre pays à celles du leur, quand nous répondons par les Laurentides aux Cévennes, par les Montagnes Rocheuses aux Alpes, par le Saint-Laurent à toutes leurs rivières ensemble, par les Grands lacs aux étangs de Versailles, par nos forêts à leurs parcs, par les plaines de l’Ouest à celles de la Normandie, par les côtes de la Colombie Anglaise à celles de la Bretagne, par la Baie des Chaleurs à la Côte d’Azur, par la Beauce à la Provence… Cet orgueil n’est pas dans leur sang, il est dans le nôtre… Nous sommes des Français, mais autonomes, avec une âme spéciale, se greffant sans doute sur l’âme française, mais différente d’elle par tout ce qui fait notre essence propre, par des traditions nôtres, des combats nôtres, des victoires nôtres, des espérances nôtres, par l’ardent amour du Canada et de la liberté britannique !…

— Elle te tient donc encore, ta chimère de l’âme canadienne ! reprit le père. Plus j’y songe, moins je la trouve possible… Les Anglais nous méprisent, tu le sais bien, nous traitent en race inférieure, ne voient en nous que les fils des vaincus… Souviens-toi de ces Anglaises qui nous appellent, dans leur suprême dédain, la race des « porteurs d’eau » !…

— C’est un outrage qui se retourne contre elles, mon père… Elles ont raison : nous sommes les descendants des « porteurs d’eau », de ceux qui eurent à « porter » les sanglots de la défaite, les descendants des femmes qui « portèrent » les pleurs qu’elles répandirent sur la tombe des fils et des époux dévorés par les Plaines d’Abraham !… C’est notre droit de relever l’insulte… Oui, nous sommes des « porteurs d’eau », mais nous n’avons pas à rougir… C’est parce qu’ils avaient du cœur que nos aïeux furent humiliés de la conquête, qu’elles avaient des entrailles que les femmes gémirent sur la mort des héros… Tous les Anglais de cœur, et ils le sont presque tous, le savent bien !… À la place des nôtres, auraient-ils, auraient-elles fait autrement ? Seraient-ils, seraient-elles autre chose qu’une race de « porteurs d’eau » ?…

— Les Anglais ont du cœur, mon fils, et j’en suis convaincu… Mais il est un problème que je ne puis résoudre… Ils apprennent notre histoire… La légitimité de notre cause devrait nous gagner leurs sens de la justice, la vaillance des nôtres émouvoir leur respect du courage malheureux… Eh bien ! non, je te le répète, ils nous dédaignent, parfois même ils nous haïssent… Ils admirent les Japonais, alors qu’ils nous refusent Carillon et Montmorency !… Je sais qu’il s’agit, pour eux, de défaites !… Cela n’est pas une raison : est-il un Canadien-Français qui nie sa gloire au grand Wolfe ?…

— Ils l’apprennent, notre histoire… reprit Jules. Mais vous savez ce que c’est, au collège, apprendre l’histoire… C’est la corvée des dates à retenir, le poids des faits à traîner dans le cerveau !… Ils n’essayent pas de s’assimiler l’âme canadienne-française, ne pénètrent pas l’essence réelle de nos revendications… N’en est-il pas de même de nous, mon père ? Nous apprenons l’histoire, nous nous indignons contre eux… C’est notre devoir, oublier serait lâche… Mais nous n’allons pas au-delà, nous ne fouillons pas assez les causes du ressentiment contre nous… Autrefois, l’assimilation du conquis par le vainqueur était fatale, la logique des choses… La résistance du vaincu fut, pour eux, quelque chose d’anormal, d’offensif, de menaçant, leur inspira des défiances presque nécessaires… Entre nous, les rancunes s’amoncelèrent… Oui, autrefois, le vainqueur absorbait le vaincu, ou c’était la haine éternelle !… Mais alors, la liberté britannique n’existait pas, ou, du moins, n’avait pas sa puissance d’aujourd’hui… Grâce à elle, il n’y avait pas d’absorption, ce ne sera pas non plus la haine éternelle, mais l’amour dans la liberté !…

— L’amour entre les deux races est une utopie, mon fils… Les Anglais croient qu’ils sont tout, que nous ne sommes rien… Et nous, nous voulons être quelque chose, bien que demeurant nous-mêmes… Ils le tolèrent, mais ils ne l’admettront jamais… Aussi longtemps que nous serons nous-mêmes, ton âme canadienne n’est qu’un rêve… Rappelle-toi ces assassins de la gloire dont le ciseau impie profana le nom de Lévis sur le Monument des Braves !… Il nous faut monter la garde auprès de nos héros : sinon, une main sacrilège les outrage !…

— « Un fanatique outragea Lévis, mon père, un seul que la colère rendit fou… Je ne crois pas qu’il y ait eu deux Anglais capables de faire cela !… Vous n’êtes pas juste !… Un seul fit cela, les autres n’y ont pas applaudi… Ils sont magnanimes, ils comprennent la grandeur… C’est sacré, les héros ! Ils ne peuvent nous enlever les nôtres !… Qu’ils se figurent ce que leur enlever les leurs serait pour eux !… L’amour de notre langue s’identifie avec l’amour des mères qui nous l’apprennent ! Ils ne peuvent nous faire un crime de l’aimer, pas plus qu’ils ne peuvent nous en faire un d’aimer nos mères !… Qu’ils songent à la révolte de tout leur être, si on tentait de leur arracher le doux parler de leurs mères !… La liberté britannique leur ordonne de respecter nos droits ! N’est-ce pas leur orgueil, la merveilleuse liberté anglaise ?… Nous naissons et grandissons dans la foi catholique : elle est celle de nos pionniers, de nos missionnaires, de nos martyrs, de nos ancêtres, de nos clochers ! Ils ne peuvent y toucher, elle est inséparable de notre race !… Qu’ils s’imaginent la façon dont ils accueilleraient l’attaque aux croyances de leur berceau !… Nous aimons le Canada : les souffrances et les joies de vivre y attachèrent nos aïeux, les nôtres nous le rendent plus cher, le rendront plus cher à nos fils ! Ils ne peuvent nous refuser une part dans l’avenir canadien !… Ils l’aiment, eux aussi, la terre divine de Cartier ! Elle est à eux, nous ne leur en voulons pas, mais qu’ils nous laissent, avec eux, la faire grande !… Non, mon père, l’âme canadienne n’est pas un rêve, c’est la réalité prochaine Ce n’est pas notre ambition patriotique, nos droits, notre langue, notre religion que les Anglais abhorrent, c’est le défi qu’ils croient trouver dans chacune de nos revendications… Ils se trompent, il n’y a de défi que dans la mesure où ils le prennent ainsi !… Il n’y a pas de défi, quand nous réclamons !… Cela paraît ainsi, parce qu’on se méfie de nous… Le jour arrive où ils comprendront que notre attitude ferme n’est pas une bravade, où, perdant de vue l’offense qu’ils y voient toujours et qui n’y est pas, ils se mettront à notre place et réaliseront que, dans la situation qui nous est faite, ils défendraient aussi jalousement leurs droits que nous défendons les nôtres, et ce jour-là, mon père, l’âme canadienne prendra son essor triomphal… À l’heure actuelle, elle frémit dans notre vie nationale, elle s’épure, encore incertaine, emprisonnée dans la gangue des rancunes et des méfiances… Mais la liberté britannique est là qui travaille : elle a fait de grandes choses, elle fera celle-là, dégagera de ses langes l’âme canadienne… Sous son égide, les deux races vont se respecter, s’aimer, autonomes, entières, fraternelles, par-delà les passions, les haines, les jalousies, les mauvais souvenirs… On l’enseignera dans les foyers, dans les écoles, on l’écrira dans les lois !… Ce sera l’amour du pays dans l’autonomie des races, chacune d’elles étant fière de la liberté morale, du génie, du développement de l’autre dans la contribution de chacune à la prospérité, à l’immortalité de la patrie canadienne ! »

Jamais, dans leurs discussions amicales d’auparavant, Jules et Augustin n’avaient eu une vigueur telle, une telle clarté. Les deux femmes, bien que souvent témoins de la marge d’opinion entre le père et le fils, se sentirent en présence de convictions mûries, plus ardentes, plus enracinées. Un intérêt palpitant les avaient suspendues à leurs lèvres. Si le père eût cru le rêve de Jules réalisable, il se serait rallié à l’âme canadienne, mais le passé faisait de lui un sceptique incorrigible. Toutefois, l’éloquence, l’énergie de pensée, dont son fils venait de lui donner la preuve entraînante, l’enorgueillissaient, le rendaient sympathique à ce qu’il appelait une chimère de jeunesse. Il se rappela les élections fédérales prochaines.

— Mon fils, dit-il je comprends que le débat est clos pour l’instant… Mes doutes restent… Mais j’admire la noblesse de ton ambition, je lui offre même l’occasion de se donner cours… Les élections pour Ottawa auront lieu le premier Septembre… Les électeurs du comté de Salaberry me demandent… Vas-y, toi !…

— Oh ! mon père ! quelle joie ! s’écria Jules, dont le visage s’illumina. C’est donc vrai !… Mais je ne suis qu’un égoiste !… J’oublie les services que vous rendriez à notre race !… Non, la chose vous appartient, mon père !…

— Voilà ta chance d’aller prêcher ta croisade pour l’âme canadienne !… Essaye, mon fils : qui sait l’avenir ?…

— C’est bien là vous, votre bonté, votre cœur !… Vous ne croyez pas à mon rêve, mais vous m’aimez plus que vous-même !… Je sais que vous refuser vous ferait de la peine !… Eh bien, j’irai !… Je serai le candidat de l’âme canadienne !… Ils comprendront !… Que je suis heureux !…

— Vive Jules Hébert ! Vive l’âme canadienne ! cria Jeanne, folle d’enthousiasme.

— Vive la Canadienne ! cria Jules, en l’embrassant.

Et ce fut, dans la maison ancienne des Remparts, le bonheur d’être ensemble et de s’aimer jusqu’au soir…

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Le soir, dans la chapelle du Séminaire que les verrières opaques de bonne heure assombrissent, deux âmes offrent l’encens de leurs prières. La poudre rose du couchant se brise sur les vitraux en couleurs, et la lumière se retire des arcades profondes et de la nef recueillie. Dans la niche du grand autel blanc, le mystère d’amour de la Sainte-Famille se voile de gris. Il faut deviner la forme émouvante du Christ que retient la Croix debout sur le tabernacle de marbre. Les tableaux géants, là-haut, ne sont plus que des taches d’ombre. Les apôtres, dont le buste médite, s’enveloppent des premières ténèbres. L’atmosphère est imprégnée de mille choses saintes : le parfum des retraites, la voix des prêtres, les chants sacrés, les invocations des philosophes et des petits écoliers, les accents de l’orgue, les appels du Sanctus reviennent dans le silence. Dans le chœur où la nuit commence à descendre, la bougie tremblante rappelle au frère et à la sœur l’éternelle Lumière.

— « Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir conservé les miens ! disait l’âme forte de Jules. Entourez-les de votre paix souveraine !… Donnez-moi le courage de ceux qui vous aiment !… Je vous confie le rêve patriotique auquel je consacre l’intelligence et la volonté que je vous dois !… Si vous le croyez juste, faites-le triompher ! » Puis, s’attendrissant soudain, il ajouta : « Soyez clément à Marguerite, cette amie d’un jour, quand vous l’appellerez à votre éternité ! »

— « Que vous êtes bon de m’avoir redonné mon frère ! murmurait l’âme timide de Jeanne. Ne me le reprenez jamais !… Bénissez-le dans son ambition généreuse !… Écartez de sa route les défaillances et les lâchetés !… Protégez-le contre cette fille de France !…

Et ils sortirent de la chapelle où Jules avait voulu faire la prière du retour. Le soleil tombant versait la pourpre à flots dans l’espace. L’Hôtel-de-Ville prenait des airs de manoir enchanté. Muets d’extase, Jules et Jeanne passèrent devant la Basilique dont un rose de Bengale enflammait le frontispice. Des brasiers rouges flambaient dans les vitrines de la rue Buade. Une ivresse mystérieuse étreignait au cœur les passants transfigurés. Bientôt, Monseigneur de Laval, à leurs yeux éblouis, parut revivre dans son manteau de bronze et, de son visage en feu, lancer un défi suprême à l’impiété.

Ils allèrent, tous deux, sur un banc du Jardin Montmorency, se griser de la fin du jour.

— Que c’est beau ! s’écria Jeanne.

— L’incendie dévore les montagnes ! dit Jules.

— Le fleuve charrie du sang !

— Lévis est en flammes !

— L’Île d’Orléans brûle !

— Ton cœur saigne sur ta robe de mousseline ! dit Jules.

— Et le tien, sur ta chemise blanche ! lui répondit-elle.

— C’est l’apothéose du Château-Frontenac !

— Ou celle de l’Université Laval !

— Les bateaux-passeurs crachent de la fumée rose !

— Regarde les feux de joie sur la côte de Beaupré !

— C’est pour te fêter, Jules !

— Tout cela, Jeanne, ne vaut pas le carmin de tes lèvres !

— Ou de celles de la Parisienne ! railla la jeune fille, qui s’en repentit aussitôt : Jules, d’une voix anxieuse, lui demandait avec une interrogation de tout son être :

— Que veux-tu dire, petite sœur ?…

— Oh ! presque rien !

— Femme, va ! mais réponds-moi donc ! la supplia-t-il. Tu ne m’échapperas pas !… Je la veux, l’explication que je demande… Je te connais si bien… Dans ta voix moqueuse, il y avait un soupçon, je ne sais quelle inquiétude, quelle angoisse même… Parle vite, mon petit Jean !…

— Puisque tu le prends au sérieux, ce n’est plus rien, c’est quelque chose, beaucoup même, fit-elle, inquiète.

— Pourquoi ces détours ?… Tu as douté de moi, je le sens !… C’est mal, petite sœur ! interrompit Jules, nerveux.

— Tu le vois, il vaut mieux que je me taise !…

— J’exige ! Ne pas savoir me serait plus pénible encore !…

— Eh bien, oui ! j’ai douté de toi, mon frère, je doute encore… Je t’en demande pardon presqu’à genoux… Je ne voulais pas te dire… Une plaisanterie légère m’a trahie… Et maintenant, je tremble de parler… Promets-moi de ne pas m’en vouloir, si je me suis trompée !… C’est parce que je t’aime que je doute et que j’ai peur !…

— Tu sais bien qu’il est impossible de t’en vouloir !…

— Cet après-midi, alors que père s’indignait contre les persécuteurs des petites Sœurs de Saint-Vincent de Paul, je t’ai vu rougir… C’est comme si tu avais eu honte de toi-même !… J’espérais ta réponse… Mais tu l’esquivas !… Alors j’ai pensé que tes compagnons de voyage étaient de la bande horrible que flagellait père, et que, le sachant, tu voulais tout de même revoir la jeune Française !… Me pardonnes-tu le soupçon que j’ai encore ?… Il ne t’arrivait jamais de fuir la vérité !…

— Tu as compris cela, toi ?… Seule, la petite fille aux boucles blondes a deviné la lutte épouvantable qui ravageait l’âme du grand frère… Je le redis tout de même, c’est mal de ne pas avoir confiance en moi, Jeanne !… J’aurais dû tout avouer, mais je ne fus pas lâche de ne pas l’avoir fait… Vois-tu, petite sœur, je le lui ai promis ; il ne serait pas chevaleresque de lui manquer de parole… Cela m’a torturé de fuir la vérité, comme tu dis, mais je ne pouvais pas ne pas la revoir !

— J’avais bien raison d’avoir peur : tu l’aimes !…

— Tu es folle ! s’écria Jules, qui était sincère. Tu penses que je l’aime ?… Elle n’est pas de celles qu’on aime : elle est trop sévère, trop lointaine !… Je l’estime, je l’admire : elle a un grand cœur d’amie qu’on vénère… C’est tout, ma sœur !…

— Prends garde, mon frère : si l’amour t’empoigne, tu n’es pas de ceux qu’il épargne !…

— Tu parles du grand amour !… Qu’en sais-tu, mon petit Jean ?…

— J’en sais que je mourrais, si tu m’étais arraché, dit-elle, avec passion ; j’en sais que ma tendresse n’est rien auprès du grand amour qui terrasse !… Les femmes savent cela de bonne heure !…

— Alors, tu me juges frappé mortellement, répondit-il, vivement ému par le cri d’affection de Jeanne. La force des choses qui me défendent d’aimer la fille d’un athée ne te rassure donc pas !…

— L’amour défie les autres forces… Mais tu es fort, tu es un homme !… Relève le défi : lutte contre elle, et triomphe !… Mais prends garde !…

— Prendre garde ? Ai-je besoin d’y songer ? Ne suis-je pas armé contre un tel amour ? La solidité de ma foi est une muraille entre elle et moi ! La loyauté que je dois aux miens est un viatique assuré contre la fille d’un sectaire ! Ma carrière patriotique ouvre un gouffre entre l’incroyante et le Canadien-Français ! Elle sera l’amie d’un jour, l’adversaire qu’on ne peut haïr ! Mais elle ne me fera pas chanceler ! Nul sourire de femme ne me fera faiblir, si ma patrie le condamne !…

— Prends garde !… Il y a des vaillants qui ont molli devant la femme !…

— Mais je vous aime trop, vous tous, pour qu’il faille prendre garde !… Allons retrouver nos parents et leur tendresse !… Les feux de joie se sont éteints sur la côte de Beaupré !… La nuit envahit les montagnes !… Je veux revoir ma chambrette où les souvenirs me cuirasseront contre cet amour ! Viens, petite sœur !…

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Le matin même, lorsqu’elle les a mises dans la chambre de Jules, la mère a demandé aux roses de rester belles, jusqu’au retour de son fils. Fidèles à leur promesse, elles tardent à se faner dans le délicieux vase de Sèvres. Voici que le jeune homme entre, et leur âme parfumée l’accueille. Elle est au nombre des êtres chers, elle fait partie de sa substance intime, la chambrette rose, au plafond couleur d’ivoire, où tout lui parle de sa jeunesse de travail, de rêveries et d’enthousiasmes. Son voyage devient quelque chose d’irréel, de fantastique. Il écoute le langage aimé des choses familières. Il est là toujours, le bon lit où tant de fois la lumière l’éveilla par un rayon de soleil ou la tristesse d’un nuage gris. Il court aux livres préférés qui, sur la table de chêne antique, attendent le frôlement pieux de ses doigts. C’est ici qu’il a pris les résolutions fortes de l’avenir, qu’il a mûri son vœu de lui-même, à l’âme canadienne. Encore sous l’influence des mâles paroles par lesquelles il vient d’apaiser les terreurs de Jeanne, il se sent inébranlable, maître de sa pensée, de son énergie combative. Soudain, un coup lui frappe dans le cœur. Ses yeux se fixent éperdument sur le portrait de la jeune fille de Greuze. Elle lui sourit dans l’humble cadre. Est-ce l’amour, cet appel de tout son être vers la douce image, ces battements dans la poitrine, cette contemplation longue de chaque trait, chaque détail, chaque ligne du fin visage ? Ce n’est plus le rêve sentimental de l’adolescent, la Princesse Lointaine du poète, le mirage d’idéal. C’est Marguerite et le charme de ses grands yeux pleins de caresses, et le dessin pur de ses lèvres, et la noblesse de son front méditatif, et les lueurs fauves de la chevelure brune. Il revit la semaine inoubliable avec elle. Est-ce l’amour, ce besoin aigu de la revoir, de l’entendre, d’être longtemps près d’elle ? Son regard enfiévré, voulant s’arracher au portrait qui l’enivre, est saisi par le Crucifix blanc sur la muraille. Le Christ saignant le dégrise, le ramène à l’inspiration virile. Rien ne lui fera trahir le Christ de sa race et des siens. Il se rappelle que le Christ plane dans l’histoire canadienne, et que c’est par Lui, le Dieu sacrifié à la Fraternité féconde, que le Canada vaincra la haine. Gilbert Delorme est un briseur de crucifix, un disciple du Renan infâme qui se moqua des épines et des clous de la Croix. Jules reverra son adorable fille, l’image de Greuze vivante, mais il jure d’immoler son cœur au Christ, à sa race, à la patrie canadienne, si ce grand besoin d’elle est l’amour…